Le Sang du pauvre/Les Prêtres mondains

Stock, Delamain et Boutelleau (p. 89-96).


VIII

LES PRÊTRES MONDAINS


Les prêtres sont devenus des cloaques d’impureté.
La Sainte Vierge.


« Il en faut dix pour faire la douzaine », disent les marchands de cochons. Le total de cinquante prêtres mondains ne ferait pas même un seul Judas, un Judas qui rend l’argent et qui se pend de désespoir. Ceux-là sont franchement épouvantables. C’est par eux que le riche est solidifié, comme la glace par l’acide sulfurique.

C’est le prêtre mondain qui dit au riche : « Il y aura toujours des pauvres parmi vous », abusant pour le damner un peu plus, de la parole même de Jésus-Christ. Il est nécessaire qu’il y ait des pauvres et, s’il n’y en a pas assez, il faut en faire. « Heureux les pauvres », est-il dit encore. En les multipliant, vous multiplierez le nombre des heureux. Et comme l’exemple donne force au précepte, il convient que de tels apôtres soient riches eux-mêmes ou qu’ils le deviennent par le moyen de la maîtrise ou de la domesticité chez les millionnaires.

Jésus est sur l’autel, dans son tabernacle. Qu’il y reste. Nous autres, les ministres, nous sommes à notre affaire qui est d’attraper de l’argent par tous les moyens compatibles ou incompatibles avec la dignité de notre soutane. Les pauvres doivent se résigner. Dieu leur mesure le vent comme à la brebis tondue. Et les riches doivent se résigner aussi. Chacun son fardeau. Il serait injuste et déraisonnable d’exiger qu’ils prissent le fardeau des pauvres en les écrasant du leur.

Si vous avez des millions, mon très-cher frère, c’est un dépôt que la sagesse divine vous a confié. Vous devez le conserver intact pour vos enfants, le faire fructifier, autant que possible, par des placements judicieux que le ciel ne manquera pas de bénir, si vous vous gardez avec soin des entraînements téméraires d’une charité mal entendue. Quinque alia quinque. Cent pour cent comme dans la parabole des talents. C’est le taux de la vertu. Nous vous guiderons, d’ailleurs, bien volontiers, ayant plusieurs tuyaux à nos orgues. Si, par manque de foi, les affaires conseillées par nous ne vous réussissaient pas, vous aurez du moins la consolation de savoir qu’elles ne sont jamais sans récompense pour ceux d’entre nous qui savent dégraisser le bouillon.

La richesse est agréable au Seigneur et c’est pour cela qu’il en a comblé Salomon. Le Væ divitibus que prétendent nous opposer quelques anarchistes est une erreur visible de transcription, introduite vraisemblablement par l’un ou l’autre de ces moines bâtés et pouilleux qui déshonorèrent si longtemps l’Église. Il était urgent de remettre les choses à leur place et le clergé s’en occupe avec diligence. À la porte les pauvres, ou du moins très-près de la porte, dans les bousculades et les courants d’air. Il est inutile qu’ils voient l’autel. Les paroissiens à surface le voient pour eux. Cela suffit. Voudrait-on que des ouvriers ou des mendiants en cheveux s’agenouillassent à la place des pénitentes du curé, sur la peluche ou le satin de leur prie-Dieu, pendant que ces dames seraient reléguées au bas de la nef, dans le voisinage du trottoir ?! Il y a heureusement quelques-unes de nos églises paroissiales, et non des moins pieuses, où les gens mal vêtus ne sont admis à la communion qu’à des messes furtives et sans importance, chuchotées par des prêtres surnuméraires, à de tout petits autels peu éclairés.

D’ailleurs, il y a, ne l’oublions pas, les grands enterrements où la fripouille ne peut être admise. Quand l’Apôtre dit que le mariage est un « grand sacrement », il faut l’entendre des riches mariages. Autrement cette parole n’aurait pas de sens. Il n’y a de grand que ce qui rapporte. Le mariage de la Sainte Vierge et de Saint Joseph a dû être un tout petit mariage. Le mieux qu’on puisse faire, c’est de n’en rien dire. Sem et Japhet furent loués pour avoir caché sous un manteau la nudité de leur père. Il y a enfin les quêtes qui sont l’implicite congé du pauvre, les quêtes saintes et profitables, dernier mot de la théologie purgative, intuitive et illuminative.

Le prêtre mondain est infiniment précieux pour les riches. Avec lui pas moyen de s’ennuyer une minute. Le salut, quoi qu’on fasse, est assuré. Il suffit de diriger l’intention. Tout est là. Soûlez-vous avec l’intention d’être sobre. Forniquez avec des élans de pureté. Soyez adultère, s’il le faut, pour mieux apprécier le bonheur d’être fidèle, etc. Félix culpa. Évidemment ce catéchisme n’est pas pour les pauvres qui en feraient un mauvais usage et qui doivent, dans tous les cas, être jugulés pour leur plus grand bien. Le pauvre, s’il est chrétien par ses pratiques, — ce qu’on peut difficilement admettre — a le devoir de jeûner exactement aux jours prescrits et même tous les jours de l’année, sans interruption. Le chrétien riche est un héros et même un martyr, s’il remplace le dindon truffé par la poule d’eau ou la truite saumonée, en temps de carème, et l’abbé mondain partage volontiers son abstinence. Combien d’autres choses encore ! mais qui peut tout dire ? L’essentiel devant Dieu et devant les hommes, devant les hommes surtout, c’est la ligne de démarcation et messieurs les prêtres mondains la tracent d’un doigt aussi lumineux et non moins inexorable que celui de Moïse écrivant le Décalogue sur les Deux Tables de pierre.

Reste à savoir si ces législateurs « parlent à Dieu face à face, comme un ami parle à un ami ». Il est à craindre, j’ose le dire, que la question ne soit pendante. Cela est, en vérité, fort à craindre. On a beau adorer la richesse, il y a, tout de même, un préjugé tenace qui milite obstinément pour la pauvreté. C’est comme si la très-modeste lance qui perça Jésus avait percé tous les cœurs. Cette plaie ne se ferme pas depuis vingt siècles. Il y a les lamentables sans nombre, femmes, vieillards, petits enfants ; il y a les vivants et les morts. Tout ce peuple saigne, toute cette multitude jette sang et eau au milieu de la Croix de misère, en Orient, en Occident, sous tous les ciels, sous tous les bourreaux, sous tous les fléaux, parmi les tempêtes des hommes et les tempêtes de la nature, — depuis si longtemps ! C’est la pauvreté, cela, l’immense pauvreté du monde, la totale et universelle pauvreté de Jésus-Christ ! Il faut bien que cela compte et que cela se récupère !

Il y a aussi les prêtres qui ne sont pas du monde, les prêtres pauvres ou les pauvres prêtres, comme on voudra les nommer, qui ne savent pas ce que c’est que de n’être pas un pauvre, n’ayant jamais vu que le Christ crucifié. Pour ceux-là, il n’y a pas de riches ni de pauvres ; il n’y a que des aveugles, en nombre infini, et un petit troupeau de clairvoyants dont ils sont les humbles pasteurs. Ils sont ensemble, comme les Hébreux de Gessen, seuls dans la lumière, au milieu des ténèbres palpables de la vieille Égypte. Quand ils étendent les bras pour prier, l’extrémité de leurs doigts touche les ténèbres.

Autour d’eux, un océan d’âmes « dans la nuit encloses, se sont couchées sous des toits de ténèbres, fugitives de la perpétuelle Providence, dispersées sous un obscur voile d’oubli, horriblement épouvantées. Même la caverne qui les contient ne les garde pas sans crainte… Aucune force de feu ne leur peut donner de lumière et les claires flammes des étoiles ne peuvent illuminer leur affreuse nuit… Car ceux qui promettaient de chasser les peurs et perturbations des âmes languissantes, dérisoirement languissent eux-mêmes, pleins de terreur… »

Les prêtres mondains, ceux-là que la Vierge aux Sept Glaives a nommés de sa bouche des « cloaques d’impureté », haïssent et méprisent ceux-ci, nécessairement, du fond de leur nuit. Tant qu’ils peuvent, il les injurient, les calomnient, les interdisent, les affament, s’efforçant de les capturer dans les mailles noires de leur cécité, les lapidant à tâtons de leurs excréments. Mais, pour parler comme Dante, les pauvres « se cachent dans la lumière ».