Le Satanisme et la magie/Livre II/Chapitre II

Ernest Flammarion (p. 172-179).


CHAPITRE II
LA MESSE DU SABBAT


Office désespéré et morne, dépouillé d’alleluia, auquel il faut pardonner un peu pour sa dolence, ses rites fantomatiques, son indécision, son incertitude désolée, l’effort de son ombre ! Si le sabbat est joyeux jusqu’à l’immondice, la messe du sabbat est terne, décolorée, crépusculaire, comme édentée.

Michelet n’a pas saisi cet aspect du Diable d’être tout à coup sans force, reculé, obscur. Le Grand Nègre, le bon Bouc paillard, le phallus en éveil, la révolte des sens et de la liberté, voilà ce qu’il a vu, ce qui caractérise le sabbat, non point toute sa messe. Deux diables en effet, le dieu Pan, l’Incube, le drille solide et à point, dont le gabarit est le gouvernail du monde — puis le mélancolique fugitif, le plaignant qui n’a presque plus de voix, le forcené assis sur une pierre druidique, s’enlisant dans le rêve de son passé, vieillard qui renonce à la lutte, n’esquisse ses gestes sacrilèges qu’avec la lassitude des moribonds, n’existe plus que par le souvenir de lui-même, — plus guère que le monstre d’une image !

La Femme seule galvanise ce rite discret et âpre ; elle y est affreuse, car son attrait s’allie à la luxure et au deuil. L’une de ces reines du sabbat, prêtresse et autel du diable, Nécato la bien nommée, se montra superlative et cruelle par-dessus toutes. La nature l’avait raturée de son sexe pour en faire une sorte d’homme ou plutôt d’hermaphrodite, dont elle exhibait le visage, la parole, le maintien. Rude, bizarre et fumée comme un Sylvain ; les yeux petits, enfoncés, furieux et hagards. Devant les juges, elle s’efforça de pallier et d’égayer cette fierté intolérable ; mais son regard était le regard de Satan.

Nécato, sur son trône, accueille les disciples d’ « Hérodiade », les étudiants de l’âpre « Tolède[1] ». Ils durent la croire belle, quoique trop virile ; elle avait en elle la force, levait sa tête opprimée sous la couronne de fer, annonçait l’ère lointain encore où la Femme à son tour régnerait dans le ciel et sur le monde. Et les cérémonies purgatives commençaient.


I
LA CONFESSION ET LE PACTE


On se confessait de tout le mal omis ; le Diable imposait des pénitences, usait de l’amende et du fouet, n’absolvait qu’à mauvais escient. Les initiés apportaient alors leurs recrues, qui, après les épreuves, les examens et les serments, gagnaient leur diplôme de sorcier.


Voici les onze points communs aux pactes du sabbat. Je les cite tels quels ; je doute que de nos jours on soit aussi difficile. Mais le moyen âge n’admettait pas les tièdes. Il fallait adopter une église ; la blanche ou la noire. Celui qui entrait dans la dernière devait s’y dénuder de tous les souvenirs et de tous les rites antérieurs, pour se vêtir de nouveaux sacrements :

On abjurait le baptême et la « foi christine », on se retirait de l’obéissance de Dieu, on répudiait le patronage de la Vierge Marie, appelée la « Rousse », on reniait les sacrements, on foulait la croix, les images de la Vierge et des saints. Fidélité et vasselage éternels au prince de la Ténèbre étaient jurés sur ses écritures maudites et noires. « Jamais, s’écriait-on, je ne retournerai à ma première foi, je ne garderai les ecclésiastiques mandements ; mais j’irai sans retard au lieu des assemblées. J’y ferai ce que les autres sorciers font, je m’efforcerai d’amener autrui à leur créance. Et le Prince répondait : « Je t’assure, en retour, des joies que tu n’as point encore savourées, immenses, en ce monde et pour l’autre, et que ton imagination elle-même ne rêva point. »

Ensuite le néophyte est rebaptisé au nom du Diable ; (par exemple, Cuno de Roure y fut appelé Barbe de chèvre). Le saint-chrême et le signe sacré sont grattés du front par la griffe maudite.

De nouveaux parrains et marraines sont assignés, et les anciens bannis.

Le Diable reçoit un morceau de vêtement en gage de possession. Par la foi et)e baptême il règne sur les biens spirituels, par le sang sur les biens corporels, par les enfants sur les biens naturels, par les vêtements sur les biens terrestres.

L’âme est abandonnée au maître noir dans un cercle, symbole de la divinité qu’on lui octroie, sur la terre qui est l’escabeau de Dieu.

Le néophyte dit : « Raye-moi, ô Satan, du livre de vie, inscris-moi sur le livre de mort. »

Puis : « Je te promets les sacrifices qui te plaisent e j’occirai magiquement chaque mois, voire chaque quinzaine, un petit enfant dont je sucerai le sang. »

Et encore : « Je t’apporterai en tribut une fois l’année, en rachat de mes anciens démérites, l’impôt d’une victime ayant la couleur noire qui t’agrée. »

Alors le Seigneur obscur marque d’un ineffaçable coup d’ongle les hommes à l’épaule, aux paupières, aux lèvres, sous les aisselles, au fondement, les femmes aux mamelles ou en les chairs secrètes ; c’est une patte de lièvre ou de crapaud, d’aragne, de chatton ou de lice. Les inconstants surtout sentent profondément l’incision satanique.

Enfin l’initié s’écriait : « Je m’engage à ne jamais plus adorer l’eucharistie, à briser et à conspuer les saintes reliques ; jamais je ne me confesserai entièrement de mes péchés, et je garderai un sempiternel silence sur mon commerce avec toi. Diable[2]. »


II
LOFFICE DU DÉSESPOIR


Le vrai Diable ne s’est pas encore montré, un diablotin tout au plus, ironique, aux griffes prestes. Il faut que les noirs rideaux de la nuit soient tirés pour que l’énorme idole remplisse l’horizon de tous les yeux. On dirait d’abord d’un géant noir ou rouge, gehenné, tourmenté et flamboyant, telle une fournaise crépusculaire. Comme sa voix articule à peine, cassée, morfondue, pareille à cette clameur qui traversa le monde païen aux heures des nazaréennes victoires : « Le grand Pan est mort ! » En effet, c’est le spectre de Pan ; car si vous vous rapprochez, il devient simplement un haut tronc d’arbre obscur, sans bras, sans pieds, sans tête ; parfois, çà et là, l’illusion d’un sexe qui n’est qu’une branche morte, le mensonge d’un visage qui n’est qu’un nœud de bois dur. Ah ! la reine maintenant redevient une simple laide femme ; la fausseté des affiquets vulgarise leur pompe ; le sordide de son âme noircit sa robe rutilante et même sa resplendissante chair.


C’est l’Introït.

Necato s’est levée, elle marche vers le Dieu amer, de ce même pas somnambulique des sacrificateurs d’Osiris ou des prêtresses de Moloch, ou des vestales de Muténus, qui asseyaient leur virginité sur les genoux rugueux du mystique mari. Elle s’affale sur le tronc d’arbre, s’y vautre, y périt au lavabo stérilisant d’une rosée de glace. L’office continue, tandis qu’elle agonise, hostie écorchée et douchée. Sur elle les démons pâtissiers et sommeliers fabriquent le pain et pressurent le vin des communions ; ses seins fument comme un fourneau mouillé de sueur ; la nappe est mise sur la croupe. Chacun se repaîtra de la formidable nourriture ; le lait vénéneux des euphorbes coule pour la boisson du sacrifice ; le gâteau est pétri d’une farine rouillée où fermenta la mort. Cependant, d’autres sorcières, pour simuler la rupture de l’hostie chrétienne, déchiquetent un crapaud en hurlant : « Ah ! Philippe[3], si je te tenais, je t’en ferais autant. » Revêtus d’une chape noire étoilée de pommes de pin, des prêtres damnés élèvent un rond de rave, criant : « Bouc en haut ! Bouc en haut !… » Et les sorciers répondent : « Seigneur, aidez-nous ! »

Le peuple, maudissant la Trinité des Églises, chante en chœur dans la cathédrale des arbres et de l’ombre, l’hymne : « Cruel Dragon, serpent venimeux, Cerbère à trois têtes… » Dès que tout le monde est rassasié, le dieu Pan articule son Ite Missa est, qui est : « Allez-vous-en à tous les diables. »

Quand on a le temps, Necato se repose quelques minutes à l’offertoire. Alors il lui est permis d’être infidèle au pal brûlant et froid. Le vieil arbre se met à discourir de toutes ses feuilles pâles ébranlées ; la doyenne prend place non loin de lui, tenant en main une paix, figurant l’image du Très Laid. Sur ses genoux un petit plat pour recevoir la quête. Chacun apporte son présent en nature ou en monnaie. Puis silencieux chacun retourne à sa place, et Necato retombe sur les genoux du tronc d’arbre en gémissant.

Encore des variantes moins mornes. Sur l’obéissance de ces reins maudits et résignés, deux simulacres sont déposés par les paysans : l’un représente le dernier mort de la commune, l’autre le dernier né. Du blé aussi était répandu, car la femme, c’est le symbole de Cérès, et par elle on se rend propice la terre ; de petits oiseaux picoraient les grains jolis, puis s’envolaient, simulant le vœu têtu des serfs : manger et être libres !

Le départ ne diffère jamais beaucoup. Dès que le matin tache de blancheur le nocturne dais, dès que les basses-cours résonnent, les sorciers s’évadent en grelottant. Et on laisse là sans pitié le vieux Diable que le soleil achève de dissiper ; et le pauvre, « nul ne sait ce qu’il est devenu ! » La forêt garde son secret, l’antique chêne délabré connaît l’exil et le mépris des clairières…


Ce culte de Satan, malgré ses monstruosités, malgré ses erreurs, garde pour l’homme pitoyable aux désespoirs et aux rancunes, de l’ampleur et même une triste et dérisoire beauté. Le fanatisme des théologiens fortifia Satan de tout ce qu’il enlevait au Christ en douceur et en miséricorde. Ils imposaient trop la haine de la nature, le meurtrissement et la malédiction de cette chair, misérable, mais assistante, seul trésor des humbles, des petits, des ignorants, de ceux qui ne sont pas arrivés jusqu’à la connaissance de l’âme. Une réaction formidable éclata ; et le sabbat eut lieu. Puis la haine grandit, on ne s’en prit plus au seigneur, au prêtre, à ceux qui avaient fait les lois et les exécutaient ; on s’en prit à Dieu. On décréta qu’on le punirait d’avoir permis tant d’injustices et de noires rancœurs. Et l’on parodia ses sacrements, on les souilla, on leur supprima la majesté, la roideur, pour y injecter la licence et même l’ordure. Le culte à lui du, on le restitua à son ennemi séculaire, à ce Satan compatissant qui, prenant soin des humbles, des infirmes, avait remplacé trivialement, le communiste de Nazareth, l’ennemi des riches et des puissants. Certes, le pur visage du Messie, toujours présent à nos misères, dut se détourner des abominations incestueuses, de ce charabia malfaisant, de ces poisons, de ces parodies, mais son cœur qui en souffrit les méprisa-t-il ? N’étaient-ils pas, ces détracteurs de son culte, des persécutés eux aussi ? ne devinait-Il pas dans leurs âmes, atrophiée et furieuse la foi de ses premiers apôtres, gens aussi simples, indignés et opprimés aussi ?

Il n’a pas dû maudire le Satan des pauvres, celui du moyen âge comme il a maudit le Satan théologique, sacrilège et corrupteur. L’âme du peuple naissait, mal dégagée encore des immondices de la servitude et des bassesses de l’inconscience ; et il l’a couverte de ce sourire qu’il avait même au milieu de ses fidèles qui ne le comprenaient jamais entièrement. L’avenir tonnait dans ces gambades frénétiques ; la rébellion s’éveillait au milieu des sacrifices. Ah ! dans la vie de la terre, pourquoi la boue entache-t-elle les plus nobles revendications ? La légende raconte que Judas embrassa Jésus afin que le monde soit sauvé ; je rêve de l’invisible Christ se penchant au moyen âge sur les cornes souillées de Satan et les purifiant, ces armes de vengeance et de luxure, par une larme lointaine, l’immeuse pitié fraternelle du Crucifié, pour tout ce qui gémit, se révolte, ayant souffert…




  1. Tolède fut longtemps la grande université kabbalistique.
  2. Voir dans la première partie les chapitres Le Sorcier et l’Évocation du Diable où il est parlé des pactes et des marques sataniques.
  3. Michelet s’est beaucoup débattu pour expliquer ce mot si clair ; « Philippe ». Philippe, c’est l’image du Christ (le mot Christ ne saurait être prononcé au Sabbat sans danger). Saint Philippe tut transporte comme Jésus sur le pinacle du Temple et sur la montagne où le tenta Satan ; il fut crucifié aussi comme son maître.