Le Sang du pauvre/Le Commerce

Stock, Delamain et Boutelleau (p. 183-191).


XVII

LE COMMERCE


Suis-je le gardien de mon frère ?
Caïn.


Autrefois, il y a bien longtemps, quand il y avait de la noblesse et des chevaliers libérateurs, le commerce dérogeait. C’était une loi absolue, une loi de fond. Le gentilhomme qui se livrait au commerce était, de ce fait, discrédité, disqualifié, déchu, démonétisé, déshonoré, rejeté du sol, racines en l’air. Et c’était parfaitement juste et raisonnable. Même aujourd’hui que l’arithmétique a remplacé la noblesse, le commerce garde encore quelque chose de son ancienne puanteur et on ne l’avoue pas très volontiers.

Pourquoi donc est-il si infâme ? C’est parce qu’il dévore le pauvre, parce qu’il est la guerre au pauvre, simplement. Les détaillants de toute sorte : boulangers, bouchers, charcutiers, charbonniers, logeurs, etc., ne gagnent réellement que sur les pauvres, toujours incapables de s’approvisionner ou de profiter des occasions. La moitié de cinq est trois, c’est l’arithmétique des détaillants. Voici du pain à 0 fr. 35 cent. le kilo. Le pauvre, qui ne peut acheter qu’une livre à la fois, la paiera quatre sous. S’il a faim deux fois par jour, au bout d’un mois le boulanger lui aura volé 1 fr. 50. Ainsi du reste. Une chambre infecte est louée huit francs par semaine, plus de quatre cents francs par an, à une malheureuse qui se tue pour gagner deux francs par jour.

Le crédit est un veau gras tué depuis longtemps pour fêter le retour de l’Enfant prodigue réintégrant la maison paternelle à six étages, après avoir longtemps gardé les cochons. Dites à un commerçant : « Je ne puis admettre qu’on doute de la probité d’un homme qu’on ne connaît pas ». Il ne comprendra jamais. Dans la langue de cet ignoble, connaître quelqu’un signifie savoir qu’il a de l’argent et ne pas le connaître signifie ne pas savoir s’il a de l’argent. Un homme connu, c’est un riche. Catastrophe de la Parole tombée dans la boue. Dans le premier cas, l’estime empressée, la servilité la plus basse ; dans le second, la défiance et l’hostilité. C’est immonde, mais commercial dans toute la force du terme.

Le désir exclusif de s’enrichir est, sans contredit, ce qui peut être imaginé de plus abject. À supposer qu’il fût possible de confronter réellement, c’est-à-dire dans l’Absolu, un artiste et un commerçant, ce serait une expérience à faire crier les gonds de la terre.

Instinctivement, sans qu’il ait besoin de le savoir, le premier tend vers la Douleur, la Pauvreté, le Dépouillement complet, parce qu’il n’y a pas d’autres gouffres et que son attraction est au fond des gouffres. L’autre amasse, croyant savoir ce qu’il fait. Il amasse comme un insecte et se conditionne un petit tombeau avec les pailles de la famine et les détritus de la misère. C’est ce qu’il appelle faire fortune. D’un côté, un homme cherchant la Beauté, la Lumière, la Splendeur libératrice ; de l’autre, un esclave contraignant son âme à fouiller dans les ordures !

« On ne peut rien faire sans argent », dit un lieu commun dont la stupidité sacrilège est parfaitement ignorée de ceux qui en font usage. Sans doute on ne peut rien sans la sueur et le sang du pauvre ; mais cette sueur, quand elle coule d’un noble front, et ce sang, lorsqu’il ruisselle d’un cœur généreux, ce n’est pas aux chiens de les venir boire et c’est une horreur d’en être témoin.

Au fond, le commerce consiste à vendre très-cher ce qui a très-peu coûté, en trompant autant que possible sur la quantité et la qualité. En d’autres termes, le commerce prend la goutte du Sang du Sauveur donnée gratuitement à chaque homme et fait de cette goutte plus précieuse que les mondes, épouvantablement multipliée par des additions ou mixtures, un trafic plus ou moins rémunérateur.

— Je ne vous force pas à venir chez moi, dit l’usurier qui est au fond de tout commerçant. — Sans doute, chien, tu ne m’y forces pas ; mais la nécessité m’y force, la nécessité invincible, et tu le sais bien.

Vu d’en haut, le commerce est un véritable sacrilège. Les Juifs, Race aînée auprès de qui tous les peuples sont des enfants et qui ont eu, par conséquent, le pouvoir d’aller du côté du mal beaucoup plus loin que les autres hommes du côté du bien, les profonds Juifs doivent sentir qu’il en est ainsi. Ils sont les pères du commerce comme ils furent les pères de ce Fils de l’Homme, leur propre Sang le plus pur, qu’il fallait, par décret divin, qu’ils achetassent et vendissent un certain jour. Leurs proches voisins d’extraction, les Carthaginois de Carthage, ancêtres perdus des Carthaginois d’Angleterre, ont dû être leurs bons écoliers. Cela n’est certes pas pour les diminuer. Lorsqu’ils se convertiront, ainsi qu’il est annoncé, leur puissance commerciale se convertira de même. Au lieu de vendre cher ce qui leur aura peu coûté, ils donneront à pleines mains ce qui leur aura tout coûté. Leurs trente deniers, trempés du Sang du Sauveur, deviendront comme trente siècles d’humilité et d’espérance, et ce sera inimaginablement beau.

Tomber de là dans le négoce moderne, c’est à faire peur, c’est à dégoûter de la vie et de la mort. On a beaucoup parlé de l’abjection juive. Il s’agit ici, bien entendu, des Juifs trafiquants, de la lie juive, exception faite des individus très-nobles qui ont pu garder un cœur fier, un cœur « vraiment israélite[1] » sous le terrible Velamen de saint Paul. En quoi cette abjection si fameuse dépasse-t-elle la servilité du boutiquier le plus hautain vis-à-vis d’un client présumé riche et son insolence goujate à l’égard d’un autre client supposé pauvre ? Si on veut que leurs attitudes ignobles les égalent en apparence, il y aura toujours, même à ce niveau, l’aînesse infinie de la Race élue et l’énorme prééminence de vingt siècles d’humiliations très-soigneusement enregistrées. L’abjection juive peut invoquer la foudre, l’abjection commerciale des chrétiens ne peut attirer que des giboulées de crachats et de déjections.

Quelqu’un pense-t-il aux heures de loisir d’un commerçant ? Horreur de la pauvre âme ! Pas une lecture, pas une pensée généreuse, pas un souvenir consolant, nulle autre espérance que de continuer demain les turpitudes antérieures. L’argent gagné, volé, la danse des chiffres et le trou de la tombe. Les très-pauvres gens qu’il dépouille ont des délices qu’il ne connaît pas. Même ceux qui ont perdu tout, excepté leurs larmes, peuvent être consolés par un livre, par une parole de bonté, par la caresse d’une bête misérable, par la vue d’un humble jouet d’enfant mort, d’un objet quelconque de nul prix pouvant évoquer un souvenir de douleur ou un souvenir de joie, par n’importe quoi ne coûtant rien, ne valant rien, ne pouvant tenter personne et gardé religieusement comme un trésor, jusqu’à la fin. C’est pour ceux-là, sans doute, que Jésus a pleuré sur le tombeau de Lazare. « Je te bénis, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux prudents et les as révélées aux petits. »

« Les affaires sont les affaires », autre lieu commun diabolique. Un commerçant capable de pitié en dehors de son négoce — il paraît que cela s’est vu — devient sans miséricorde aussitôt que son intérêt commercial est en jeu, alors même qu’il s’agit du profit le plus mince, le plus dédaigné par lui, — parce qu’à cet instant le prêtre ou le pontife de Mammon apparaît. Mais s’il est dans la situation jupitéréenne d’un créancier, il se manifeste épouvantable, précisément parce que la dette ne représente rien pour lui, — rien que ce qu’il croit être la Justice. Justice de Caïn, disant qu’il « n’est pas le gardien de son frère » et croyant peut-être se justifier ainsi de l’avoir assassiné. Il se trompe horriblement, ajoutant à son fratricide un fratricide plus inexpiable.

— Que vous le vouliez ou non, monsieur l’épicier, vous êtes le gardien de tous vos frères, et si votre sale maison croule de cette fraternité-là, tant mieux ! Vous y gagnerez l’égalité avec ceux qui souffrent et la liberté de votre âme. C’est la seule application tolérable de la devise républicaine qui nous idiotifie et nous empoisonne depuis cent ans.

  1. « Ecce vera Israelita, in qui dolus non est ». Évangile selon saint Jean.