Le Sacre de Paris (1871)

Le Sacre de Paris : strophes dites par Mlle Agar, de la Comédie-Française
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 3-np).


LECONTE DE LISLE



LE

SACRE DE PARIS

STROPHES
dites par Mlle Agar, de la Comédie-Française



PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
47, PASSAGE CHOISEUL, 47

1871



LE

SACRE DE PARIS





O Paris ! c’est la cent deuxième nuit du siége,
          Une des nuits du grand Hiver.
Des murs à l’horizon l’écume de la neige
          S’enfle et roule comme une mer.

Mâts sinistres dressés hors de ce flot livide,
          Par endroits, du creux des vallons,
Quelques grêles clochers, tout noirs sur le ciel vide,
          S’enlèvent, rigides et longs.


Là-bas, palais anciens semblables à des tombes,
          Bois, villages, jardins, châteaux,
Effondrés, écrasés sous l’averse des bombes,
          Fument au faîte des coteaux.

Dans l’étroite tranchée, entre les parois froides,
          Le givre étreint de ses plis blancs
L’œil inerte, le front blême, les membres roides,
          La chair dure des morts sanglants.

Les balles du Barbare ont troué ces poitrines
          Et rompu ces cœurs généreux.
La rage du combat gonfle encor leurs narines;
          Ils dorment là, serrés entre eux

L’âpre vent qui franchit la colline et la plaine
          Vient, chargé d’exécrations,
De suprêmes fureurs, de vengeance et de haine,
          Heurter les sombres bastions.


Il flagelle les lourds canons, meute geante
          Qui veille, allongée aux affûts,
Et souffle par instants dans leur gueule béante
          Qu’il emplit d’un râle confus.

   gronde sur l’amas des toits, neigeux décombre,
          Sépulcre immense et déjà clos,
Mais d’où montent encor, lamentables, sans nombre,
          Des murmures faits de sanglots ;

Où l’enfant glacé meurt aux bras des pâles mères,
          Où, près de son foyer sans pain,
Le père, plein d’horreur et de larmes amères,
          Étreint une arme dans sa main.

Ville auguste, cerveau du monde, orgueil de l’homme,
          Ruche immortelle des esprits,
Phare allumé dans l’ombre où sont Athène et Rome,
          Astre des nations, Paris !


O nef inébranlable aux flots comme aux rafales,
          Qui, sous le ciel noir ou clément
Joyeuse, et déployant tes voiles triomphales,
          Voguais victorieusement !

La foudre dans les yeux et brandissant la pique,
          Guerrière au visage irrité,
Qui fis jaillir des plis de ta toge civique
          La victoire et la liberté !

Toi qui courais, pieds nus, irrésistible, agile,
          Aube d’un monde rajeuni !
Qui, secouant les rois sur leur tréteau fragile,
          Chantais, ivre de l’infini !

Nourrice des grands morts et des vivants célèbres,
          Vénérable aux siècles jaloux,
Est-ce toi qui gémis ainsi dans les ténèbres,
          Et la face sur les genoux ?


Vois ! la horde au poil fauve assiége ces murailles !
          Vil troupeau de sang altéré,
De la sainte patrie ils mangent les entrailles,
          Ils bavent sur ton sol sacré !

Tous les loups d’outre-Rhin ont mêlé leurs espèces,
          Vandale, Germain et Teuton ;
Ils sont tous là, hurlant de leurs gueules épaisses,
          Sous la lanière et le bâton.

Ils brûlent les moissons, rasent les citadelles,
          Changent les villes en charnier,
Et l’essaim des corbeaux retourne à tire-d’ailes,
          Pour être venu le dernier !

O Paris, qu’attends-tu ? La famine ou la honte ?
          Furieuse, et cheveux épars,
Sous l’aiguillon du sang qui dans ton cœur remonte
          Va ! Bondis hors de tes remparts.


Enfonce cette tourbe horrible où tu te rues !
          Frappe, redouble, saigne, mords !
Vide sur eux palais, maisons, temples et rues :
          Que les vivants vengent les morts !

Non, non ! Tu ne dois pas tomber, ville sacrée,
          Comme une victime à l’autel ;
Non, non, non ! Tu ne peux finir, désespérée,
          Que par un combat immortel.

Sur le noir escalier des bastions qu’éventre
          Le choc rugissant des boulets,
Lutte et rugis aussi, lionne au fond de l’antre,
          Dans la masure et le palais.

Dans le carrefour plein de cris et de fumée,
          Dans le parc, la tour, le clocher,
Arbore sur ton front l’auréole enflammée
          De l’inoubliable bûcher !


Consume tes erreurs, tes fautes, tes ivresses,
          À jamais, dans ce feu si beau,
Pour qu’éternellement, Paris, tu te redresses,
          Impérissable, du tombeau !

Pour que l’homme futur, ébloui dans ses veilles
          Par ton sublime souvenir,
Raconte à d’autres cieux tes antiques merveilles
          Que rien ne pourra plus ternir ;

Et saluant ton nom, adorant ton génie,
          Quand il faudra briser des fers,
Offre ta libre gloire et ta grande agonie
          Comme un exemple à l’univers.


Janvier 1871.


Achevé d’imprimer
LE 10 JANVIER MIL HUIT CENT SOIXANTE-ONZE
PAR J. CLAYE
POUR A. LEMERRE, LIBRAIRE
A PARIS