Le Salon de la Société des Artistes français/4

G. Wildenstein (volume 32p. 168-174).

LES SALONS DE 1904

(quatrième et dernier article[1] )


SOCIÉTE DES ARTISTES FRANÇAIS
(la sculpture)


Le snobisme du public en faveur des peintres et aux dépens de la sculpture ne suffirait point à lui seul à rendre compte de l’état présent de la statuaire. Il n’est que juste de signaler les difficultés d’adaptation de la sculpture aux conditions de notre vie. La tradition de la grande sculpture décorative semble perdue, depuis que les sculpteurs et les architectes ont dissocié leurs travaux. Lors même que les compositions attestent une dépense réelle de talent, comme le groupe de M. Coutan Vers l’infini, on demeure incertain sur leur destination et l’on ne peut se dispenser de remarquer leur caractère bénévole. Et que dire, dès lors, de tant d’académies, de martyrs, de nymphes, de dieux et d’Amours, qui ne se recommandent point par un égal travail ni par une égale facilité d’exécution ? Quelque demeure officielle les accueillera en province, car ainsi le veut l’Etat, et ainsi de même s’accroîtra le nombre des inutilités sculpturales. Il n’est de monument que là où le sentiment de l’artiste est si intense et si personne) qu’il rajeunit ou renouvelle le sujet, là où il correspond à quelque chose de réel et de vivant. Ainsi M. Navellier, par une vue pittoresque et personnelle, sait-il nous intéresser à ses animaux, et cette année à son Bison d’Amérique, ainsi, M. Jacquot, à force de sincérité, a-t-il réussi à nous donner une Jeanne d’Arc vraiment Lorraine ; ainsi M. Sicard a-t-il pu élever aux Tourangeaux morts pour la Patrie un monument d’une expression douloureuse et dramatique ; ainsi encore la plupart de ceux qui ont confié à la pierre quelque pieux souvenir funéraire. C’est à la porte d’un tombeau que l’Espérance et la Prière de M. Coutan prendront place ;
théodore mommsen, statuette en plâtre
par M. walter lobach

(Société Nationale des Beaux-Arts.)
c’est autour d’une urne que H. de Vauréal a fait asseoir deux enfants d’une grâce mélancolique ; c’est pour un monument funèbre que M. Barrias a fixé, dans un ouvrage sobre et troublant, où le désordre voulu de quelques détails rappelle une douloureuse catastrophe, les traits de la duchesse d’Alençon.

L’étude des sujets familiers, si fréquente chez les peintres, est beaucoup plus difficile aux sculpteurs. La peinture, plus souple, sait retenir les états fugitifs de nos esprits, les moments éphémères où se plaît notre vie mobile et amie des renouvellements. La sculpture répugne à l’épisode, elle n’est pas faite pour le provisoire et l’accidentel ; elle nous paraît surtout la représentation de ce qui persiste. Peut-être se prêterait-elle mieux à l’expression de notre existence familière, et trouverait-elle plus aisément place dans nos demeures si elle savait à propos renoncer aux grandes proportions, et condescendre parfois à des statuettes légères, pittoresques ou gracieuses, qui enfermeraient en leurs formes restreintes quelque chose de notre vie et de la vie des êtres et des choses qui nous entourent. Le portrait lui-même peut gagner infiniment d’expression à se réduire ainsi, et il ne serait pas besoin d’autre preuve que de regarder le Mommsen exposé par M. Lobach à la Société Nationale.

Par une alliance heureuse de l’inspiration et de la réflexion, de l’enthousiasme et de
la bonté, statue en pierre
par M. Émile Gaudissard

(Société des Artistes français.)
la science, de la pensée et de la connaissance du métier, quelques-uns ont créé des œuvres qui retiennent le regard et le satisfont. M. Gustave Michel présente un buste en marbre de la Pensée si grave et si poétique que l’on voit au musée du Luxembourg, et, fidèle à la philosophie, il décrit dans une autre statue L’Extase vers l’infini. Le même caractère méditatif distingue l’œuvre virile et simple de M. Jean Boucher, Devant la mer. M. Becquet expose un Joseph en Égypte. Il tient un roseau à la main, il est assis, semble rêver à ses destinées futures. Des formes élégantes, sans aucune trace de maniérisme et d’une irréprochable technique, lui donnent une jeunesse dépourvue de mièvrerie, une noblesse simple, faite tout entière du mystère que cet adolescent porte eu lui, Du même artiste, un Christ mort, plein d’énergie et de mesure, rappelle, comme le Joseph en Égypte, les enseignements de Rude : M. Gaudissard a su évoquer un Printemps dont la jeunesse est sédui— sante ; c’est un éphèbe, de formes non pas grêles, mais un peu archaïques, avec quelque chose d’affiné qui rappelle l’antique. Le Bacchus de M. Carlés, lui aussi, fait penser à l’art hellénique, non point à la période classique, mais à l’art un peu plus cherché et nuancé, plus mou peut-être, mais charmant encore, de l’époque où le grand style disparaissant permettait des raffinements inédits.

C’est, tout au contraire, quelque chose de nouveau et de tout moderne, que la Consolation de M. David. Ce groupe, d’une technique très attentive, est surtout émouvant par l’intensité et la profondeur de l’expression. Ici la matière devient représentative d’idées. On éprouve une émotion semblable et plus vive encore peut-être devant la Bonté de M. Gaudissard. C’est une femme vêtue très simplement, d’un costume volontairement anonyme, un peu traînant, un peu flottant ; sa physionomie est infiniment douce, et elle tend des bras qui se font accueillants et secourables. On saisit ici à merveille le travail propre du sculpteur ; il lui a fallu d’abord simplifier, car il devait fixer dans un seul jet ce qu’il voulait dire ; il devait exprimer la vie, c’est-à-dire le mouvement, avec une seule attitude immobile. Mais de cette attitude unique il a fait comme la synthèse de toutes les autres analogues dont elle donne l’idée sans les traduire. Et ainsi, par une conséquence naturelle, après avoir simplifié le mouvement, il l’a, en quelque manière, amplifié. Ce geste unique, qu’il a retenu, il l’a mis en valeur, il en a rehaussé le sens, il en a dégagé la portée. Par là, l’œuvre acquiert une particulière grandeur ; ce n’est pas le portrait d’une femme bonne, c’est l’image même de la Bonté. Il y a plaisir à s’arrêter, à la fin d’une promenade au Salon, devant cet ouvrage, et ses qualités sont celles de toutes les œuvres qui, par la sincérité de la recherche personnelle, attestent la vitalité de notre art.


LA GRAVURE

La gravure de reproduction garde à la Société des Artistes français une place prépondérante. Ce n’est pas à dire qu’elle y paraisse seule et qu’elle ait besoin pour triompher d’une sorte de privilège exclusif. Ni l’estampe originale ni l’estampe en couleurs ne sont bannies. Mais si l’une et l’autre ont fini par acquérir droit de cité au Salon des Champs-Elysées, elles se contentent d’y occuper le second rang : le premier continue d’appartenir, selon la tradition, aux graveurs qui interprètent les œuvres des maîtres.


portrait de constantin meunier
bois original de M. pierre-eugène vibert

gazette des beaux-arts clarke et bishop, imp.

On s’explique aisément cette prééminence, à regarder sur les murs du Grand Palais la suite des reproductions gravées qui s’y développent. Elles nous apprennent tout ce que peut une interprétation personnelle pour l’intelligence d’un chef-d’œuvre. Les modèles choisis sont ici des plus variés, et l’on demande aux procédés les plus divers les effets les plus différents. Tandis qu’en une vigoureuse lithographie, M. P. Toupey reproduit ce vieux portrait de l’école française qui représente Guillaume, baron de Montmorency, M. Mayeur réclame du burin l’interprétation d’une esquisse poétique de Prud’hon, ou de ces subtils portraits de Ricaird que la Gazette a publiés. M. Langeval fait du portrait de Jacob Muffel par Dürer, un bois expressif. Mlle Schwartz, de même, a recours au bois pour rendre un Christ de Holbein, et, s’inspirant aussi de Holbein, M. Vyboud grave au burin un caractéristique Portrait de Soutswell. Dans son Portrait de Georges Rodenbach, la pointe de M. Lequeux rivalise en délicatesse avec le pastel de M. Lévy-Dhurmer. M. Bessé se fait l’interprète d’une Nativité de Luini, M. Mathey-Doret d’une Promenade matinale de Gainsborough, et les paysagistes français ont de fidèles traducteurs en M. Chauvel, M. Lopisgich et M. Brunet-Debaines. M. Théophile Chauvel a trouvé de beaux noirs pour reproduire un Troyon, et M. Brunet-Debaines a su jeter sur les Étangs de Ville-d’Avray la vapeur légère qui plaisait à Corot. C’est, dans chacune de ces reproductions, le mérite éminent du graveur d’avoir exprimé tout le sens qu’une minutieuse étude de l’œuvre aimée, une longue intimité, une attentive compréhension, lui avaient pu lentement révéler. À cause de ce caractère d’analyse pénétrante, il est heureux que les droits de la gravure de reproduction soit jalousement sauvegardés ; son triomphe sur les procédés mécaniques doit demeurer incontesté. Quels que soient le rôle et l’utilité des procédés mécaniques, c’est la gravure qui reste l’interprétation humaine par excellence, celle qui porte en elle le plus de pensée et le plus de beauté.

La gravure de peintre a trouvé depuis longtemps déjà un asile librement ouvert à la Société Nationale. Voici que, d’année en année, elle entre aussi à la Société des Artistes français. Assurément, elle n’y est point encore accueillie avec de grands honneurs ; il advient qu’elle occupe le second rang, ou même qu’elle trouve place seulement dans les galeries. Mais elle est présente et non sans éclat. C’est ainsi que M. Vibert expose trois gravures sur bois originales : les Bords de la Bièvre, le Glaisier, et surtout cet expressif Portrait de Constantin Meunier que la Gazette est heureuse de publier ; — M. Coppier fait preuve de verve dans une eau-forte : La Pineta à Ravenne ; M. Charles-Théodore Bernier, M. Achille Jacquet, présentent des portraits, tandis que M. Haig expose un souvenir de l’église Sainte-Madeleine de Troyes qui gagnerait à être plus discret. Malgré une contribution digne d’attention, ce ne sont pas les peintres graveurs français qui sont ici les plus nombreux. L’estampe originale a le plus souvent pour auteur un artiste étranger : M. Pennell, qui rapporte des impressions de Londres, M. Peets, qui sait dégager des spectacles les plus ordinaires ce qu’ils enferment de pittoresque, M. Worcester, sont des Américains, plus ou moins consciemment inspirés de Wisthler. M. Belleroche, qui se plaît à des Études de femmes contemporaines, est Anglais ; Ainsi c’est encore exceptionnellement que nos graveurs s’adonnent à l’estampe originale, et encore se restreignent-ils le plus souvent à la lithographie et au bois.

Comme l’estampe originale, et plus encore qu’elle, l’estampe en couleurs est une nouvelle venue. Elle passait difficilement jadis le seuil du Salon des Artistes français. Cette année, un panneau spécial lui est consacré, et cette innovation mérite d’être notée. Il n’y a pas qu’à louer cependant parmi ces envois. Le regard s’arrête le plus volontiers sur les planches de ceux qui, comme M. Gottlieb, ont une sûre expérience, et de la sobriété comme M. Raoul du Gardier, comme M. Peunequin, dont on peut voir une jolie eau-forte en noir et sanguine, d’après Watteau. M. Hugard a tiré un habile parti des différents tons pour composer un Intérieur hollandais, et M. Roy a consacré des eaux-fortes pittoresques aux vieilles rues de Troyes.

Ainsi la gravure offre le spectacle de cette diversité qui frappe au premier regard le visiteur du Salon de peinture. Il n’est plus de procédés qui soient admis aux dépens des autres ; il n’est plus de genre qui soit honni et banni. Notre époque ne connaît plus de hiérarchie entre les techniques ; elle se refuse aux distinctions arbitraires entre les méthodes, et aux étroitesses d’école. Elle ne demande point compte à l’artiste des voies qu’il a choisies ni des maîtres qu’il a écoutés, ni des moyens qu’il a préférés ; elle le juge à son œuvre. Il n’est point d’entrave à la fantaisie de celui qui crée. Ce qui seulement importe, c’est l’étude que chacun fait de la vie, et la beauté qu’il en exprime.

andré chaumeix
  1. Voir Gazette des Beaux-Arts, 1904, t. I, p. 365 et 468, et t. II, p. 24.