Le Second Rang du Collier/Chapitre IX

Félix Juven (p. 276-298).


IX


— Votre mère n’est pas là ?… Très bien !… allons ranger le salon.

C’est Dumas fils, qui vient d’entrer, par la porte de la cour, le chapeau en arrière, les mains dans ses poches, l’air très frondeur.

L’esthétique du salon a quelques défauts, qui nous taquinent beaucoup ; nous avons chuchoté bien souvent à ce sujet avec Dumas, qui partage notre souci. Aujourd’hui, révolutionnaire, il médite un bouleversement.

Dans la compagnie de sa sœur Carlotta, qui est devenue très bourgeoise et occupe activement son inaction, ma mère a pris la manie du tricotage, du crochet, de la tapisserie : après de longs mois d’application, elle arrive à parachever des œuvres, dont elle est fière, et elle en orne le salon. Sans pitié pour la noble harmonie des toiles illustres pendues aux murs, d’innocentes tapisseries, aux couleurs crues et criardes, couvrent les tables, et par terre, plus horrible encore, voisinant avec un tapis d’Orient, s’étale un carré d’herbe, nuancée, en laine frisée, piqué de coquelicots et de marguerites, faites au crochet !…

C’est surtout cette verdure qui nous désole. Dumas n’hésite pas : il bondit vers elle, l’empoigne en regardant autour de lui dans quel coin il va l’enfouir.

— Une idée !… Soulevons la dame en bronze qui pleurniche, écrasons sous son poids ces délicieuses pâquerettes… Maintenant, en amassant la mousse autour du socle, cela n’est plus qu’une vague draperie qui ne tire pas l’œil.

C’est parfait : nous battons des mains. Quelques meubles déplacés, et disposés de façon à couper les lignes, à rompre le déplaisant parallélisme, produisent un bon effet ; mais les tapisseries, jetées çà et là, hurlent toujours, il n’y a aucun moyen d’en tirer parti.

— Soyons héroïques ! s’écrie Dumas, supprimons-les !

Il les enlève et les roule :

— Je tiendrai tête à l’orage !… D’ailleurs, la maman est violente, mais pas méchante du tout… Seulement, vous en avez tous peur, et c’est là le mal…

Nous nous sommes assis pour nous reposer en admirant notre œuvre. Rien ne détonne plus maintenant : le salon semble plus large et cependant plus intime ; sous la lumière tamisée par le vitrail, — qui n’a qu’un tort, celui de projeter des lueurs rouges et vertes sur la Diane de Paul Baudry, — l’ensemble a certainement beaucoup gagné. Pourvu que ses changements soient maintenus !…

Dumas nous raconte qu’il y a eu un incendie, chez lui, dans sa chambre, et qu’il a failli rôtir. Il est enchanté de cet événement, parce que la compagnie d’assurances lui refait une chambre toute neuve.

— En somme, il n’y a de brûlé qu’un rideau de mon lit et je demandais simplement qu’il fût remplacé ; les agents de la Compagnie se sont récriés : l’ancien et le neuf n’iraient pas ensemble, la teinte ne serait pas la même, cela jurerait affreusement !… Bref, ils remplacent tout, la tenture, les portières, le couvre-pied, et c’est joliment malin de leur part, car vous voyez quelle réclame je leur fais !… Je parie que vous n’êtes pas assurés.

Nous n’en savons trop rien. Et quelle imprudence de ne pas l’être ! Le père, bien souvent, s’endort sur son journal et enflamme le coin du papier à sa bougie… Dernièrement, j’ai été réveillée, moi, en pleine nuit, par une odeur de roussi. Qu’est-ce que je vois du haut de l’escalier ? Mon père, adossé au poêle, sur lequel il a posé sa lumière, et qui lit tranquillement ; une colonne de fumée monte derrière lui. Je dégringole nu-pieds et me jette sur l’épais veston de velours, que j’arrache facilement, mais qui, complètement brûlé dans le dos, se partage en deux, une manche par-ci, l’autre par-là.

— Si vous étiez assurés, Théo aurait eu un veston neuf ! s’écrie Dumas.

Puis il me demande si j’ai fini de lire Vauvenargues, dont il m’a donné une charmante édition reliée. Je crois bien que je l’ai lu ! Je sais même par cœur nombre de ses pensées et je les cite, en les appliquant aux circonstances, avec beaucoup d’à-propos. Par exemple, si l’on me raille sur la véhémence de mes enthousiasmes, je réponds :

« C’est un grand signe de médiocrité que de louer tout modérément. »

Ou, quand je crois ne pas devoir obéir :

« Les conseils des vieillards sont comme le soleil d’hiver : ils éclairent sans réchauffer. »

— Est-elle mauvaise ! dit Dumas en riant.

Et il nous fait de la morale, comme cela lui arrive quelquefois.

Dans les premiers temps de notre connaissance, il nous inspirait une certaine crainte : sa brusquerie, son esprit mordant nous intimidaient ; les histoires qu’il rapportait nous paraissaient terribles ; les mots cruels dont il avait cinglé ceux — et aussi celles — qui l’attaquaient étaient d’une suprême insolence. Un entre autres, nous avaient frappées. Une orgueilleuse personne lui ayant demandé, non sans dédain, où il avait étudié les femmes du monde :

« — Chez moi, madame, » avait-il répondu.

Mais, entre les piquants de sa malice, sa grande bonté s’était vite laissée voir, et nous étions devenus très amis.

La morale qu’il nous faisait était assez originale. Il cherchait à nous armer pour la vie, en nous détournant des « niaiseries sentimentales », comme il nous disait, des coups de tête absurdes, qui vous jettent dans des aventures, dont toute l’existence se ressent. Le malheur est qu’il est difficile de démêler, tout d’abord, quel rôle vous convient le mieux, sur le théâtre du monde, que l’on se trompe le plus souvent, qu’au lieu de prendre la route qui vous mènerait à tout, on s’engage dans le sentier qui vous conduit à rien. D’après lui, nous étions des créatures de luxe. En dépit d’une éducation décousue, et dans un milieu où l’on nous surveillait d’une façon intermittente et plutôt vague, nous avions su nous affiner toutes seules et, par une instinctive réaction contre la liberté trop large, garder une attitude réservée et fière, très louable. L’événement le plus à redouter pour nous, c’était un mariage médiocre — « une chaumière et un cœur » — qui nous dépayserait complètement et nous serait funeste. Nous menions, sans nous en douter peut-être, une vie de choix, inaccessible à de beaucoup plus riches : l’élite du monde fréquentait chez nous, nous étions de toutes les inaugurations, de toutes les fêtes de l’art ; nous assistions aux premières représentations de tous les théâtres, dans les plus belles loges… Et il nous faisait un tableau très noir de la vie étroite, du logis encombré, de la marmaille criarde et mal tenue, du terre à terre de tous les instants, où le miel de l’amour a vite fait de se changer en fiel. Mieux valait cent fois, d’après lui, si le parti idéal ne se rencontrait pas, rester seules et sans entraves, que de s’enlizer dans un bourbier.

— Tout ce que j’en dis, cependant, ajoutait-il, ne vous empêchera pas d’épouser quelque poète sans le sou, sur la foi de ses sonnets : la jeunesse méprise l’argent et ne veut pas croire qu’il est la seule puissance durable ; l’expérience des autres n’a jamais convaincu personne. Je puis, avec Judith, citer Vauvenargues : « Les conseils des vieillards sont comme le soleil d’hiver : ils éclairent sans réchauffer ».

Mais voilà que l’on a sonné, et Dash n’aboie pas. C’est maman ! Nous aimons autant disparaître ; nous grimpons quatre à quatre vers notre chambre, après un adieu hâtif à Dumas. Devant cette fuite, peu héroïque, il s’écrie, comme il le fait souvent, lorsqu’il arrive au milieu d’une discussion :

— Quelle famille !…



Les pétunias blancs semés dans les corbeilles
Semblent des papillons qui volent les abeilles…


C’est moi qui, en oscillant dans le hamac, improvise ce distique, par hasard, sans y avoir pensé le moins du monde.

Mon père, assis sur l’herbe, le clos appuyé contre un arbre, est enchanté de ces deux vers qui pourtant ne valent pas grand chose.

— L’image est juste et la rime riche, dit-il.

Et il profite de l’occasion pour me gronder de ce que je ne m’exerce pas à faire des vers.

— Je t’assure que je n’ai aucune disposition : dès que je m’efforce, pour t’obéir, mes idées s’éparpillent comme une volée de moineaux et il m’est impossible d’en retenir une seule. Je ne suis préoccupée que de la rime et de la mesure… mais je n’ai rien à mesurer !… De plus l’hiatus ne me paraît pas si vilain, je serais tentée de trouver joli, et pas trop long, le fameux vers de Balzac :


Ô inca ! Ô roi infortuné et malheureux ! ! !


D’ailleurs, depuis quelque temps, j’ai une prédilection pour une sorte de poésie, toute spéciale, et plus difficile que toute autre, à ce qu’il me semble. C’est Mohsin-Khan qui m’a donné ce goût nouveau, en me récitant des vers de Kheyam, d’Hafiz ou de Saadi… C’est tout court, ces poèmes persans : un distique, un quatrain ; mais c’est parfait et complet, comme une perle ou un diamant. Même à travers la prose et la gaucherie du mot à mot, on comprend ce que cela doit être.

— Nous ne sommes pas des pourceaux : tu peux semer tes perles devant nous.

— Je ne les ai pas toutes recueillies dans un écrin, en voici une pourtant :


Un jour, je vis, en rêve, Iblis. C’était un beau jeune homme au front pensif, au regard lumineux.

— Comment se peut-il, m’écriai-je, qu’on te représente horrible à voir, avec des cornes et une queue ?…

Alors, Iblis eut un sourire doux et triste et me répondit :

— C’est parce que le pinceau est entre les mains de l’ennemi.


— C’est très beau, en effet, dit mon père, très profond, et cela forme un ensemble parfait auquel on ne saurait rien ajouter.

— Je préfère encore ce distique — de Saadi, comme le quatrain ; — celui-ci, c’est un diamant :


Je suis près de toi et je ne peux arriver jusqu’à toi.

Ainsi, dans le désert, le chameau mourant de soif, dont toute la charge est de l’eau.


Mon père est enthousiasmé, l’image lui paraît admirable : il voudrait traduire ce distique en vers français, mais le vocable « chameau » lui semble difficile à employer.

Mohsin-Khan est poète aussi. Il imite avec succès, dans le quatrain suivant, Orner Kheyam, l’ivrogne sublime :


Ô vin limpide ! Ô boisson lumineuse !
Je veux te boire tant et tant,
Que celui qui de loin m’apercevra s’écrie :
« Eh ! d’où donc viens-tu, seigneur le Vin ?… »

J’ai retenu encore ce distique tout récemment composé :


Sans cesse j’évoque l’image de ma bien-aimée absente,
Et toujours elle s’efface, comme un dessin tracé sur l’eau.


Maintenant, père, je vais te dire un secret ! J’avais promis de le garder, mais je le viole sans remords, certaine que je suis de te faire plaisir… Nono a écrit des vers, mais il ne veut pas qu’on le sache ; il ignore même que j’ai son sonnet ; c’est madame Ganneau qui le lui a chipé, pour me le donner.

— Cela ne m’étonnerait pas du tout que Nono ait du talent… En tout cas je respecte cette pudeur, et, si ses vers sont par trop maladroits, je serai censé ne les avoir pas lus.

Je saute hors du hamac pour courir chercher le sonnet de Clermont-Ganneau dans la cachette où je le garde. Quand je reviens, mon père tend vers moi une main impatiente, avec cette curiosité intense qu’il a pour tout ce qui est écrit.

De très près, sans monocle, attentivement, il lit le sonnet que voici :


LUX


Quand passe, ventre à terre, un cheval indompté,
Dans son galop sans frein semblant avoir des ailes,
On voit souvent jaillir, parmi l’obscurité,
Sous son ongle de fer, des gerbes d’étincelles.


Et toi, pareillement, sombre fatalité,
Coursier qui n’as jamais connu ni mors ni selles,
Sous ton sabot d’acier foulant l’humanité,
Tu réduis, sans les voir, bien des cœurs en parcelles.

Mais de ces cœurs meurtris et broyés sous le choc
Jaillit une étincelle ainsi que sur le roc,
Étincelle éclatante au milieu des ténèbres !

Ô grands penseurs, frappés par le destin jaloux
Sur notre route obscure, ô martyrs ! c’est donc vous
Qui seuls illuminez les profondeurs funèbres !


Je ne regrette pas ma trahison, car mon père trouve la pensée très belle et la facture du sonnet déjà habile ; il est tout heureux de voir l’adolescent qu’il aime se révéler poète. Mais cela ne le surprend pas.

Le jeune Nono, félicité de toutes parts, ne m’en veut pas trop de l’avoir dénoncé, et Mme Ganneau a la joie d’entendre dire à Théophile Gautier :

— Je signerais ces vers-là sans hésiter !



Nos meilleures journées étaient celles que nous pouvions passer à la maison, seules avec le père, et elles semblaient lui plaire autant qu’à nous-mêmes. Nous les connaissions d’avance : elles revenaient toutes les quinzaines ; la maman sortait, pour faire des visites, déjeuner et dîner chez des amies.

Il était entendu, qu’alors il n’y avait plus d’autorité, qu’on ne grondait pas, qu’il nous était permis de faire ce que nous voulions, de dire toutes les folies qui nous passaient par la tête. Nous n’abusions pas trop de la licence et, en général, nous étions très sages. Par les temps maussades, nous restions dans la chambre du père ; tous assis par terre, sur le tapis, étayés de coussins, nous bavardions sans relâche.

Parfois, avec une verve comique, qui nous donnait le fou rire, Théophile Gautier s’amusait à parodier quelque chef-d’œuvre, lui qui prétendait ne rien comprendre aux parodies et qui détestait par-dessus tout la caricature. Mais il voulait prouver que, pour faire un pastiche ou une charge, pour exagérer d’une façon juste la manière ou les traits, dans le sens ridicule, il fallait parfaitement comprendre et avoir beaucoup de talent. D’après lui, jamais les partisans du classique et du poncif n’étaient parvenus à parodier Victor Hugo : les tons rutilants manquaient sur leurs palettes, et, malgré eux, leurs grises platitudes se moquaient plutôt de ce qu’ils voulaient défendre.

Une fois, il nous résuma, en un discours d’une gaieté étincelante, l’œuvre de Paul de Kock ! — pour nous épargner, disait-il, la peine de la lire dans un style grossier et bourgeois. — Certes, personne n’a connu un Paul de Kock d’une telle drôlerie et aussi bon écrivain ! Quel dommage qu’un phonographe n’ait pas conservé cette étonnante improvisation et que la mémoire du romancier, jadis si cher aux foules, soit privée de l’honneur imprévu d’un toi commentaire !

Cet adorable enjouement était un des plus grands charmes de Théophile Gautier, si chargé de soucis pourtant, si opprimé par la vie. Il lui arrivait bien de se plaindre, et ses lamentations étaient véhémentes, mais rares.

— Je suis jovial et bas bouffon, disait-il parfois, et, comme le grand Rabelais, je trouve que le rire est le propre de l’homme.

De loin en loin, nous entreprenions quelque grand travail, rangement de la bibliothèque ou classement de gravures ; nous étions bien vite lassées. Nous remettions tout en tas, et nous entraînions le père au salon pour l’instruire dans la connaissance de la grande musique. Il lui fallait s’asseoir près du piano et écouter la symphonie héroïque, ou la symphonie en la. Il allumait un cigare et se soumettait docilement. Si nous croyions surprendre chez lui le moindre signe de distraction ou un commencement de somnolence, nous changions immédiatement de thème, nous jouions J’ai du bon tabac ou Malbrough s’en va-t-en guerre, mais il n’était jamais pris et protestait tout de suite.

Quand il faisait beau, nous allions, l’après-midi, faire une promenade, presque toujours au Jardin d’acclimatation, dont une des entrées était tout près de chez nous. Munis d’énormes miches de pain, nous visitions nos amis les hémiones, les zébus, les lamas, qui crachent au nez de ceux qui leur déplaisent, les grues couronnées du Sénégal, l’agami, qui fait si drôlement la police des poulaillers, et surtout les kanguroos, si amusants par leur saut ridicule et le fauteuil pliant que forment leurs pattes de derrière.

Jamais nous ne manquions d’aller faire un tour à l’aquarium, auquel Théophile Gautier s’intéressait spécialement, pour voir s’il n’avait pas quelque nouvel hôte. L’apparition des hippocampes, ces délicieux petits chevaux ailés qui semblaient des Pégases en miniature, nous avait enthousiasmés.

Quand cet aquarium avait été inauguré, mon père avait écrit à ce propos un article qui lui avait valu ses entrées permanentes au Jardin, — à lui, a sa famille et à tous ceux qui se présentaient en sa compagnie.

Cet article n’a jamais été recueilli, pas plus que tant de pages remarquables : au moins de quoi faire vingt volumes compacts. J’ai eu grand plaisir à le retrouver et à le relire. On m’accordera que c’est un « reportage », ou même une « variété » scientifique, de qualité peu ordinaire :


La vie mystérieuse qui fourmille sous les eaux semblait devoir rester impénétrable pour l’homme : vie immense, profonde, inépuisable, multiple d’une étrangeté de formes, d’une bizarrerie d’habitudes, qui étonnent l’imagination la plus hardie. Sans doute la science possède la faune et la flore de ces abîmes comblés d’un fluide que nos poumons ne sauraient respirer, mais à l’état inerte, mort, empaillé : les poissons dans l’alcool, les coquilles sur des rayons, les végétaux entre les feuilles d’un herbier…

Dans le demi-jour vitreux et le silence éternel de l’abîme, car les tempêtes les plus violentes ne sont qu’un léger frisson sur l’épiderme de l’Océan, toute une prodigieuse création, qui va du coquillage microscopique, dont il faut trois millions pour remplir un pouce cube, jusqu’à la colossale monstruosité de la baleine, nage, rampe, sautille, s’accroche, s’incruste, s’enchevêtre, s’irradie, sécrète et prépare dans l’ombre les continents futurs, les Amériques de l’avenir, sous les plis de cet immense manteau glauque qui recouvre plus des deux tiers de notre globe. — Ce monde profond, dont l’atmosphère est un liquide d’une âcre amertume, et qui n’aperçoit notre soleil que comme une irradiation diffuse, semble à tout jamais fermé à l’homme…

L’aquarium en trahit les mystères : grâce à lui on pourra étudier la vie intime de ces peuples humides ; on connaîtra leurs mœurs, leurs habitudes, leurs sympathies et leurs antipathies, car ils habiteront, comme le sage le désirait, une maison aux murailles de verre incapable de garder un secret.

Après avoir franchi un vestibule fort simple, on se trouve, comme au Diorama, dans un large couloir à dessein baigné d’ombre. Le regard se tourne de lui-même vers une suite de tableaux éclairés par un jour de grotte d’azur et d’un effet magique. Rien de pareil ne s’est jamais offert à l’œil humain : c’est le monde tel que le voient les néréides, les sirènes, les ondines, les nixes et les poissons. — Dans la paroi du mur sont pratiquées quatorze cavités ou chambres, en forme de parallélogramme, séparées par des intervalles égaux. Le côté qui fait face au spectateur est fermé par une glace de Saint-Gobain d’une transparence extrême.

Les trois autres faces sont revêtues de plaques en ardoises d’Angers. Une eau douce ou salée, qu’épurent de puissants filtres, remplit ces bacs. Quatre bacs sont consacrés à la vie fluviale, et dix à la vie marine…

Un lit de sable couvre le fond de chaque vivier ; des pierres, des fragments de roche que tapissent en partie des plantes aquatiques composent, réfléchis par la surface plane de l’eau comme une glace, des paysages et des cavernes de l’étrangeté la plus chimériquement pittoresque. L’eau en forme l’atmosphère, en dégrade les plans, en azure les lointains. Au bout de quelques minutes, l’illusion est complète. Le sentiment de la proportion se perd, on croit voir les vallées et les montagnes d’un pays inconnu ou plutôt d’une planète nouvelle… Les pierres deviennent des pics énormes, la moindre anfractuosité de galet une grotte profonde ; les cailloux du dernier plan se grossissent en sierras. Les filets de la vallisneria, les touffes de l’anacharis représentent des forêts noyées. — Quant aux poissons, penétrés de lumière, ils sont d’une translucidité féerique. Ils montent et descendent, se déplacent par de légers mouvements de queue ou de nageoires et comme s’ils flottaient dans l’air le plus limpide ; s’ils s’approchent de l’invisible barrière que leur oppose la glace, on dirait qu’ils vont sortir du cadre et s’élancer hors de leur élément…

Quand on arrive aux bacs d’eau de mer, on est saisi tout de suite d’une radicale différence d’aspect. La transparence de l’eau douce est celle du cristal ; celle de l’eau de mer est la transparence du diamant : le milieu a complètement disparu, et, sans la crépitation de petites bulles que vient faire à la surface le stillicidium de renouvellement, on pourrait croire qu’il n’y a rien entre l’œil et la paroi opaque de la caisse. Les rochers qui hérissent ces bacs sont plus âpres, plus bizarres de formes, plus fauves de couleur que ceux dont sont formés les paysages d’eau douce. Des fleurs d’une apparence et d’une coloration fantastique adhèrent à leurs flancs. — Ces fleurs sont des polypes, des actinies, êtres singuliers qu’on appelle aussi anémones de mer, à cause de leur ressemblance avec cette fleur ; ces anémones se composent d’une sorte de tige ou pied charnu extrêmement contractile, s’épanouissant au lobe supérieur en une couronne de tentacules très délicats qui retombent comme des pétales et dont la bouche de l’animal forme le centre ou cœur.

Ces actinies se déplacent en se laissant rouler par les vagues ; l’été, elles se rapprochent des côtes ; l’hiver, elles se réfugient aux profondeurs, où les variations de température sont moins sensibles. — Quel prodige ! une fleur qui marche et qui mange ! Car ces tentacules, pareils à une chevelure soyeuse, saisissent en se contractant les animalcules dont l’actinie fait sa nourriture. Si nous vous disions que ces bacs contiennent en outre l’actinia dianthus, la tealia crassicornus, la bunodes gemmacea, nous ne vous apprendrions peut-être pas grand’chose, et ces noms passablement rébarbatifs n’éveilleraient aucune idée dans votre imagination, à moins que vous ne soyez naturaliste. Mais figurez-vous, sur de mignons pédoncules, des panaches de pistils, des boules aériennes semblables aux têtes de pissenlit et qu’on croirait pouvoir souffler ; des couronnes, des étoiles d’une pulpe transparente colorée comme les moires du burgau ; tout un bouquet à cueillir pour la fête d’une Océanide. Seulement, pensez que ces fleurs marines sont des animaux, quoiqu’on ait bien de la peine à concilier l’idée de la vie avec ces formes végétales.

Cette étoile d’or et d’écarlate, c’est la balanophyllia regia, — quel nom terrible ! — dont les tissus internes sécrètent une matière calcaire qui devient le corail. Ainsi cette charmante ramification d’un rouge si sanguin et si vivant, dont les tons comme ceux de la perle s’associent toujours si bien à l’épidémie satiné de la femme, n’est que l’armature intérieure d’un polype.

Le pagurus Bernardus, vulgairement connu sous le nom de Bernard l’Ermite, réunit toujours devant sa glace un groupe de spectateurs. Ses allures sont assez comiques, si un tel mot peut s’accorder avec l’imperturbable sérieux de la nature. Le Bernard l’Ermite est un crabe revêtu seulement d’une moitié d’armure ; son corps, bien préservé à la partie antérieure par un test solide, reste sans défense à l’arrière. Connaissant le défaut de sa cuirasse, Bernard, qu’on appelle l’Ermite, et qui serait mieux nommé le Prudent, cherche une coquille vide, s’y introduit à reculons comme on fait dans les gondoles vénitiennes, et l’emporte avec lui. Quand il grossit, il en avise une plus grande et s’y loge, toujours à mi-corps. Quel ingénieux moyen de suppléer l’absence de carapace de son arrière-train ! Cette armure d’emprunt ne rassure guère d’ailleurs le pagurus Bernardus. Il va, il vient, toujours inquiet, agitant ses pinces et ses tentacules, faisant le mort à la plus légère alarme. Chose bizarre ! le pagure a un parasite. La sagartia parasitica (espèce d’anémone) s’implante très souvent sur la coquille qu’il charrie, et se fait promener par lui comme en palanquin. Dans cette même case, la chevrette exécute ses évolutions rapides, et voltige, papillon de nacre, sur ces étranges fleurs de la mer. À travers son frêle corps d’argent translucide, on voit s’opérer la digestion et tout le travail de la vie.

Les serpules sont aussi très curieuses, avec leurs tubes allongés, garnis d’une frange de digitations très menues et de couleurs variées. Le murex arenaceus, ou des rochers, porte sur sa coquille tout un jardin de jolies plantes aquatiques, et la nassa reticulata tend son piège enfoncé dans le sable jusqu’à la pointe. Voici les crustacés, homards, langoustes : ceux-là, on les connaît pour les avoir étudiés en mayonnaise. Plus loin, le spinache quinze épines, mince, effilé, gracieux, se livre à des exercices de nage perpendiculaire. Au moment de la ponte, le spinache fait un nid à ses œufs avec les divers débris de végétaux qu’il trouve à sa portée. Ce soin est rare chez les poissons, en général peu soucieux de leur postérité. Dans le dernier bac frétillent des muges, des labres et autres menus poissons de mer. On ne peut pas exiger de baleine dans un aquarium, aujourd’hui du moins, car on y viendra. Du tableau de genre on passera au tableau d’histoire, car rien n’est impossible au génie de l’homme…


C’est au Jardin d’acclimatation que nous vîmes, une fois, un personnage extraordinaire, qui depuis longtemps habitait Paris et l’occupait de ses excentricités : le duc de Brunswick, si célèbre alors, qui, chassé de son duché par ses sujets, indignés de ses excès, avait, en fuyant, sauvé avec sa vie beaucoup de millions et de magnifiques pierreries. Mon père nous redisait d’étonnantes anecdotes sur les raffinements de coquetterie imaginés par ce seigneur : il était vieux et ravagé, mais voulait paraître jeune ; il se coiffait de perruques, en soie, d’un noir bleu, et en avait une pour chaque jour du mois, afin de graduer la longueur des cheveux : il était censé les faire couper le trentième jour. Sous le postiche, on lui tordait la peau du crâne, le plus possible, et on serrait le tortillon avec un ruban : cela tendait les tissus flétris et faisait remonter les lignes du visage. Il se couvrait de bijoux ornés de pierres précieuses, diamants énormes, rubis, saphirs, surchargeait ses mains de bagues, mais on ne lui voyait jamais d’émeraudes. Une dame lui en fit un jour la remarque ; alors il défit la ceinture de son pantalon et fit voir à la dame, assez choquée, de superbes émeraudes qui boutonnaient son caleçon : il n’employait jamais cette pierre qu’à cet usage.

C’était à l’occasion d’une Exposition de chiens, organisée au Jardin d’acclimatation, que le duc était venu : il exposait de superbes molosses blancs, aux yeux bleu clair, qui ne se nourrissaient que de viande crue. En plein air, dans des compartiments, aux parois de toile, élevés sur des planchers, les chiens, de toutes races, étaient installés. Le duc de Brunswick était grimpé sur cette sorte d’estrade et nous apparut au milieu de ses molosses, admirablement placé là pour être vu. Il nous fit l’effet de Barbe-Bleue, avec son fard, ses lèvres peintes, ses sourcils férocement noirs, qui — détail bizarre et bien fait pour leur enlever toute vraisemblance — se terminaient sur les tempes en accroche-cœur !…

Ma sœur et moi, nous le regardions, les yeux écarquillés et, je le crois bien, la bouche béante. Cela le flatta sans doute d’être remarqué par des jeunes filles, et il voulut faire un effet, montrer sa juvénile agilité ; il s’élança de l’estrade, pour venir serrer la main à Théophile Gautier : sans le secours de son secrétaire, qui le rattrapa et le reçut dans ses bras, il s’effondrait lamentablement par terre.



Parmi les camarades de mon frère, qui étaient devenus nos amis, il y en avait deux, qui, retenus par leurs fonctions en province, ne pouvaient venir à Paris que très rarement. L’un, Emmanuel Ménessier-Nodier, était le petit-fils de Charles Nodier par sa mère, dont David d’Angers a, dans un de ses médaillons, reproduit les traits charmants, sous la haute et extraordinaire coiffure, qui fut à la mode de 1830 à 1835. L’autre s’appelait Géraldy et avait été surnommé Nadir ; nous ne savions pas autre chose sur lui.

Ces amis, qui ne nous faisaient que de si rares et si brèves visites, n’étaient pas parmi les moins aimés, et on les accueillait toujours avec une joie très vive.

Emmanuel et Nadir arrivaient à l’improviste, dans l’après-midi, et, souvent, nous étions seules à la maison. Aussitôt entrés, l’un s’emparant de ma sœur, l’autre de moi, ils nous entraînaient, dans un tourbillonnement de valse. Nous dansions ainsi sans musique, changeant parfois de cavalier, jusqu’à parfait essoufflement.

Alors nous nous laissions tomber sur des sièges et l’on se disait bonjour.

Ils attendaient le retour de Théophile Gautier, dînaient avec nous, prolongeaient le plus possible la soirée ; puis, après un dernier tour de valse, ils s’en allaient, et pendant de longs mois on ne les revoyait plus.



Dans notre vestibule, au-dessus de la porte de la salle à manger, était accroché le « massacre » d’un taureau espagnol, tué dans une course par une épée fameuse.

La courbure élégante des deux cornes, lisses et effilées, élargissant la forme d’une lyre, faisait un bel effet, et rappelait la corrida émouvante à laquelle mon père et ma mère avaient assisté. Des cocardes vertes, terminées par un flot de rubans, de celles que les banderilleros piquent dans la chair des taureaux, complétaient le trophée ; le vainqueur, un genou à terre devant la loge, les avait offertes, toutes sanglantes encore, à ma mère, peu sensible à cet hommage et toute bouleversée : — l’horrible spectacle lui valut une maladie nerveuse dont elle ne se remit qu’à grand’peine.

Théophile Gautier, lui, raffolait des courses de taureaux, ce que nous ne pouvions comprendre, étant donné son amour pour les bêtes. Il essayait de nous expliquer, comment la beauté du spectacle fascinait, au point qu’on prenait à peine garde à l’affreux éventrement des chevaux ; mais nous n’étions pas convaincues et nous nous efforcions de le détourner de cette passion sanguinaire.

Ce n’était pas seulement, d’ailleurs, en mémoire d’un combat particulièrement dramatique qu’il gardait ainsi les dépouilles du taureau : à son idée, ces belles cornes, pendues chez lui, préservaient toute la maisonnée du mauvais œil, qu’il redoutait extrêmement et dont il avait décrit le funeste pouvoir dans son roman, Jettatura.

Il avait toutes les superstitions : il croyait au 13, au vendredi, au sel renversé… Il se figurait l’homme, environné de forces inconnues, de courants, d’influences, bonnes ou mauvaises, qu’il fallait utiliser ou éviter ; il pensait aussi, que des êtres, s’échappait un rayonnement, qui heurtait ou caressait le rayonnement d’autres êtres et qui était cause d’antipathie ou de sympathie. Quelques-uns avaient un rayonnement plus puissant, portant bonheur ou malheur. Longtemps Théophile Gautier serra ses pièces d’or dans une petite bourse rouge, faite d’un morceau de gilet de flanelle, qui venait d’une personne chanceuse et qui attirait l’argent.

Je crois bien qu’au fond de sa pensée il y avait autre chose qu’une instinctive superstition. Il était persuadé qu’il faut tenir compte des impressions, qui agissent sur le moral et, par contre-coup, dépriment ou exaltent la force de l’homme. Une présence hostile, dans une salle de spectacle, peut paralyser le jeu d’un acteur, tandis que les sympathies sont pour lui comme un tremplin. L’idée qu’un mauvais présage nous a frôlé, diminue l’énergie de la volonté, arrête son élan, de sorte qu’on sera plus aisément vaincu dans la lutte de la vie ; mais la force augmente et l’on marche à la victoire si l’imagination est tranquillisée par l’illusion d’une influence favorable. La vertu d’un talisman n’est pas tout à fait vaine : elle réside dans la foi qu’elle inspire.

Pourtant mon père redoutait sérieusement le « mauvais œil », qu’il considérait comme une sorte de magnétisme malfaisant que projetaient hors d’eux-mêmes, sans le vouloir, ceux qui avaient ce don funeste.

Il existait, heureusement, des moyens de se garer, de rompre le mauvais regard : Théophile Gautier portait toujours parmi ses breloques une branche aiguë de corail, et il faisait tout de suite les cornes avec ses doigts si l’on prononçait devant lui certains noms. Le nom d’Offenbach, surtout, lui était insupportable, car il tenait le joyeux musicien pour le plus dangereux des jettatori. Une série de coïncidences malheureuses groupait autour de lui des apparences de preuves assez inquiétantes : ainsi, plusieurs des femmes qu’il fréquentait avaient péri par le feu. Emma Livry, brûlée vive sur la scène de l’Opéra en dansant un ballet d’Offenbach, le Papillon, était la plus récente victime, et sa mort avait vivement ému Paris. Pour rien au monde, mon père n’aurait assisté à une œuvre d’Offenbach : il donnait ses places à ceux qui voulaient bien se risquer, aux esprits forts, aux incrédules, et, pour le compte rendu, il se faisait suppléer.

Notre frère Toto s’efforçait souvent de combattre chez son père cette croyance au mauvais œil, il le raillait doucement ; mais Théophile Gautier n’aimait pas que l’on touchât à ce sujet et n’entendait pas la plaisanterie.

Un jour qu’il marchait, avec son fils, rue Vivienne, le portrait d’Offenbach leur apparut à la vitrine d’un photographe. Aussitôt mon père conjura le mauvais présage en faisant les cornes avec ses doigts. Toto, profitant de la circonstance, revint à la charge, discuta sur le sujet brûlant, mais sans succès.

— Tais-toi, disait le père ; tu sais bien que ce genre de conversation m’est désagréable.

Toto ne voulait pas céder :

— J’ai été voir la Belle Hélène, disait-il, et le lustre du théâtre ne m’est pas tombé sur la tête… Et, tu le vois, en ce moment même, je parle d’Offenbach, et il ne m’arrive rien.

Ils tournaient, à cet instant, le coin de la rue et Toto marchait devant.

Alors, en plein boulevard, lui appliquant au bas des reins un paternel coup de pied, moitié fâché, moitié riant, Théophile Gautier lui dit :

— Tu vois bien qu’il t’arrive quelque chose !…