LE ROMAN FRANÇAIS[1]

IX.[2]
LES ÉGOTISTES RENÉ, ADOLPHE, OBERMANN

Lorsque nous avons donné, à ce type si original et si nouveau, son nom germanique en l’appelant la belle âme, il est clair qu’en parlant de la belle âme de Corinne ou de Bettina d’Arnim, nous ne prenions pas ce mot dans le sens général où l’on peut dire que Socrate, par exemple, et Epaminondas furent des belles âmes.

C’est en Allemagne peut-être que Corinne a eu le plus de sœurs et de cousines ; car l’Allemagne est le pays qui ressentit le plus fortement le contre-coup de la Révolution française ou, pour mieux dire, l’esprit nouveau qui enfanta cette Révolution, se manifesta également de l’autre côté du Rhin sous des formes appropriées au génie germanique, si bien que les mêmes phénomènes moraux et intellectuels se produisirent simultanément dans les deux pays. Et comme preuve de cette sympathie presque magnétique qui existait entre les deux nations, on peut alléguer que les grands penseurs allemands contemporains de la Révolution française en ont mieux défini le génie qu’elle n’était en état de le faire elle-même. Aussi n’est-il pas étonnant que l’année même où Mme de Staël publiait Corinne, un philosophe allemand fit le premier la théorie de cette noble maladie ; laquelle s’acclimata si bien en Allemagne qu’on lui créa un nom et, avec ce nom, plusieurs dérivés, comme celui de Schönseligkeit qui signifie : la tendance à se considérer comme une belle âme et à se traiter en conséquence.

Il existe un second type né dans les mêmes circonstances, et qui a été peint au commencement du XIXe siècle, dans des romans qui ne risquent pas de mourir, parce qu’indépendamment du mérite de leurs auteurs, ils seront toujours intéressans à consulter en leur qualité de témoins parlans d’une importante époque de l’esprit humain. Ce dernier type, nous le nommerons l’égotiste, désignation qui a l’avantage de s’expliquer elle-même. Seulement, comme la belle âme, l’égotiste n’est un type nouveau que dans le sens particulier où nous avons pris le mot. L’égotisme serait de tous les temps, si on le confondait avec l’égoïsme ; car rien de plus éternel que l’égoïsme ! Mais l’égotisme n’est pas l’égoïsme. L’égoïsme est tout simplement un vice du cœur, l’égotisme est le résultat d’un tour particulier de l’esprit, produit ou développé par certaines circonstances.

L’égotiste peut n’être pas égoïste ; il peut être généreux, bienfaisant, charitable, mais il n’en sera pas moins un égotiste ; c’est-à-dire un être d’exception, qui a été jeté dans un autre moule que les Nombreux, qui a été pétri d’un autre limon ; et qui a le sentiment profond de ce qu’il y a en lui d’exceptionnel, qui, par suite, se sent destiné à l’isolement, incapable de lier un étroit commerce avec les hommes, lesquels ne peuvent sentir ni penser comme lui ; et qui leur dit, avec un orgueil superbe : Voilà ce que je suis, voilà ce que vous êtes ; que peut-il y avoir entre vous et moi ?

Remarquez à ce propos qu’il y a déjà un fond d’égotisme secret dans la belle âme, qui est aussi un être d’exception qui s’est fait un idéal à sa ressemblance. Et quand le monde lui dit : Si vous tenez tant à votre idéal, c’est qu’il vous ressemble ; le monde a raison. L’idéal de la belle âme, je le répète, c’est son propre caractère transfiguré, glorifié, entouré d’une auréole. Et on peut dire de la belle âme ce que Marivaux disait de certains prédicateurs : qu’ils se prêchent eux-mêmes en prêchant l’Évangile.

Regardez passer Corinne sur son char traîné par quatre chevaux blancs. Elle est vêtue comme la sibylle du Dominicain ; un schall des Indes autour de sa tête ; elle porte une robe blanche qui laisse à découvert ses bras d’une éclatante beauté, — Mme de Staël tenait à la beauté de ses bras et elle a communiqué cette faiblesse, si c’en est une, à son héroïne ; — le front rayonnant, le regard inspiré, on dirait une prêtresse d’Apollon s’avançant vers le temple du Soleil. Et la foule qui remplit les rues de Rome et qui se presse sur son passage, s’écrie : Vive Corinne ! Vive le génie ! Vive la beauté !… Et on s’apercevait bien, dit Mme de Staël, que Corinne était contente d’être admirée. Ici se trahit cette complaisance secrète qu’a la belle âme pour elle-même. Mais cette personnalité qui est en elle, se dissimule ou, du moins, elle n’a rien d’âpre, ni de méprisant. Car le tempérament de la belle âme est un mélange de délicatesse et de tendresse ; elle est aimante ; elle éprouve l’invincible besoin d’aimer, de se donner, de répandre autour d’elle les trésors de son génie et de son cœur, de communiquer à ce qui l’entoure comme un reflet de sa beauté. La belle âme aspire à devenir la monade centrale d’un tourbillon, un soleil entouré de ses planètes auxquelles il ne marchanderait pas sa lumière et sa chaleur.

Et en même temps, la belle âme est portée aux illusions. Elle est jeune, elle reste longtemps jeune ; elle a de la naïveté, de la candeur ; l’expérience ne l’instruit pas. Elle se persuade que, si le monde la repousse, c’est le résultat d’un malentendu. Comment peut-on repousser son bonheur ! La conversion du monde ! voilà le rêve que poursuit obstinément la belle âme. Et cette illusion, qui lui est si chère, qui est sa vie, ce n’est qu’après avoir tout essayé qu’elle y renoncera ; et du même coup elle renoncera à se sentir vivre. Supposons le même idéalisme allié à un autre tempérament ; supposons une âme qui n’est pas naturellement tendre et aimante ; et qui, elle aussi, nourrit un idéal qui fait tout son être, mais qui, voyant dès le début les hommes tels qu’ils sont, renonce à leur prêcher l’idéalisme ; et qui sent sa solitude et l’impossibilité où elle est d’en sortir, et qui proclame orgueilleusement cette solitude, comme une marque éclatante de sa grandeur et de sa supériorité, et nous aurons l’égotiste, que nous pourrons appeler tour à tour René, Adolphe ou Obermann Et dans ces trois variétés du même type, se trouvent les rêves, les passions et les ennuis à l’usage de l’égotisme.

Il faut d’abord se bien représenter l’époque où parurent ces trois romans nés dans les premières années du XIXe siècle. La plus idéaliste des révolutions aboutit, comme il arrive toujours, à un compromis, car c’est là la loi de l’histoire. Elle aboutit à un compromis entre le passé et l’avenir. Napoléon Ier ne représente pas autre chose que ce compromis ; c’est-à-dire la restauration du principe monarchique et des institutions qui lui servent d’appui, mais conciliée avec l’esprit nouveau, et sauvegardant quelques-unes des conquêtes de la Révolution. Napoléon Ier, c’est la royauté reposant sur l’égalité politique et l’égalité civile ; la royauté épousant en secondes noces la démocratie. C’est en lisant un admirable fragment des œuvres posthumes de M. de Tocqueville, consacré à peindre l’état moral de la France sous le Directoire, qu’on comprend le mieux ce qu’il y eut de nécessaire dans l’avènement de la nouvelle dynastie. Cet avènement fut béni des Nombreux, il répondait à tous leurs désirs, à leur bon sens qui comprenait qu’il était certains résultats de la Révolution acquis désormais à l’histoire, et sur lesquels, bon gré, mal gré, il n’y avait pas à revenir. Ces résultats étaient consacrés par le grand homme qui mettait fin du même coup aux déchiremens intérieurs, aux désordres, à l’anarchie. Les Nombreux respiraient. La Révolution avait prétendu les gouverner par la terreur et par l’enthousiasme, régime qui ne leur convient guère et qui, à la longue, leur fait horreur.

D’ailleurs, grâce à leur pénétration naturelle, ils avaient découvert que quelques-uns des grands mots avec lesquels on essayait de faire vibrer les cordes de leurs nerfs, n’étaient qu’un moyen employé par des ambitieux avides de pouvoir et qui comptaient sur la candeur d’autrui pour couvrir de formules pompeuses leurs vues personnelles et très intéressées. Ce qu’il fallait à tout prix au peuple français, c’était l’ordre et la paix, un gouvernement fort, capable de résister également aux réactions imprudentes et aux entreprises des novateurs et des tribuns ; c’était un compromis, un compromis approuvé par le bon sens, favorable aux intérêts du plus grand nombre, et placé sous la garde d’une volonté et d’une épée ; et le compromis, la volonté, l’épée, le grand homme leur assurerait tout cela.

Voilà donc les Nombreux satisfaits. Mais en face d’eux, que devient le petit troupeau des idéalistes, de ceux qui, quelles que fussent leurs opinions, sentaient en eux le tempérament révolutionnaire ; de ceux à qui la Révolution avait appris à aspirer à tout, à prétendre à tout, à tout espérer, à tout vouloir ? Il faut une foi à ces idéalistes, une foi enthousiaste. Et désormais à quoi peuvent-ils croire ? Le passé, le présent, l’avenir, ils ne trouvent, rien où ils se puissent prendre, rien à quoi leur âme veuille se donner. Le passé ! C’en est fait. Les vieilles traditions sont mortes ; la tempête révolutionnaire les a dispersées et mises en pièces. On ne peut aimer de toute son âme que ce que l’on croit éternel. Et le moyen de croire à l’éternité de ce qu’on a vu disparaître en un jour. Le nouveau maître de la France relève bien le trône et l’autel. Mais cette restauration a des mobiles utilitaires. On ne croit plus au droit divin, on rétablit seulement des institutions qu’on juge nécessaires au bon ordre de la société. Et c’est bien ainsi que l’entendent les nombreux. Le gouvernement et la religion sont à leurs yeux une sorte de société d’assurances qui leur ouvre l’avenir et la tranquille jouissance de leurs biens : Et voilà un genre d’enthousiasme qui fait horreur à l’idéaliste ; il ne peut partager cette dévotion, et si son penchant le porte à adorer les dieux du passé, il n’entrera pas dans les temples nouveaux où on les sert, il ira les adorer à l’écart, dans quelque vieille chapelle ruinée, dont un lierre grimpant a presque obstrué l’entrée. Et s’il se tourne du côté de l’avenir, qui trouve-t-il qui réponde à ses instincts ? Il voit que le résultat de tant d’efforts n’a mené qu’à un compromis, et rien ne répugne davantage à un idéaliste. Tout ou rien, est sa devise. L’idéal a prouvé son impuissance ; il a fait banqueroute, son royaume n’est pas de ce monde. Et ceux qui y croient, qui sont hantés de ce rêve et qui ne peuvent y renoncer, sont isolés ici-bas ; car ils ne trouvent rien, ni dans les choses, ni dans les hommes, qui corresponde à leur chimère. Et nos idéalistes se sentent seuls. Ils vivent dans une société égalitaire où tous les groupes naturels ont été détruits et qui, pour les achever, leur dit : « Va où tu veux, fais ce que tu veux, tu es libre, tu peux arriver à tout, tu n’as qu’à vouloir et à pouvoir. Tu n’as point de place fixe, tu auras celle que te feront tes talens, ta volonté. »

Mais l’idéaliste se rend compte que cette invitation est un leurre et que les habiles seuls en profitent, et il ne sait que faire de cette liberté qui lui est donnée. Il ne veut rien, il ne peut rien vouloir, car il voudrait l’infini et il a appris par expérience ce que valent ces volontés-là. Nulle part la jeunesse du commencement du XIXe siècle n’a été mieux peinte que dans le passage suivant d’une Vie de Rollin, de Guéneau de Mussy passage contemporain des romans qui nous occupent !

« Les enfans de cette génération nouvelle, dit-il, portent sur leurs fronts la dureté des temps où ils sont nés. Leur démarche est hardie, leur langage superbe et dédaigneux ; la vieillesse est déconcertée à leur aspect… Génération vraiment nouvelle, et qui sera toujours distincte et marquée d’un caractère singulier qui la sépare des temps anciens et des temps à venir… Déjà ils nous révèlent, malgré eux, toute la tristesse de cette indépendance que l’orgueil avait proclamée au nom de leur bonheur, et rendent témoignage à la sagesse d’une éducation si bien assortie aux besoins de l’homme, qui préparait à l’accomplissement des devoirs par de bonnes habitudes, hâtait le développement de l’intelligence sans le devancer, et retenait chaque âge dans les goûts qui lui sont propres. Ces apparences austères gardaient au fond des cœurs la joie, la simplicité, et une sorte d’énergie heureuse qui doit animer la suite de la vie. Maintenant, le jeune homme, jeté comme par un naufrage à l’entrée de sa carrière, en contemple vainement l’étendue. Il n’enfante que des désirs mourans et des projets sans consistance… Ses goûts et ses pensées, par un contraste affligeant, appartiennent à la fois à tous les âges, mais sans rappeler le charme de la jeunesse, ni la gravité de l’âge mûr. Sa vie entière se présente comme une de ces années orageuses et frappées de stérilité, où l’on dirait que le cours des saisons et l’ordre de la nature sont intervertis, et dans cette confusion, les facultés les plus heureuses se sont tournées contre elles-mêmes.

« La jeunesse a été en proie à des tristesses extraordinaires, aux fausses douceurs d’une imagination bizarre et emportée, au mépris superbe de la vie, à l’indifférence qui naît du désespoir. Ceux mêmes qui ont été assez heureux pour échapper à cette contagion des esprits, ont attesté toute la violence qu’ils ont soufferte. Ils ont franchi brusquement toutes les époques du premier âge, et se sont assis parmi les anciens, qu’ils ont étonnés par une maturité précoce, mais sans y trouver ce qui avait manqué à leur jeunesse. »

Voilà ce qui nous explique la prodigieuse sensation qu’excita la publication de René. Jamais livre ne trouva si bien sa date, son moment. C’était l’œuvre attendue, désirée ; René était le héros que souhaitait cette jeunesse inquiète et désenchantée et qui devait lui rendre le service d’exprimer dans un langage magnifique les désespérances et les ennuis dont elle se sentait tourmentée, et de donner à ses chagrins la consécration glorieuse du génie.

Qu’est-ce donc que René ? On a dit qu’il représente le génie sans volonté. Mais ce n’est pas assez dire. René ne veut rien, non qu’il soit né incertain et flottant, qu’il soit affligé de cette faiblesse de caractère qui rend toute décision douloureuse à une âme qui redoute les conséquences de ses actions. René ne veut rien parce qu’il ne trouve pas que rien soit digne d’être voulu. Il a beau chercher, il ne découvre point de but qui vaille la peine d’être poursuivi. Il dédaigne la vie parce qu’il se sent supérieur à elle ; elle n’est pas faite à la mesure de ses aspirations et de ses rêves. René ne veut rien, parce qu’il ne saurait que vouloir. Pour vouloir, il faut vouloir quelque chose ; mais l’idéal de René est un idéal vague, insaisissable, qu’il ne peut se définir à lui-même. Il sait qu’au de la de tout ce qu’il voit, de tout ce qu’il éprouve, de tout ce qu’il sent, il peut imaginer quelque chose, mais ce quelque chose, il est impuissant à le nommer et à s’en rendre compte. Tout lui semble incomplet, mais il ne saurait comment s’y prendre pour rien compléter. À vrai dire, René a moins un idéal que la faculté même de l’idéal, faculté qui en lui opère à vide.

Pour nous représenter ses souffrances, imaginons un homme qui sentirait en lui le don de la mémoire, et qui n’aurait rien à se rappeler, la puissance de penser et qui ne penserait rien, un homme qui, par impossible, arriverait à voir la lumière sans réussir à apercevoir aucun des objets qu’elle éclaire. De même, René est capable de rêver, mais ses rêves sont de vagues fantômes qui n’ont point de forme réelle et qui s’évanouissent comme des ombres. Il a la faculté de croire et d’aimer, mais il ne croit à rien et il ne trouve rien à aimer. Et c’est ainsi qu’il éprouve une foule de facultés qui ne peuvent s’exercer. Il a le besoin de l’infini, mais cet infini est l’indéfini, il ne peut revêtir une forme perceptible à sa raison ; il a beau fouiller l’immensité de l’espace et les profondeurs des cieux, il n’y voit rien qui corresponde à l’objet vague de ses désirs. Et ainsi il nourrit en lui une flamme qui manque d’alimens. Qui pourrait l’exprimer aussi bien que lui :

« La solitude absolue, dit-il, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire ; sans parens, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n’ayant point encore aimé, j’étais accablé d’une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d’une lave ardente ; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir le vide de mon existence. Je descendais la vallée, je m’élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l’idéal objet d’une flamme future ; je l’embrassais dans les vents ; je croyais l’entendre dans le frémissement du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres des cieux, et le principe même de l’univers. »

René n’est pas devenu ce qu’il est, il l’était dès son enfance ; voilà ce qui le caractérise. Comme il le dit, il a apporté avec lui, en venant au monde, le germe de ses chagrins : « Dans mon enfance, dit-il, mon humeur était impétueuse, mon caractère inégal, tour à tour bruyant et joyeux, silencieux et triste, je rassemblais autour de moi mes jeunes compagnons ; puis les abandonnant tout à coup, j’allais m’asseoir à l’écart pour contempler la nue fugitive, ou entendre la pluie tomber sur le feuillage. »

René portait au milieu de ses jeux cette fatale tristesse à laquelle il était voué. Le poison qui est en lui y a été déposé par l’air même qu’il respirait dès son enfance. L’école où il a appris la vie, c’est la banqueroute de l’idéal, et avant même d’avoir vécu, il savait ce que vaut l’existence et que tout n’est que néant. Naître désabusé de tout pourrait être un sort assez paisible et même souhaitable pour une âme qui n’aspirerait à rien et que son imagination ne tourmenterait pas.

On voit dans le conte le plus terriblement fantastique qu’ait produit la littérature allemande, dans l’Isabelle d’Egypte, du célèbre Achim von Arnim, une sorcière qui, au coup de minuit, s’en va arracher de terre, au pied d’une poterne, une racine de mandragore sur laquelle est tombée la dernière larme d’un pendu. Au moment où elle enlève la racine, une tempête éclate au ciel, la foudre gronde, une rafale remplit l’air de hurlemens lugubres. La sorcière tombe le visage contre terre ; quand elle se relève, la métamorphose qu’elle se proposait s’est opérée. La racine de mandragore s’est transformée en un petit homme, ou en un enfant qui lui décline son nom ; il s’appelle le feld-maréchal Cornélius Nepos ; et ce petit être, qui vient de naître, fait du premier coup la révérence, comme s’il en avait contracté une longue habitude. Il connaît tous les rouages de la société, tous les dessous de cartes, il sait la vie sur le bout du doigt ; il semble qu’il ait déjà vécu deux ou trois fois.

Le feld-maréchal Cornélius Nepos est le type des hommes qui naissent vieux, mais il n’appartient pas à cette génération qu’a peinte Guéneau de Mussy ; car il ne cherche rien, il ne demande rien, il ne lui manque rien. Il est enchanté de son sort, il prend la vie pour ce qu’elle est, et il pense que, pourvu qu’on soit de bonne humeur, on trouve moyen de s’amuser de tout. Quant à lui, son bonheur est assuré, il passera ses jouis dans la société, dans l’intimité du feld-maréchal Cornélius Nepos. N’est-ce pas là le comble de la félicité ? Mais si les René et l’homme à la mandragore connaissent la vie à fond dès leur bas âge ; si, dès l’aurore de leur adolescence, ils possèdent l’expérience des vieillards, en revanche ils sont condamnés à l’éternelle jeunesse de l’imagination. La faculté de rêver ne les quittera jamais ; rien ne pourra l’émousser ni l’éteindre. Leur cœur est une source inépuisable de songes qui ne tarira pas. Leurs vieilles années, s’ils vieillissent, seront pleines de rêves ; et jusqu’à la fin ils souffriront de la contradiction qui se trouve entre leurs désirs et les réalités ; entre la stérilité des choses et l’infatigable fécondité de leurs songes.

Mais au moins, une souffrance est épargnée à René. Il n’a pas à craindre les déceptions comme Corinne. Il pense que le monde n’est pas et ne peut pas être en harmonie avec son âme. Et il dédaigne, il méprise ce monde qui n’est pas capable de le comprendre. Il n’essaiera pas de le convertir, il sait d’avance que ce serait peine perdue. D’ailleurs, qu’aurait-il à lui donner, à lui communiquer ? Ses souffrances seulement, et il les estime trop pour vouloir les prostituer en les révélant au vulgaire. Il se dit donc qu’il est seul de son espèce, et il n’a garde de rechercher, comme la belle âme, la société des hommes. Que ferait-il d’eux ? que leur demanderait-il ? En leur présence, ses peines redoublent ; leur parler lui est un effort : « Tais-toi, Jean-Jacques, ils ne te comprendront pas, » disait une femme d’esprit à Jean-Jacques, qui allait s’échauffer pour une idée que la bonne compagnie avec laquelle il dînait était hors d’état d’entendre ; et Jean-Jacques se tut. René n’a pas besoin de cet avertissement, son instinct est de fuir les hommes ; il souffre auprès d’eux : « Je voulus, dit-il, me jeter pendant quelque temps dans un monde qui ne me disait rien et qui ne m’entendait pas. Mon âme, qu’aucune passion n’avait encore usée, cherchait un objet qui pût l’attacher ; mais je m’aperçus que je donnais plus que je ne recevais. Ce n’était ni un langage élevé, ni un sentiment profond qu’on demandait de moi. Je n’étais occupé qu’à rapetisser ma vie, pour la mettre au niveau de la société. Traité partout d’esprit romanesque, honteux du rôle que je jouais, dégoûté de plus en plus des choses et des hommes, je pris le parti de me retirer dans un faubourg pour y vivre totalement ignoré. »

Il y a dans René un fond de sauvagerie qui lui fait aimer la vie errante et vagabonde, qui le pousse à rechercher la solitude, qui l’entraîne dans les déserts. Et cependant, il ne peut espérer, comme le cœur sensible, d’y trouver le bonheur. La solitude envenime son mal ; il s’indigne en lui-même d’être laissé seul ; il porte en lui des besoins que la nature ne peut satisfaire, une blessure qu’il n’est pas en son pouvoir de guérir : « Hélas ! s’écrie-t-il, j’étais seul, seul sur la terre ! une langueur secrète s’emparait de mon corps. Ce dégoût de la vie que j’avais ressenti dès mon enfance revenait avec une force nouvelle. Bientôt mon cœur ne fournit plus d’aliment à ma pensée, et je ne m’apercevais de mon existence que par un profond sentiment d’ennui.

« Je luttai quelque temps contre mon mal, mais avec indifférence et sans avoir la ferme résolution de le vaincre. Enfin, ne pouvant trouver de remède à cette étrange blessure de mon cœur, qui n’était nulle part et qui était partout, je résolus de quitter la vie… j’étais plein de religion et je raisonnais en impie… ma conduite, mes discours, mes sentimens, mes pensées n’étaient que contradiction, ténèbres, mensonges. Mais l’homme sait-il bien toujours ce qu’il veut ? Est-il toujours sûr de ce qu’il pense ? Tout m’échappait à la fois, l’amitié, le monde, la retraite. J’avais essayé de tout, et tout m’avait été fatal. Repoussé par la société, abandonné d’Amélie ; quand la solitude vint à me manquer, que me restait-il ? C’était la dernière planche sur laquelle j’avais espéré me sauver, et je la sentais encore s’enfoncer dans l’abîme ! Décidé que j’étais à me débarrasser du poids de la vie, je résolus de mettre toute ma raison dans cet acte insensé. Rien ne me pressait ; je ne fixai point le moment du départ, afin de savourer à longs traits les derniers momens de l’existence ; et de recueillir toutes mes forces, à l’exemple d’un ancien, pour sentir mon âme s’échapper. »

Cependant, ne soyons pas inquiets, René ne se tuera pas. Il goûte dans sa douleur une volupté orgueilleuse ; il se reconnaît en elle ; elle est grande, sublime comme lui. Il ne l’échangerait contre aucun des bonheurs que pourrait lui donner la terre. C’est une sorte de royauté douloureuse, une couronne d’épines qui sied à son front superbe. Il lui dit : Tu es la fille, l’enfant de mon cœur et j’ai mis en toi ma complaisance, Qui peut se vanter de souffrir ce que je souffre ? Et cet aigle auquel on a coupé les ailes, et qui mesure tristement du regard, du haut de sa retraite, l’immensité de l’espace où il ne peut s’envoler, cet aigle méprise l’oiseau de basse-cour qui ne connaît pas ses royales douleurs et qui vit heureux dans sa prison ou sur son fumier.

Et maintenant, pour voir l’égotisme sous un autre aspect, adressons-nous à un homme qui, moins sauvage que René, consente à vivre parmi la société des hommes et à recourir, pour remplir le vide de son cœur, à ce qui fait, pour la plupart des hommes, le plus grand charme de la vie, aux émotions de l’amour et de la passion. Un égotiste qui se décide à aimer ! Voilà ce que nous rencontrons dans l’Adolphe de Benjamin Constant.

Un égotiste qui se décide à aimer ! Cas singulier et qui d’avance me cause une certaine inquiétude. L’amour, l’amour parfait peut-il se passer d’un peu d’illusion ? Aime-t-on bien, aime-t-on avec tout son être, si l’on ne voit dans la femme aimée l’idéal incarné ? Et par malheur l’égotiste ne s’adonne guère aux illusions ; je le répète, il connaît la vie avant d’avoir vécu, et l’amour avant d’avoir aimé ; il sait comment finissent les aventures du cœur avant même d’en avoir essayé les commencemens. Un homme si clairvoyant, si peu disposé à se laisser tromper, et qui sait d’avance à quoi s’en tenir sur l’éternité de l’amour… Ah ! je plains la femme qu’aimera Adolphe Ellénore est son nom. Et je me doute bien que ce nom méritera d’être inscrit en tête du martyrologe de la passion.

Adolphe est un jeune homme accoutumé, en véritable égotiste, à renfermer en lui-même tout ce qu’il éprouve, à ne former que des plans solitaires, à ne compter que sur lui pour leur exécution, à considérer les avis, l’intérêt, et jusqu’à la présence des autres, comme une gêne et comme un embarras. Il contracte l’habitude de ne jamais parler de ce qui l’occupe, de ne se soumettre à la conversation que comme à une nécessité importune et de l’animer alors par une plaisanterie perpétuelle qui lui aide à cacher ses véritables pensées. Absence d’abandon, besoin âpre d’indépendance, grande impatience de tous les liens dont il est environné, terreur d’en contracter de nouveaux ; voilà le caractère d’Adolphe.

Il n’est à l’aise que lorsqu’il est seul ; en apercevant la figure humaine, son premier mouvement est de la fuir : « J’étais reconnaissant, dit Adolphe, de l’obligeance qu’on me témoignait, mais tantôt ma timidité m’empêchait d’en profiter, tantôt la fatigue d’une agitation sans but me faisait préférer la solitude aux plaisirs insipides que l’on m’invitait à partager. Je n’avais de haine contre personne, mais peu de gens m’inspiraient de l’intérêt ; or les hommes se blessent de l’indifférence ; ils l’attribuent à la malveillance ou à l’affectation ; ils ne veulent pas croire qu’on s’ennuie avec eux naturellement. Quelquefois je cherchais à contraindre mon ennui ; je me réfugiais dans une taciturnité profonde : on prenait cette taciturnité pour du dédain. D’autres fois, lassé moi-même de mon silence, je me laissais aller à quelques plaisanteries, et mon esprit, mis en mouvement, m’entraînait au-delà de toute mesure. Je révélais en un jour tous les ridicules que j’avais observés durant un mois. Les confidens de mes épanchemens subits et involontaires ne m’en savaient aucun gré, et avaient raison ; car c’était le besoin de parler qui me saisissait, et non la confiance. »

Adolphe ne s’intéresse qu’à lui seul ; tête à tête avec lui-même, il rêve beaucoup et il se dit qu’aucun but ne vaut la peine d’aucun effort et que décidément il ne peut s’accoutumer à l’espèce humaine, telle que l’intérêt, l’affectation, la vanité, la peur l’ont faite. Moitié par désœuvrement, moitié pour flatter son amour-propre, il se décide à aimer : « Il y avait, dit-il, dans ce nouveau besoin beaucoup de vanité, sans doute, mais il n’y avait pas uniquement de la vanité ; il y en avait peut-être moins que je ne le croyais moi-même. Les sentimens de l’homme sont confus et mélangés ; ils se composent d’une multitude d’impressions variées qui échappent à l’observation ; et la parole, toujours trop grossière et trop générale, peut bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir. »

Ah ! je le répète, malheur à la femme qu’Adolphe rencontrera sur son chemin et dont il lui viendra la fantaisie de se faire adorer. Voici comment il parle du système qu’il avait adopté, dans la maison de son père, sur les femmes : « Mon père, dit-il, bien qu’il observât strictement les convenances extérieures, se permettait assez fréquemment des propos légers sur les liaisons d’amour : il les regardait comme des amusemens, sinon permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux. Il avait pour principe qu’un jeune homme doit éviter avec soin de faire ce qu’on nomme une folio, c’est-à-dire de contracter un engagement durable avec une personne qui ne fût pas parfaitement son égale pour la fortune, la naissance et les avantages extérieurs ; mais du reste, toutes les femmes, aussi longtemps qu’il ne s’agissait pas de les épouser, lui paraissaient pouvoir, sans inconvénient, être prises, puis être quittées ; et je l’avais vu sourire avec une sorte d’approbation à cette parodie d’un mot connu : Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir. »

Et Adolphe ajoute : « L’on ne sait pas assez combien, dans la première jeunesse, les mots de cette espèce font une impression profonde, et combien à un âge où toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les enfans s’étonnent de voir contredire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les règles directes qu’on leur a données. Ces règles ne sont plus à leurs yeux que des formules banales que leurs parens sont convenus de leur répéter pour l’acquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de la vie. »

Et d’abord, que la femme qui va aimer Adolphe aura de peine à se soustraire à son empire ! N’y a-t-il pas un charme délicieux à se savoir aimée de l’un de ces insociables, de ces solitaires que rien dans le monde ne peut contenter ? Quelle douceur de se dire à soi-même et de se redire, car ce sont de ces choses qu’on se répète plus d’une fois : Le monde n’est rien pour lui, moi seule je compte pour quelque chose à ses yeux. Ce cœur qui ne s’est jamais ouvert, moi seule j’ai su trouver des chemins pour y pénétrer. Et quel bonheur aussi de s’entendre dire par Adolphe : « Ellénore, cet amour que vous repoussez est indestructible… Vous connaissez ma situation, ce caractère qu’on dit bizarre et sauvage, ce cœur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieu des hommes et qui souffre pourtant de l’isolement auquel il est condamné. Votre amitié me soutenait : sans cette amitié je ne puis vivre. J’ai pris l’habitude de vous voir, vous avez laissé naître et se former cette douce habitude : qu’ai-je fait pour perdre cette unique consolation d’une existence si triste et si sombre ? Je suis horriblement malheureux, je n’ai plus le courage de supporter un si long malheur ; je n’espère rien, je ne demande rien, je ne veux que vous voir ; mais je dois vous voir s’il faut que je vive. Ellénore, rendez-vous à ma prière… »

Notez qu’en parlant ainsi, Adolphe a les lèvres pâles et tremblantes, le désespoir est peint sur son visage, et il ne joue pas la comédie, il croit en cet instant tout ce qu’il dit : « Il n’était plus question, dit-il, dans mon âme, ni de calculs, ni de projets ; je me sentais, de la meilleure foi du monde, véritablement amoureux. Ce n’était plus l’espoir du succès qui me faisait agir. » Adolphe est donc sincère dans la minute où il parle ; quand il sera parti, que la porte se sera refermée derrière lui, il s’étonnera lui-même de son éloquence et du sentiment qui l’inspira ; mais tant qu’il parle, il s’enivre de sa parole. Il croit aimer. Il n’est capable que de passions cérébrales, de fièvres de tête. Ellénore lui paraît une conquête digne de lui ; c’est avec son orgueil qu’il l’aime, mais il s’imagine sincèrement que tout cela se passe dans son cœur. Et pour peu qu’on lui résiste… oh alors ! il éprouvera en apparence tous les plus violens transports de l’amour ; son orgueil blessé, exaspéré, furieux, soulèvera en lui de telles tempêtes qu’il se croira sérieusement bouleversé par la passion. Oui, il se persuadera qu’il est au désespoir et le plus malheureux des hommes et il le persuadera aux autres ; car Adolphe parle avec tant d’éloquence !

Pauvre Ellénore ! elle l’en croira, sa défaite est assurée, son cœur s’est déjà donné. Et elle goûte d’abord dans cet amour d’indicibles joies ! Car Adolphe est un de ces idéalistes qui répandent mille enchantemens sur la passion, qui cousent à l’étoffe du sentiment les magnifiques broderies de leur imagination. Il emporte Ellénore dans un monde enchanté, il déroule devant ses yeux des perspectives magiques, il parle, il parle encore et chacune de ses paroles est un éblouissement pour un cœur trop crédule. Ellénore ne sait pas qu’un homme comme Adolphe ne peut se donner. Dès qu’il se sent aimé, le voilà tenté de mépriser celle qu’il aime ; car pour lui, aimer, sans qu’il se l’avoue, c’est donner satisfaction au besoin de tyrannie, d’âpre domination qui est en lui. Persuader une âme, se sentir son maître, en faire sa servante et son esclave, c’est ainsi qu’Adolphe entend la vie du cœur : « Malheur à l’homme, s’écrie-t-il, qui, dans les premiers momens d’une liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison sera éternelle !… J’aimais, je respectais mille fois plus Ellénore après qu’elle se fut donnée. Je marchais avec orgueil au milieu des hommes ; je promenais sur eux un regard dominateur. »

Mais cette impression elle-même ne tarde pas à s’émousser. Adolphe s’aperçoit que cette domination qu’il exerce est une servitude. Laissez faire le temps et bientôt Adolphe prononcera ce mot terrible : « C’est un affreux malheur de n’être pas aimé quand on aime ; mais c’en est un bien grand d’être aimé avec passion quand on n’aime plus. » Ah ! je n’ai pas craint de chercher à pénétrer les mystères du cœur de Julie, de la princesse de Clèves et de Corinne, mais le cœur d’Ellénore !… C’est sur la table d’un amphithéâtre de médecine qu’il faudrait l’étaler, et avoir le sang-froid d’un opérateur pour compter les coups d’épingles ou de poignard qui le transpercèrent jusqu’au coup fatal auquel il succomba.

« Adolphe, écrivait Ellénore peu de temps avant sa mort, pourquoi vous acharnez-vous sur moi ? Quel est mon crime ? de vous aimer, de ne pouvoir exister sans vous. Par quelle pitié bizarre n’osez-vous rompre un lien qui vous pèse, et déchirez-vous l’être malheureux près de qui votre pitié vous retient ? Pourquoi me refusez-vous le triste plaisir de vous croire au moins généreux ? Pourquoi vous montrez-vous furieux et faible ? L’idée de ma douleur vous poursuit, et le spectacle de cette douleur ne peut vous arrêter ! Qu’exigez-vous ? que je vous quitte ? Ne voyez-vous pas que je n’en ai pas la force ? Ah ! c’est à vous, qui n’aimez pas, c’est à vous à la trouver, cette force dans ce cœur lassé de moi, que tant d’amour ne saurait désarmer. Vous ne me la donnerez pas, vous me ferez languir dans les larmes, vous me ferez mourir à vos pieds. Dites un mot, est-il un pays où je ne vous suive ? Est-il une retraite où je ne me cache pour vivre auprès de vous, sans être un fardeau dans votre vie ? Mais non, vous ne le voulez pas, tous les projets que je propose, timide et tremblante, car vous m’avez glacée d’effroi, vous les repoussez avec impatience. Ce que j’obtiens de mieux, c’est voire silence. Tant de dureté ne convient pas à votre caractère, vous êtes bon, vos actions sont nobles et dévouées ; mais quelles actions effaceraient vos paroles ? Ces paroles acérées retentissent autour de moi, je les entends la nuit ; elles me suivent, elles me dévorent, elles flétrissent tout ce que vous faites. Faut-il donc que je meure, Adolphe ? Eh bien ! vous serez content ; elle mourra, cette pauvre créature que vous avez protégée, mais que vous frappez à coups redoublés. Elle mourra, cette importune Ellénore que vous ne pouvez supporter autour de vous !… Vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler ! Vous les connaîtrez, ces hommes que vous remerciez aujourd’hui d’être indifférens ; et peut-être un jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez ce cœur dont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût bravé mille périls pour votre défense, et que vous ne daignez plus récompenser d’un regard. »

René, c’est l’égotiste qui se tourmente lui-même. Adolphe, c’est celui qui tourmente autrui. Si nous voulons découvrir l’égotiste qui ne tourmente personne, ni les autres, ni lui-même, l’égotiste qui est sage et qui, grâce à sa sagesse, est aussi heureux que le comporte son état, adressons-nous à Obermann C’est une généreuse et noble nature qu’Obermann, et quand on l’a fréquenté quelque temps, il est difficile de ne pas l’aimer. Lui aussi il se trouve seul au monde, solitaire au milieu de la foule qui ne lui est rien. Et il se compare à « un homme frappé de surdité, et dont l’œil avide se fixe sur tous ces êtres muets qui passent et s’agitent devant lui. Il voit tout, et tout lui est refusé ; il devine les sons qu’il aime, il les cherche et ne les entend pas ; il souffre le silence de toutes choses au milieu du bruit du monde. Et ainsi il est séparé de l’ensemble des êtres,… il est absent dans le monde vivant. »

Son besoin le plus ardent serait de se sentir en harmonie avec le monde ; mais il a beau faire, il n’y réussit que par courts intervalles. Un jour de printemps, au mois de mars, dans la forêt de Fontainebleau, il aperçoit une jonquille fleurie : — C’est la plus forte expression du désir. C’était le premier parfum de l’année, dit-il. Je sentis tout le bonheur destiné à l’homme. Cette indicible harmonie des êtres, le fantôme du monde idéal fut tout entier dans moi ; jamais je n’éprouverai quelque chose de plus grand et de si instantané. Je ne saurais trouver quelle forme, quelle analogie, quel rapport secret a pu me faire voir dans cette fleur une beauté illimitée, l’expression, l’élégance, l’attitude d’une femme heureuse et simple dans toute la grâce et la splendeur de la saison d’aimer. Je ne concevrai point cette puissance, cette immensité que rien n’exprimera ; cette forme que rien ne contiendra ; cette idée d’un monde meilleur, que l’on sent et que la nature n’aurait pas fait ; cette lueur céleste que nous croyons saisir, qui nous passionne, qui nous entraîne, et qui n’est qu’une ombre indiscernable, errante, égarée dans le ténébreux abîme… Mais cette ombre, cette image embellie dans le vague, puissante de tout le prestige de l’inconnu, devenue nécessaire dans nos misères, devenue naturelle à nos cœurs opprimés, quel homme a pu l’entrevoir une fois seulement, et l’oublier jamais ? »

Mais ce bonheur n’est pour lui qu’un éclair, et il en revient bientôt à ce sentiment de désharmonie entre le monde et lui, qui fait son tourment. Il rêve à ce monde meilleur dont il a comme une vague conception et que la nature n’a pas fait. Il en revient à se sentir étranger à cette nature inconcevable qui, contenant toutes choses, semble pourtant ne pas contenir ce que cherchent ses désirs. Mais Obermann a l’âme fière et forte ; il ne s’abandonne pas à ses déplaisirs, il ne maudit pas le monde et les hommes, il ne murmure pas, il ne se plaint pas. Il contemple ses ennuis et ce spectacle l’intéresse ; quand il en découvre un nouveau dans sa vie, il en éprouve presque quelque plaisir, comme un habile horticulteur qui réussit à se procurer une nouvelle variété de tulipes ou de roses.

Le problème qu’il semble s’attacher à résoudre est celui-ci : Etre aussi heureux que cela est possible quand on est condamné à n’être content de rien ; et ce problème, il le résout en se rendant supérieur au monde et à la vie ; en se créant, au fond de son être, un asile dont aucun orage ne peut troubler la paix. Et ce qui surtout le distingue de René, c’est qu’il ne cherche point à se faire une vie exceptionnelle comme son âme. Il vit, en apparence, comme tous les hommes, il a des amis et il leur demeure constamment attaché ; il acquiert un domaine vers la fin de sa vie, et il s’occupe de le sagement administrer, et d’en tirer le meilleur parti ; il s’intéresse aux autres, il est bienfaisant, il fait des heureux, il est d’un commerce facile et agréable : — « Je ne chercherais pas, dit-il, pour les plus beaux jours de ma vie une paix plus profonde que la sécurité du court intervalle que je passai chez des amis… Leur terre est peu considérable, et dans une situation plus tranquille que brillante. Vous en connaissez les maîtres, leurs caractères, leurs procédés, leur amitié simple, leurs manières attachantes. J’y arrivai dans un moment favorable. On devait le lendemain commencer à cueillir le raisin d’un grand treillage… il fut décidé à souper que ce raisin, destiné à faire une pièce de vin soigné, serait cueilli par nos mains seules, et avec choix, pour laisser quelques jours à la maturité des grappes les moins avancées. Le lendemain, dès que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur une brouette, et j’allai le premier au fond du clos commencer la récolte. Je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt ; j’aimais cette lenteur ; je voyais à regret quelque autre y travailler ; elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenait dans des chemins négligés et remplis d’une herbe humide ; je choisissais les moins unis, les plus difficiles, et les jours coulaient ainsi dans l’oubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au soleil d’automne. Et quand le soir était venu, on versait du thé dans du lait encore chaud ; on riait des hommes qui cherchent des plaisirs ; on se promenait derrière de vieilles charmilles, et l’on se couchait content. J’ai vu les vanités de la vie, et je porte en mon cœur l’ardent principe des plus vastes passions. J’y porte aussi le sentiment des grandes choses sociales, et celui de l’ordre philosophique. J’ai lu Marc-Aurèle, il ne m’a point surpris ; je conçois les vertus difficiles, et jusqu’à l’héroïsme des monastères. Tout cela peut animer mon âme, et ne la remplit pas. Cette brouette que je charge de fruits et pousse doucement, la soutient mieux. Il semble qu’elle voiture paisiblement mes heures, et que ce mouvement utile et lent, cette marche mesurée, conviennent à l’habitude ordinaire de la vie. »

En lisant ces lignes, on ne pourrait se douter qu’Obermann est un être d’exception ; à quelque travail, à quelque plaisir qu’on le convie, le voilà prêt ; tant il semble faire naturellement des choses contraires à sa nature, et qu’il se commande à lui-même comme un devoir. Ne t’isole point de l’ensemble du monde, se dit-il sans cesse à lui-même, regarde toujours l’univers et souviens-toi de la justice ; tu auras rempli ta vie, tu auras fait ce qui est de l’homme. Et voici ses dernières paroles : « Si j’arrive à la vieillesse, si un jour, plein de pensées encore, mais renonçant à parler aux hommes, j’ai auprès de moi un ami pour recevoir mes adieux à la terre, qu’on place une chaise sur l’herbe courte, et que de tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le soleil, sous le ciel immense, afin qu’en laissant la vie qui passe, je retrouve quelque chose de l’illusion infinie. »

Bien différent de l’ennui d’Obermann est l’ennui de René vieilli. À ces variétés d’égotisme nous pourrions en ajouter d’autres si, sortant de France, nous comparions l’âpre et méprisante amertume du grand égotiste de l’Italie, de l’illustre et malheureux Léopardi, avec les emportemens orgueilleux de cet autre égotiste anglais, lord Byron, dont les héros, faits à sa ressemblance, meurent en rebelles, la menace dans le regard et l’insulte à la bouche ; ou encore avec l’ironie superbe des romantiques allemands, ironie qui se nommait l’ironie géniale, et qui signifiait le droit que s’attribue le génie de jouer avec toutes choses, parce qu’il dérogerait en prenant rien au sérieux. Mais une telle étude me mènerait trop loin et ne rentrerait pas dans le cadre de mon sujet.

Je me contente seulement de constater, à la gloire de l’égotisme, que ce fils de la Révolution réussit un jour à porter couronne et à s’asseoir sur le trône du monde. Ne peut-on pas dire en effet que si Napoléon Ier a représenté de grands intérêts et de grandes idées, son tempérament était celui d’un égotiste, lequel, au lieu de se consumer en vains rêves, réussit à les transformer en actes, parce qu’en lui une fantaisie sans pareille se trouvait associée à une volonté puissante et au génie de l’action. Jamais grand homme ne sentit mieux que son âme avait été jetée dans un moule à part et ne s’arrogea plus le droit de regarder de haut en bas les autres hommes et de ne voir en eux que des obstacles à ses projets ou des moyens à son usage. Jamais non plus grand homme n’eut une imagination si audacieuse, si gigantesque ; et cette imagination l’entraîne dans les aventures. L’univers était à ses yeux un instrument sur lequel il exécutait tous les airs ; on peut dire que lui aussi était condamné à la jeunesse des songes : « J’aime le pouvoir, disait-il, mais c’est en artiste que je l’aime ; je l’aime comme un musicien aime son violon. Je l’aime pour en tirer des sons, des accords, de l’harmonie. »

Et c’est sa fantaisie qui le fit s’écrier : « Cette vieille Europe m’ennuie. » C’est elle qui lui fait rêver de recommencer les campagnes d’Alexandre, de conquérir les Indes et tout l’Orient. Et l’on peut dire aussi de lui qu’en vrai égotiste, il eut tous les âges à la fois. Dans sa première jeunesse, il avait déjà l’expérience d’un vieillard, dans sa maturité, son imagination était aussi jeune qu’au matin de la vie. Et voilà ce qui donne à son histoire l’éclat prestigieux d’un poème, d’une épopée, d’une légende ; si bien que toute autre histoire languit et semble terne auprès de la sienne. Et en véritable égotiste il finit par l’ennui. Et quel ennui ! Les poètes ne lui ont rien trouvé de comparable que le vautour qui dévorait le cœur sans cesse renaissant de Prométhée.


CONCLUSION

En parcourant l’une des provinces, l’un des districts où séjournent ces ombres charmantes qu’enfanta l’imagination des poètes ; dans ces Champs Élysées de la poésie éclairés d’une lumière douce et sereine, baignés d’une atmosphère vaporeuse et parfumée, bien des figures diverses, les unes riantes, les autres sombres et mélancoliques et formant toutes entre elles d’harmonieux contrastes, nous sont successivement apparues.

Mais que dis-je ! Ce ne sont pas des ombres que les héros de la poésie ; ou alors ces ombres sont plus réelles que bien des vivans. Il y a longtemps qu’Aristote a dit que la poésie est plus vraie que l’histoire ; ce qui signifie que les fictions des grands poètes sont plus que des fictions, qu’elles renferment et nous révèlent le secret des choses que la succession des faits et des accidens de l’histoire réussissent souvent à nous cacher et à nous rendre impénétrables. Une femme célèbre, l’auteur du roman de Valérie qui parut en 1804 et qui mérite d’être rapproché de Corinne et de René, car il tient à la fois de l’un et de l’autre, — rapprochement qu’il aurait été intéressant de faire, — Mme de Krudener, dans un manuscrit qu’elle communiqua à Benjamin Constant et qui produisit sur lui une vive impression, définit admirablement, dans un passage de cet ouvrage, la tâche, la mission de l’homme de génie. C’est lui qui se charge d’exploiter cette mine que l’homme porte en lui, il l’exploite pour lui-même et pour les autres ; car le génie ne peut être égoïste, il lui est impossible de faire des œuvres dont il soit seul à jouir, qui ne soient pas, en quelque sorte, des œuvres collectives et qui n’appartiennent pas au domaine public.

Chose étrange, et qui semble contradictoire, le génie est profondément individuel ; l’homme qui en est doué a une âme qui ne ressemble pas à toutes les âmes, elle n’est qu’à lui, elle a plus de relief, une trempe plus vigoureuse, un cachet plus marqué que les autres. L’homme de génie a des façons de sentir et de penser qu’il ne doit à personne, qu’il n’a pas héritées, qui sont en lui on ne sait comment ; c’est le secret de la nature ou de Dieu. Il apparaît comme une exception au milieu de la foule, il est un original dans le sens noble et profond du mot. Il est lui, il n’est que lui, et ce qu’il est personne ne pourrait se charger de l’être à sa place ; et son originalité il est le premier à la sentir. C’est ce qui le rend impropre souvent au commerce avec les autres hommes ; il ne peut se livrer entièrement à eux, il sent en lui quelque chose qui les dépasse, et quand il se communique, quand il se donne, il y a en lui comme des pensées de réserve, ces pensées de derrière la tête dont parle Pascal, qu’il n’a garde de mettre en circulation et qu’il se ménage comme un fond secret dont il ne fait usage que dans ses entretiens solitaires avec lui-même.

Et cependant, cet être inapprivoisé et parfois inapprivoisable, selon le mot de Diderot, cet être qui souvent fuit le monde pour se retrouver seul avec lui-même, et qui s’inspire de la retraite et de la solitude, il possède seul le secret de ces chants, de ces mélodies, de ces harmonies qui parlent à tous les cœurs, qui les font vibrer, qui les réunissent, les rassemblent et les confondent dans un même sentiment de joie et d’admiration. Supprimer de ce monde le génie, ce serait détruire peut-être le trait d’union le plus énergique qui existe entre les hommes et porter une irréparable atteinte à la communion des esprits. Car tout génie est semblable à un buisson fleuri qui exhale de pénétrans parfums que la brise répand au loin dans les airs ; et, alléchées par ces effluves, les abeilles arrivent de toutes parts autour de ces corolles béantes et y puisent avidement les sucs qu’elles distillent, festins délicieux, festins sacrés que le ciel regarde d’un œil de complaisance.

Non, il n’est pas un poète de génie qui ne porte ainsi suspendu et attaché à lui un essaim de ces abeilles qu’on appelle des âmes et qu’il n’enivre toutes ensemble de ses substances embaumées. Ainsi ce solitaire attire irrésistiblement la foule autour de lui et il la nourrit de ses sentimens et de ses pensées. C’est qu’au fond son originalité consiste à être plus fortement, plus profondément, plus complètement ce que sont imparfaitement, ou ce que tendent à être, à devenir les hommes de son temps ; quand il pense, quand il sent, il pense et il sent pour tout le monde ; quand il invente, quand il découvre, les hommes s’écrient : Voilà ce que nous cherchions, voilà ce que sans lui nous n’aurions pas trouvé. Et quand il donne un corps, une figure aux pensées qui le travaillent, et qu’il produit au grand jour ces filles de son esprit, qu’il appelle à son gré Julie, Virginie ou Corinne, chacun se reconnaît dans ses créations et se dit : C’est bien moi, voilà le mot de l’énigme que je ne trouvais pas.

C’est ainsi que le génie est toujours de son temps, il est le fils et l’œuvre de son époque, il est le confident de son siècle, il le révèle à lui-même ; et les sentimens vagues, incertains, latens, à demi ébauchés qui s’agitaient secrètement dans les âmes, il les produit au dehors, il les manifeste sous une forme nette, précise, vigoureuse qui leur donne leur vérité et leur beauté. Et c’est pourquoi les héros et les héroïnes des chefs-d’œuvre du roman français sont tout autre chose que de vaines fictions nées d’un caprice ou des hasards d’une fantaisie désœuvrée et qui cherche à tromper son ennui en s’égarant dans le pays des songes.

Loin de là, ces héros et ces héroïnes, nous avons reconnu en eux des types moraux, les représentant véridiques et fidèles de l’époque particulière qui les vit naître et dont ils nous révèlent les aspirations secrètes. Telle a été la pensée qui m’a servi de fil conducteur dans cette étude, et si j’ai réussi à démontrer quelque chose, démonstration bien imparfaite sans doute, et dans laquelle mon impuissance n’a que trop souvent trahi mes bonnes intentions, mais enfin, s’il est une conclusion qui ressorte de cette étude, c’est que la littérature, que la poésie est intimement unie à l’histoire et qu’elle la complète ; et que passer en revue les types successifs créés par les grands romanciers français, c’est passer en revue les situations morales et intellectuelles qu’a traversées la France et qui composent ce qu’on pourrait appeler son histoire intérieure, son histoire intime, celle de ses sentimens et de son imagination.

Et quel chemin parcouru entre le point de départ et le point d’arrivée ! Entre ce type des faux bergers, issu du grand mouvement de la Renaissance, et ces types de la belle âme et de l’égotiste, nés des crises morales qui ont produit et accompagné dans son cours la Révolution française ! Et quel contraste forment entre eux le premier anneau et le dernier de cette chaîne qui relie l’histoire du roman français des premières années du XVIIe siècle aux premières du XIXe siècle ! l’Astrée d’une part, René de l’autre, quelle métamorphose !

Ah ! si nous pouvions évoquer l’ombre de l’un de ces bergers qui s’entretiennent de casuistique amoureuse sur les bords enchantés du Lignon, l’ombre de Sylvandre ou de Céladon, et que nous leur présentions René sentant couler dans son cœur comme des ruisseaux d’une lave ardente, René descendant tour à tour dans la vallée ou s’élevant sur la montagne pour y appeler de toute la force de ses désirs l’idéal objet d’une flamme future ; René sentant par instant au milieu de ses désespérances que la vie redouble au fond de son cœur et qu’il aurait la puissance de créer des mondes… assurément, en présence de cette étrange maladie, Sylvandre et Céladon ne sauraient que penser, ils n’en pourraient pénétrer le secret, et ni leurs druides, ni Platon, leur maître, ne leur donnerait la clef d’un si étrange phénomène. Et supposons aussi la princesse de Clèves, quittant son allée bordée de saules, et rencontrant dans la forêt de Fontainebleau, aux premiers jours du printemps, Obermann agenouillé devant une jonquille fleurie, et l’entendant s’écrier qu’il sent en cet instant tout le bonheur destiné à l’homme et que le fantôme du monde idéal, l’indicible harmonie des êtres vient de se révéler subitement à lui… Sans doute la princesse de Clèves demeurera interdite et, au nom de Descartes, elle déclarera que cet homme est fou à lier. Eh non ! lui répondrons-nous, cet homme n’est pas fou ; seulement il est né un siècle et demi après vous ; et, pendant ce siècle, il paraît que les jonquilles ont changé ; leur or est devenu plus doux, leur parfum plus suave et leur corolle s’est démesurément élargie, elle peut contenir aujourd’hui tout le fantôme du monde idéal.

Et vraiment, à voir ce qu’était une jonquille pour la princesse de Clèves et ce qu’elles sont devenues pour Obermann, on est tenté de se demander si les jonquilles n’ont pas changé ! Et cependant il n’en est rien, les jonquilles sont restées les mêmes, les bois où elles s’épanouissent ne sont pas devenus plus mystérieux, c’est le même soleil qui les dore à son lever et à son coucher, c’est la même lune qui la nuit les argenté, et les oiseaux qui les peuplent, comme aussi tous les êtres ici-bas continuent à se gouverner par les mêmes lois, et tout témoigne de la permanence des espèces et des choses. Et non seulement les choses demeurent fidèles à elles-mêmes, mais les passions aussi de l’homme ne varient guère, elles ont du moins un fond constant qui traverse les siècles et se perpétue d’âge en âge. Il n’y a point eu d’invention nouvelle dans ce genre ; le cœur de l’homme est une lyre dont le nombre de cordes n’a ni augmenté, ni diminué : l’ambition, la haine, la jalousie, l’espérance, le désir, l’amour sont de tous les temps ; ces passions datent de l’origine du monde ; dans tous les temps elles ont été en possession d’agiter ou de ravir l’humanité, elles ont troublé ou embelli sa vie, elles ont été le mobile de ses actions ; dans tous les temps elles ont enfanté des actes héroïques et de honteuses faiblesses, et pas plus que la nature, le cœur de l’homme n’a été renouvelé depuis trois cents ans.

Et cependant, si l’univers est permanent, s’il obéit depuis le commencement aux mêmes lois, à ce branle que lui imprima la main lente et puissante d’où il est sorti, comment se fait-il que d’époque en époque il offre des aspects différens aux yeux qui le contemplent ? Et si l’homme est toujours dominé par les mêmes passions, qui sont inhérentes à son être et dont il ne cesse d’être possédé qu’à la condition de cesser de vivre, d’où vient qu’il est un spectacle sans cesse nouveau à lui-même, et que la poésie, divin miroir sur lequel il se penche pour y contempler son image fixée et comme immortalisée, la poésie elle aussi se renouvelle et varie ses tableaux ? C’est que si les lois de la nature et de la vie restent immuables, ce qui change, c’est le regard du spectateur qui les observe ; car ce que nous voyons du monde dépend de ce que nous pensons de nous-mêmes et de nos rapports avec les choses ; tel est le secret des impressions qu’elles font sur nous et la raison pour laquelle, les lois générales restant les mêmes, l’aspect qu’elles prennent aux yeux de l’humanité varie constamment. Ce que l’homme pense de lui-même, la connaissance qu’il a de soi, l’idée qu’il se fait de son rôle dans ce monde, de sa mission, de ses rapports avec son espèce et avec l’univers, voilà ce qui va en se modifiant avec le cours du temps.

Et l’histoire, qui n’est point sujette aux redites, comme l’en accusent certains observateurs superficiels, n’est que la métamorphose lente et progressive de la conscience humaine entraînant à sa suite celle des sociétés, qui revêtent successivement les formes correspondant aux changemens opérés dans la conscience humaine ; et toute organisation sociale, que ce soit la démocratie antique ou la féodalité, ou la monarchie absolue des temps modernes, ou les transformations enfantées par la Révolution, est toujours l’expression de ce que l’homme, à telle époque donnée, pense de lui, de ses relations avec l’univers et du mystère de ses destinées.

Voilà aussi pourquoi la littérature et la poésie, toujours les mêmes au fond et cependant éternellement neuves, possèdent la faculté du rajeunissement. L’amour est de tous les temps, il est plus vieux qu’Homère, il a l’âge du monde, il est né le même jour que la beauté qui fut l’aube de la vie se levant sur l’univers qui frémit de joie en la reconnaissant ; mais l’idée que l’homme s’est faite de l’amour, de ce qu’il était, de la place et du rang qu’il devait tenir dans l’existence, voilà ce qui a varié constamment. C’est ainsi que l’amour chevaleresque, l’amour à l’usage des barons et des chevaliers du moyen âge n’était pas plus différent de l’amour de Brutus pour Porcia, que la passion de l’âme généreuse, de cette flamme constante et fameuse qui dévorait le cœur de René.

Et quant à toi, jonquille d’Obermann, tu ressemblais assurément aux premières jonquilles qui se soient épanouies dans les bois ; mais ce que tu étais pour Obermann, ces extases qu’il ressentit devant toi, cette harmonie des êtres que tu lui révélais, je m’explique tout cela par ce qu’Obermann était pour lui-même. C’était sa pensée, ses rêves, son âme pour la première fois épanouie au bonheur, qu’il contemplait en toi. « Monts superbes, s’écrie ce noble rêveur, écroulemens des neiges, paix solitaire du vallon dans la forêt, feuilles jaunies qu’emporte le ruisseau silencieux ! que seriez-vous à l’homme, si vous ne lui parliez point des autres hommes ? La nature serait muette, s’ils n’étaient plus. Si je restais seul sur la terre, que me feraient, et les sons de la nuit austère, et le silence solennel des grandes vallées, et la lumière du couchant dans un ciel rempli de mélancolie, sur les eaux calmes ? La nature n’est sentie que dans les rapports humains, et l’éloquence des choses n’est rien que l’éloquence de l’homme. La terre féconde, les cieux immenses, les eaux passagères ne sont qu’une expression des rapports que nos cœurs produisent et continuent… »

Et voilà aussi ce qui nous rassure sur les destinées futures de la poésie ; car les choses sont transformées pour l’homme par les métamorphoses de sa conscience, et comme l’esprit de l’homme est infini, à mesure qu’il y fera des découvertes, qu’il pénétrera plus avant dans les mystères de son être, des profondeurs de sa pensée jaillira une nouvelle lumière qui éclairera le monde d’un autre jour et qui arrachera aux poètes de l’avenir des accens et des cris que la terre n’a pas encore entendus.

J’ajoute à cela que du moment qu’on recherche dans l’histoire littéraire, avant tout, le reflet et le contre-coup des métamorphoses humaines, la littérature française est peut-être entre toutes la plus digne d’attention, et je doute, par exemple, que l’histoire du roman chez aucun autre peuple pût aussi facilement se prêter au genre d’étude que j’ai entrepris. Et cela ne tient pas seulement à la richesse de cette littérature qui remonte si haut, et qui, depuis près de neuf siècles, produit des chefs-d’œuvre avec une inépuisable fécondité ; cela tient surtout à ce qu’on peut dire de l’histoire littéraire de la France ce qu’on a souvent dit de son histoire politique, c’est qu’elle a, en quelque sorte, un caractère révolutionnaire. À chaque coude du chemin, ou, pour mieux dire, à chaque moment nouveau de son évolution, le génie littéraire de la France rompt brusquement avec les formes qu’il avait précédemment revêtues ; il les répudie, il les abandonne au passé, il les sacrifie sans regret au dieu du jour. Aussi les chefs-d’œuvre littéraires de la France sont-ils surtout remarquables par la netteté de leurs contours, par leur grandeur typique, par l’unité de composition, par la logique sévère, absolue qui en pénètre toutes les parties. Et il en résulte que, dans l’histoire de cette littérature, la logique est plus sensible aussi ; que les articulations y sont, pour ainsi dire, visibles, et qu’il suffit d’un peu d’attention pour les découvrir. Mais, comme on paie ses avantages, et que toute supériorité a sa rançon, la France a peu produit de ces œuvres complexes et formées d’élémens hétérogènes, mais fondus ensemble et harmonieusement combinés, qui sont peut-être les plus beaux titres de gloire des littératures étrangères ; genre de chefs-d’œuvre qu’on pourrait appeler : des œuvres d’ordre composite, et qui semblent répugner à l’esprit unitaire de la Muse française.

Ainsi, dès le XVIe siècle, dès qu’elle est entrée dans le mouvement de la Renaissance, la France perd entièrement le sens du moyen âge ; il devient pour elle une lettre morte. Sous Louis XIV on ne comprend plus rien à ces temps gothiques pour lesquels on professe un superbe mépris. Chez les autres peuples au contraire, l’intelligence et l’amour du moyen âge survit au moyen âge lui-même ; et associé à l’esprit nouveau par des poètes de génie, il produit quelques-uns de ces ouvrages que j’appelais des œuvres d’ordre composite.

Que font l’Arioste et le Tasse ? Ils combinent le génie de la chanson de geste et le génie de l’épopée antique ressuscitée par la Renaissance, et ils marient si bien ensemble ces deux ordres d’inspiration, qu’il est impossible de reconnaître la ligne de jonction. En Angleterre que fait Shakspeare ? Il représente la Renaissance anglaise, il anticipe même à certains égards sur l’avenir, et, par la divination de son génie, il se rend d’avance, en quelque sorte, notre contemporain ; et quel poète comprit mieux les temps féodaux ! quel poète sut mieux entrer dans le sens des vieilles légendes qu’il agrandit et renouvelle par son hardi symbolisme ! Puis, pour emprunter un exemple du même genre à l’Allemagne, à l’Allemagne presque contemporaine, qu’est-ce que le Faust de Goethe ? Faust est un égotiste, un René, il est lui aussi en proie à toutes les aspirations et à toutes les mélancolies de l’époque révolutionnaire, et il est en même temps un alchimiste, un chercheur de pierre philosophale, un évocateur, un nécromancien en commerce avec le diable ; et, dans cette grande œuvre, le génie du moyen âge respire partout, allié, combiné heureusement avec le génie du XVIIIe siècle ! Ce sont là des œuvres qui ne se rencontrent que rarement dans la littérature française.

Napoléon Ier était le fidèle représentant du génie français quand il se prononçait nettement, dans l’un de ses entretiens avec Gœthe, pour les genres tranchés et pour les types tranchés. Cette théorie éminemment française a des avantages et des désavantages sur lesquels on pourrait raisonner longtemps ; mais ce qu’on ne peut refuser à la France, c’est d’en avoir fait un usage tel, qu’elle peut hardiment affronter toutes les comparaisons.

Et maintenant pourquoi, dans cette étude que nous offrait le roman français, pourquoi nous arrêter aux premières années du XIXe siècle ? À vrai dire, ce n’est pas là le terme du voyage, ce n’est qu’une des étapes du chemin. La route se prolonge au-delà ; pourquoi ne pas la suivre jusqu’au bout ? À cela je réponds d’abord, qu’après tout, ce dénouement n’est pas si arbitraire qu’il le semble. J’ai suivi l’histoire du roman français d’une révolution à une autre ; du lendemain de la Renaissance, ce grand événement d’où l’on fait dater l’histoire moderne, jusqu’au lendemain de la Révolution de 89, cet autre grand événement qui termine une période de l’histoire et en commence une autre. Ce plan ne manque donc pas d’une certaine régularité et ce modeste édifice se termine des deux côtés par des ailes en retour qui se font symétrie. D’ailleurs, depuis Corinne, depuis René et Adolphe, et surtout depuis les dernières années de la Restauration, le roman français a tant produit, il a pris un tel développement, si riche, si prodigieux, qu’en rendre compte ne serait pas une petite entreprise.

Mais surtout, remarquons que si l’on voulait poursuivre cette étude morale plus encore que littéraire, il faudrait pouvoir discerner sûrement parmi cette foule de romans, éclos de 1830 à nos jours, les œuvres qui sont vraiment typiques, celles qui sont autre chose que des fantaisies d’une imagination qui ne relève que d’elle-même, celles qui représentent l’état réel, les vraies tendances des esprits. Ce triage se fait de lui-même quand il s’agit des siècles passés ; car le temps se charge pour nous de replonger dans l’ombre les productions éphémères pour ne laisser surgir que les œuvres dignes de vivre. Ce sera au XXe siècle qu’on verra clair dans le chaos du roman contemporain et qu’aura lieu cette espèce de jugement suprême qui attribue à chacun sa place et son rang définitif et qui fait justice des succès trompeurs fondés sur un caprice de la mode, ou sur les aberrations de goût des contemporains.

Ce n’est donc point par dédain pour le roman du milieu du XIXe siècle que nous ne l’avons point fait rentrer dans le cadre de cette étude. Bien loin de là, j’estime que parmi cette foule d’œuvres médiocres que le roman a produites depuis cinquante ans, il se trouve des chefs-d’œuvre qui peuvent hardiment se mesurer avec les Corinne et les René, et que, même au point de vue moral, on trouverait dans tel ou tel de ces chefs-d’œuvre, représentée avec éclat, cette sagesse qui manquait à la noble race des mélancoliques de l’époque de l’Empire, cette sagesse, qui, selon l’expression d’un philosophe, nous apprend à nous accommoder du monde tel qu’il est, tout en lui demeurant supérieur. Car s’il est un XIXe siècle qui professe le goût du médiocre et le culte des intérêts, dont les affaires ont épaissi l’esprit et qui est animé également d’une mesquine hostilité et contre les grandes idées et contre les grandes traditions, en revanche, le XIXe siècle est remarquable, si on le considère dans l’élite des esprits supérieurs qu’il a produits. Il a, pour ainsi dire, des amplexions plus vastes que ses devanciers ; il a porté dans l’histoire du passé l’esprit de critique et l’esprit de justice ; il s’est élevé au-dessus de tous les fanatismes, du fanatisme de la haine comme du fanatisme de l’enthousiasme, et il est grand encore parce qu’il aime mieux comprendre que railler, qu’il préfère une explication à une satire, et que, tout en ayant le sentiment du progrès accompli, il est respectueux pour toutes les gloires du passé, parce qu’enfin il possède ce calme, cette mesure, cet équilibre de l’esprit qui sont aussi favorables à la recherche de la vérité que les entraînemens de l’esprit de parti le sont à la conquête de l’erreur.

C’est ce XIXe siècle-là dont j’aimerais à retrouver la sagesse dans quelques-uns clos chefs-d’œuvre du roman moderne, cette sagesse qui concilie une foi fervente à l’idéal avec la tolérance pour la vie et les hommes, et avec la conviction qu’au milieu des désordres et des reculs apparens, une force divine agit sur les sociétés et les ramène nécessairement dans la voie de leurs destinées. Cet amour de la perfection uni à la foi au progrès, si nous le rencontrions dans quelques héros de roman, ce serait assurément dans un sage qui posséderait une faculté inconnue et à la belle âme et à l’égotiste ; je veux dire la faculté de s’oublier. Car, du moment qu’on aime le bien encore plus que soi-même, il devient plus facile de le découvrir hors de soi, et c’est à l’humilité seule qu’il est réservé de réconcilier l’homme avec les réalités de ce monde.

Ne pas trop attendre des hommes et cependant n’en jamais désespérer, croire fermement que le progrès s’accomplit souvent par des voies mystérieuses où nous ne pouvons atteindre ; c’est une sagesse nécessaire, surtout dans les temps de révolution, parce qu’à ces époques-là, selon les opinions qu’on professe, on est porté à tout espérer ou à tout craindre.


Victor Cherbuliez.


  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. Copyright by Mme Gabriel Lippman, 1910.