Le Salon de 1846
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 283-299).
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LE SALON


DE 1846.




LA PEINTURE


Il est impossible de méconnaître le talent et le savoir déployés par M. Horace Vernet dans la Bataille d’Isly. Il y aurait de l’injustice à ne pas louer la profondeur que le peintre a su donner au paysage, à ne pas signaler l’habileté avec laquelle il a mis en selle tous les cavaliers, à ne pas appeler l’attention sur les attitudes naturelles de chaque personnage. Toutes ces qualités sont assurément fort recommandables, et nous les proclamons avec plaisir ; mais elles ne suffisent pas pour composer, je ne dis pas un bon tableau, mais seulement un tableau. Le reproche que j’adresse à la toile de M. Vernet ne porte ni sur les têtes, ni sur les uniformes, ni sur les chevaux, ni sur le paysage, mais bien sur la composition tout entière. A quoi se réduit, en effet, cette composition, cette prétendue bataille ? A l’éparpillement d’un grand nombre de personnages qui en réalité ne prennent part à aucune action importante. Le colonel Yusuf présente au maréchal Bugeaud les étendards et le parasol de commandement enlevés par les spahis et les chasseurs à la prise du camp. Assurément il n’y a pas dans ce programme de quoi inspirer une composition historique ; je le sens bien, et M. Vernet n’a pas eu besoin de réfléchir pour comprendre tout le néant du sujet proposé à son pinceau. La dimension de la toile ajoute encore au danger ou plutôt à la nullité du programme. Et cependant, tout en reconnaissant que le sujet n’a rien qui soit digne de la peinture historique, tout en faisant la part des obstacles sérieux que M. Vernet avait à surmonter, il me semble qu’il n’a pas fait tout ce qu’il pouvait faire. Certes, il eût mieux valu pour lui avoir à peindre une bataille que la remise d’un parasol ; mais, puisqu’il avait accepté le sujet, puisqu’il avait accepté une toile dont la dimension s’accordait si peu avec l’importance du programme, il devait grouper ses personnages de façon à garnir cette toile immense. Or, c’est ce qu’il n’a pas fait, ce qu’il n’a pas voulu faire. Il s’est attaché à peu près exclusivement à la ressemblance des personnages. Malheureusement ce mérite, que je ne songe pas à contester, ne peut toucher que les familles auxquelles appartiennent les modèles de M. Vernet. Quant à la composition proprement dite, quant à la nécessité d’établir sur le mouvement des acteurs l’intérêt qui satisfait l’esprit, l’harmonie qui satisfait les yeux, M. Vernet ne paraît pas s’en être préoccupé un seul instant. On peut croire, sans malveillance et sans présomption, qu’il n’a pas élevé son ambition au-dessus du procès-verbal. Il semble s’être proposé surtout de contenter les officiers d’état-major en obéissant aveuglément à leurs souvenirs. Il a réduit tous ses devoirs à la seule exactitude. Or, M. Vernet sait mieux que nous que la réalité n’est pour la peinture qu’un moyen à l’aide duquel elle s’efforce d’atteindre son but. Et ce but, quel est-il ? N’est-ce pas la beauté ? Et la beauté peut-elle exister sans unité, sans variété harmonieuse, sans intérêt, sans pensée ? Toutes ces questions sont résolues depuis long-temps, et il suffit de les rappeler. Il serait superflu de s’arrêter à les discuter. Je dis donc, et je dois dire, que M. Vernet, malgré toute son habileté, n’a pas fait un tableau, et je pense que la pauvreté du programme ne le justifie pas complètement.

Toutes les compositions envoyées cette année par M. Ary Scheffer révèlent un ardent désir de bien faire, et je crois pouvoir affirmer que l’auteur n’a abandonné chacune de ces toiles qu’après avoir épuisé toutes les ressources de son pinceau. Malheureusement les facultés, ou, pour parler plus poliment, les études et le savoir de M. Scheffer, ne répondent pas à cette louable intention. Il fait tout ce qu’il peut, je le veux bien, et l’analyse de ses ouvrages le prouve surabondamment ; mais il est loin, très loin de pouvoir tout ce qu’il veut. La mobilité maladive de sa pensée, qui depuis quinze ans l’a poussé vers des écoles si diverses et souvent si opposées, qui l’a mené d’Eugène Delacroix à Rembrandt, de Rembrandt aux profils sévères d’Albert Durer, ne lui a pas permis d’approfondir sérieusement les principes fondamentaux de son art. Il a consumé son temps en rêveries, en caprices, en aspirations, et il a négligé de se mettre en possession du langage qu’il voulait parler. Aussi la peinture de M. Scheffer plaît-elle surtout à ceux qui ne savent pas de quoi se compose vraiment la peinture. Dans chacun de ses tableaux, la forme est incomplète, modelée vaguement ; le dessin manque de sévérité, de correction. Cependant tous ces défauts, sur lesquels nous sommes forcé d’insister, puisqu’une notable partie du public s’obstine à ne pas les apercevoir, toutes ces taches, toutes ces preuves manifestes d’ignorance, n’empêchent pas les compositions de M. Scheffer d’éblouir et de charmer les spectateurs à qui leurs études personnelles ne permettent pas de se montrer exigeans, et qui demandent surtout à la peinture de provoquer chez eux la rêverie. M. Scheffer peut donc en appeler de la critique au succès. Quoi qu’il en soit, la popularité de son talent fût-elle cent fois plus grande qu’elle ne l’est aujourd’hui, nous ne voudrions pas renoncer au droit de dire toute notre pensée. Une rapide analyse des ouvrages qu’il nous a donnés cette année suffira pour montrer la valeur de notre opinion. Il est permis de croire que le public, malgré sa sympathie pour le talent de M. Scheffer, commence à se lasser de l’interminable série de compositions où figurent Faust et Marguerite. Mais nous ne voulons pas insister sur ce point. Acceptons ces deux personnages comme nouveaux, saluons-les comme une invention pleine de fraîcheur et de jeunesse, et voyons le parti que l’auteur en a tiré. Prenons Faust et Marguerite au jardin. La manière dont ces deux personnages entrelacent leurs mains est assurément très puérile et n’a rien de naturel. Quant au cou de Marguerite, il est très mal attaché et ne tourne pas. Parlerai-je de la forme du corps ? De l’épaule à la hanche, le dessin n’est pas même suffisant, et de la hanche au pied, il est complètement nul. La robe est un sac vide, et rien de plus. Faust au sabbat aperçoit le fantôme de Marguerite. Ici l’incorrection, ou plutôt l’absence du dessin est encore plus manifeste et plus choquante. Les épaules et la poitrine de Marguerite, complètement nues, semblent modelées d’après une sculpture en bois. La chair vivante n’offre rien de pareil. Quant au reste du corps, je défie le plus habile, le plus clairvoyant de le deviner sous le vêtement. Non-seulement les cuisses et les jambes sont absentes, mais il n’y a pas même de place pour les loger. Ce que j’ai dit de ces deux compositions, je puis le dire avec une égale justesse du Christ portant sa croix, du Christ et des saintes femmes. Seulement je dois ajouter que ce dernier tableau est absolument dépourvu de relief. Toutes les figures ont précisément l’épaisseur d’une feuille de papier, et se trouvent ainsi placées au même plan. Quant au Christ portant sa croix, il a quelque chose de maladif, mais on ne peut pas dire qu’il exprime la souffrance. L’Enfant charitable est un sujet d’aquarelle, traité, on ne sait pourquoi, dans des proportions que ne comportait pas la ballade de Goethe. Saint Augustin et sainte Monique expriment assez vaguement le passage des Confessions cité par l’auteur. La tête de sainte Monique vaut mieux que celle de saint Augustin. Le regard de sainte Monique est plus voisin de l’extase ; mais aucune des deux têtes n’est modelée suffisamment. Et puis comment expliquer la manière toute puérile dont sainte Monique prend la main gauche de son fils entre ses deux mains ? Reste le portrait de M. de Lamennais, dont la couleur et le dessin n’appartiennent à aucune école. Le front, les pommettes, les mâchoires, sont traités avec la même négligence, ou avec la même ignorance, on peut choisir. La bouche ne pourrait s’ouvrir pour parler. Les yeux ne regardent pas. Derrière le front, il n’y a pas de place pour le cerveau. Les mains n’ont pas de phalanges. Et pourtant il s’est trouvé des spectateurs pour louer la ressemblance de ce portrait. Je veux croire que ceux qui parlent ainsi ne peuvent invoquer leurs souvenirs personnels ; car, s’ils avaient vu le modèle, ils parleraient autrement. Il ne suffit pas d’imiter, en l’exagérant, la couleur du visage, pour atteindre la ressemblance. Un visage sans réalité, sans dessin, sans charpente, n’est pas, ne sera jamais un portrait ressemblant.

Les quatre compositions envoyées par M. Decamps se distinguent par des mérites variés, et nous pourrions les traiter avec indulgence, si elles n’étaient signées de son nom ; mais les facultés éminentes dont M. Decamps a donné tant de preuves nous obligent à nous montrer sévère. Il n’y a pas une de ces quatre toiles où il ne soit facile de signaler une rare habileté. Ce qui nous force à ne pas les louer sans réserve, et même à relever scrupuleusement toutes les taches que l’analyse y découvre, c’est le souvenir des compositions merveilleuses auxquelles M. Decamps nous a depuis long-temps habitués. Le parti excellent qu’il sait tirer des sujets en apparence les plus ingrats, l’intérêt qu’il donne à l’emploi de la lumière, le charme qu’il prête à un pan de muraille, l’organisation exceptionnelle dont il est doué, nous imposent le devoir de le juger, non-seulement en le comparant aux peintres contemporains, mais encore, et surtout, en le comparant à lui-même. Or, pour être sincère, nous dirons que M. Decamps est cette année inférieur à lui-même. Malgré les qualités solides qui recommandent chacune de ses compositions, il faudrait avoir perdu la mémoire pour ne pas reconnaître que M. Decamps a souvent mieux fait. Sans nul doute, le petit paysage turc placé dans la galerie de bois a de la grace et de la fraîcheur. Il n’y a pas un coin de cette petite toile qui ne révèle une rare habileté de main ; mais le ton rose des murailles est-il bien vrai ? Les cavaliers ne se profilent-ils pas sur le fond comme un bas-relief ? La verdure n’a-t-elle pas quelque chose de métallique ? Si cette toile était l’œuvre d’un peintre inconnu, nous applaudirions, et nous croirions faire un acte de justice. Il s’agit d’un talent éprouvé, et nous devons changer de langage. Un Souvenir de la Turquie d’Asie rappelle, sans les égaler, plusieurs compositions du même genre signées du nom de M. Decamps. Le sujet n’est rien par lui-même et ne peut intéresser que par une exécution précise et définitive. Or, l’exécution de cette toile n’est ni précise ni définitive. La muraille et l’eau sont traitées de la même manière, et le résultat est facile à prévoir. L’eau manque de limpidité, et la muraille manque de solidité. Naturellement, et par une conséquence inévitable, les figures qui s’enlèvent sur la muraille n’ont pas toute la valeur, tout le relief qu’elles auraient si la muraille était plus solide, si l’eau était plus limpide. Cette donnée est si familière au pinceau de M. Decamps, que nous comprenons difficilement comment il a pu tomber dans l’erreur que nous signalons, à moins pourtant qu’il ne faille expliquer sa méprise par le nombre même des compositions du même genre qu’il nous a déjà données. L’habitude aura produit chez lui la satiété, et il n’aura pas su rendre intéressant ce qui ne l’intéressait plus. L’École de jeunes Enfans (Asie-Mineure) est une donnée qui aurait séduit l’imagination de Rembrandt, et qui devait plaire à M. Decamps. Tout l’intérêt de cette donnée consiste dans l’emploi de la lumière. C’est un problème qu’un artiste habile doit aimer à se poser ; mais je crois pouvoir affirmer sans présomption que Rembrandt ne l’eût pas résolu de la même manière. Le parti choisi par M. Decamps a quelque chose de trop absolu. Pour donner plus de valeur au rayon qui pénètre par la fenêtre du fond, il a volontairement exagéré l’ombre qui enveloppe les figures, surtout celles du premier plan ; et il a poussé si loin cette exagération, que la forme des figures est presque abolie. Il n’y a guère que la figure du maître d’école qui soit éclairée suffisamment. Il est donc permis de dire qu’en cette occasion la puissance de M. Decamps n’a pas traduit nettement sa volonté. Il s’est proposé une difficulté digne de son pinceau, mais il ne l’a pas résolue d’une façon complète, et ses précédens ouvrages nous donnent le droit de le dire sans être accusé d’injustice.

Le Retour du berger, effet de pluie, est une composition bien ordonnée, dont toutes les parties sont utiles et concourent à l’effet général. Malheureusement, ici encore l’exécution n’est pas à la hauteur de la pensée. Les terrains, le ciel, le troupeau et le berger ont bien le ton qui leur convient ; mais le ton ne suffit pas. Il fallait donner à chacun de ces élémens une solidité diverse en harmonie avec la nature même du sujet que le pinceau voulait représenter. Or, les terrains manquent de fermeté, et nuisent par leur mollesse à la valeur du ciel, du troupeau et du berger. Le ciel vient trop en avant, la forme du troupeau est confuse. Le berger, dont l’attitude est vraie, dont les haillons sont disposés avec une science consommée, le berger laisse trop à désirer sous le rapport du dessin. La chair ne se distingue pas assez nettement des haillons. Pour dire toute notre pensée, cette composition, pleine de grandeur et de vérité quant à l’intention, est plutôt une esquisse, un projet, qu’une œuvre définitive. Il semble que M. Decamps, habitué à manier, à pétrir la lumière, se soit trouvé dépaysé devant la scène morne et muette qu’il s’est efforcé de reproduire. C’est à-coup sûr une tentative puissante, mais ce n’est qu’une tentative. Toutefois nous sommes loin de penser que M. Decamps soit en décadence. Le talent que nous admirons, qui a conquis parmi nous une popularité si légitime, qui a trouvé le secret de plaire à la fois aux yeux savans et aux yeux ignorans, de charmer ceux qui ne pensent pas et d’étonner ceux qui pensent, le talent le plus original peut-être que nous ayons aujourd’hui n’a pas fléchi ; seulement il a été cette année moins heureux dans ses applications. Ce qui distingue M. Decamps entre tous les peintres contemporains de l’école française, ce n’est pas la grandeur du but qu’il se propose, la profondeur de ses conceptions, l’exquise pureté des figures qu’il met en œuvre ; c’est l’accord parfait, constant, de la puissance et de la volonté. En général, il ne veut que ce qu’il peut ; aussi peut-il tout ce qu’il veut. Cette année, dans son école et dans son berger, il n’a pas su réaliser cet accord merveilleux. Je ne dis pas qu’il ait voulu ce qu’il ne devait pas vouloir, je dis seulement que sa puissance n’a pas obéi à sa volonté. Ce n’est pas un échec, c’est une lutte commencée, pleine d’intérêt, mais dont l’issue ne saurait être douteuse. L’an prochain, M. Decamps, éclairé par la résistance qu’il a rencontrée, résoudra victorieusement toutes les difficultés au-devant desquelles il a marché hardiment, mais qu’il n’a pas surmontées cette année. Son talent ne nous inspire aucune inquiétude, et nous sommes assuré de l’applaudir encore long-temps. Sa prédilection constante pour la peinture proprement dite, son dédain profond pour les sujets qui peuvent indifféremment être traités par la plume ou le pinceau, nous confirment dans notre espérance.

Malgré notre profonde sympathie pour le talent énergique et varié de M. Eugène Delacroix, nous ne pouvons louer les trois compositions qu’il a exposées cette année. Ni les Adieux de Roméo et Juliette, ni l’Enlèvement de Rebecca, ni Marguerite à l’église, ne peuvent être approuvés par la critique la plus indulgente. Nous avons prouvé en mainte occasion combien nous admirons les facultés éminentes de M. Delacroix, nous avons mêlé nos applaudissemens aux applaudissemens de la foule toutes les fois qu’il a déployé dans un sujet dramatique la richesse de sa palette et la vivacité de son imagination ; mais notre admiration ne va pas jusqu’à lui pardonner d’envoyer au Louvre des esquisses à peine ébauchées, obscures, confuses, intelligibles pour l’œil seul de l’auteur. Que dire des Adieux de Roméo et Juliette ? Aucune de ces deux figures n’est dessinée avec précision. On vantera peut-être l’énergie du mouvement qui les réunit, l’étreinte amoureuse qui les confond dans un baiser. A cela, je répondrai que l’auteur me semble avoir trop sacrifié la grace à l’énergie. Nous voulons voir deux amans jeunes et beaux. Où est la beauté de Roméo ? où est la beauté de Juliette ? Je doute fort qu’en partant de cette ébauche, M. Delacroix puisse jamais satisfaire à toutes les conditions du sujet qu’il a choisi. Assurément l’énergie de la passion est une chose fort importante dans les Adieux de Roméo et Juliette, mais on m’accordera bien que l’énergie ne suffit pas. On ne pourra pas nier que la jeunesse et la beauté des deux personnages n’aient aussi leur importance. M. Delacroix ne l’ignore pas. Pourquoi donc a-t-il réduit toute sa tâche à l’expression de l’énergie ? pourquoi a-t-il négligé la grace des mouvemens, la beauté des visages ? pourquoi a-t-il voulu émouvoir sans charmer ? L’Enlèvement de Rebecca doit être jugé plus sévèrement encore que les Adieux de Roméo et Juliette. Rebecca est enlevée par les ordres du templier Boisguilbert au milieu du sac du château de Frontdebœuf. Elle est déjà entre les mains des deux esclaves africains chargés de la conduire loin du théâtre du combat. Un des esclaves est monté sur un immense cheval de bataille, et saisit Rebecca à demi évanouie. L’autre, qui n’est pas encore en selle, aide son compagnon à hisser Rebecca sur son cheval. On ne peut nier que ces deux Africains ne respirent une énergie farouche, une impitoyable cruauté ; mais les membres, le corps et le visage de ces deux esclaves sont à peine indiqués. Le cheval sur lequel Rebecca va être placée n’est pas en proportion avec le cavalier. Le visage de Rebecca est dessiné, ou plutôt indiqué avec tant de confusion, qu’il ne peut exprimer ni la terreur ni la prière. Quant au corps, il n’est pas possible de le deviner sous le vêtement. Non-seulement cette composition n’est pas peinte dans l’acception sérieuse du mot, mais elle n’est pas même trouvée. Si M. Delacroix a voulu nous montrer comment il s’y prend pour chercher une composition, comment il tâtonne avec son pinceau, à la bonne heure. S’il a cru nous montrer un tableau achevé, nous devons lui dire qu’il s’est complètement trompé. Dieu merci, nous pouvons lui parler avec une entière franchise, sans craindre qu’on nous accuse d’injustice ou de malveillance. Nous n’avons jamais demandé à M. Delacroix les qualités auxquelles il ne prétend pas. Nous avons toujours vu en lui un disciple fervent de Rubens et de Paul Véronèse ; nous ne l’avons jamais critiqué au nom de l’école romaine ou de l’école florentine, mais les Adieux de Roméo et Juliette, mais l’Enlèvement de Rebecca ne peuvent être avoués par aucune école. Ce sont des ébauches qui ne devaient pas sortir de l’atelier avant d’avoir subi une transformation laborieuse. Marguerite à l’église vaut mieux que les deux compositions précédentes. Ce n’est pas que j’approuve le dessin de la figure principale, il s’en faut de beaucoup. La cuisse gauche de Marguerite est d’une longueur démesurée, la tête manque de noblesse et d’élégance ; mais du moins le sujet s’explique bien. L’attitude de Marguerite est pleine d’effroi et d’abattement. Son visage respire une piété fervente. Toutefois l’exécution générale de ce tableau n’est pas assez avancée pour contenter même un spectateur indulgent. Avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de considérer cette exécution comme définitive. L’architecture est bien disposée, j’en conviens ; Marguerite est bien agenouillée ; le démon, placé derrière elle, exprime bien la pensée du mal ; mais tout cela ne suffit pas pour faire un tableau. Pour donner à cette composition bien conçue toute la valeur, toute la beauté, tout l’intérêt qu’elle mérite, il faudrait corriger le dessin de la Marguerite, raccourcir la cuisse gauche, donner de l’élégance au visage, aux mains de la correction, au corps une épaisseur, une forme convenable ; en un mot, il faudrait écrire ce qui est indiqué, achever ce qui est commencé, peindre ce qui est ébauché. Si M. Delacroix n’était pas à nos yeux un artiste doué de rares qualités, nous n’aurions pas pris la peine d’analyser ces trois petites toiles avec une sévérité si scrupuleuse. Le privilège du talent est d’appeler l’attention et la rigueur de la critique. Le public comprendra sans peine la pensée qui nous anime. Que M. Delacroix fasse une composition digne de lui, nous serons heureux de le louer.

M. Diaz possède incontestablement des dons heureux. Il trouve sans effort sur sa palette des tons dont la richesse, l’éclat et la variété éblouissent les yeux. Toutefois je suis très loin de croire qu’il puisse jamais peindre un tableau. Il fait des esquisses charmantes, pleines de grace, de fraîcheur, de spontanéité ; mais il est probable qu’il n’ira jamais au-delà, et, s’il est bien conseillé, il n’essaiera jamais de faire une figure plus grande que la main. Il y a quelques années, ses compositions ressemblaient à un fouillis d’émeraudes et de rubis. Aujourd’hui il est parvenu à trouver l’harmonie et l’unité. Il n’y a guère que son intérieur de forêt qui rappelle l’éclat chatoyant de ses premières compositions. Le plus faible des tableaux de cette année est sans contredit celui qu’il a nommé les Délaissées. Pourquoi ? C’est que les figures sont trois fois trop grandes pour l’inexpérience de son pinceau. Elles ne sont ni construites, ni possibles ; elles n’ont ni épaisseur, ni forme. Il est évident que M. Diaz ne sait pas s’orienter dans une figure de dix-huit pouces. Le Jardin des Amours a le tort de rappeler une admirable composition de Rubens. Autant la composition de Rubens est claire et facile à saisir, autant celle de M. Diaz est vague et confuse. Il y a quelque chose de séduisant dans le premier aspect de ce petit tableau ; mais les figures sont incapables de se mouvoir. Une femme vue de dos, qu’il appelle l’Abandon, est d’une charmante couleur ; mais le dessin est lourd, et l’exiguité de la toile ne dissimule pas l’incorrection. Une Magicienne, Léda, une Orientale, rappellent beaucoup trop la manière de Prudhon, et je n’ai pas besoin d’ajouter que M. Diaz rappelle Prudhon sans l’égaler. J’en puis dire autant de la Sagesse. Si l’auteur de ces charmantes esquisses prend soin de consulter ses forces, s’il a près de lui un ami éclairé, il n’essaiera jamais de faire un tableau où les figures, par leur dimension, exigent un dessin sévère. Ou, s’il voulait tenter cette entreprise périlleuse, il faudrait qu’il se résignât à des études longues et laborieuses ; mais sans doute il est déjà trop tard pour qu’il entreprenne des études nouvelles. Les faciles succès qu’il a obtenus et qu’il a souvent mérités lui font croire peut-être qu’il en sait assez. Qu’il se désabuse et qu’il apprécie mieux son talent. Ce qu’il fait ne relève pas du savoir. Les trouvailles de son pinceau suffisent pour plaire, mais ne suffiront jamais pour contenter.

M. Granet continue de peindre avec le même bonheur, la même habileté, les scènes religieuses. Je dis le même bonheur et la même habileté. En effet, depuis vingt ans, M. Granet n’a pas varié un seul jour. Ce qu’il faisait il y a vingt ans, il le fait aujourd’hui. Il distribue toujours la lumière avec une science consommée, et c’est là certainement la meilleure, la plus solide partie de son talent. Ne lui demandez pas de modeler finement une tête, une main. Il ne sait pas ou ne veut pas modeler : nous inclinons à croire qu’il ne sait pas, car depuis vingt ans les occasions ne lui ont pas manqué pour montrer son savoir. Mais il donne à toutes ses figures un véritable intérêt par la manière merveilleuse dont il les éclaire. Dans l’l’Interrogatoire de Girolamo Savonarola, dans la Célébration de la messe à l’autel de Notre-Dame de Bon-Secours, il a épuisé toutes les ressources de son talent. Il n’y a pas une figure dans ces deux toiles qui soit dessinée d’une façon satisfaisante, pas une tête dont le modelé soutienne l’analyse, et pourtant ces deux toiles plaisent et doivent plaire. Pourquoi ? Parce que toutes les figures sont admirablement éclairées, et ce mérite si rare appelle l’indulgence sur les défauts nombreux de l’exécution. Je ne parle pas des autres compositions envoyées cette année par M. Granet, où les défauts que je signale sont encore plus sensibles. L’attention, en se concentrant sur une seule figure, provoque nécessairement un jugement plus sévère.

M. Gendron, qui pour nous est un nom nouveau, a montré dans la Danse des Willis une imagination gracieuse, un véritable talent de composition. Malheureusement l’exécution n’est pas à la hauteur de la pensée. Cette ronde de fées est pleine de charme ; les mouvemens ont la légèreté, l’abandon que le poète se plaît à rêver ; mais ces qualités si précieuses ne suffisent pas pour contenter les regards studieux. Gravées fidèlement, c’est-à-dire dépouillées du charme de cette lumière douteuse où elles sont plongées, réduites à leur valeur linéaire, toutes ces figures mériteraient des reproches nombreux, car elles sont dessinées avec une négligence difficile à comprendre. M. Gendron est trop indulgent pour lui-même, ou se laisse égarer par les applaudissemens de ses amis. Il possède un talent plein de jeunesse et de fraîcheur ; il faut qu’il le féconde, qu’il l’agrandisse par l’étude attentive de la nature et des maîtres qui l’entourent à Florence. Je ne veux pas insister sur les défauts qui déparent l’Ange du Tombeau, du même auteur. Ici l’exécution a complètement trahi la pensée. Le choix des lignes et des tons détruit tout l’intérêt qui pouvait s’attacher à cette conception.

M. Papety ne justifie pas les espérances que le public avait conçues d’après ses débuts. Solon dictant ses lois, Consolatrix afflictorum, déplaisent généralement par l’étrangeté de la couleur, et ne rachètent pas ce défaut par l’élégance et la sévérité du dessin. Dans Solon dictant ses lois, aucune figure n’intéresse. La tête de Solon manque de noblesse ; la figure qui écrit sous sa dictée écoute mal, et le bras droit est dessiné avec mollesse. Quant à la Vierge consolatrice, j’ai peine à comprendre comment M. Papety, après un séjour de cinq ans en Italie, a pu commettre une pareille bévue. A quoi lui ont donc servi les fresques du Vatican et de la Farnesine ? Le ton violet qui domine dans cette composition singulière blesse les yeux les plus indulgens, et force à détourner la tête. Il faut une résolution énergique pour étudier les figures ; mais on a beau faire, et recommencer l’examen à plusieurs reprises, il est impossible de découvrir dans cette toile une qualité sérieuse. Le portrait de M. Vivenel n’est pas d’un aspect séduisant. Les mains et le visage semblent taillés dans le bois. Les plis du front, des joues, des phalanges, sont traités avec une dureté, une sécheresse que la chair vivante ne peut jamais avoir. Toutefois les étoffes et le fond révèlent une main habile. On sent que M. Papety, mieux conseillé, mieux dirigé, moins applaudi surtout, pourrait faire beaucoup mieux qu’il ne fait. Cependant nous devons lui dire qu’il a trop multiplié les détails d’architecture dans le fond de ce portrait. En peinture, il n’y a pas d’effet sans sacrifice ; tous ces détails si habilement traités diminuent l’importance de la tête. Nous souhaitons vivement que M. Papety, éclairé par l’échec de cette année, s’engage dans une meilleure voie, et mette plus de goût et d’élégance dans ses prochaines compositions.

S’il fallait juger l’école de Dusseldorf d’après l’Ecce homo de M. Schadow, la conclusion serait sévère. Nous ne voulons pas déterminer la valeur de toute une école sans autre renseignement que cette toile. Nous nous bornons à dire que l’Ecce homo de M. Schadow est d’une médiocrité incontestable ; c’est une figure de carton frottée d’ocre, dessinée avec un sans-façon qui ne serait pas admis chez un débutant, et que je ne puis guère comprendre dans un maître, car à Dusseldorf M. Schadow est une autorité. Nous aimons à penser qu’il justifie sa renommée par des œuvres supérieures à son Ecce homo. Il y a dans le fond de ce tableau un jet d’eau qui sans doute doit avoir un sens symbolique. Je déclare humblement n’avoir pas réussi à saisir la clé de ce mystère. La tête est sans expression, la poitrine n’est pas modelée ; il est donc impossible de ne pas proclamer la médiocrité absolue de cet Ecce homo.

Une Fête bourgeoise au dix-septième siècle, de M. H. Leys, d’Anvers, est une œuvre laborieuse et sans charme. L’exécution est lourde, pénible, et révèle partout les efforts de l’auteur. Les figures manquent de vie, et, si c’est là une fête, au moins devons-nous dire que c’est une fête sans joie, sans plaisir et sans mouvement. M. Van Hove fils, de La Haye, a montré dans son Rembrandt plus d’habileté, plus de pratique. Toutefois il est évident que le sujet choisi par M. Van Hove ne comportait pas d’aussi grandes dimensions. C’est une donnée du genre anecdotique et que l’auteur aurait dû traiter dans un cadre beaucoup plus petit. Les figures ne sont pas très animées, et l’architecture laisse beaucoup à désirer sous le rapport de la perspective ; malgré ces défauts, je préfère le Rembrandt de N. Van Hove à la Fête de M. Leys. On pourrait demander de bonne foi pourquoi ces tableaux nous viennent d’Anvers et de La Haye ; mais ce serait une question indiscrète.

Une Fouille dans la campagne de Rome, de M. Charles Nanteuil, offre plusieurs parties étudiées avec soin. Le paysage a de la profondeur, le pin qui occupe le milieu de la toile est élégant et d’un bon dessin. Les tronçons de colonne ne paraissent pas avoir une solidité suffisante. Les buffles tirent bien, et le cavalier qui les anime est plein de vigueur. Malgré toutes ces qualités, la composition de M. Nanteuil ne présente pas tout l’intérêt qu’elle aurait certainement, s’il eût adopté un parti plus franc, s’il eût subordonné le paysage aux figures ou les figures au paysage. L’attention indécise se partage entre le paysage et les figures, ce qui est un grave inconvénient.

Deux petites toiles de M. Alfred Arago se recommandent par le mérite de la simplicité. La Récréation de Louis XI est une composition qui s’explique bien, dont l’exécution pourrait être plus serrée, plus complète, mais qui cependant n’offre pas d’incorrection grave. Les Moines attendant une audience du pape près d’un des escaliers intérieurs du Vatican sont très heureusement éclairés. Il faut regretter que l’auteur n’ait pas pris la peine de modeler les têtes qu’il avait si bien groupées ; il s’est contenté de les indiquer, et ne leur a pas donné la forme et l’épaisseur qu’elles doivent avoir. Néanmoins ces deux petites toiles sont un début d’heureux augure, et nous espérons que M. Alfred Arago se montrera désormais plus sévère pour lui-même et ne se contentera plus d’une exécution incomplète.

Une Halte dans les Basses-Pyrénées, de M. Édouard Hédouin, offre des personnages habilement groupés. On pourrait demander aux terrains plus de solidité. Toute la partie lumineuse du tableau se comprend à merveille ; mais les rochers placés à gauche ne sont pas modelés avec assez de précision et nuisent à l’effet des figures par la mollesse de leurs contours,

La reine Victoria dans le salon de famille au château d’Eu, de M. E. Lami, ne se recommande ni par l’éclat de la couleur, ni par la vivacité des physionomies ; mais on ne peut nier que les personnages ne soient disposés habilement. J’ai entendu louer la ressemblance de la plupart des têtes. Sur ce point délicat, d’ailleurs parfaitement étranger à la peinture, je ne me permettrai pas d’avoir un avis, et je confesse humblement mon incompétence. Je ne sais pas non plus si tous les costumes sont copiés fidèlement. Quelle que soit, à cet égard, l’opinion des témoins, je me borne à dire que le tableau de M. Lami, quoique traité avec une adresse à laquelle l’auteur nous a depuis long-temps habitués, n’a rien de séduisant. A quoi faut-il attribuer la tristesse qui règne dans toute la composition ? Si je ne me trompe, cela tient surtout à ce que les figures manquent de relief et de solidité. Il est possible que l’œuvre de M. Lami plaise par son exactitude, mais elle manque de vie.

Le Salon du château de Windsor et la Réunion en famille dans la galerie Victoria au château d’Eu, de M. F. Winterhalter, sont tout simplement de la peinture de décoration. Si l’auteur a voulu faire un fond de scène, un panneau de salle à manger, nous sommes prêt à reconnaître qu’il a montré un savoir très suffisant pour ces sortes de besogne ; mais s’il croit, s’il prétend avoir peint deux tableaux, s’il veut être pris au sérieux, nous sommes forcé de déclarer qu’il a commis une lourde méprise. Dans le Salon du château de Windsor, dans la Galerie du château d’Eu, il n’y a pas une tête, pas une main dont le dessin ne fît honte à un élève qui voudrait entrer en loge. Il est impossible de pousser plus loin l’ignorance ou le mépris de la forme. En revanche, les vêtemens sont traités avec un aplomb, une sécurité, qui suffiraient peut-être pour faire le succès d’une enseigne, mais qui ne sont dans un tableau qu’un mérite très secondaire. Il ne manque à ces habits, à ces robes de cour, pour contenter l’œil du connaisseur, qu’une seule chose, une chose, à la vérité, assez importante, des corps vivans pour les porter. Sur la foi du Décaméron, on s’est mis à prôner M. Winterhalter comme un peintre appelé aux plus hautes destinées. Dans cette vignette mal dessinée, on a voulu trouver l’étoffe d’un Titien, d’un Van-Dyck. J’aime à croire que M. Winterhalter n’a pas pris cet engouement au sérieux. Toutefois il agit comme s’il était de l’avis du public. Il multiplie ses œuvres avec un sans-façon, une négligence dédaigneuse dont le public n’a pas le droit de se plaindre, digne fruit des applaudissemens insensés prodigués au Décaméron. Il nous semble que M. Winterhalter n’a pas dégénéré ; il n’a pas changé de route. Il produit plus vite, il produit davantage, mais il n’a pas varié, il est demeuré comparable à lui-même. Le portrait du roi, dont l’incorrection et la gaucherie seraient difficilement dépassées, ne doit étonner que ceux qui manquent de mémoire. Quant à ceux qui se souviennent du portrait de la duchesse d’Orléans, le portrait du roi ne les a pas surpris. Il est vrai que le portrait du roi n’est pas d’aplomb, il est vrai que les jambes et le corps ont une forme dont on chercherait vainement le modèle, que la tête n’a pas d’épaisseur, que les mains ne pourraient saisir et soulever une plume ; mais, franchement, le portrait de la duchesse d’Orléans valait-il beaucoup mieux ?

Le roi offrant à la reine Victoria deux tapisseries des Gobelins au château d’Eu fait honneur au talent facile et gracieux de M. Tony Johannot. Les personnages sont groupés avec bonheur, et l’auteur a su tirer bon parti du costume moderne, ce qui, à notre avis, n’est pas un mérite sans importance. Toutes les figures ont de la noblesse ou de l’élégance, et l’ensemble du tableau offre tout l’intérêt qu’on pouvait attendre d’une pareille scène.

Entre les douze portraits de M. Perignon, je choisis celui de Mlle F… comme le type achevé de sa manière, comme le résumé complet de son savoir. Certes, il est difficile de trouver un modèle plus riche, plus séduisant, dont les lignes offrent au pinceau une plus digne occasion de s’exercer. Quel parti pourtant M. Perignon a-t-il su tirer de ce modèle ? La tête n’est pas modelée, le cou est mal attaché ; quant à la forme du bras droit, elle a au moins le mérite de l’originalité. Le peintre a supprimé les os du poignet, de son autorité privée ; le coude est à peine indiqué, si bien que le bras tourne autour du corps comme un chiffon. La robe, je l’avoue, n’est pas traitée sans habileté, ou plutôt est ébauchée avec adresse ; mais qu’y a-t-il sous cette robe ? Est-ce un corps vivant ? Assurément non : c’est une étoffe gonflée de vent qui ne laisse deviner ni la hanche, ni la cuisse. De tout cela, que faut-il conclure ? C’est que le portrait de Mlle F… ne supporte pas l’analyse. La mode avait pris M. Perignon sous sa protection et l’avait élevé ; la mode l’abandonnera, et il tombera bientôt dans un juste oubli.

M. Édouard Heuss paraît, je crois, au Louvre pour la première fois. Le portrait de M. Guizot et de S. A. R. Mme Adélaïde ne sont pas d’heureux débuts. L’auteur paraît exceller surtout dans l’art d’imprimer à ses modèles un cachet de vulgarité. Tout le monde connaît le beau portrait de M. Guizot si habilement gravé par M. Calamatta, d’après M. Paul Delaroche. M. Heuss a si bien défiguré la tête de M. Guizot, que, sans le secours du livret, il serait impossible de le reconnaître. Il a rétréci l’orbite, abaissé le front, raccourci l’axe du visage ; il a donné aux chairs le ton de l’ivoire enfumé. Entre ses mains, la tête de M. Guizot est devenue une chose sans nom dont la critique ne devrait pas s’occuper, si la laideur singulière de cette toile ne contrastait assez tristement avec les éloges décernés à l’auteur avant l’ouverture du salon.

Le portrait de M. Granet, par M. L. Cogniet, rappelle d’une façon si frappante le ton des figures peintes par M. Granet, qu’il y a sans doute dans cette imitation une respectueuse flatterie. Il semble que M. Cogniet ait emprunté, pour peindre ce portrait, la palette où M. Granet a trouvé son Savonarola. C’est la même raideur, la même absence de modelé ; il n’y a qu’une chose que M. Cogniet n’a pas su emprunter à son modèle, c’est l’emploi de la lumière. On se demande comment un peintre, qui n’en est pas à ses débuts, a pu exposer au Louvre une pareille ébauche. La flatterie que je crois deviner dans ce portrait ne suffit pas pour intéresser le public ; fausse ou vraie, ma conjecture ne saurait absoudre la négligence avec laquelle sont traitées toutes les parties du visage.

Parmi les quatre portraits de M. Hippolyte Flandrin, il y en a un qui se distingue par une rare habileté. Je veux parler d’une femme vêtue de noir, reléguée, je ne sais pourquoi, au fond de la grande galerie. On pourrait demander à cette toile une couleur plus riche ; mais il est impossible de ne pas admirer le savoir consommé avec lequel M. Flandrin a modelé le visage et les mains. Les yeux sont enchâssés avec une fermeté magistrale, et regardent bien. La main gauche, qui passe sous le coude du bras droit, est dessinée avec une rare élégance. En un mot, c’est une œuvre pleine d’excellentes qualités.

Il y a beaucoup à louer dans un portrait de femme de M. Amaury Duval. La tête et les mains sont dessinées habilement ; mais c’est une idée malheureuse que d’avoir placé le visage de profil comme un médaillon, d’autant plus que le visage manque de relief. Quant au choix de la robe, c’est une méprise que rien ne saurait excuser. Le ton bleu de cette robe a quelque chose de si criard, qu’il enlève à ce portrait la meilleure partie de sa valeur.

Mme L. de Mirbel a quelquefois envoyé au Louvre des miniatures supérieures à celles de cette année. Dans ses deux portraits de jeunes femmes, les bras ont une forme inacceptable, et nous estimons trop haut le talent de l’auteur pour ne pas le juger avec une sévérité absolue. Toutefois, si Mme de Mirbel est cette année inférieure à elle-même, elle n’en conserve pas moins le rang qu’elle a conquis par ses études persévérantes.

La popularité de M. Gudin est aujourd’hui sérieusement menacée, et, selon nous, c’est justice. M. Gudin, en effet, a tant abusé de la faveur publique, il a tellement exagéré les défauts qui déparaient ses meilleurs ouvrages, il a traité son art avec une telle insouciance, il semble attacher si peu de prix à l’approbation des esprits distingués, que l’indifférence est, de la part de la foule, une sorte d’amende honorable à laquelle nous ne pouvons qu’applaudir. M. Gudin avait reçu du ciel des dons heureux dont il n’a pas su profiter, qu’il n’a pas fécondés par l’étude. Il s’est fié sans réserve à la dextérité de son pinceau, et il a négligé obstinément de consulter la nature. Il s’est fait à son usage un ciel, une mer, un soleil, une brume dont le modèle ne se trouve nulle part, dont il porte le type en lui-même, et il a multiplié les exemplaires de ce type singulier au point de fatiguer la patience publique et de produire la satiété. Les nombreuses toiles qu’il nous montre cette année ne sont ni pires ni meilleures que les toiles signées de son nom il y a dix ans. C’est toujours la même facilité, la même insignifiance. Bientôt, nous l’espérons, il passera de l’indifférence à l’oubli qu’il a si bien mérité.

Nous ne pouvons passer sous silence un Site d’Italie de M. Watelet. L’auteur nous dit qu’il a composé son tableau d’après des études faites à Civita-Castellana. En vérité, ce n’est pas la peine de passer les Alpes pour rapporter de pareilles compositions. Montmartre et la plaine Saint-Denis suffisent amplement. La vue de Saint-Germain et de Ville-d’Avray serait de trop. Avant d’interroger l’Italie, qu’il ne comprend pas, M. Watelet jouissait en paix d’une petite réputation bourgeoise. Il était applaudi presque autant que MM. Bidault et Bertin. Je crains fort qu’il n’ait aventuré son nom en visitant l’Italie. Quoique sa peinture n’ait rien de commun avec le paysage, je lui conseille, dans son intérêt, de s’en tenir à sa première manière.

Les ruines de Balbek, de M. Jules Coignet, doivent plaire singulièrement aux jeunes filles qui commencent l’étude de la peinture. Tout est neuf, luisant, épousseté, dans cette toile endimanchée. Ce n’est pas là l’Orient de Decamps, de Marilhat. Les terrains, les ruines, le ciel, se présentent dans une toilette décente. A la bonne heure ! voilà ce qui s’appelle savoir vivre. Ne me parlez pas de ces artistes entêtés qui tiennent à nous montrer l’Orient tel qu’il est. Ils manquent de goût et de bon sens, ils ne comprennent pas les exigences légitimes d’une société civilisée. Ils ôteraient l’envie de voyager aux esprits les plus intrépides. M. Jules Coignet se met à la tête d’une réaction salutaire. Son tableau, il est vrai, intéressera médiocrement ceux qui aiment la peinture, mais il plaira, j’en suis certain, à tous ceux qui aiment à lire l’histoire de France en madrigaux.

Les deux paysages de M. Cabat sont loin de valoir ses premiers ouvrages, quoiqu’ils se recommandent d’ailleurs par d’incontestables qualités. Ils n’ont ni la grace, ni la naïveté de ses premières études ; on y sent trop le désir de lutter avec Poussin. Un Ruisseau à la Judie (Haute-Vienne) offre un contraste fâcheux entre le style et le sujet. La première manière de M. Cabat, celle qui lui appartient vraiment, convenait merveilleusement à cette donnée. Ici les tons de Poussin étaient sans application, et la composition est froide malgré l’habileté de l’auteur. Je préfère le Repos, vue prise sur les bords d’un fleuve. On peut reprocher un peu de lourdeur aux arbres du premier plan. L’air ne circule pas dans les branches ; mais le fond est charmant, lignes et couleurs. Que M. Cabat retourne à sa première manière, qu’il renonce à l’imitation des maîtres dont le style ne convient pas à la nature de son talent, et il retrouvera bientôt la faveur qu’il avait si légitimement conquise.

Une Vue prise dans la forêt de Fontainebleau, de M. Corot, intéresse par le choix du site, par l’élégance majestueuse des lignes. On souhaiterait plus de solidité dans les terrains, dans les rochers, dans le tronc de l’arbre qui occupe le premier plan. Ce défaut n’est pas nouveau chez M. Corot. Toutefois il est impossible de contempler sans plaisir cette composition, qui révèle chez l’auteur un esprit indépendant. Son pinceau n’a pas rendu fidèlement toute sa pensée ; mais il est évident que l’auteur n’a pas consulté les traditions de l’école, et qu’il a reproduit librement ce qu’il avait librement choisi. C’est un mérite dont il faut lui tenir compte.

Le talent de M. Aligny est demeuré ce qu’il était il y a quinze ans. Dans une Vue prise à la Serpentara, dans une villa italienne, il a traité tous les détails avec une précision qui dégénère souvent en sécheresse. Il ne sait pas s’arrêter à temps. Avec moins d’efforts, il obtiendrait un effet plus sûr. M. Aligny est un artiste sérieux, plein de science et de bon vouloir, dont les œuvres plairaient davantage, s’il consentait à sacrifier les parties secondaires pour appeler, pour concentrer l’attention sur les parties principales. Il arriverait ainsi à l’intérêt par la variété.

Dans une Vue prise à Saint-André (Ain), M. Achard a montré qu’il sait copier habilement ce qu’il voit. Il y a de la vérité dans la forme et le ton de ses terrains. Ce qui manque à cette toile, c’est l’intérêt. Le talent d’exécution que l’auteur possède ne demanderait qu’à être appliqué dans de meilleures conditions. Le sujet qu’il a choisi a le double inconvénient de ne pas offrir un ensemble de lignes harmonieuses et de ne pas se prêter par son importance à de grandes dimensions. Je ne parle pas des autres compositions de M. Achard, qui donneraient lieu aux mêmes remarques.

La Vallée de Chevreuse et la Coupe de bois, de M. Troyon, offrent plusieurs détails étudiés avec soin, mais il n’y a dans ces toiles ni grandeur ni fermeté. On y sent le désir plutôt que la faculté de lutter avec la nature. Plantes et terrain, tout est traité avec la même timidité. M. Troyon ne comprend que la moitié de sa tâche ; il s’efforce de copier ce qu’il voit, et ne paraît pas même entrevoir la nécessité d’imprimer à ses compositions le cachet de sa pensée, de sa volonté. Ses efforts méritent d’être encouragés ; mais il se trompe étrangement, s’il croit que le devoir du paysagiste se réduise exclusivement à l’imitation de l a nature.

Tous les tableaux de M. Thuillier ont l’air d’être peints sur porcelaine. Une Vue prise à Mustapha-Supérieur, près d’Alger, la Route d’Alger à la Kasbah, la Vallée de Gapeau en Provence, le Pont de Saint-Bénézet à Avignon, le Ravin de Thiers (Puy-de-Dôme), tout a pour lui le même aspect, la même couleur. Ses voyages en Italie, en Provence, en Afrique, n’ont pu modifier l’inaltérable uniformité de sa peinture. Il semble qu’il recommence éternellement le même tableau. Il n’est pas un coin où l’on puisse découvrir un grain de poussière, un brin d’herbe agité par le vent, une pierre noircie par la pluie. Il est difficile de rêver une peinture plus monotone, plus inanimée. C’est la perfection de la nullité.

M. Wyld a peint avec une rare finesse la Terrasse du couvent des capucins à Sorrente, la Villa-Reale à Naples, une Vue de Florence, une Vue prise à Amsterdam ; il est impossible de ne pas admirer la précision des détails, qui ne trouble aucunement l’unité harmonieuse de la composition. Je regrette seulement que M. Wyld n’ait pas modifié la lumière selon les climats.

J’avais entendu vanter M. Verboeckhoven. On disait qu’il avait retrouvé le secret de Wouvermans et de Paul Potter. Quelle a été ma surprise en voyant à quoi se réduit ce talent prodigieux ! Les paysages de M. Verboeckhoven n’ont rien qui justifie toutes ces fanfares. La couleur est terne, la composition froide, le dessin plus qu’ordinaire. Je me suis vainement efforcé de découvrir le mérite mystérieux qui a pu appeler l’attention sur l’auteur. Les animaux placés dans ces paysages, dont on avait fait tant de bruit, manquent de vie et de mouvement. Je crois donc que cette renommée, élevée par un caprice de la mode, n’aura pas une longue durée.

Ici se termine la première partie de notre tâche. La série d’opinions que nous avons émises pourra paraître à quelques-uns de nos lecteurs, entachée d’une excessive sévérité. Dans le temps où nous vivons, la louange est tellement prodiguée, que la franchise passe facilement pour injustice. Toutefois nous avons la ferme confiance que la plupart de nos jugemens seront acceptés et ratifiés par les esprits sérieux. Nous avons dit sans ménagement toute notre pensée sur les tableaux exposés au Louvre ; mais nous sommes loin de considérer les dix-huit cents toiles du salon comme résumant l’état de l’école française. Plus d’un nom célèbre a manqué à l’appel. MM. Ingres et Delaroche, MM. Paul Huet, Jules Dupré, Rousseau, E. Isabey, n’ont rien envoyé. Pour apprécier avec une entière équité l’état de l’école française, il faudrait parler des grands travaux de peinture monumentale exécutés à Dampierre par M. Ingres, à la chambre des pairs par M. Eugène Delacroix, à Saint-Germain-des-Prés par M. Hippolyte Flandrin. À cette condition seulement, il serait possible de prononcer un jugement général. Bientôt, nous l’espérons, il nous sera permis d’entretenir le public de ces travaux importans, et de tempérer par des louanges méritées la rudesse involontaire des pages qui précèdent.

Dans un prochain article, nous parlerons de la sculpture.


GUSTAVE PLANCHE.