Le Sang du pauvre/Le petit Roi

Stock, Delamain et Boutelleau (p. 151-158).


XIV

LE PETIT ROI


J’ai vu, dans un berceau, un enfant criant et bavant, et autour de lui étaient des vieillards qui lui disaient Seigneur ! et qui, s’agenouillant, l’adoraient. Et j’ai compris toute la misère de l’homme.
Paroles d’un croyant.


Un soir, dans une réunion publique, en 1869, j’entendis cette citation de Lamennais faite par un jeune homme triste qui est aujourd’hui parmi les fantômes, et l’amertume en est restée profondément en moi. Je pense qu’il y a encore de ces fils de roi quelque part et je suis certain qu’il reste beaucoup de ces vieillards, surtout dans le monde républicain. En tout cas, il y a des petits enfants propriétaires.

En voici un qui dort dans son berceau blanc et rose, plein de dentelles et de satin. Il ressemble à une fleur sur des fleurs. C’est l’innocence et la beauté. On l’appelle : « Petit roi, trésor adoré », et il possède, en effet, plusieurs millions. C’est un orphelin. Sa mère est morte en le mettant au monde et son père l’a suivie de près, on ne sait pourquoi. L’un et l’autre sont allés, tout nus, rendre leurs comptes. Il a un tuteur plein de prudence et plusieurs gérants carnassiers qui s’occupent de ses affaires. C’est le commencement d’une belle vie. Si on ne le tue pas de douceurs et de caresses il sera un fameux homme dans quinze ou vingt ans.

Son éducation, dans tous les cas, est assurée. Rien n’y manquera[1]. Avant même qu’il ait appris à parler, on lui aura fait comprendre que la richesse est l’unique bien et qu’il est, précisément, possesseur d’une richesse immense. De très bonne heure il saura qu’étant le fils de son père qui fut un admirable voleur, il a droit au respect le plus profond et à l’unanime adoration des autres mortels, si toutefois on peut croire qu’il soit lui-même un mortel. Sans risquer la méningite, il devinera que ce droit, conféré par la possession de l’argent, surpasse infiniment tous les efforts de l’intelligence et qu’il est ridicule de se surmener.

Si son éducation est très-bien faite, le mépris de la pauvreté sera son flambeau, sa lumière pour tout éclairer, tout discerner, tout débrouiller. Et cela toute sa vie, sauf miracle. Vécut-il cent ans, il ignorera toujours que les pauvres sont des hommes comme lui et qui souffrent. Où prendrait-il, d’ailleurs, l’idée de la souffrance ? Cette idée-là est comme le lait ; il faut la prendre au sein de sa mère. Il faut avoir été allaité, bercé par la Douleur, par la vraie douleur de misère. Passé l’âge de raison qu’on dit être celui de sept ans, il n’y a presque plus moyen d’apprendre à souffrir. S’il arrive quelque accident qui l’y contraigne, — car la richesse, toute divine qu’elle soit, n’est pas l’eau du Styx qui rendait invulnérable — on ne lui voit pas d’autre ressource que de se tuer comme un joueur décavé ou de gémir lâchement dans son ordure.

En attendant son destin quel qu’il puisse être, les sports variés remplaceront la culture intellectuelle, si parfaitement inutile aux gens du monde et surtout la culture morale, exigible seulement de la valetaille ou de quelque croupiers ambitieux. Laissant loin derrière lui ceux qui ne veulent rien savoir, il ne saura même pas qu’il y a quelque chose à ignorer. Mécanique à volupté jusqu’à son dernier jour, la pauvreté lui sera aussi inconnue que la théologie mystique ou l’histoire universelle, et, quand la mort le réveillera de ses imbéciles songes, il faudra lui essuyer les yeux avec des tessons brûlants pour qu’il aperçoive enfin cette compagne de Jésus-Christ !

Ce moment est loin, espérons-le. Aujourd’hui, le voici dans son berceau. Il pourrait être dans la rue sur un tas d’ordures comme tant de petits abandonnés. Mais il y a une loi promulguée par les démons, qui veut que certains enfants naissent riches et que d’autres enfants naissent pauvres.

— Ton père, ô petit roi, s’est approprié la substance d’un grand nombre. Il est juste que tu en profites et que les enfants des pères qui n’ont jamais volé personne souffrent pour toi. Cela, c’est la stricte justice, tous les notaires te le diront. Lorsqu’on te servira respectueusement ton petit déjeuner dans ton petit lit bien chaud, d’autres enfants de ton âge, à moitié nus et qui ont plus faim que toi, chercheront, parmi les ordures, quelques-unes des précieuses croûtes que tu dédaignes, si les chiens ont eu la bonté de leur en laisser. Mais cela, on ne te le dira pas, parce que cela te dégoûterait, mon cher ange.

On ne te dira pas non plus que ces misérables enfants qui te ressemblent si peu, ont été mis dans la rue par toi ou du moins pour toi et en ton nom, car tu étais leur Propriétaire, et que la jolie tasse où tu bois ton chocolat représente beaucoup plus que le prix de l’humble table de famille où ils prenaient les repas de chaque jour avec leurs parents quand tu n’avais pas fait vendre leur mobilier. Il est même probable qu’on ne te le dira jamais. À quoi bon ces répugnantes idées qui ne sont pas pour toi ? Ils riraient bien, ton tuteur et le gros notaire, si on leur disait à eux-mêmes qu’il y a peut-être une malédiction dans chacun des plis de tes rideaux qu’à eux deux ils mettent sur toi un toi un tombeau lourd que les pyramides du désert !

C’est ainsi que les lois humaines, échos effrayants de la Justice de Dieu, font payer aux enfants des riches les iniquités de leurs pères. Que peuvent signifier l’Étable de Bethléem et le mystère de la Sainte Enfance pour ces petits êtres avilis et dénaturés par la richesse, dès leur entrée dans ce monde horrible que leur présence fait paraître plus horrible encore ? L’innocence persécutrice ! Imagine-t-on quelque chose de plus douloureux ? Un pauvre enfant désarmé dont on fait, sans qu’il le sache, un vase d’injustice et de cruauté, au nom de qui s’accomplissent légalement des actes affreux qu’il ne pourra jamais réparer, et sur la tête de qui on accumule à plaisir la haine, l’envie, la fureur, les malédictions désespérées d’une multitude ! L’Évangile dit : « Malheur aux riches ! » Se représente-t-on la force de cette Parole s’exerçant sur un nouveau-né ?…

Oui, Bethléem dans ce tourbillon d’enfer !… À supposer une infinitésimale puériculture de religion, que pourra penser le petit roi, sinon que les gens de Bethléem eurent bien raison de ne pas héberger une famille si pauvre et que L’Enfant de Marie dut s’estimer trop heureux de n’être pas rebuté par le bœuf ni l’âne et de recevoir gratuitement l’hospitalité de ces animaux ? La Sainte Famille, en ce temps-là, eût été, peut-être, sa débitrice, comme tant d’autres, et les intendants de sa richesse, à lui, l’eussent exécutée, toute sainte qu’elle fût, sans plus de façons, en vertu des justes lois qui le protègent et que le Fils de Dieu lui-même, soumis à César, ne pouvait ignorer ni méconnaître. Pour ce qui est des Rois Mages, il est trop évident qu’ils avaient agi sans conseil et que leurs présents eussent été mieux placés à la cour d’Hérode avec qui ils eurent la maladresse de se brouiller, ce qui eut pour conséquence de causer la mort de plusieurs enfants dignes d’intérêt dont les parents devaient avoir de l’argent de placé dans les compagnies d’assurances de la Judée.

Cette compréhension de l’Évangile et de la Vérité religieuse est, dans l’âme des innocents petits rois massacrés, comme le fœtus dans l’amnios et ne tarde guère à devenir un monstre vivant. Alors, on peut croire que leurs anges gardiens se sont envolés et que le ciel pleure.

  1. Certains religieux y ont pourvu. Les Dominicains, entre autres, ont à Paris une école à l’usage exclusif des jeunes gens riches appelés à briller dans le monde. Ces Pères laïcisés sont des hommes de sport et de belle prestance. Une règle rigide, en cette école religieuse, exige qu’il ne soit jamais parlé de religion aux élèves. Si l’un d’eux énonce des impiétés, il ne convient pas de lui imposer silence, encore moins de le réprimander. Le dimanche, messe rapide, uniquement pour la forme, juste ce qu’il faut pour sauver saint Dominique. Occasion, pour messieurs les élèves, de s’unir au Saint Sacrifice en lisant des cochonneries. L’après-midi du dimanche, vêpres au Cirque, au Cinématographe, en divers théâtres où leurs maîtres les conduisent. Mais ils préfèrent la boxe, les courses et la danse qui fatiguent moins leur cerveau et on les y encourage volontiers. Inutile d’ajouter que l’abstinence et le jeûne sont sévèrement prohibés. Quant aux mœurs, on présume qu’elles feraient peur à des chevaux de remonte. Cet établissement est recommandé aux familles riches et ambitieuses pour leurs enfants d’une éducation distinguée.