Le Satanisme et la magie/Livre I/Chapitre V

Ernest Flammarion (p. 88-108).


CHAPITRE V
LES ÉVOCATIONS FANTASTIQUES
DES MAGES


Pour se conformer à l’impitoyable orthodoxie, il faut appeler révocation dans les cercles, même avec la pompe sacerdotale, quand elle a lieu hors du temple, — l’évocation de l’anonyme esprit qui n’est pas Dieu. Cet esprit, Moïse le condamna et les théologiens l’appellent le souffle de Satan, le Diable ; car Jésus le refoula dans les porcs et Agrippa, l’ayant adoré, le maudit ensuite comme fauteur de prestiges et d’hérésies. Pas d’autre esprit — aux yeux du catholicisme par exemple — que l’esprit de Jésus-Christ descendant dans l’hostie et s’y revêtant d’une nature de chair. Eliphas Levi lui-même l’entend ainsi et frappe d’anathème, sans même l’examiner, le spiritisme. Tout le reste est douteux, méfié ; Jeanne d’Arc, même avec ses voix qui la conduisirent à libérer la France, restera longtemps expectante devant l’auréole accordée à d’autres saintes moins retentissantes, moins éclatantes de miracles. Le miracle, hors de la maison des prêtres, ne semble pas bon aux prêtres ; œuvre de Satan, toute œuvre hors du sanctuaire. Le spiritisme devient pour l’Église la plus pernicieuse hérésie, quand même les manifestations en seraient bienfaisantes, surtout dans ce cas ; la conscience humaine, grâce à ces directeurs nouveaux, insaisissables et d’autant plus influents, échappe aux dogmes, se rit des hiérarchies ecclésiastiques, ne veut plus recevoir d’ordre que directement de l’Au-delà.


La magie, elle, exaltation de l’homme, sa glorification aux dépens du visible et de l’invisible, rentre pour des yeux théologiques ou scientifiques dans le casier poudreux des superstitions ; mais elle chatoie des découvertes nouvelles et futures : le magnétisme, l’hypnotisme, la télépathie dorment en elle ; de plus, à l’homme, sombrant volontiers en l’idolâtrie grossière, peur ou adoration des phénomènes naturels et de cette objectivité sans cesse opposée à ses efforts, elle a fait comprendre cette vérité révolutionnaire : l’infini s’approfondit plus en soi que hors de soi, Dieu est moins le père au delà des sept cieux, que la voix silencieuse, la force irrésistible en deçà des sept cycles de l’âme ; le mystère rugit en l’homme avant que de rutiler dans l’univers. Celui qui sait les lois de son être connaît la terre, l’éther et les étoiles.


Platon, Kant, Hegel, Renan lui-même, — ô paradoxe des Providences ! — popularisèrent la pensée des mages ; et toute cette médiocre jeunesse moderne qui blague le mysticisme transcendantal ne vit, parasite aveugle, que sur ce banquet du « moi » triomphant, servi par Zoroastre, Apollonius, Paracelse, Eliphas Levi à son indigence d’orientation et de méthode.


I
LE MAGE ET LE CHRIST


Le mage a récusé, malgré ses accommodements et ses respects, la doctrine du Christ.

Il s’enferme dans le cercle, symbole de son isolement, de son orgueil, de sa sélection, pour se concentrer et vaincre comme du fond de la citadelle visible de son égoïste moi. Sa main serre le glaive de la conquête et de la révolte. Sa baguette c’est le sceptre des vieux pharaons, le serpent rigide et haut, volonté divinisée commandant au serpent souple et rampeur, la faible et serve âme des hommes ; son couteau légitime l’immolation du plus faible ; sa robe le rehausse hiératiquement hors de son sexe, en la similitude des premières déesses. Et dans ses rituels il lit les confidences de son seul chef et ami, le dieu cruel des armées, des abîmes, des montagnes, le Dieu-Force qui, lui confiant ses noms vénérables et incompréhensibles, lui a transmis sa propre puissance sur les âmes et les éléments.

Nul n’a fait assez remarquer que Salomon est le père des magiciens ; ils semblent bien moins se soucier des prêtres de Khaldée ou d’Égypte, des Brahmes ; ils ne reconnaissent comme autorité indiscutable dans le champ pratique que ce roi despotique, amoureux effrénément, avide de domination dans les trois mondes et architecte de ses rêves ; — ne fit-il pas construire par les esprits ce temple duquel, même renversé, toute initiation même infernale se réclame ? Selon les légendes, il parvint par une tension de ses facultés à se passer de Dieu, à être Dieu — ou mieux le Diable ; car on sait qu’il finit dans la folie de la luxure et de l’ambition.

De pauvres copies d’obscurs manuels opératifs se pavanent de la signature de Salomon ; ce sont toujours ses Clavicules, confiés à ce fils symbolique Roboam qui est toute la tradition du mage solitaire, et contre les Églises révolté.


Les livrets, surtout les plus anciens, ceux venus d’Allemagne, l’exemplaire de la bibliothèque de l’Arsenal charment par de nettes et intelligentes révélations. Le dogme et le rituel d’Eliphas Levi en sortent de pied en cap avec leur bric-à-brac captieux et terrifiant. Pour moi, plus modeste j’ai laissé à la magie en quelque sorte religieuse son développement dans l’Appendice de cet ouvrage avec le quatrième livre d’Agrippa, jamais traduit, que j’ai annoté. Il faut reconnaître à ces rites une beauté, une pompe cérémonielle qui ne se retrouvent dans aucun grimoire campagnard, que les procès de sorcellerie, distillant leurs sacrilèges crottes, ne traduisirent jamais. Oui, on devine une tradition originaire de Khaldée ou d’Égypte, — d’où vous voudrez — des deux pays, je crois, — de l’Inde, peut-être. Déloyalement soumise aux dramatiques ampleurs des psaumes, au sourd tonnerre de Moïse sous le nuage desséché de son texte, marquée par ce Salomon d’une irréparable ostentation, elle se laisse conquérir à contre-cœur par Jésus, discret magicien, aux incantations douces, sans cesse trahies en les évangiles, malgré l’ignorance du scribe (Jésus est même un magicien terrible et rebelle selon le Talmud et quelques Evangiles apocryphes). Cette tradition voulut, à travers l’évolution cultuelle, concilier rituellement l’Enfer et le Ciel dans l’homme réhabilité par un sacerdoce hautain. Certes, il ne faut point crier trop haut, trop vite ; Zoroastre ne s’est pas livré à Jésus. Les commentateurs sémites ou grecs de la Kabbale ne s’engloutirent pas en la doctrine si limpide et si profonde du pur Maître conçue à la fois pour les gens du monde et les cloîtres, les gens pressés pour le salut ou pour le plaisir. Cette morale, qui méprise certes les pharisaïques gestes, résiste au Kabbaliste et au Magicien. Erudits méthodiques ceux-ci, scrupulards, exégètes sceptiques peut-être, mais minutieux, clercs enchaînés à la lettre, appliqués à sertir les textes comme un jardinier enjolive un parterre, les replantant, y greffant une subtilité troublante, — toute la science humaine corrompant, de sa factice splendeur, la nudité de Dieu !

Il y a chez tous ces kabbalistes, depuis la dispersion surtout, une préoccupation exagérée de Satan. Méfiez-vous de l’homme qui compte sur le Diable : c’est un imprudent ou un perfide de s’être allié avec le plus notoirement faux des amis. Celui qui s’étaie à la tentation y penche déjà. Impitoyable loi : l’Église autoritaire accapare les Anges ; que faire ? Les nabis se rattrapent sur les Démons. Parbleu ! ils les dédaignent, les consultent en des conjurations, qui ressemblent à des exorcismes, mais ce sont de caressantes enjôlées que ces bourrades. Satan comprend : il ne déteste pas qu’on le bâtonne, il sait que chaque coup qu’il reçoit se répercute en son flagellateur ; il compte sur les blessures et les sévices — comme Jésus sur sa croix — pour conquérir ses bourreaux.

Autre détail immense : Satan est théologien, sophiste limeur de cas de conscience ; il ergote, plus janséniste, plus difficile, plus tatillon que le saint, qui, lui, va droit à Dieu, sans ratiociner, par son cœur pur. Que vois-je dans la Clavicule, dans « la sacrée Magie » ? l’attention superstitieuse accordée à toutes cérémonies. Rien n’est assez intègre, assez blanc, assez purifié ; cet art je le devine si impeccable, qu’il échappe à une humanité saine, exige une ingéniosité de sophiste, une subtilité d’hérésiarque.


II
LE COCHON DE JACOBUS


On a tellement ressassé en de niaises compilations les pompes et les discours de ces livres, qu’il fait plaisir de relater le truc de l’un d’entre eux ; l’auteur, Jacobus Derson ne manque pas de quelque originalité. Christianisant la clavicule rabbinique, le bonhomme prend un livre de taffetas neuf, le parfume à jeun pendant trois jours avant le soleil levé, commence son opération la nuit du vendredi au samedi, jette sur du charbon neuf l’encens mâle et la verveine en poudre.

L’emplacement de l’évocation n’a reçu neuf jours auparavant nulle visite, et neuf jours après il sera vide encore.

En traçant le triple cercle, Derson prononce : « Et portæ Inferi non prævalebunt eo, Jésus, Maria, Joseph, per virtittem quam communicasti, quæ pervenit usque ad me[1].

Jacobus opère par le porc, dédaignant le crapaud, serpent et autre reptile, instrument de païen. Le bon porc lui est chrétien. Le Christ qui réhabilita l’âne en l’enfourchant, donne au cochon une allure diverse, mais pompeuse aussi, en fait le coursier de Satan.

Donc le groin ennuyé est repoussé parle magicien sur les flammes du parfum. Le groin grogne, mais l’homme de s’écrier : « Non clamabunt in gutture suo[2]. » Et l’animal se tait. Excellent essai. Satan obéit à la voix et à l’œil. Comment éteindre respectueusement ce brasier épouvante du démon ? Jacobus s’empifre d’eau bénite puis vomit sur les charbons, jusqu’à ce qu’ils crépitent, s’éteignent. Puis, tirant par une corde l’animal penaud, il le promène autour du cercle, ânonnant : « Je te maudis, réceptacle de l’esprit immonde, tu as vécu, tu vis, tu vivras de l’orgueil qui t’a perdu ; je te conjure, esprit, par les verbes divins dont Jésus se servit pour envoyer les démous dans les porcs afin que tu entres dans ce corps. Elohim † Michael † Tetron † Tau † Sahomma hoc †. »

Diable ! après cette conjuration trois fois répétée, qui sait si, à l’exemple de ses devanciers, la bête effarée ne va passe précipiter dans la mer ou du moins en quelque voisine mare ? En tout cas il grogne fort, agité par l’occulto force. Attrape : et Derson jette au cochon une étolo. (Voir plus loin le chapitre de l’Exorcisme.) Pour plus de sûreté le tabernacle de l’Impur est solidement attaché dans l’enceinte la plus extérieure des trois cercles. Deux cierges bénits s’asseyent en l’enceinte intermédiaire et Derson, protégé dans le triangle central, s’évertue, éjacule des exorcismes, implore les Anges, les saints, le grand Saday, le doux Emmanuel, plume en main, notant dans le livre de taffetas neuf sa prière comminatoire, à trois reprises… Enfin au grand nom de Schemhemaphoras, du sel de sapience ayant été semé autour de lui et le cochon (attrape encore !) ayant reçu un joli coup d’épée, — le génie le plus puissant et le plus voisin du lieu apparaît, prêt à servir, et dit se nommer : « Maldescliats[3]. »

Derson obtempère :

« Je te lie pour trois cents années et te donne ce porc.

— Trois cents ! jamais, c’est trop long, répond l’esprit : et tu ne vivras certes pas trois siècles, niquedouille.

— Je ne suis pas égoïste, je veux que tu serves mes descendants. Et puis, tu n’as rien à dire, je t’inscris sur mon livre de taffetas neuf pour trois cents années. Tiens, signe. »

Mais Derson raconte qu’il fut roulé par ce malin génie ; quand Maldeschats lui rendit le livre orné de sa griffe, un zéro manquait comme par miracle ; au lieu de 300, il n’y avait plus que 30… Fiez-vous au diable, bonnes gens !


III
ÉVOCATION PAR L’ÉPÉE QUI A TUÉ


Tant de familiarité avec les laquais escamoteurs de l’invisible n’est pas faite pour déplaire à notre scepticisme que gênerait l’irréprochabilité de tels esprits.

Un manuel plus pratique encore, c’est « l’instruction pour la préparation de l’épée qui a tué[4] ».

Ayez une chambre à vous et une épée qui ait été mortelle. Faites avec la pointe un grand cercle et une croix au milieu d’un bout à l’autre du cercle en disant : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Plantez au milieu de la croix l’épée nue ferme et droite. Un petit cierge changé chaque jour brûlera neuf fois vingt-quatre heures. Dites votre prière le matin à jeun avant le soleil levant. Ne parlez à personne même pour répondre. Le neuvième jour laissez la fenêtre ouverte.

Ayant prononcé trente Pater, trente Ave, trente Credo, les psaumes : Laudate Dominum et Cum invocarem, à genoux, dans le cercle, sur une pierre, tête nue, la face tournée du côté de l’Orient, écriez-vous :

« Je te prie. Seigneur Jésus-Christ, de vouloir bien m’accorder qu’en quelque lieu que soit l’âme ou l’esprit du corps que cette épée a percé et fait mourir, il vienne tout présentement sans délai et aucun bruit et m’apparaisse en forme humaine douce et belle pour m’obéir et faire mes volontés et qu’il me soit aussi soumis que vous l’avez été à votre père Eternel, — au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »

Pour congédier l’âme du défunt, après que lui auront été transmis les ordres, vous direz :

« Pietourne en paix dans le lieu qui t’est destiné jusqu’à ce que je te rappelle. »

En entrant dans le cercle prononcez :

« Que la paix soit avec vous. »

En faisant le cercle, vous avez eu la précaution de dire :

« Je te fais, cercle, pour me garantir des mauvais esprits. »

N’oubliez pas le petit cadeau au départ de l’évoqué. Il varie selon les jours de la semaine. Le lundi vous lui jetterez un sou, le mardi une pierre, le mercredi un poil de chat, le jeudi un pain, le vendredi un pain bien brûlé, le samedi ce que vous voudrez, le dimanche un sifflet.


IV
LA GRANDE OPÉRATION DE LA CLAVICULE


Il faut noter que les psaumes jouent souvent et même à eux seuls un rôle important dans les opérations magiques ; la clavicule et les divers grimoires en font foi et particulièrement un livret des plus graves intitulé : Anachrist ou langage des bons anges ou la manière d’avoir communication avec iceux par les ouvrages du prophète royal David qu’il fit pour le soulagement des enfants d’Israël lorsqu’ils étaient dans la captivité[5].

L’éternel subterfuge toujours !


Mais elle est austère infiniment, grandiloque, grandiose, l’opération du Roboam avec sa cohorte de disciples, ses livres sacrés, ses arômes, ses déclamations. Vraiment le vertige de Jehovah doit prendre ces sacerdotes enragés de mômeries, ces supplicateurs hébraïques, ces automagnétiseurs qui, trop à jeun, s’enivrent des noms sacrés comme de très vieux vins de flamme en des bouteilles philosophiques. Ils sont harnachés, sanglés, mitrés, chaussés, inextricablement vêtus de pantacles, et il faudra une certaine dose de patiente vésanie pour ne pas se perdre, même avec le fil de Salomon, dans la forêt menue et géante de gestes, de paroles, de bains, d’exorcismes, d’odeurs, de processionnements, de consécrations[6] ; quel décor, quels rôles, quel bagage ! C’est une vraie caravane traînant en des boites, du bois d’aloès, des bibles, des encriers, des plumes, des glaives, des instruments de musique, des couteaux, des étoles, des goupillons, des anneaux, du charbon, des pots neufs et de grands cordages.

Je les vois, ces pèlerins en lente et mussitante théorie attifés comme de pieux histrions, se diriger à pas respectueux vers File sainte où s’accomplira le plus grand des mystères sinon le cauchemar du plus furieux orgueil, l’impération de l’homme sur l’enfer et sur le ciel !

Splendide folie, rêve forcené de solitaire se déroulant hors du cercle d’au moins neuf arpents. —

D’abord, tout est troublé, bousculé, retourné, renversé. Les montagnes s’enlisent, geignantes, dans les sables ; et l’on ne voit plus que les derniers arbres des sommets se crispant vers le ciel, semblables aux bras d’un colosse qu’on enterrerait vif. Les villes à l’horizon s’enflamment : de longues mèches de lueur lèchent les nuages qui rougeoient comme le plafond d’une forge. La tribu des opérateurs chancelle d’épouvante, plie sous cette bourrasque d’air, de pluie et de feu. Mais la tentation se précise, à chacun personnelle. Le père et la mère, et les douces sœurs, et les frères turbulents sont traînés autour de la ligne creusée par l’épée et ils s’entretueat en une telle rage que les témoins déjà se croient éclaboussés de cervelle et de sang. Quoi ! leurs parents sont là devant eux à si peu de distance et ils ne les sauveraient pas ! Ils irrueraient hors de l’enceinte, si le Maître, impassible, ne les arrêtait et, d’une parole divine, ne les réconfortait. Mais cette fois, comment échapperont-ils ? Des bêtes difformes ont jailli de la terre, scolopendres grossis jusqu’aux plus énormes pythons, dont les anneaux tracent autour du cercle sacré leurs cercles infinis. Le ciel lui-même s’épouvante, il se convulsé, s’ouvre, prêt à vomir les trombes des derniers déluges, la tempête de mer et de feu où disparaîtra l’univers.

Calme devant cette fantastique fin du monde, le Maître bande les yeux de ses disciples qui périraient d’horreur.

Tout s’apaise enfin devant l’inflexible vouloir du thaumaturge. Des coursiers passent maintenant, rapides dans le vent, montés par des cavaliers verts qui agitent des lances. Ils poussent des cris d’alarme, éclaireurs d’une armée lointaine dont la rumeur assiège l’horizon. Des tambours alourdissent l’air de sonorités nombreuses, trouées par la lance aiguë et prolongée des trompettes. — Oh ! pourquoi à l’approche de ces magnifiques visites, l’insupportable trottinement de rats autour du cercle ? — Maintenant succèdent des géants d’une merveilleuse beauté, droits sur des bosses de chameaux et nus comme des archanges ; ils crient aussi, mais d’une voix profonde, dominant trompettes et tambours :

« Voici venir le Roi des Rois, l’Empereur des Empereurs, l’allié du grand Salomon ! »

Le gros de l’armée approche avec à sa tête l’indéfectible Monarque, fleur-centaure, tiaré d’un casque dont l’aigrette noire remplissant le firmament, déploie l’oriflamme de la Terre et de la Nuit ! Qui pourra le définir, le comprendre, le limiter, le saisir, le voir sous toutes ses faces, entièrement ? Tantôt on croirait un crocodile, debout, avec un visage d’homme, vêtu d’un lac jaune qui serait sorti de terre pour lui servir de vêtement ; tantôt un lion tenant un sceptre lait d’un arbre du Liban non taillé ; tantôt le soleil lui-même qui marche… Derrière lui, semblable à une forêt, à un troupeau, à une mer, la phalange ineffable, où toutes les armes — depuis le commencement du monde jusqu’à la fin des temps — résonnent en chant de guerre ; colonne de bêtes rampantes, sautantes, volantes, nageantes, de monstres aussi de toutes les races, commandés par de nobles hommes aux épaules grandies de larges ailes.

« Quo tenditis ? » (où allez-vous ?) dit le Maître.

Alors le chef s’arrête ; il est redevenu la fleur-centaure, homme, animal, plante et roc, le symbole hallucinatoire du Dieu Pan et de la Création.

À la vue des pantacles, à la nouvelle déclamation conjuratoire (les noms divins de Jéovah et de Jésus s’y heurtent aux diaboliques appellations de Moloch ou de Melech, de Gog et de Magog), le grand Roi pose les genoux en terre et s’écrie :

« Depuis le temps de Salomon, aucun exorciste ne m’a aussi puissamment commandé. Tu dois être un de ses plus fervents disciples. J’ai senti à ton verbe passer sur mon courage la crainte d’un mal et puisqu’il est impossible de te résister. Moi et ma suite nous t’obéirons, affectueux… »


Lorsque le Maître achève la conversation suprême, où lui sont révélés tous les secrets, il donne l’ordre à chacun de retourner là d’où il vient (Unus quisque ad suum locum), et ayant recommencé quelques minutes le chaos, il rétablit jusqu’à la conjuration suivante la sérénité des Créations[7].


V
HYPOCRISIE DU SATAN DES MAUVAIS MAGES


Jeu des Clavicules et des Enchiridions, jeu hypocrite à demi, sincère presque, de l’intellectuel qui croit enfermer dans des rites sûrs le monde le moins coercible, cataloguer les esprits, disposer de tel ou tel ange selon ses facultés, désigner chacun par son nom et lui fixer sa place. L’Homme centre du monde, maître du monde. Vieil espoir têtu. Je préfère appliquer à l’homme ce que Renan disait de Dieu ; l’homme deviendra un jour ce qu’il rêve qu’il est ; il ne l’est pas encore, il le sera certainement comme il l’est peut-être en son prototype idéal. Je vois toujours la planche de Kunrath[8] ; l’Homme-Verbe au cœur de l’univers, cœur lui-même de l’univers, l’Homme-Dieu. Idée chrétienne au fond. Je l’adopte pour ce qu’elle signifie véritablement : l’homme régénéré est le plus beau rayon du monde, son intelligence, sa conscience et par cela même sa direction. Voilà comment les Mahatmas[9], s’ils existent, gouvernent tout, du sommet de leurs montagnes, en ce Thibet de méditation et de miracle. Tel est le but, telle est la mission du vrai Mage. Mais s’imaginer qu’on va commander aux mauvaises forces, par une extraordinaire ambition, qu’on va se servir du mal, que, parce que l’on se dit mage, les démons vont se grouper autour de soi obéissants ! Vous répondez que les démons peuvent fort bien jouer ce rôle de domestiques, que Dieu sait ce qu’il fait, qu’il ne se laisse forcer ni conduire, étant le plus prudent, étantle plus fort. Le caprice humain n’a sur lui pas de prise, tandis que le diable… Je vous y prends ! Les anges ne vous suffisent donc pas, si vous êtes pur ! Si vous ne l’êtes, vous pouvez encore moins vous défendre contre la malice démoniaque ; le désordre au lieu de se plier à votre ordre, profitera de la mollesse de votre âme pour y ancrer sa dévoration. Le sorcier finit toujours étranglé par le Diable[10]. Vieille histoire du docteur Faust, légende vraie, roman d’observation. Il faut passer, le glaive à la main, le mépris sur les lèvres, devant les larves et les démons.

Mais le Tentateur du vertige est malin comme ce singe qu’il apparaît souvent. À travers tous les grimoires, le Diable, devenu ermite, susurre : « Respecte Dieu, tu seras puissant sur moi. » N’est-ce pas vrai ? toutes les Ecritures en témoignent. Puis il continue : « Etant puissant sur moi, veuille bien t’adresser à moi pour tes petites réussites. Les Anges sont trop délicats pour certaines besognes, moi bon garçon, je me prête à tout. » Il s’introduit ainsi par la fissure de la porte, se faufile eu le trou de la serrure, humble, rampant ; puis, comme un laquais en qui trop on se fia, il devient insolent, se gonfle, grossit démesurément, remplit la maison, vous mène, vous bat… vous serre au collet, mortellement. Et l’on ne démasque la stratégie qu’après la déroute.

Jésus et Elie n’ont pas été servis dans le désert par les Démons, mais par les Anges. Jamais le prophète du Seigneur ne pactisa avec Satan.

Satan n’est pas le serviteur de l’homme, il est l’esclave des fatalités, qui, elles, sont, sans savoir, les brutes, soumises à Dieu. Satan est très loin du juste, Belial habite dans un repaire où le saint n’entre pas.

En feuilletant les plus surprenants des manuscrits de l’Arsenal[11], j’ai souri d’une ruse imprévue. Vraiment c’était drôle ; Satan, niais d’ordinaire, avait cette fois beaucoup d’esprit. Il avait trouvé le moyen exquis de faire son truchement de l’Ange gardien. Le mage évoque son Ange, grâce à un petit enfant de six à sept ans qui priera avec lui, l’innocent, devant l’autel de son oratoire, drapé de soie blanche. La lumière, une lumière physique symbole et vêtement de la spirituelle, siège dans cette chambre discrète qui ressemble beaucoup à celle que décrit Agrippa[12]. Un merveilleux phénomène semblable à ceux qu’obtiennent aujourd’hui les spirites confirme le stratagème cagot. Une tablette posée sur l’autel se mouille d’une rosée sacrée, sue d’intelligibles syllabes. L’Ange a parlé ; lui-même met en communication avec les démons, apprend comment on les agite, comment on s’en sert ; et pas de cercles, pas de cette vaine et superstitieuse astrologie, aucun pantacle, la magie blanche, messieurs, mesdames, rien que « la sacrée magie ! »

Avec cette méthode pas de danger, l’Ange gardien est là. Vous vous enchaînez grâce à lui quelques centaines d’esprits, la horde de Bélial, de Léviathan, qui s’emprisonnent en quelques carrés où des noms se déclinent. Les esprits disposent chacun d’un pouvoir, pas toujours très bienfaisant ; mais l’Ange gardien a bon dos, un dos si gros qu’on dirait la bosse du Diable. Il couvre tout.

Vous ne sauriez croire le dédain du juif, rédacteur de ce subtil grimoire, pour les magiciens moins hypocrites[13], il fait mieux que de les condamner, il les plaint. Parbleu, il sait ce qui les attend, la question, le fagot, ou la honte d’une renonciation. Lui au contraire voit ses affaires bénies ; un jour il demanda à son Ange gardien 3, 000 florins qui lui furent apportés aussitôt : je vous assure que le saint homme sut les faire fructifier, prêtant à l’un, à l’autre, usurier sans doute comme Nicolas Flamel ; il fait cadeau d’un esprit au roi de Hongrie ; un cadeau en vaut un autre. C’est dix florins chaque secret ; bien entendu ces dix florins sont distribuées à soixante-douze pauvres qui doivent, chacun, dire le psaume Miserere mei et un De profundis… Pour opérer, il suffit d’avoir moins de cinquante ans, et plus de vingt-cinq et de ne confier sa science qu’à trois amis.

Science qui, pour être sacrée, n’est pas moins hétérodoxe… témoin ce délicieux mot du maître de notre usurier, Abramelin, lequel s’écria, en lui transmettant la clef du mystère :

« Figure-toi que nous sommes si bons que notre secte est devenue insupportable non seulement aux humains, mais à Dieu lui-même ! »

Le bout de corne a percé.


Même dissimulation papelarde, chez nos modernes Roboams, fils de Salomon et neveux de cet Abramelin, Commis voyageurs ou pervers solitaires, ils se travestissent en bondieusards, chipent la confiance des naïfs, trafiquent, mentent, ambitieux médiocres, voués à l’éternel carnaval de singer les bons ouvriers de Dieu.

Je vois les curieux de notre temps se ruer vers l’Idole des anciens templiers, vers le Satan du moyen âge, vers l’Esprit de souffrance, de révolte, de science, vers l’esprit aussi de douceur altière et d’amour.

Qu’ils prennent garde, ceux-là pour qui j’écris, de confondre miséricorde avec lâcheté des nerfs, amour avec honteux libertinage, souffrance avec juste châtiment, révolte avec exaltation de vils instincts, science avec superstition.

Il est dans la vie des heures perfides qu’il faut élucider de vaillance ; elles ressemblent à ces carrefours où sacrifiaient les nécromants d’Hécate ; diverses routes, différentes destinées y aboutissent et en partent ; les belles et les pires. L’éternel Hercule hésite en leur âme ; qu’ils choisissent l’héroïque vertu et non pas le vice aisé, la défaillance néfaste et captivante dans le vertige passif. Mais qu’ils fuient le troisième chemin, celui qu’adopte la banale plèbe, timide de toute aventure, aveugle devant la noblesse d’un effort personnel.


VI
LE VRAI MAGE, CEST LE PROPHÈTE


Le premier je me suis efforcé d’extraire le Mage de sa gangue évocatoire et égoïste. Je l’ai vu non plus en lui-même mais hors de lui ; je l’ai rattaché à Jésus, au Bouddha, au premier Zoroastre, afin qu’il se dressât hors des superstitions aux pieds de l’autel. Il fallait le dépouiller de l’israélitc appareil, de sa chaldéenne rouerie, des torves pratiques d’une sorcellerie pompeuse. Au grand jour, ce pauvre mage clignotait des yeux, faisait triste mine sous sa cliarlatanesque vêture, dans son arsenal belliqueux d’opérette, bredouillant ses formules compliquées et barbares. Il le fallait mettre face à face avec la science et la vie, souriantdes conjecîares outrecuidantes de l’une, amoureux des profondeurs divines de l’autre. Il fallait le rajeunir, le styler, en faire un homme. Trop longtemps il fut hors de l’art, hors du monde, décrié. Je Tai fait marcher parmi ses semblables, fort et simple, dur pour les puissants, bon et doux pour les pauvres de cœur, pour les désolés, réconcilié avec le dévoùment ardent et souple des femmes. Je sais bien qu’il n’est pas possible de plier l’irascible orgueilleux au devoir universel. Nos modernes Salomons sont lamentables. Qui les accepterait sans rire ? qui, les ayant approchés, ne se repentit d’avoir été dupe ? Ils appartiennent aux mages du passé frappés d’un ostracisme qu’ils méritèrent trop souvent.

Quelles luttes pour transformer le nécromant, l’envoùteur, le démonomane ! Eliphas Lévi le dernier maître magiste avait lassé les plus confiants lecteurs ; la génération mystificatrice issue de cet écrivain orageux et vide plein d’éclairs et d’inconséquences, admirable et quasi dément, cette génération pesait sur l’opinion, faisait croire à une boutique nouvelle de pharmacie interlope, à de falots et indigents professeurs d’une science de bric-à-brac et de raccroc. La vieille malédiction cernait de nouveau le mage. J’ai espéré la conjurer. Et le voici, le mage, tel le saint futur, éternel exemple, — Idéal. Il faut que le mage devienne prophète ou qu’il ne soit plus. S’il ne s’appuie pas sur la religion éternelle, si, rafraîchi aux ondes mystiques où il laissa sa crasse d’hérésiarque, il n’exerce pas sur ses frères le ministère laïque et divin qu’il revêtit, il tombe sous la loupe du folk lore, se dissout au laboratoire du chimiste, devient la risée de l’historien. Son salut c’est de devenir le prophète, d’utiliser les fers de l’antique persécution pour le glaive des combats intellectuels et des apostolats mystiques.

Alors il se hausse vraiment dans l’action providentielle, renouvelle ses révélations en les propageant, apporte en notre société déconfite, lugubre, criarde et hébétée, une flamme fière, une révolution pacifique et consolante.

Et il n’est plus seul, ayant dans l’ombre à ses côtés la tribu des voyantes et des prophétesses, celles qui animent sa foi chancelante aux heures de dégoût, celles qui éclairent l’avenir empoissé par les colères de Satan.

Je l’ai vu poète, car le poète est le primitif initiateur, celui que tous peuvent écouter sans contradiction, car le philosophe vexe, systématique, le savant choque, cynique et étroit, le politicien ne peut plus même être écouté et cru. Le poète chante, il s’adresse à l’âme impersonnelle, reculée, infaillible et une, il éveille l’instinct des femmes, il éclaire l’intuition du simple.

Lui seul peut en leur vraie langue dévoiler les dogmes éternels, que les cultes enfouirent sous le chaos de discordantes pratiques, que les prêtres défigurèrent, que les peuples suivirent avec une aveugle frénésie, ou lâchèrent avec un monstrueux et aussi aveugle dédain. Il clora l’ère du Christ au tombeau pour annoncer l’époque du Christ dans les cieux.

Il sera le premier saint de gloire, alors que les autres saints furent des saints de douleur et d’obscurité. Il réconcilie l’espoir et l’effort du monde avec la miséricorde et la justice de Dieu.

Il est celui qui cueille avec ses bras levés les étoiles du firmament parce qu’il s’est agenouillé sur la terre d’humiliation.

Etant pur il prie, étant simple il croit, étant savant et fort il lutte.

En vérité, il est celui dont Jésus a dit qu’il révélerait les arcanes que lui Jésus, à cause des temps, avait dû laisser cachés.

Il est l’homme du Saint Esprit.


  1. « Et les portes de l’Enfer ne prévaudront pas sur ce cercle, Jésus, Marie, Joseph, par la vertu que tu lui as communique et qui est arrivée jusqu’à moi. » Toujours cette même idée d’un sacerdoce héréditaire.
  2. « Ils ne crieront pas dans son gosier. »
  3. Synonyme sans doute de luxure, colère, hypocrisie, dol, perfide souplesse.
  4. À la Blbliothèque de l’Arsenal, comme l’histoire du bon Jacobus.
  5. Voir le IVe Livre d’Agrippa, l’appendice et mes notes.
  6. Je n’invente rien ; tout cela, et la suite, se trouve dans les Clavicules, mais exprime froidement, comme un procès-verbal. L’appendice narre de semblables faite. (Voir le IVe Livre d’Agrippa.)
  7. Benvenuto Cellini a raconte dans ses mémoires (Vita di Benvenuto Cellini, t. I, pp. 223 et suiv., Milan 1806), comment il évoqua les démons au Colisée avec un prêtre italien et deux de ses amis. La deuxième opération fat surtout remarquable, car il y fut prédit à l’aventureux artiste qu’il retrouverait sa belle Angelica à un mois de là ; prédiction qui jour par jour fut accomplie
  8. Amphitheatrum sapientiæ.
  9. Mme Blavatsky se prétendait conseillée, guidée, animée, par des Maîtres dont la sagesse — conciliée sans doute avec les providences — régit les destinées de notre planète. Dans Axel, Villiers fait exprimer à Maître Janus une idée semblable. Le mage serait le roi occulte d’Ici-bas, qu’il dépasse et domine.
  10. Voyez aussi dans Là-Bas, les évocateurs du Diable, bâtonnés par lui, et cela au grand desespoir et à la grand’pitié de Gille de Rais qui les appelle et qui les paie.
  11. Le sacrée magie que Dieu donna à Moïse, Aaron, David, Salomon et à d’autres grands patriarches et prophètes, qui enseigne la Vraie sapience divine laissée par Abraham à Lamech son fils. Traduction de l’hébreu.
  12. Voir l’appendice.
  13. Ses voyages à travers l’Europe et l’Orient regorgent d’intérêt. À Constantinople il découvre, en un lieu nommé Ephiba, des personnages, qui, pour obtenir des visions extravagantes se servent de nombres, lesquels ont encore la propriété de faire tomber les fruits. Il a découvert aussi chez les Bohémiens l’onguent du départ au sabbat.