Le Roman de moeurs industrielles en Angleterre

Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 115-146).
LE ROMAN


DE


MŒURS INDUSTRIELLES


EN ANGLETERRE





North and South, by the author of Mary Barton, 2 vol. in-8o; London, Chapman and Hall 1855.





Je me rappelle avoir vu il y a quelques années un plan de roman, ou plutôt de conte philosophique, extrêmement ingénieux, et qui exprimait assez bien l’antagonisme qui travaille notre société. — Dans un pays imaginaire vit une société imaginaire, sans unité, composée de deux groupes d’hommes nettement tranchés. C’est moins une société que deux sociétés accolées l’une à l’autre : une vieille et une nouvelle. L’un des deux groupes est composé d’hommes extrêmement polis et courtois, avec lesquels il est très agréable de vivre, vrais gentilshommes de manières et de langage, mais d’un caractère affaibli. L’autre groupe est formé d’hommes de labeur et d’affaires, bourrus, grossiers, désagréables, mais solides et actifs. Dire que cette société ainsi divisée marche fort mal, cela est inutile. Les deux groupes n’ont aucun rapport entre eux, ne se fréquentent pas, et en définitive ont l’un pour l’autre le plus parfait mépris. Isolément cependant, chacun ne peut dominer ni prendre un ascendant suffisant pour s’élever au pouvoir. Les uns représentent pour ainsi dire des formes sans représenter des réalités, les autres représentent des réalités sans formes. Les uns sont tout surface sans aucun fonds, les autres sont des élémens bruts sans surface régulière, blocs de granit mal équarris et tels qu’ils sont sortis des profondeurs de la terre, quartiers de bouille noirs et poussiéreux, minerai non débarrassé de ses scories terreuses, matières premières non préparées.

Le plus parfait statu quo d’anarchie s’établit, cela va sans dire, dans cette société. Il faut pourtant se choisir un roi, vaille que vaille. Aucun des deux groupes ne veut du roi de l’autre. Enfin nos élégans gentilshommes deviennent les dupes de leurs propres inclinations ; ils tombent, en proie à une espèce de dandy très rusé, moitié italien et moitié russe, qui, trop fin pour faire d’eux des sujets et sachant fort bien qu’il ne pourrait les gouverner ainsi, les rapproche de sa personne, et par toute sorte de sourires, de caresses, de flatteries, de mots placés à propos, les réduit à l’état de domesticité. Ils n’auraient pas voulu pour tout au monde obéir, s’il leur eût commandé brutalement au nom de la justice, mais les voilà qui sur un geste élégant ou une tournure de phrase ingénieuse se mettent à le servir. Rien n’égale l’empressement bouffon avec lequel ils font reluire ses bottes, et le soin extrême qu’ils mettent à chasser le moindre duvet des vêtemens de sa seigneurie.

L’autre groupe, celui des bourrus, qui ne se paie pas de belles manières, ne se contente point d’un tel roi, et s’en va chercher pour le gouverner un géant vigoureux, musculeux et infatigable, qui mange fort, boit de même, fume sans cesse, ne dort pas, travaille sans relâche et exige que chacun en fasse autant à ses côtés. Cette manière d’Américain réduit les pauvres gens en esclavage, les torture et les exténue bien vite au point de ne leur laisser que la peau et les os. Go ahead, en avant ! la machine humaine, tendue comme un ressort, va bientôt éclater. Chez le groupe aristocratique, les choses ne vont pas mieux. Chaque jour, nos hommes aux surfaces s’abaissent un peu plus, radotent davantage et tombent en putréfaction. D’un côté, exténuation, affaiblissement des forces par exagération d’activité ; de l’autre, enfantillage, sénilité, affaiblissement par absence d’activité réelle. Ce pays souffre horriblement, et il est permis de croire qu’il va disparaître dans un délai donné, si la Providence ne vient à son secours ; mais all is well that ends well, tout se termine comme dans les contes de fées. Le dandy, roi de nos hommes à surfaces, possède une fille charmante, qui, ingénieuse et sagace comme son père, ne se laisse point prendre aux apparences, et épouse le fils du géant barbare, beau garçon solide et vigoureux, qui ne peut manquer d’avoir une nombreuse progéniture. C’est la race issue de ce mariage en effet qui doit gouverner cette société et terminer cet antagonisme si longtemps prolongé, en laissant dans l’art de gouverner la souplesse et le tact à la vigueur et à la connaissance pratique des faits. Alors une société supérieure s’établit, civilisée sans mollesse, active sans excès, idéale sans subtilité, pratique sans grossièreté. Telle est à peu près l’histoire de ce pays d’utopie.

Ce plan bizarre nous est revenu en mémoire à la lecture du nouveau roman de mistress Gaskell, le Nord et le Sud. Nous n’avons pas là, il est vrai, le roi dandy et la société des hommes à surface ; mais nous avons toute une société polie, morale et instruite, un peu indécise dans sa conduite, un peu faible de caractère, d’une douceur par trop féminine et d’une délicatesse d’esprit déjà trop susceptible et trop maladive, mise en présence d’une société barbare, mal dégrossie, où ne manquent ni les géans infatigables, ni l’activité effrénée qui broie les hommes comme le chanvre ou le coton, ni le dédain de tout ce qui n’est pas palpable et solide, ni les clameurs arrachées par les fatigues d’un travail sans temps d’arrêt. D’un côté, sous les rayons d’un soleil pâle et doux, ni trop brûlant ni trop froid, s’étend un paysage modéré et choisi, plein de cottages rians et propres. Point de forêts où se cache la bête féroce, point de marais aux exhalaisons insalubres, asile des reptiles immondes ; point de rochers abrupts ni de plaines arides : partout un silence profond, troublé seulement de loin en loin par de petites voix singulièrement douces qui parlent de scrupules de conscience, de visites aux bons fermiers des environs, d’écoles de village, de douleurs de l’ami le, de belles affections, de culture classique et de joies de l’esprit. Que vont devenir les habitans de ce pays, lorsqu’ils vont se trouver dans cette autre contrée, où rien ne ressemble à ce qu’ils connaissent et ne rappelle ce qu’ils ont aimé ? Là, le paysage est une ville boueuse, bruyante et infecte. La fumée des usines cache le ciel sous ses noires vapeurs et retombe à terre en imperceptible pluie de charbon ; les chariots, chargés de marchandises, roulent dans les cours et dans les allées ; les métiers bruyans et les cruelles machines font entendre jour et nuit leur étourdissant langage ; les locomotives passent dans le lointain en lançant leur sifflement sauvage, et si vous prêtez l’oreille, de quelque taverne ou du fond de quelque cave souterraine vous pourrez entendre le refrain de quelques-uns de ces chants étranges et terribles que l’auteur de Mary Barton a placés si heureusement dans un de ses romans, celui-ci par exemple :

Oh ! it is hard, it is hard to work
All live long day,


ou cet autre, encore plus effrayant :

You would think it hard
Te be sent in the world,
To be clemmed and do the best as ye can ;

ce qui peut se traduire en français par ces paroles, qui n’offriraient

aucun sens bien plaisant aux oreilles des voluptueux sybarites : «Vous penseriez qu’il est dur d’être envoyé dans le monde pour y crever de faim et y faire cependant du mieux possible. »

Et pourtant tout ce tapage a son éloquence et sa grandeur; bien mieux, plus il est fort, et plus les habitans jouissent de la sécurité, car rien n’est sinistre comme le silence qui vient de loin en loin rompre ces clameurs continuelles de l’activité humaine. Ces jours-là, la ville tout entière est dans la rue ou aux fenêtres, des groupes animés se forment; puis, tout à coup, la foule s’élance et vient faire le siège de quelque manufacture soigneusement barricadée, et l’on n’entend plus alors que le bruit sourd que rendent les portes de fer sous la pression de la foule, le craquement du bois qui se fend et va céder, et, dans le lointain, le galop des chevaux, le cliquetis des armes, le son clair et métallique des fusils qui se chargent. Les dragons s’élancent le sabre au poing, les constables arrêtent quelques individus dans la foule qui se disperse, et la ville jouit pendant une demi-journée de ce demi-silence solennel qui enveloppe la nature après une tempête.

Le sud et le nord! deux sociétés très différentes, et dont nous n’avons aucune idée dans notre France, où ces deux sociétés très opposées l’une à l’autre vivent pourtant dans les mêmes lieux, où la société que j’appellerai historique occupe les mêmes provinces que la société manufacturière, et où cette dernière est un peu parsemée par tout le pays, au nord et au midi, à l’est et à l’ouest, où Rouen, la ville des vieux souvenirs gothiques, abrite à l’ombre de ses clochers et de ses abbayes les modernes palais de ses cotonnades, où Lyon, la ville catholique, mêle ses manufactures et ses boutiques à ses couvens et à ses chapelles. L’industrie chez nous s’est un peu installée partout, et la société traditionnelle continue jusqu’à un certain point à s’occuper dans son voisinage des choses qui lui furent chères autrefois et qui lui sont encore familières. Au contraire en Angleterre l’industrie est moins disséminée, elle a conquis des provinces entières où elle règne en souveraine. Dans les comtés du sud subsiste encore la vieille vie anglaise : là sont les monumens et les souvenirs; là vivent des populations agricoles depuis longtemps soumises, façonnées par l’aristocratie; là le gentleman a encore toute sa puissance; le clergyman est encore honoré des fermiers comme aux beaux jours de l’église anglicane; là florissent encore les deux universités avec toute leur culture classique. C’est la région où habite l’âme de la vieille Angleterre avec son mélange de libéralisme et d’aristocratie, c’est la patrie des esprits modérés, monarchistes et anglicans, l’appui du gouvernement constitutionnel interprété selon Delolme, — l’Angleterre anglo-normande en un mot. Avancez dans le nord, et là vous risquez fort de rencontrer une autre Angleterre, avec une manière beaucoup plus avancée d’interpréter la théorie des trois pouvoirs. Plus d’Anglo-Normands : des Saxons complets, indomptés par l’aristocratie et la force morale des classes cultivées, hardis, actifs, batailleurs, anarchiques; point de culture intellectuelle et oiseuse, un grand sens pratique : l’éducation que donne l’habitude des grandes affaires, et pour toute érudition une connaissance exacte et complète de l’état de tous les marchés du monde. Point de vieilles villes aux souvenirs historiques; des villes toutes neuves qui avaient longtemps attendu en germe que leur jour vînt d’éclore, et que le XIXe siècle a lancées dans le monde; — pour classes supérieures, des bourgeois durs, infatigables et vaillans, toujours la lorgnette à l’œil, comme un général d’année, pour suivre la position ou la manœuvre du marché français, américain ou allemand, observant toujours le vent comme le marin, pour savoir d’où vient que les cotons haussent si fort ou que les laines subissent une telle dépréciation. Les doctrines qui ont cours dans cette contrée ne sont plus les ingénieuses théories libérales, mais le radicalisme dans toute sa puissance, — démocratie à l’américaine chez les bourgeois et les patrons, tendances socialistes chez les prolétaires. Une économie politique reposant uniquement sur le commerce et en vue du commerce, une philosophie politique, un nouveau droit des gens fondé sur la paix et en vue de la paix sont nés et ont prospéré dans ce pays, comme chacun sait. Là aussi l’église anglicane est moins puissante que dans le sud, et les dissidens sont plus nombreux. C’est une Angleterre toute nouvelle qui se trouve en présence de la vieille Angleterre, qui résiste et refuse de laisser la Grande-Bretagne perdre son caractère distinctif et devenir une nouvelle édition des États-Unis, une Angleterre que l’industrie a créée, que le bill de réforme a émancipée, que le rappel des corn laws a enivrée d’orgueil, et que la guerre de Crimée a momentanément abaissée et amoindrie.

Au commencement du roman, nous sommes dans le sud, dans l’intérieur d’un clergyman dont le visage pâle et inquiet accuse des souffrances dont personne autour de lui n’ose lui demander la cause. Ceux qui connaissent l’histoire de M. Hale ne peuvent pas être étonnés de cette apparence maladive, que son caractère explique assez. M. Hale a toujours été un homme singulièrement timide, sensible à l’excès, scrupuleux et soigneux de son âme comme l’hermine de sa fourrure, un esprit d’une délicatesse morale infinie enveloppé dans un corps frêle et nerveux : deux bonnes conditions pour beaucoup souffrir et beaucoup sentir, et pour absorber jusqu’à la dernière goutte le calice d’amertume et de miel qui compose la vie. M. Hale l’a bu, et a fait cette expérience que tous les hommes de sa nature ont faite, expérience qui les a toujours sauvés de la misanthropie et réconciliés avec le monde : c’est que le doux était amer et que l’amer était doux. C’est ainsi que M. Hale est arrivé à cette espèce d’optimisme bienveillant et triste qui adresse à la joie et à la douleur le même doux sourire, qui est si rare, si charmant et de si bon goût. Il était fort beau dans sa jeunesse, et distingué particulièrement pour sa chevelure, où se jouait ce reflet bleu comme l’aile du corbeau que les connaisseurs en beauté admirent si fort. La jolie miss Beresford, séduite par toutes ces qualités délicates, — douceur, gentillesse, élégance d’esprit, finesse de tempérament, — qui s’accordent mieux avec la nature féminine en général que les qualités viriles qui distinguent la partie masculine de l’humanité, — solidité d’esprit, force de caractère, — l’avait épousé par amour. Elle ne s’en était jamais repentie. Cependant les années étaient venues, et avec elles cette humeur mélancolique qui s’empare à cet âge des personnes qui ont cherché le bonheur dans l’accomplissement de leurs désirs, sans tenir compte d’aucune considération sociale, mondaine ou matérielle. Toute une vie d’amour, mais aussi toute une vie de petites privations, de gêne, de quasi-solitude ! — les sentimens les plus affectueux et les plus tendres n’y résistent pas toujours ; ceux de mistress Hale, toujours persistans, s’étaient cependant enveloppés de mélancolie. En vérité, au foyer des deux époux il n’y avait plus pour génies familiers que cette résignation triste et suave du déclin de la vie, puis ce petit lutin subtil et inquiet comme un enfant qui s’alarme des moindres frémissemens du vent, des bourdonnemens d’un insecte, et dont l’oreille fine surprend les bruits les plus mystérieux, le génie qui hante les tempéramens maladifs et les consciences toujours en éveil. Mistress Hale avait aussi ses inquiétudes, ses exigences doucement absurdes, auxquelles il était fort difficile de résister, ses imaginations opiniâtres et contre lesquelles le raisonnement ne pouvait rien. Tout le tableau de cet intérieur est finement peint par Mme Gaskell; on dirait une chambre silencieuse et close, aux rideaux tirés ; l’air est tiède, la lumière y pénètre à peine par les volets et y jette en plein midi des lueurs de crépuscule ; ses habitans parlent d’une voix faible et douce, leurs pas sont lents et ne font aucun bruit ; une demeure de convalescens en un mot. En effet les époux Hale sont des convalescens : ils commencent à se remettre de cette longue et cruelle maladie qui s’appelle la vie, et ils seront bientôt guéris.

Ce ne sont donc pas les sujets de tristesse qui manquent à M. Hale. Outre sa fille Marguerite, qui vient de revenir de Londres, où elle a été élevée avec une belle cousine récemment mariée, M. Hale a eu un fils, Frédéric, officier de marine, compromis dans la révolte d’un équipage contre un commandant tyrannique, et à qui le séjour de l’Angleterre est désormais interdit. Cependant cette grande douleur, que le temps n’a pu affaiblir, n’explique pas néanmoins le redoublement de tristesse qui se fait remarquer chez M. Hale. La vérité, soigneusement cachée, finit à la fin par se révéler : le poison du doute s’est glissé dans l’âme de M. Hale. Lui, depuis si longtemps membre de l’église anglicane, il a fini par concevoir des doutes, non sur la vérité de la religion, mais sur la vérité des interprétations de l’église dont il fait partie. C’est là la récompense de toute une vie de réflexions et de labeurs intellectuels. Si M. Hale était une âme ordinaire, il pourrait faire comme tant d’autres, ne révéler jamais ses doutes et continuer son ministère en le regardant tout simplement comme une profession et une condition donnée dans la vie. M. Hale n’est pas capable d’un tel crime; il a toujours ouvert devant lui le livre où un pauvre ministre de l’église, assiégé des mêmes doutes que lui il y a cent soixante ans, raconta ses angoisses, ses épreuves, son triomphe et la paix de sa conscience, obtenue par la satisfaction donnée à la vérité.

M. Hale a balancé longtemps, non par faiblesse d’âme et absence de résolution, mais par timidité de caractère et tout simplement par la difficulté de faire à sa famille et à ses amis une telle révélation; mais enfin il se décide, il s’ouvre à sa fille : il a écrit à l’évêque pour donner sa démission; il a raconté ses épreuves morales à quelques amis d’Oxford; dimanche prochain, il fera à ses paroissiens son discours d’adieu, et dans quinze jours il ne sera plus membre de l’église anglicane. Mistress Gaskell excelle, comme on sait, à raconter ces affaires litigieuses de l’âme et tous ces petits procès intérieurs des facultés morales entre elles. C’est le romancier des cas de conscience; le charmant roman de Ruth était, si l’on s’en souvient, fondé sur un mensonge innocent. Armée de cette faculté exquise et toute féminine, le tact, elle ne juge pas les actions humaines d’après le code des conventions mondaines, ni d’après le code légal, ni même d’après le code religieux; elle cherche à pénétrer le vrai motif de ces actions, la racine d’où elles sont sorties, et les absout ou les condamne selon qu’elles sont ou ne sont pas conformes à la vérité, ou, ce qui pour une femme est à peu près synonyme de vérité, à la charité et à la sympathie. Elle sait à merveille et avec un goût parfait poser aux pharisiens de petites questions imprévues et embarrassantes. Ainsi l’affaire de M. Hale pourrait être traitée par plus d’un d’apostasie, de conversion par beaucoup d’autres. Apostasie et conversion, ce sont là de bien gros mots, pourrait-elle répondre; au fond, la conduite du clergyman est strictement conforme à la règle du décalogue qui dit : Tu ne mentiras pas. Et d’ailleurs la grande question est d’obéir à la vérité, qui est toujours invisible, et non pas aux formes extérieures de la vérité, qui sont toujours imparfaites. Armée de ce principe, qui est celui des unitaires les plus éclairés (l’auteur de Mary Barton appartient, je crois, à cette église), mistress Gaskell n’a pas de préjugé de secte et regarde d’un œil bienveillant toutes les formes diverses qu’a revêtues l’idée chrétienne. Elle n’a pas le moindre préjugé, comme beaucoup de ses compatriotes, contre les nations et les personnes qui professent tel ou tel culte; elle sait que l’attachement à telle ou telle église dérive d’une foule de circonstances indépendantes de la sincérité d’âme, — l’éducation, l’habitude, les mœurs générales, les différences d’instincts, — mais qu’au fond ce ne sont là que des attachemens secondaires, très matériels, souvent mondains, nullement religieux, et que la grande question, c’est l’attachement à la vérité. Ainsi les personnages de son roman appartiennent tous à diverses sectes : M. Hale est dissident, sa femme et sa fille sont anglicanes; son fils Frédéric, après un long séjour en Espagne, penche vers l’église romaine, et pourtant tous sont sincères.

Les scrupules de M. Hale nous suggèrent une réflexion. Y a-t-il rien au monde de plus dramatique que les tourmens de conscience d’un honnête homme? Je suis toujours étonné que les romanciers et les dramaturges cherchent avant tout les émotions violentes du vice et du crime, comme si l’honnêteté ne leur fournissait aucune ressource. C’est même une opinion généralement répandue que l’honnêteté emporte nécessairement avec elle une certaine monotonie. Rien n’est plus faux, et c’est tout le contraire qui a lieu. Je ne connais rien de monotone comme le vice; son but est toujours le même, et ses moyens pourraient se réduire à cinq ou six tout au plus, qu’il serait très facile d’énumérer. Les mobiles qui font agir l’honnête homme sont excessivement variés, infinis comme le monde moral, complexes comme le monde matériel dans lequel nous vivons. C’est un grand et douloureux travail que d’accorder ensemble, dans la conduite de la vie, les différens principes qui doivent présider à nos actions, de ne pas en violer un pour donner satisfaction à l’autre. Avez-vous jamais réfléchi, par exemple, à l’horrible situation d’esprit d’un homme qui, pour ne pas violer les lois de la justice, est obligé d’être impitoyable ? Si vous pouviez lui enseigner une méthode pour concilier ensemble la justice et la charité, vous lui rendriez probablement un grand service. Pour prendre le cas qui nous occupe, celui de M. Hale, il n’est pas difficile de comprendre ses combats intérieurs. Il doit obéir à sa conscience, cela est une règle générale, et cependant il peut arriver tel cas où la stricte application de cette règle soit, comment dirai-je? une faute, le mot est trop faible, — un péché, le mot est trop fort. Les expressions elles-mêmes manquent pour formuler ces difficiles et subtiles questions. Dans son dernier et admirable livre, M. Kingsley reproche aux dissidens, par l’organe de sir Richard Grenville, de songer toujours et avant tout au salut, de leur âme, de s’inquiéter toujours du paradis ou de l’enfer dans toutes les questions de politique, de religion et de vie sociale, et le reproche n’est pas absolument immérité. C’est en suivant le principe adopté par le héros de mistress Gaskell, principe incontestable et qu’on ne viole pas impunément, que George Fox est arrivé à fonder cette étrange morale des quakers, qui est irréfutable, mais qui est évidemment fausse par quelque endroit, puisqu’il est impossible de concevoir une société entière fondée sur cette morale. Risquons donc le mot : il y a souvent de l’égoïsme à avoir trop soin de son âme, à écouter trop scrupuleusement sa conscience, car alors nous courons risque de ne pas avoir soin des âmes qui nous sont confiées. Quelle perplexité! Les romanciers me parlent des remords d’un coquin, mais véritablement toutes ses angoisses méritées ne seront jamais aussi dramatiques que les tourmens de l’honnête homme qui, comme M. Hale, doit concilier ses devoirs envers sa conscience avec ses devoirs envers les siens. Nous conseillons à nos romanciers d’abandonner un peu le monde du vice et du crime, où les émotions sont tout à la surface, et de faire quelques courtes excursions dans le monde moral : ils en reviendront éblouis et confus, après y avoir trouvé une mine dramatique inépuisable. Qu’ils n’aient pas peur de la monotonie, ce monde est extrêmement varié, car Satan lui-même n’en est pas exclu, et y fait maintes fois sa partie avec les anges. Cette parenthèse fermée, revenons à notre récit.

Les ressources de M. Hale n’étant pas suffisantes pour faire vivre sa famille dans l’aisance, il a pris le parti de se retirer dans le nord, à Northern Milton, ville de manufacturiers illettrés, dont quelques-uns ont cependant le désir d’occuper les loisirs de leur âge mûr à apprendre les choses dont les avait écartés leur jeunesse active et besoigneuse. Maintenant qu’ils n’ont plus à s’inquiéter du terme à payer et qu’ils ont fait leur chemin, ils apprendraient volontiers la langue d’Homère et celle de Virgile, s’ils avaient auprès d’eux un homme instruit qui pût ou voulût leur servir de précepteur. M. Hale, jugeant que ce moyen était un des plus acceptables pour occuper les nombreux loisirs et remplir le déficit que lui avaient faits ses scrupules de conscience, ira donc dans le nord. Grave décision ! comment mistress Hale, qui supporte déjà si difficilement le climat modéré du Hampshire et les légers brouillards des campagnes, supportera-t-elle le climat du nord et le fog épais d’une ville manufacturière? Et ce n’est pas seulement le climat qui sera insupportable à sa famille. Comment sa femme, qui appartient à un monde semi-aristocratique, sa fille, élevée à Londres et qui a un si profond dédain pour le monde des boutiquiers, et lui-même, qui a toujours vécu dans un monde poli et lettré, qui a toujours été honoré et regardé comme un supérieur par les bons paysans et les honnêtes fermiers au milieu desquels il a exercé ses fonctions, — comment supporteront-ils la société de marchands et de bourgeois illettrés, ne comprenant la vie que sous sa forme la plus âpre et la plus sauvage, ne poursuivant qu’un but, la richesse, ne connaissant de supérieur que l’homme plus riche qu’eux-mêmes, estimant toute chose selon le prix qu’elle coûte et tout homme selon le capital qu’il représente? Si vous voulez connaître les sentimens de ce petit monde sur le commerce et les commerçans, écoutez cette conversation qui se tenait au foyer de M. Hale quelques jours seulement avant la grande résolution.


« Dans la dernière quinzaine de septembre arrivèrent les pluies et les tempêtes d’automne. Marguerite fut obligée de rester plus sédentaire qu’elle ne l’avait été jusqu’alors. Helstone était à une assez grande distance de tous ceux de leurs voisins qui avaient à peu près le même degré d’éducation et de culture intellectuelle qu’eux-mêmes.

« — C’est certainement une des localités les plus retirées de l’Angleterre, dit mistress Hale de son ton de voix le plus plaintif. Je suis constamment à regretter que le papa n’ait personne qu’il puisse réellement fréquenter, — il est tellement seul ! — Ne voir personne que des fermiers et des paysans du commencement à la fin de la semaine! Si nous demeurions à l’autre extrémité de la paroisse, il y aurait quelque ressource; nous ne serions plus qu’à une courte distance des Hansfield, les Gormon ne seraient qu’à une promenade de chez nous.

« — Les Gormon! dit Marguerite, sont-ce ces Gormon qui ont fait leur fortune dans le commerce à Southampton? Oh! je suis fort contente alors que nous ne les visitions pas. Je n’aime pas ces boutiquiers. Je pense qu’il est infiniment plus agréable pour nous de ne connaître que des paysans et des gens sans prétention.

« — Il ne faut pas être si dédaigneuse, Marguerite chérie! dit sa mère en pensant secrètement à un jeune et beau M. Gormon qu’elle avait une fois rencontré chez M. Hume.

« — Non certes, et je ne le suis point; je puis même dire que j’ai un goût très large : j’aime tous les gens dont les occupations se rapportent au travail des champs, j’aime les marins et les soldats, j’aime les trois professions lettrées, comme on les appelle. Je suis bien sûre que vous n’avez nulle envie de me faire admirer des bouchers, des boulangers et des fabricans de chandelles, n’est-il pas vrai, maman?

« — Mais les Gormon n’étaient ni bouchers, ni boulangers, c’étaient de très respectables carrossiers. « — Très bien, la carrosserie n’en est pas moins un commerce, et beaucoup moins utile, je pense, que celui des bouchers et des boulangers. Oh! comme ces promenades en voiture chez la tante Shaw me fatiguaient et comme j’avais envie d’aller à pied! »


C’est cependant cette jeune fille si dédaigneuse qui sera le trait d’union entre le nord et le sud. Ces marchands qu’elle abhorre, ce peuple qu’elle redoute, elle apprendra à les aimer, lorsqu’elle aura reconnu sous leur rude enveloppe plus d’un noble cœur : tout mal vient d’ignorance.

La famille quitte le sud; nouveaux visages, nouvelles scènes. Adieu aux villages du Hampshire, aux cottages enveloppés de brume ou reluisant de soleil, aux campagnes paisibles! À mesure qu’on avance, tout change d’aspect. Les charrettes qui se croisent sur la route ont plus de fer que de bois et de cuir, les hommes ont un aspect plus affairé : habitations, costumes, instrumens, tout indique un but d’utilité pratique et direct, tout est calculé et proportionné selon ce but, tout a un air purpose like. Les boutiquiers ne flânent pas sur le seuil de leur boutique, attendant la pratique; ils travaillent portes closes, roulant et déroulant des marchandises, sans but apparent, et, dirait-on, pour s’occuper seulement. A quelques milles de Milton, le ciel se couvre d’un épais nuage gris; un orage se prépare sans doute. On approche, ce nuage n’est rien que la fumée des usines qui sort à flots épais des cheminées et des fourneaux. On avance lentement dans les rues encombrées de chariots et de véhicules, tous employés à une seule fin : porter des matières premières à la manufacture, emporter des marchandises des magasins. L’intérieur des demeures est riche, même somptueux; mais tout y témoigne de l’opulence plutôt que du bon goût des habitans. On dirait des gens du commun logés dans des appartenons récemment ornés et meublés en toute hâte pour la visite passagère de quelque somptueux nabab. Quant aux mœurs du peuple, elles sont un perpétuel sujet d’étonnement pour la famille, y compris la servante, la fidèle et dévouée Dixon. Dans le Hampshire, M. Hale était traité par ses paroissiens avec tout le respect dû à son ministère; ici, on ne lui paie qu’un respect proportionné à l’argent qu’il peut donner. Rien n’égale la curiosité de tous les boutiquiers, fournisseurs, manœuvres, inférieurs de tout genre et de tout degré relativement aux revenus de leurs pratiques et de leurs maîtres.

Combien peut-il dépenser? telle est l’unique règle que le peuple a à sa disposition pour mesurer le mérite des hommes. Les relations y sont fondées non sur la hiérarchie des fonctions, mais sur une base d’économie politique. Marguerite a besoin d’une servante pour aider miss Dixon et la soulager un peu; elle ne la trouve point sans de grandes difficultés. Partout on se défie de la solvabilité d’une famille qui paie un modeste loyer de trente livres sterling par an. La population manufacturière, sombre, affairée, vous coudoie sans ménagement dans les rues. Les ouvriers ne donnent à personne le titre de gentleman, tutoient presque leurs maîtres et les désignent brutalement par leur nom. Leurs plaisanteries, leurs quolibets et leurs rires exceptionnels sont aussi sauvages que leur mauvaise humeur habituelle, et plus d’une fois, en passant près d’eux, Marguerite a pu s’entendre adresser quelque compliment grossier dans le genre de celui-ci : une belle fille, ma foi ! je voudrais bien qu’elle fût ma maîtresse! Bref, cette corruption particulière aux populations industrielles, inconnue avant elles, règne et domine à Milton. Cette corruption inventée par l’industrie, et l’un de ses plus remarquables produits, se compose de trois choses : d’une insolence que rien ne peut corriger, d’une haine profonde, vivace et inextinguible contre les personnes riches, et d’un respect odieux, servile et bas pour leurs richesses. Tout en haïssant les riches, le peuple les respecte parce qu’ils sont riches. Plus un homme possède d’argent et de biens, plus il est estimable et haïssable à la fois à ses yeux. Il règle sa conduite envers les personnes selon les dépenses qu’il leur voit faire, les apparences même de la richesse lui imposent. Tel est l’aimable esprit qui règne parmi le peuple des grandes villes modernes et des grands centres manufacturiers, esprit qui est, selon nous, le dernier terme d’une corruption incorrigible et incurable, car elle se complique d’imbécillité et indique que les instincts naturels sont non-seulement pervertis, mais amoindris, et que la nature de ce peuple est, si nous pouvons employer ce mot, aussi avachie que la nature des plus stupides sybarites dont il peut envier le sort.

N’allons pas trop loin cependant; ces populations contiennent plus d’un élément de force et d’énergie. Les maîtres de ces populations, les supérieurs de cette société odieuse à tous ceux qui tiennent par des liens étroits à l’ancienne civilisation, ce sont les manufacturiers, race dure, implacable et sagace, bourgeois semi-héroïques, toujours en guerre avec des élémens aussi formidables que ceux qui peuvent assaillir le soldat sur le champ de bataille ou le marin sur l’océan, en lutte constante avec des flots d’ouvriers souffrans et irrités, avec la banqueroute et la ruine, avec la concurrence étrangère; hommes de génie à leur manière, et qui élèvent la science des affaires à la hauteur d’une métaphysique, hommes positifs et pratiques dans la conduite de la vie, sans illusion et sans faiblesse, exerçant leur domination sans tendresse, mais aussi (point capital et qui marque un progrès accompli sur l’ancienne société) sans orgueil tyrannique. Il n’est personne qui n’ait été humilié et ne se soit senti petit jusqu’à un certain point, lorsqu’il s’est trouvé en présence de quelqu’un de ces hommes sur les domaines qui leur sont propres. On est forcé d’estimer, d’admirer même leur solidité, leur justesse de calcul, leur faculté de précision dans tout ce qui regarde les affaires pratiques, leur manière non pas virile ni mâle, mais masculine, de comprendre la vie et le but de la vie, sans aucune de ces subtilités jésuitiques, de ces sentimentalités, de ces mièvreries féminines, de ces regards rétrospectifs, quelquefois touchans et très souvent ridicules, jetés sur la civilisation du passé, qui caractérisent l’autre partie de la société. Un grand manufacturier est réellement une manière de souverain; il en a tous les attributs, toutes les charges et tous les devoirs. Il a, lui aussi, le déficit à craindre, les séditions à prévenir ou à réprimer; il a ses facultés d’observation à exercer dans le choix de ses ministres responsables, contre-maîtres, commis, caissiers; il a une diplomatie extérieure à entretenir, et il s’acquitte de toutes ces charges à son très grand profit sans doute, mais aussi à son très grand honneur. S’il était possible de convaincre les manufacturiers de l’importance du rôle qu’ils remplissent et de leur donner certaines idées morales qu’ils n’ont pas, ils seraient vraiment dignes d’être les chefs de notre société, car s’ils n’ont pas encore la connaissance de ce qu’il y a d’élevé et d’idéal dans le gouvernement et la politique, ils en ont toute la science mécanique, et en font mouvoir tous les ressorts dans leur petite sphère avec une régularité, un art et une rectitude de mouvemens que personne n’a jamais possédés avant eux au même degré.

M. Thornton, le manufacturier de Milton, tel qu’il nous est dépeint dans le roman de mistress Gaskell, pourrait passer dans tous les pays du monde pour le représentant parfait de cette classe d’hommes et du degré de civilisation auquel elle est arrivée. M. Thornton est un homme d’environ trente ans, bien bâti, musculeux, aux larges épaules, et dont on pourrait dire ce qu’un grand écrivain anglais dit quelque part de Richard Arkwright : ce n’était pas un Apollon. Il n’a pas le moins du monde l’air distingué, et au premier coup d’œil personne ne lui appliquerait la belle épithète de gentleman. Son extérieur cependant n’a rien de vulgaire, et il a frappé Marguerite à première vue comme une révélation de certaines choses qu’elle ne soupçonnait pas. « Avec une telle expression de résolution et de puissance, aucune physionomie, si ordinaire soit-elle, ne pourra jamais passer pour vulgaire ou commune. Je n’aimerais pas avoir affaire avec lui, il est d’apparence inflexible; après tout, un homme qui semble bien fait pour son état, sagace et fort comme il convient à un marchand. » M. Thornton a connaissance d’ailleurs de ses désavantages; il sait qu’il n’a point l’air d’un gentilhomme, et il s’en console en songeant qu’il a l’air d’un homme. Il a même toute une théorie à ce sujet qu’il expose à Marguerite, théorie vraie et admirable, et sur laquelle certaines gens pourraient réfléchir. — Le gentilhomme, dit-il, ce n’est réellement qu’une surface et une apparence faite pour le plaisir des yeux, comme un objet précieux, sur lequel la vue oisive aime à se reposer; c’est une nature d’homme, ce n’est pas la vraie nature de l’homme; c’est une nature d’homme artificielle, limitée, capable d’actions de courage et d’héroïsme, mais seulement dans certaines conditions et dans certaines circonstances. Que signifie ce mot gentleman et qu’indique-t-il d’ailleurs? Rien, après tout, que la nature des relations de l’homme avec ses semblables; mais allez donc appliquer ce mot pour définir les vertus, le mérite, le courage d’un Robinson Crusoë dans son île déserte, d’un prisonnier enfermé dans un cachot pour toute sa vie, d’un saint dans son exil de Pathmos : cette expression sera ridicule et vous paraîtra bien mesquine en elle-même lorsque vous chercherez le mot propre pour désigner de tels caractères. L’homme, ce qu’on appelle réellement l’homme, domine donc le gentilhomme autant que l’éternité domine le temps, et qu’une vérité absolue domine une mode passagère.

Cette petite théorie indique assez que M. Thornton n’est pas une intelligence vulgaire; son éducation est incomplète cependant, ayant été forcément interrompue. Son père mourut lorsqu’il n’avait encore que quinze ans, laissant des affaires embarrassées. Il lui fallut s’acquitter d’une double tâche : travailler pour soutenir sa mère et travailler pour relever le crédit de sa famille. A force d’économie et de privations, les dettes de son père avaient été payées; mais, lorsque cette tâche était accomplie, une autre s’était présentée : travailler pour faire sa fortune et entourer la vieillesse de sa mère de toute l’aisance qui lui avait été refusée pendant cette période de crépuscule de la famille. Au milieu de tels embarras et de tels devoirs, les études qui servent uniquement à embellir l’esprit et à orner la vie avaient été fort négligées; mais aujourd’hui que la fortune avait récompensé ses efforts, il tâchait de réparer de son mieux cette lacune regrettable, et M. Hale le citait parmi ceux de ses élèves qui montraient le plus de goût véritable pour ces études, si éloignées des préoccupations habituelles de son esprit. M. Thornton n’était pas non plus un simple fabricant, c’est-à-dire qu’il ne considérait pas son métier sous un rapport égoïste et borné. On l’aurait beaucoup offensé, si on lui eût dit que son but était la conquête de l’argent. Non, il avait au plus haut degré cette espèce d’orgueil local qui pousse souvent aux grandes entreprises, et qui enlève aux poursuites individuelles ce qu’elles ont d’âpre et d’égoïste. Il était fier d’appartenir à une ville manufacturière et de contribuer pour sa part à la grandeur commerciale de cette ville; il savait qu’il exerçait une part de pouvoir réel dans le monde, et que sa position lui faisait une responsabilité. Qu’il veille bien sur ses affaires, qu’il calcule juste dans ses spéculations, qu’il se garde de toute imprudence et qu’il se défie de toute timidité, car un faux calcul de sa part peut le ruiner, et à sa suite tous ses confrères; une imprudence peut déshonorer le commerce de sa ville, et un excès de timidité laisser la concurrence étrangère prendre les devans.

Avec de pareils soucis, un homme est excusable de ne pas être tendre ni très sentimental, et de tout rapporter à cette mesure virile de la vie, la vigilance et l’action; aussi M. Thornton n’a-t-il que mépris pour cet épicuréisme moral qui jouit trop vivement et trop à loisir des belles choses. « J’aimerais mieux, dit-il, une vie de travail et de souffrances, bien plus, de chutes et d’insuccès ici, qu’une vie prospère dans les vieux bosquets fanés de ce que vous appelez la société aristocratique du sud, où les jours s’écoulent lentement dans une aisance insoucieuse. On doit y être englué de miel et incapable de se lever et de marcher. » A quoi Marguerite répond fort bien que s’il y a dans le sud moins d’excitation, il y a aussi moins de misères, et qu’on n’y rencontre pas dans les rues de ces gens qui marchent la tête basse et l’air soucieux, qui souffrent et haïssent à la fois. Ces raisonnemens ne peuvent convaincre M. Thornton. Bon au fond et compatissant, il n’aime pas, avec son sens pratique, à mêler les questions de sentimens aux questions d’affaires. Lorsqu’il est obligé de diminuer le taux des salaires, ce n’est point par intérêt personnel : c’est que les circonstances l’y obligent, et si on lui demande pourquoi il ne fait point part de ces circonstances à ses ouvriers, il répondra qu’ils ne le comprendraient pas, et que d’ailleurs il n’a que faire d’initier le public au détail de ses affaires. Du reste, dans la direction de sa manufacture, il entend être le seul maître, et ne veut point y établir un gouvernement constitutionnel dont il sera le roi contrôlé par un parlement de prolétaires. Il applique dans son intérieur le système qu’on a nommé le despotisme éclairé. Tant pis pour ceux à qui il ne conviendra point; il n’est pas homme à reculer. Tel est M. Thornton, représentant des caractères du nord, sans grâces extérieures, solide, opiniâtre, d’un courage à toute épreuve, d’une âme dure et forte comme un marteau de forge, et d’un cœur vaillant et fidèle comme une épée d’acier.

Sa mère, mistress Thornton, femme digne d’un tel fils, mérite une mention spéciale. Pour la vigueur et la résolution, elle vaut mieux qu’un homme, et elle ajoute encore à ces vertus viriles les grandes vertus féminines, l’économie, le goût du travail, le dévouement. On dirait une de ces femmes, fidèles compagnes des barbares ancêtres de ces mêmes Saxons du nord, qui accompagnaient au combat leurs maris et leurs fils, toujours prêtes à ranimer leur courage, à panser leurs blessures et à les consoler des défaites par les perspectives des prochains combats. Il n’y a que les rôles de changés, la nature est la même ; seulement, au lieu d’être la femme d’un guerrier, elle est la veuve d’un manufacturier. C’est une walkyrie bourgeoise, et cette expression n’a rien d’impropre, car mistress Thornton pourrait au besoin lancer la fronde et jouer de la lance. Écoutez ce petit fragment d’une de ses conversations avec miss Hale. La ville est menacée d’une grève d’ouvriers : « Mais assurément vous n’êtes point lâche, n’est-ce pas ? Milton n’est pas une place convenable pour les lâches. Un jour j’ai été obligée de me frayer un passage à travers des flots d’hommes irrités qui juraient qu’ils auraient le sang de Makinson aussitôt qu’il mettrait le pied hors de sa manufacture. Il ne savait rien de tout cela ; il fallait que quelqu’un allât l’avertir, ou c’était un homme mort. Ce quelqu’un devait être une femme ; j’allai donc. Une fois entrée, impossible de sortir. Ma vie était engagée autant qu’elle pouvait l’être. Je monte alors au premier, où l’on avait empilé des pierres pour jeter sur la tête de la foule, si elle essayait de forcer les portes de la manufacture, et je les aurais lancées aussi bien qu’un homme, si je ne m’étais pas évanouie à cause de la chaleur que ma course m’avait causée. Si vous demeurez à Milton, il vous faudra prendre un brave cœur, miss Hale. »

Cette femme aux sentimens robustes et profonds, capable d’aimer beaucoup, est aussi capable de beaucoup haïr. Il y a dans ce roman une scène qui éclaire merveilleusement ce caractère. M. Thornton, amoureux de Marguerite, a été repoussé par elle ; c’est dire que miss Hale s’est valu la haine de mistress Thornton, qui avait vu cette inclination de mauvais œil, et jugeait déjà une telle union indigne de son fils. Sur ces entrefaites, mistress Hale, qui est à son lit de mort et qui ne sait rien de ces affaires secrètes, mande mistress Thornton et lui recommande sa fille, qu’elle va laisser sans appui. Mistress Thornton veut-elle servir de mère à sa fille ? Cette dernière, incapable de dissimuler, même pour adoucir les derniers momens d’une mourante, laisse entendre qu’elle pourra bien aider miss Hale, mais non l’aimer.


« — Vous avez une fille, madame : — ma sœur est en Italie, ma fille sera sans sa mère dans un pays où elle est étrangère, — si je meurs, voudrez-vous ?…

« — Vous désirez que je sois une amie de miss Hale ? dit mistress Thornton de sa voix mesurée, qui résonnait distincte et claire, non adoucie par l’émotion d’un pareil moment.

« Mistress Hale, les yeux toujours fixés sur mistress Thornton, pressa la main qui se trouvait à côté d’elle sur la couverture; elle ne pouvait parler. Mistress Thornton soupira : Je serai une véritable amie si les circonstances l’exigent, non une tendre amie. Cela, je ne le puis pas — pour elle, fut-elle sur le point d’ajouter, mais elle se retint à la vue de ce visage inquiet et douloureux. — Il n’est pas dans ma nature de montrer de l’affection même lorsque j’en ressens, et je n’offre pas volontiers mes conseils. — Elle s’arrêta. Mistress Thornton était trop consciencieuse pour promettre ce qu’elle n’avait pas l’intention de tenir, et montrer d’une manière ou d’une autre de la tendresse pour Marguerite, plus détestée à ce moment que jamais, lui était difficile, presque impossible.

« — Je promets, dit-elle avec une grave sévérité qui inspira après tout à la mourante confiance dans quelque chose de plus stable que la vie elle-même, je promets que dans toutes les difficultés qui porteront miss Hale...

« — Appelez-la Marguerite, dit avec effort mistress Hale.

« — A venir chercher mon appui, je la soutiendrai de toute ma puissance, comme si elle était ma propre fille. Je promets aussi que si jamais je lui vois faire ce qui me paraîtrait mal...

« — Mais Marguerite ne fait jamais le mal, jamais volontairement, dit mistress Hale. Mistress Thornton continua comme si elle n’avait pas entendu:

« — Si jamais je lui vois faire ce que je jugerai le mal, — non pas envers moi ou les miens, dans lequel cas on pourrait me supposer un motif intéressé, — je l’avertirai sincèrement et franchement comme je désirerais qu’on avertit ma propre fille.

« Il y eut un long silence. Mistress Hale sentait que cette promesse ne renfermait pas tout, et cependant c’était beaucoup. Il y avait là des réticences qu’elle ne comprenait pas, mais elle était faible, étourdie et fatiguée. Mistress Thornton passait en revue tous les cas probables dans lesquels elle aurait à accomplir sa promesse. Elle ressentait un sauvage plaisir à l’idée de dire à Marguerite de dures vérités sous prétexte d’accomplir son devoir. Mistress Hale rompit enfin le silence.

« — Je vous remercie, je prie Dieu de vous bénir. Je ne vous verrai jamais plus dans ce monde, mais mes dernières paroles sont celles-ci : Je vous remercie pour la promesse que vous m’avez faite d’être tendre envers mon enfant.

« — Tendre, non, répondit en insistant mistress Thornton, disgracieusement véridique jusqu’au bout; mais, après avoir mis sa conscience en repos par ces paroles, elle fut assez satisfaite qu’elles n’eussent point été entendues. Elle pressa la douce et languissante main de mistress Hale, se leva et sortit de la maison sans voir personne. »


Nous l’aimons telle qu’elle est, cette ferme et peu gracieuse mistress Thornton. Du reste elle n’avait d’estime que pour les caractères trempés comme le sien, et quelle que fût sa haine pour Marguerite, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir pour elle une certaine considération. « Une fille volontaire, et qui n’aime pas que personne mette le nez dans ses affaires, à la bonne heure! je l’aime ainsi, » dit un jour mistress Thornton après une visite accomplie dans l’intention de tenir sa promesse on adressant à miss Hale quelques duretés qu’elle supposait méritées. En somme, mistress Thornton est une maîtresse femme, comme on disait autrefois, une femme sur laquelle on peut se reposer avec confiance, qui fait bonne garde aux portes de sa maison, n’y laisse entrer personne et n’en laisse rien sortir!

Volonté, opiniâtreté, telle est la note morale dominante chez tous les personnages de ce livre. Tels maîtres, tels ouvriers. « Comme cet homme est orgueilleux! Il y a chez tous ces hommes du nord quelque chose du granit de leurs rochers,» dit un soir M. Hale à Marguerite en revenant de visiter Nicolas Higgins. Nicolas Higgins était un ouvrier des manufactures que Marguerite avait rencontré plusieurs fois dans ses promenades. La première fois qu’il la vit, elle souriait en passant de quelque pensée qui lui traversait l’esprit, et tout surpris de sa beauté, dans sa rude courtoisie du nord, il lui avait adressé familièrement ces mots : « Vous pouvez bien sourire, ma fille; plus d’une sourirait volontiers d’avoir une aussi agréable figure, » Ce compliment, dit avec un accent de sincérité, avait gagné le cœur de Marguerite. Le brave homme avait une fille devenue phthisique à la suite de travaux prolongés dans les manufactures. et un jour que Marguerite la rencontra avec son père, touchée de son air de souffrance et de douceur, elle lui remit spontanément le bouquet qu’elle tenait à la main. Cet élan du cœur tout désintéressé, et que les malheureux apprécient plus que l’aumône, établit des relations entre Marguerite et la famille Higgins. Ce ne fut pas sans peine; ainsi que mistress Thornton, Higgins n’aimait pas qu’on s’occupât de ses affaires, ni à recevoir chez lui des inconnus. « Je ne suis pas honteux de mon nom, je m’appelle Nicolas Higgins; elle s’appelle Bessy Higgins. Pourquoi voulez-vous venir nous voir? répondit-il lorsque Marguerite lui demanda son nom et son adresse: je n’aime pas à voir chez moi des gens que je ne connais pas. Mais vous êtes étrangère, c’est facile à voir; peut-être ne connaissez-vous pas beaucoup de monde ici. Vous avez donné à ma fille des fleurs de votre propre main, venez si cela vous fait plaisir. »

Nicolas Higgins est un de ces caractères avec lesquels mistress Gaskell nous a déjà fait faire connaissance dans Mary Barton, et qui se distinguent de tous les autres caractères populaires par deux traits d’ailleurs essentiellement anglais, une insociabilité féroce, une indépendance sauvage et un profond amour de la famille. Cette insociabilité indépendante, orgueilleuse, fruit d’un pays où les hommes aspirent avant tout à la liberté, et où la liberté est la tradition historique même, contraste singulièrement avec cette sociabilité dangereuse, inquiète, susceptible et taquine, qui distingue nos populations ouvrières, filles d’un pays d’égalité. L’ouvrier ferme sa porte comme le maître, en véritable Anglais habitué à être roi dans son logis, et se creuserait volontiers des fossés pour en interdire l’accès aux étrangers comme un baron féodal. Nulle envie d’aller espionner les affaires du maître, ni rôder dans ses corridors. Quant à ses idées morales, si nous en croyons mistress Gaskell, elles consistent surtout dans les sentimens naturels du mari pour sa femme ou du père pour ses enfans; de religion, peu ou point; de lecture de la Bible comme en Écosse ou partout ailleurs en Angleterre, encore moins. Un certain athéisme non systématique, tout instinctif, sortant des profondeurs de l’âme comme un cri de douleur et de malédiction, fait exprimer à l’ouvrier des paroles de haine et de vengeance; mais cet athéisme n’a rien d’enraciné : c’est la forme sous laquelle se résume toute une vie d’amertume. Les femmes non plus n’ont pas de sentimens religieux bien arrêtés, et elles les remplacent par des désirs, des hypothèses, des rêves maladifs de béatitude céleste, si bien que dans les ménages de prolétaires décrits par Mme Gaskell, on dirait le millénium vivant côte à côte avec l’incrédulité, ou encore la nouvelle Jérusalem de l’Apocalypse plongée dans les puits de l’abîme. Ce contraste, déjà admirablement marqué par l’auteur dans la peinture des ménages de Mary Barton, est reproduit également dans North and South. Rien n’est pénible comme de prêter l’oreille à ce duo plaintif et amer, et c’est une corde que Mme Gaskell fait admirablement vibrer. Nous félicitons l’auteur de la modération de son esprit, car elle possède un talent extrêmement dangereux. Oh ! quelle musique douloureuse dans ces sanglots! Ne croyez pas que tous les sentimens de la femme ne soient que douceur et religion, et les sentimens de l’homme que rudesse et sauvagerie; non, les plaintes de la femme sont amères, et les cris de l’homme souvent tendres et affectueux. Une grève vient de se déclarer dans la ville et Nicolas Higgins en fait partie; écoutez cette conversation entre Marguerite Hale et Bessy Higgins, la pauvre fille des manufactures.


« — Bien, dit Marguerite, parlons de cela quelquefois, si vous croyez que cela soit vrai. Mais dites-moi, votre père s’est-il mis en grève?

« — Oui, dit Bessy sourdement, et d’une voix fort différente de celle qui résonnait une ou deux minutes auparavant, lui et beaucoup d’autres, tous les ouvriers de Hamper et d’autres encore. Les femmes sont cette fois aussi furieuses que les hommes : les vivres sont chers, et il leur faut donner à manger à leurs enfans, je pense. Supposez que les Thornton eussent employé l’argent du diner où vous êtes invitée à leur envoyer de la viande et des pommes de terre, ils auraient apaisé les cris de plus d’un enfant et raffermi le cœur de plus d’une mère.

« — Ne parlez pas ainsi, dit Marguerite, vous me donneriez du remords d’aller à ce diner.

« — Non, dit Bessy, il y en a qui sont prédestinés aux fêtes somptueuses, à la pourpre et au lin éclatant. Peut-être êtes-vous une de ces personnes. D’autres travaillent et suent toute leur vie, et les chiens eux-mêmes ne sont pas compatissans de notre temps comme du temps de Lazare. Pourtant, si dans l’autre monde vous me demandez de venir rafraîchir votre langue avec le bout de mon doigt, je traverserai le grand abime pour aller à vous, en pensant à ce que vous avez été pour moi ici-bas.

« — Bessy, vous avez la fièvre, je le sens à votre pouls aussi bien qu’à vos paroles, il importera peu au grand jour que quelques-uns d’entre nous aient été mendians ici-bas et d’autres riches. Nous ne serons pas jugés d’après cette différence misérable, mais selon la foi que nous aurons eue dans le Christ.

« — Vous auriez été mise hors de vous-même aussi bien que moi, si vous les aviez vus l’un après l’autre venir demander mon père, et me racontant leur histoire. Quelques-uns parlaient de haines mortelles, et faisaient frissonner mon sang avec les terribles choses qu’ils disaient contre les maîtres mais la plupart, qui étaient des femmes, gémissaient si tristement, si tristement!... Les larmes leur coulaient continuellement le long des joues sans qu’elles daignassent les essuyer, que cela fendait le cœur de les entendre se plaindre de la cherté des vivres, et de ce que leurs enfans ne pouvaient fermer l’œil toutes les nuits grâce à la faim.

« — Je vous demande pardon, répondit humblement Bessy. Quelquefois, en pensant à ma vie et au peu de plaisir que j’y ai eu, je me suis figuré que peut-être j’étais un de ces êtres condamnés à mourir par la chute d’une étoile: « Et le nom de cette étoile était Absinthe, et la troisième partie des eaux devint de l’absinthe, et les hommes moururent pour avoir bu de ces eaux, qui étaient devenues amères. » On supporte mieux le malheur et le chagrin, lorsqu’on pense qu’ils ont été annoncés pour vous longtemps auparavant. Quelquefois il me semble que mes chagrins m’ont été envoyés pour l’accomplissement des prophéties, autrement ils ne m’ont été envoyés pour rien.

« — Non, Bessy, dit Marguerite, Dieu ne nous afflige pas volontairement. Ne vous occupez pas autant des prophéties, mais lisez les parties les plus claires de la Bible.

« — Je crois que ce serait plus sage; mais où pourrais-je trouver d’aussi grandes paroles de promesse, entendre parler de quelque chose d’aussi différent de ce terrible monde que dans l’Apocalypse? Plus d’une fois je me suis répété les versets du septième chapitre, rien que pour le son. C’est aussi beau qu’un orgue. Non, je ne puis me décider à abandonner l’Apocalypse. Ce livre me donne plus de consolations qu’aucun autre dans la Bible. »


Ces conversations, que nous avons extraites çà et là du roman de Mme Gaskell, marquent le mysticisme que presque sans exception l’auteur prête à la partie féminine des populations manufacturières, un mysticisme fiévreux tel qu’il peut sortir d’âmes lassées par la souffrance, de corps brisés et languissans, de cerveaux qui sont comme étourdis de l’éternel tapage des machines. Un doux vertige se produit, des visions chimériques se succèdent; la souffrance et la misère montent à la tête comme l’ivresse et ouvrent devant les yeux appesantis des perspectives éblouissantes. Du reste peu d’idées religieuses nettes, saines et claires. Chez les hommes, le phénomène contraire se présente; les hallucinations sont toutes violentes, meurtrières et diaboliques; pas d’autre horizon que celui de la terre, les instincts naturels à l’homme remués jusque dans leurs profondeurs et laissant échapper des émanations grosses de colère et comme d’acres vapeurs chargées de haine, les sentimens de famille souvent sous leur forme la plus tendre, mais le plus fréquemment réduits à leur essence primitive, c’est-à-dire à ces liens du sang aussi forts que terribles qui font rugir les bêtes elles-mêmes lorsque leurs petits sont en danger ou qu’ils expirent sans secours. Des deux côtés, la vie particulière à l’industrie a perverti, torturé, brisé les facultés, qui ne sont plus en équilibre. Pour toute douceur, de la lassitude; pour toute force, de la violence; de toutes parts des sentimens extrêmes, excessifs et dangereux, et jamais cette nature humaine moyenne qui est la seule vraie. qui se retrouve chez les classes agricoles et jusque chez les populations les plus misérables, pourvu qu’elles ne soient pas soumises au travail industriel.

Bizarre phénomène, et qui est digne de toutes sortes de méditations ! Le travail des champs est naturel à l’homme, et si excessif qu’il soit, il ne produit rien de pareil; il peut épuiser le corps, il n’engendre aucun sentiment malsain. Le travail domestique est naturel à l’homme, et il ne produit que bonheur et joie. Le travail des métiers, quelque fatigant qu’il soit, engendre la sociabilité, le compagnonnage, l’association. Seul, le travail des manufactures, invention de la science et de l’esprit humain, tout en tuant le corps, pervertit l’âme. Oh! comme la nature vaincue se venge, elle dont les émanations sont la santé même, la seule vraie médecine, l’unique réparateur des forces épuisées de l’homme! Soumise, elle n’engendre que des germes de mort. Cette vapeur comprimée aveugle et brûle, ces forces domptées foudroient, ces matières premières, jadis innocentes, laissent échapper des gaz délétères; cette fine poussière de coton étouffe; ces atomes de poison, de verre, de substances chimiques, trouvent subtilement le chemin du poumon; ce perpétuel bruit des machines en mouvement engendre la surdité. Avez-vous remarqué l’aspect implacable des machines, leur cruelle précision, leur quasi-intelligence fatale comme un calcul arithmétique, et cette activité absorbante et comme affamée avec laquelle elles mordent le fer, tordent le fil, happent le coton, soulèvent des poids? Eh bien! quelque chose de cette dureté mécanique finit par être le partage des populations qu’elles emploient. Dans le contact perpétuel de l’homme avec les machines, le cœur se vide et ne se renouvelle pas. Le travail est le remède le plus sain contre le vice, mais pour cela il tant que l’homme soit réellement occupé, qu’il y mette son intelligence et son esprit. Ici rien de pareil : l’homme ne tire de ses efforts aucune satisfaction ni aucune joie, c’est la machine seule qui est réellement productive. Aucune de ces illusions que crée le travail, grâce à l’absorption momentanée des facultés; rien qu’un mouvement mécanique qui laisse la pensée errer dans le vague et se reposer avec mélancolie d’abord, puis avec colère, sur les tristes incidens de la vie, la misère, la privation, la maladie. De l’ennui, de la colère, on arrive bientôt à la haine violente du travail, qui apparaît non comme la condition fondamentale de la vie, mais comme une malédiction. Toute cette série de sentimens s’engendre logiquement. Outre ces souffrances de la haine, de l’ennui, de la fatigue, le travail mécanique crée certains vices qui existeront peut-être toujours, quelles que soient les transformations des rapports du maître et de l’ouvrier : la brutalité, l’ivrognerie, et cet autre vice si puissant qui n’a pas de moyen plus subtil de s’emparer de l’homme que le besoin d’une distraction violente et d’une diversion aux habitudes régulières de la vie. Si encore on avait de l’air, de la lumière! mais non; il faut travailler dans un atelier humide ou étouffant, infect, obscurci par la vapeur ou les millions d’atomes qui s’échappent des matières travaillées, et ainsi les maux physiques viennent s’ajouter aux souffrances morales. En vérité, s’il était un emblème que l’on dût placer aux portes de certains centres industriels, ce serait un groupe représentant la maladie, au pied traînard, mais assuré, donnant la main à l’ennui, tristement accroupi, tête basse, mains croisées, regard morne, dans une attitude de musulman fataliste.

Les vices que l’on reproche aux populations industrielles ne nous étonnent donc point. Ce qui nous étonnerait davantage, c’est qu’ils n’existassent pas. Toute une série d’observations psychologiques et physiologiques démontre d’une manière irréfutable, pour ceux qui connaissent la facilité de corruption qui est dans l’homme, que ces vices sont la conséquence naturelle de ce genre de travail. Le travail industriel est corrupteur. Comment on pourra y remédier jamais et faire de ces masses d’hommes des populations saines, cela est un mystère, car les difficultés semblent insurmontables. Ce qui est certain, c’est que quelque chose peut et doit être tenté pour réagir contre ce fléau.

Les rapports du maître et de l’ouvrier ne valent guère mieux que ces mœurs générales : ce sont des rapports de défiance, de jalousie et de haine. Dans toute condition donnée, l’homme sait positivement d’où proviennent sa gêne, ses besoins, ses malheurs. Ici c’est tout le contraire : le chômage, la misère, la baisse des salaires, tombent sur l’ouvrier des manufactures sans qu’il en sache bien la raison. Il est soumis au gouvernement invisible, insaisissable, capricieux, d’une sorte de mathématique commerciale tout à fait abstraite; il souffre, parce qu’à cent lieues de lui, à un moment donné, tel produit a éprouvé une dépréciation; il souffre, parce que la concurrence d’un pays qu’il n’a jamais vu et ne verra jamais a donné les mêmes marchandises fabriquées à meilleur compte; il souffre de la hausse et de la baisse des produits, des caprices de la mode, des progrès toujours nouveaux de l’industrie. Ne comprenant rien à ces fluctuations bizarres, dont les initiés seuls ont l’explication, ne sachant directement à qui s’en prendre, il s’en prend au patron, au manufacturier, la seule personne visible, tangible, saisissable, qu’il connaisse. N’essayez pas de vouloir lui prouver qu’il doit nécessairement soufrir en vertu de telle ou telle règle d’économie politique, il vous arriverait ce qui arriva au patron de Nicolas Higgins : « Imbécile ! lui dit un jour son maître, ennuyé de le voir crier à tue-tête que les ouvriers étaient exploités, voici un livre qui te prouvera que les salaires trouvent leur propre niveau sans que les maîtres ni les ouvriers y puissent rien. » Higgins prit le livre, lut, ne comprit pas et s’endormit. « Il parlait de travail et de capital, de capital et de travail, comme si ces choses eussent été des vices et des vertus : je ne pus jamais bien fixer dans mon esprit ce que cela voulait réellement dire. » Ces mots concurrence, offre, demande, marché, résonnent à ses oreilles comme autant d’abstractions chimériques. En réalité, l’ouvrier des manufactures en sait moins long, en fait d’économie politique, que le simple paysan qui va lui-même porter ses denrées au marché et qui saisit par lui-même le secret de la hausse et de la baisse des marchandises. Il s’en prend donc de ses souffrances directement à son maître, l’en rend responsable, et essaie de lui arracher par la force ce que le maître ne peut raisonnablement pas accorder: de là les coalitions et les grèves. De même que les vices des populations industrielles proviennent du travail mécanique auquel elles sont soumises, les mauvais rapports du maître et de l’ouvrier proviennent de la grande difficulté, pour un esprit ignorant, de comprendre les raisons des fluctuations commerciales. Ces mauvais rapports ont encore une autre cause, très délicate à énoncer et que nous mentionnerons seulement : c’est que ces populations n’ont aucun intérêt à connaître les raisons de ces subits reviremens; peu leur importe, elles ne sont pas intéressées dans la question de la vente des produits; une seule chose les intéresse et les regarde directement, c’est le prix du travail.

Les populations industrielles tournent réellement dans un cercle vicieux. Tout intérêt étant renfermé pour elles dans la question du salaire, elles essaient de conquérir ce qu’on leur refuse par la cessation du travail; mais si une grève prolongée est nuisible au fabricant, elle l’est bien plus à l’ouvrier, car il se prive volontairement par là de son unique ressource. Ajoutez qu’une telle détermination est non-seulement insensée, mais tyrannique, car, pour être efficace, une grève doit être générale et forcer ainsi, bon gré mal gré, tous les ouvriers d’une même ville à cesser leurs travaux, qu’ils le veuillent ou non. Ces populations se déciment et s’affament elles-mêmes. Mistress Gaskell se montre très hostile en général aux grèves et aux trade unions, et nous retrouvons dans son nouveau roman plus d’une scène qui rappelle les douloureux tableaux déjà tracés dans Mary Barton. Il y a là quelques exemples terribles des conséquences désastreuses que produisent ces résolutions désespérées. Une grève générale a eu lieu à Milton, et l’un des meneurs est Nicolas Higgins. Défense expresse a été faite à tous les ouvriers de la ville de travailler aux prix nouvellement établis par les patrons; mais tous les ouvriers n’ont pas le caractère intraitable de Higgins, tous n’ont pas un ménage relativement aussi bien tenu, tous n’ont pas une famille aussi restreinte; c’est assez dire que beaucoup auraient bonne envie de faiblir. De ce nombre est un ami de Nicolas Higgins, John Boucher, pauvre homme d’un faible caractère, chargé d’enfans, et qui ne peut résister à leurs cris et à leurs plaintes. Cependant lui aussi il doit faire grève forcément, c’est l’ordre général et auquel il ne peut se soustraire sans danger. Voilà donc un homme placé dans cette affreuse situation, ou de laisser sa famille mourir de faim, ou d’être traître envers la classe à laquelle il appartient. Il y a une scène terrible entre lui et Higgins. Ce dernier le rassure, l’encourage, et subvient comme il peut aux besoins de sa famille; mais enfin Boucher, poussé par la faim, va demander de l’ouvrage à son ancien patron : il est ignominieusement chassé et se noie de désespoir. Une autre scène plus pathétique, et qui mérite d’être citée tout entière, c’est le siège de la manufacture de M. Thornton.

M. Thornton, avec le caractère que nous lui connaissons, n’a pas voulu céder à ses ouvriers, et il n’a pas voulu davantage suivre l’exemple de ses confrères et fermer momentanément sa manufacture. Il a donc fait venir des ouvriers de l’Irlande. On peut juger de quel œil ont été vus les nouveaux-venus. La foule se précipite vers la manufacture justement à l’heure où miss Hale est venue réclamer un service de mistress Thornton, qui ne répond point et écoute d’un air préoccupé. En ce moment, une clameur se fait entendre.


« Miss Hale s’arrêta. Mistress Thornton ne répondit pas immédiatement; tout à coup elle se leva et s’écria:

« — Ils sont aux portes! Appelle John! Fanny, appelle-le! Ils sont aux portes! ils vont les enfoncer! Appelle John, dis-je.

« En même temps que les cris de Mme Thornton, le bruit sourd de la foule, auquel elle prêtait l’oreille au lieu d’écouter Marguerite, se fit entendre sur le côté extérieur de la muraille, et un tocsin de voix irritées retentit furieusement par derrière les portes qui tremblaient sous la pression de la foule. On eût dit que ces masses furieuses et invisibles se servaient de leurs corps comme de béliers. L’ébranlement cessait un instant, pendant que la foule se retirait à quelques pas pour se précipiter avec un élan nouveau ; il redoublait alors sous ces chocs gigantesques qui firent bientôt trembler les portes épaisses comme des roseaux sous le vent.

« Les femmes se rassemblèrent autour des fenêtres, comme fascinées par le spectacle de cette scène qui les remplissait de terreur. Mistress Thornton, les servantes, Marguerite, toutes étaient là. Fanny était revenue, criant tout le long des escaliers comme si elle eût été poursuivie à chaque pas ; elle s’était jetée sur un sofa en poussant des cris. Mistress Thornton, inquiète, surveillait l’arrivée de son fils, qui était encore dans la manufacture. Il sortit enfin, regarda d’en bas ce groupe de pâles figures féminines, sourit pour leur donner bon courage avant de fermer la porte de la manufacture, puis il appela une des servantes pour venir ouvrir une porte de la maison que Fanny, dans son effroi, avait verrouillée derrière elle. Mistress Thornton descendit elle-même. Le son de sa voix impérieuse et bien connue sembla comme donner le goût du sang à la foule furieuse. Jusqu’alors cette foule avait été muette, et sans dire un mot avait employé toute la puissance de son souffle à soutenir son effort pour briser les portes ; mais en entendant parler M. Thornton, elle exhala un grognement féroce et infernal qui fit pâlir mistress Thornton elle-même au moment où elle entra dans la salle, précédant son fils. Lui entra, le visage un peu animé, mais les yeux étincelans, et lançant comme un défi au danger avec une expression hautaine et dédaigneuse de physionomie qui faisait de lui un homme noble, sinon beau.

« M. Thornton s’approcha franchement de Marguerite : — « Je suis désolé, miss Hale, dit-il, que vous nous ayez visités dans ce moment où je crains que vous ne soyez enveloppée dans les dangers que nous pouvons avoir à courir. — Mère, ne feriez-vous pas mieux d’aller dans les chambres de derrière ? Je ne suis pas sûr qu’ils ne se soient pas ouvert un passage de Pinners’ Lane dans la cour de l’écurie ; mais s’ils ne l’ont pas fait, vous serez plus en sûreté là-bas qu’ici. Allez, Jane ! continua-t-il en s’adressant à une des servantes. Et elle sortit avec les autres.

« — Je reste ici, dit sa mère ; où vous resterez, je resterai.

« Et en vérité la retraite dans les chambres de derrière était inutile ; la foule avait entouré cette partie des bâtimens, et poussait de là ses menaçans et terribles rugissemens. Les domestiques se retirèrent dans les greniers en poussant des cris qui firent sourire de mépris M. Thornton lorsqu’il les entendit. Il jeta les yeux sur Marguerite, qui se tenait debout à la fenêtre la plus voisine de la manufacture. Ses yeux brillaient, la couleur de ses joues et de ses lèvres était plus intense. Comme si elle eût senti son regard, elle se retourna et lui adressa une question qui depuis quelques instans tourmentait son esprit :

« — Où sont les pauvres ouvriers que vous avez fait venir d’Irlande ? Là, dans la manufacture ?

« — Oui, je les ai fourrés dans une petite chambre, au pied d’un escalier dérobé, leur recommandant de s’enfuir à tout risque et de se réfugier ici, s’ils entendaient qu’une attaque fût faite contre les portes des ateliers. Mais ce ne sont pas eux, c’est moi qu’il leur faut.

« — Quand les soldats pourront-ils être ici? demanda sa mère d’une voix basse et peu assurée.

« Il prit sa montre avec le même calme qu’il avait montré jusqu’alors; il fit quelques petits calculs :

« — A supposer que Williams soit, parti aussitôt que je le lui ai ordonné, el n’ait pas eu besoin de se détourner pour se cacher d’eux, il faut environ vingt minutes encore.

« — Vingt minutes! dit sa mère, dont la voix pour la première fois trahit complètement la terreur.

« — Fermez les fenêtres immédiatement, mère, s’écria-t-il ; les portes ne résisteront, pas à un second choc pareil à celui-ci. Fermez cette fenêtre, miss Hale.

« Marguerite ferma la fenêtre et vint prêter son aide aux doigts tremblans de mistress Thornton.

« Pour une cause ou une autre, il y eut un silence de quelques instans dans la rue. Mistress Thornton regarda avec inquiétude la physionomie de son fils, comme pour y lire l’explication de ce silence soudain. Une expression de méprisant défi composait toute sa physionomie; on ne pouvait y lire ni l’espérance ni la crainte.

« Fanny se leva : — Sont-ils partis? demanda-t-elle dans un chuchottement.

« — Partis ! répondit-il ; écoute!

« Elle prêta l’oreille. Ils purent tous entendre le souffle puissant qui sortait de ces poitrines muettes, le craquement du bois qui cédait lentement, le grincement du fer, la chute retentissante des pesantes portes. Fanny se leva en chancelant, fit un pas ou deux vers sa mère et tomba évanouie dans ses bras. Mistress Thornton l’enleva avec une force qui venait autant de la volonté que du corps, et l’emporta hors de la salle.

« — Dieu soit loué! dit M. Thornton en la voyant sortir. Ne feriez-vous pas mieux de monter, vous aussi, miss Hale?

« Les lèvres de Marguerite articulèrent un non que M. Thornton ne put entendre à cause du bruit de pas innombrables qui retentissaient sous le mur même de la maison, et du grondement sauvage de voix furieuses et sourdes qui avait je ne sais quelle expression féroce de satisfaction plus terrible encore que les cris des minutes précédentes.

« — N’ayez pas peur, dit-il, pensant l’encourager. Je suis désolé pour vous que vous vous soyez trouvée mêlée à tous ces ennuis; mais cela ne peut pas durer bien longtemps maintenant. Quelques minutes encore, et les soldats seront ici.

« — Oh Dieu! cria soudainement Marguerite, voici Boucher. Je reconnais bien sa figure, quoiqu’il soit livide de rage; il essaie d’arriver tout à fait en avant: voyez, voyez!

« — Qui est Boucher? demanda froidement M. Thornton en s’approchant de la fenêtre pour découvrir l’homme auquel Marguerite prenait un tel intérêt. Aussitôt que la foule aperçut M. Thornton, elle poussa un rugissement. Dire qu’il n’avait rien d’humain est trop faible, car il était comme l’expression de la convoitise démoniaque de quelque terrible bête sauvage pour la proie qui est hors de son atteinte. M. Thornton lui-même recula un moment, effrayé de l’explosion de haine qu’il avait provoquée.

« — Laissez-les crier, dit-il, cinq minutes encore.... j’espère seulement que mes pauvres Irlandais ne seront pas trop terrifiés par ce bruit infernal. Conservez votre courage pendant cinq minutes, miss Hale.

« — Ne craignez rien pour moi, dit-elle avec impétuosité. Mais quoi, dans cinq minutes? ne pourriez-vous rien faire pour apaiser ces pauvres gens? Il est effrayant de les voir.

« — Les soldats vont être ici dans quelques instans, cela les mettra à la raison.

« — A la raison? dit Marguerite vivement, quel genre de raison?

« — La seule qui convienne à des hommes qui se sont transformés en bêtes sauvages. Par le ciel ! ils se sont dirigés vers la porte de la manufacture !

« — Monsieur Thornton, dit Marguerite toute tremblante d’émotion, descendez immédiatement, si vous n’êtes pas un lâche. Descendez et affrontez-les ainsi qu’il convient à un homme. Sauvez ces pauvres étrangers que vous avez attirés ici. Parlez à vos ouvriers comme s’ils étaient des êtres humains. Parlez-leur doucement. Ne laissez pas les soldats venir et tuer de pauvres créatures qui sont absolument folles. J’en vois là un qui est tout à fait en démence. Si vous avez en vous quelque courage ou quelque noble qualité, descendez et parlez-leur, homme contre homme.

« Il se retourna et la regarda pendant qu’elle parlait. Un sombre nuage. se répandit sur sa physionomie.

« — Je vais y aller; peut-être dois-je vous prier de m’accompagner et déverrouiller la porte derrière moi. Ma mère et ma sœur auront besoin de cette protection.

« — Oh! monsieur Thornton, je ne sais pas, peut-être ai-je tort, seulement...

« Mais il était parti; il était déjà au bas de l’escalier et avait ouvert la porte. Tout ce qu’elle put faire fut de le suivre en toute hâte, de verrouiller la porte derrière lui et de remonter précipitamment, le cœur malade et la tête pleine de vertiges. Une fois rentrée dans la chambre, elle se remit auprès de la fenêtre. Il était en bas sur le seuil, ainsi que le lui indiqua la direction de mille regards furieux; mais elle ne put voir et entendre autre chose que la sauvage satisfaction du murmure grondeur et menaçant de la foule. Elle ouvrit la fenêtre. Beaucoup dans la foule étaient de purs enfans cruels et ignorans, — cruels parce qu’ils étaient ignorons; — quelques-uns étaient des hommes maigres comme des loups et affamés de proie. Elle savait bien pourquoi. Ils avaient, comme Boucher, des enfans mourant de faim en leur demeure et comptant sur un suprême succès pour obtenir un plus fort salaire; ils étaient exaspérés par ces Irlandais qui venaient voler le pain de leurs enfans. Marguerite savait tout cela, elle lisait tout cela sur la figure de Boucher, contractée outre mesure et livide de rage. Si M. Thornton leur disait quelques mots, leur faisait entendre seulement sa voix, il semblait que cela pourrait quelque chose contre ces sauvages explosions de rage; mais peut-être leur parlait-il maintenant, car un silence momentané interrompit leur bruit confus et inarticulé comme celui d’une troupe d’animaux. Elle ôta son bonnet et se pencha pour écouter. Elle put seulement voir, car si M. Thornton avait fait une tentative pour parler, l’idée instinctive et momentanée de l’écouter était déjà passée, et le peuple était plus courroucé que jamais. Il se tenait les bras croisés, calme comme une statue, la figure pâle d’émotions réprimées. Ils essayaient de l’intimider, de le faire reculer, ils s’excitaient l’un l’autre à quelque acte immédiat de violence personnelle. Marguerite sentit instinctivement qu’il ne fallait plus qu’un instant, une étincelle pour produire une explosion dans laquelle, au milieu de tant d’hommes furieux et d’enfans étourdis, la vie de M. Thornton elle-même serait en danger, — que, dans un autre moment, les passions tumultueuses auraient dépassé leurs bornes et renverse toutes les barrières de la raison et de la crainte. Pendant qu’elle regardait, elle vit les enfans se baisser pour déchausser leurs sabots de bois, le projectile le plus à portée de leur main; elle comprit que c’était l’étincelle à la mine de poudre, et, avec un cri que personne n’entendit, se précipita hors de la salle, descendit les escaliers, déverrouilla la porte avec une force impétueuse, puis se présenta en face de cette mer orageuse d’hommes les yeux enflammés et lançant le reproche comme une flèche étincelante. Les sabots s’arrêtèrent dans les mains qui les tenaient, les physionomies tout à l’heure si féroces exprimèrent l’irrésolution et l’inquiétude, car elle se tenait entre les ouvriers et leur ennemi. Elle ne pouvait parler, mais elle étendit les bras vers eux jusqu’à ce qu’elle put recouvrer son souffle.

« — Oh ! n’employez pas la violence! il est seul et vous êtes mille contre lui! — Mais ses paroles expirèrent sur ses lèvres, car il n’y avait pas de son dans sa voix; ce n’était qu’un chuchotement éteint. M. Thornton se tenait un peu de côté; il s’était placé devant elle, comme s’il eût été jaloux de tout ce qui pourrait s’interposer entre lui et le danger.

« — Allez, dit-elle de nouveau, — et en ce moment sa voix fut comme un sanglot, — les soldats vont venir, allez paisiblement, partez, vos griefs seront redressés, quels qu’ils soient.

« — Renverra-t-on d’où ils sont venus ces fripons d’Irlandais? demanda quelqu’un dans la foule d’un ton de voix menaçant.

« — Jamais à votre commandement, répondit M. Thornton, et immédiatement la tempête éclata. Les huées s’élevèrent et remplirait l’air, mais Marguerite ne les entendait pas. Son regard était fixé sur le groupe d’enfans qui quelques minutes auparavant étaient armés de leurs sabots. Elle vit leurs gestes, discerna leur intention, — un moment de plus, et M. Thornton pouvait être mis en pièces, lui qu’elle avait poussé et comme conduit à cette place périlleuse. Elle songea seulement comment elle pourrait le sauver; elle jeta ses bras autour de lui, et fit de son corps un bouclier pour le protéger contre ce peuple féroce. Il essaya de se dégager de son étreinte.

« — Partez, dit-il de sa voix profonde, ce n’est pas ici votre place.

« — C’est ma place, dit-elle. Vous n’avez pas vu ce que j’ai vu.

Si elle pensait que son sexe put être une protection, elle était dans l’erreur; la fureur des ouvriers était allée trop loin pour s’arrêter, — au moins elle avait entraîné trop loin quelques-uns d’entre eux, — car ce sont toujours les sauvages enfans avec leur amour des émotions cruelles qui sont à la tête de ces émeutes, insoucians des massacres et du sang versé qu’elles peuvent produire. Un sabot siffla dans l’air. Les yeux de Marguerite le suivirent dans son vol; il manqua son but. Elle se retourna pâle d’effroi, mais elle ne changea pas de position et cacha seulement son visage sur l’épaule de M. Thornton.

« — Pour l’amour de Dieu, dit-elle, ne nuisez pas à votre cause par ces violences. Vous ne savez ce que vous faites.

« Elle fit un effort pour rendre distinctement ses paroles.

« Un petit caillou vola, déchira sa tête et sa joue, et fit passer un éclair devant ses yeux. Elle se tint comme morte sur l’épaule de M. Thornton; alors il dégagea ses bras et la tint à son tour embrassée un instant.

« — Vous vous conduisez bien! dit-il; vous venez ici pour maltraiter une innocente étrangère; vous tombez par centaines sur un seul homme, et lorsqu’une femme se présente pour vous supplier dans votre intérêt d’être des créatures raisonnables, votre lâche colère tombe sur elle! Vous vous conduisez bien !

« Ils restèrent silencieux pendant qu’il parlait; ils regardaient, les yeux et la bouche ouverts, ce petit filet de sang qui les avait réveillés de leurs transports de colère. Ceux qui étaient les plus près de la porte se retirèrent honteux. Il y eut un mouvement dans la foule, un mouvement de retraite; seulement une voix s’écria :

« — C’était à toi que la pierre était destinée; mais tu te cachais derrière une femme!

« M. Thornton tressaillit de rage. Il plaça doucement Marguerite sur le seuil de la porte, la tête appuyée contre le bois.

« — Pouvez-vous rester ici? demanda-t-il. — Puis, sans attendre sa réponse, il descendit lentement les escaliers et se plaça au milieu de la foule : — Maintenant tuez-moi, dit-il, si telle est votre brutale volonté; il n’y a plus ici de femme pour me protéger. Vous pouvez m’accabler, vous ne me ferez jamais rétracter une résolution, jamais!

« Il se tint au milieu d’eux, les bras croisés, dans la même attitude que sur l’escalier; mais le mouvement rétrograde vers la porte avait commencé aussi peu raisonnablement, peut-être aussi aveuglément qu’avait éclaté le précédent accès de colère. Peut-être l’idée de l’approche des soldats détermina-t elle cette retraite, peut-être aussi la vue de cette figure pâle, les yeux fermés, triste et calme comme le marbre, les larmes coulant lentement le ses longs cils, et le sang ruisselant de sa blessure plus lentement encore. Les plus exaspérés, Boucher lui-même, reculèrent, grognèrent et finalement se retirèrent en lançant des malédictions au maître, qui continua à se tenir immobile en regardant leur retraite avec des yeux remplis d’une expression de défi. »


Quoiqu’il n’y ait qu’un homme en jeu, cette scène n’est-elle pas émouvante comme le siège d’une ville entière? Si la profession de manufacturier a ses avantages, elle a aussi ses périls, comme on peut le voir, périls qui expliquent bien des duretés de caractère, car pour exercer cette profession il ne faut point avoir un cœur de femme, et lorsqu’on a vu plusieurs fois des scènes de ce genre et qu’on a eu à supporter plusieurs assauts semblables, le cœur doit nécessairement se bronzer comme celui d’un soldat vieilli dans les combats.

Tout l’intérêt du roman est dans ces scènes de la vie des villes manufacturières. L’idée de mistress Gaskell a été de montrer que cette barbarie extérieure qui règne dans le nord et cette dureté que personne ne songe à combattre, parce que tout le monde y est habitué, disparaîtraient bien vite, si, par un procédé quelconque, on pouvait introduire dans le nord un peu plus de la civilisation du sud. Le représentant du sud est ici Marguerite Hale, qui, par sa seule influence féminine, suffit à apaiser bien des haines et à guérir bien des douleurs. L’emblème de cette union désirable est représenté comme dans les contes de fées par un mariage, le mariage de Marguerite, la fille de la civilisation aristocratique du sud, avec M. Thornton, le type accompli des manufacturiers du nord. Sans trop chicaner mistress Gaskell sur ce que cette donnée a d’un peu sentimental et de trop féminin, nous reconnaîtrons qu’elle est traitée avec un singulier bonheur. L’amour de M. Thornton pour Marguerite Hale est le nœud du roman, le lien qui sert à rattacher les uns aux autres tous les épisodes de la vie du nord, véritable but et principal intérêt du livre. Les répugnances de Marguerite pour cette dure vie des villes manufacturières cèdent peu à peu devant l’admiration qu’elle éprouve pour le caractère solide, orgueilleux et froid de M. Thornton, qui a tant de ressemblance avec le sien propre. Quoiqu’elle n’éprouve d’abord que de l’éloignement pour sa personne, elle est comme fascinée d’étonnement, et quand elle compare ce caractère à celui des élégans cavaliers du sud, si polis et si galans, à celui d’Henri Lennox le barrister, par exemple, dont elle a repoussé les avances; quand elle compare leur savoir-vivre gracieux, mais entaché d’égoïsme, aux manières rudes, mais franches, de M. Thornton, elle ne peut s’empêcher de s’avouer intérieurement que tout l’avantage reste à l’homme du nord. Peu à peu les incidens viennent se charger de lui révéler la vraie nature des sentimens qu’elle éprouve. Elle a déjà repoussé une fois les propositions de mariage que lui avait faites M. Thornton; elle se croyait bien sûre de son cœur, et pourtant d’où vient qu’après avoir refusé, elle sent en elle s’élever comme un vague remords? Elle n’a cependant jamais aimé M. Thornton; comment pourrait-elle l’aimer? elle n’a jamais eu pour lui qu’une grande estime. Hélas! l’amour a plus d’une manière de s’insinuer dans le cœur. L’estime n’est pas généralement le mobile de l’amour, et pour peu surtout que cet amour soit romanesque et passionné, pour peu qu’il s’éveille chez des êtres jeunes et sans expérience de la vie, chez des êtres qui n’ont jamais souffert, on peut être sûr que ce sentiment sévère et froid n’aura rien à démêler avec lui. En revanche, l’estime est le grand mobile de l’amour chez les âmes sévères, éprouvées et nobles, et c’est elle seule qui détermine les choix réellement sérieux, cette chose si rare. Pourquoi, lorsque Marguerite a commis un mensonge pour sauver son frère, qui est venu, au risque de perdre la vie, dire un dernier adieu à sa mère mourante, a-t-elle peur d’avoir perdu précisément l’estime de M. Thornton? Pourquoi pleure-t-elle en secret de ne pouvoir expliquer cette faute prétendue? C’est que l’estime d’un tel homme est d’un prix inappréciable aux yeux d’une femme telle que Marguerite. Est-ce qu’elle se soucierait d’expliquer sa conduite à une autre personne? Cet incident révèle pour ainsi dire Marguerite à elle-même.

Tout cet amour de Marguerite et de M. Thornton est très beau, très sérieux, très anglais, froid comme le nord, sans folles flammes, sans allures séduisantes, sans mièvreries sensuelles ni galanteries surannées. C’est réellement l’amour de deux âmes qui sont faites l’une pour l’autre, de deux âmes faites pour s’unir ou pour rester éternellement solitaires, enveloppant l’une et l’autre leur timidité sous une apparence d’orgueil et leur chaleur d’âme sous une apparence d’insensibilité. Ces âmes se reconnaissent l’une l’autre lorsqu’elles se rencontrent, et devinent ce qui est caché en elles sous ces voiles protecteurs dont elles se couvrent pour se garantir de l’importune curiosité des indifférens et des oisifs. Tous ces sentimens sont traités avec cette délicatesse mêlée de force qui distingue mistress Gaskell, qui donne à son talent un caractère tout particulier. Elle ne tombe pas en effet dans les défauts habituels aux auteurs de son sexe; elle voit la société sous un jour plus large et plus sévère, sans pour cela abdiquer les qualités féminines. Quand on compare ses écrits à ceux des dames anglaises qui ont eu le plus de succès dans ces dernières années (Currer Bell exceptée), on voit tout de suite l’immense différence qui la sépare d’elles. Comparez Mary Barton par exemple à l’Uncle Tom’s Cabin : la charité de mistress Gaskell n’est pas sentimentale, comme celle du romancier américain; elle est singulièrement éclairée, impartiale; elle s’aide de l’analyse et s’appuie sur les faits; elle n’attaque ni ne soutient les maîtres et les ouvriers, elle instruit le procès des uns et des autres et leur dit la vérité. Mistress Gaskell joue dans ces querelles sociales le rôle de Marguerite Hale dans l’émeute dont nous avons cité le récit : selon elle, parce que M. Thornton est dans son droit, ce n’est pas une raison pour que ses ouvriers aient tort, ou réciproquement. Leurs griefs aux uns et aux autres ont une cause qu’aucune des deux parties ne veut voir, et mistress Gaskell, s’appuyant sur le privilège d’inviolabilité de son sexe, indique les raisons de ce malentendu. Elle joue le rôle d’arbitre en invoquant pour ainsi dire ses droits de femme. Nous avons exposé les côtés les plus curieux du livre, ceux qui jetaient quelque lumière sur l’état des esprits et des mœurs du nord de l’Angleterre. Nous n’avons pas à répéter ici ce que nous avons dit ailleurs de la grandeur, de l’importance de l’industrie, des dangers qu’elle fait courir au monde, et cependant ces considérations seraient la conclusion naturelle de ces pages; mais il est une idée que nous avons émise déjà, et que nous répéterons volontiers ici, pane que nous la retrouvons exprimée çà et là dans le livre de mistress Gaskell. L’industrie aurait moins de danger, disions-nous, si ses chefs considéraient le travail, et non pas la richesse, comme le but de leur vie, parce qu’alors l’industrie aurait un but général, social, au lieu d’avoir un but égoïste et individuel. Du jour où cette idée serait admise et serait devenue un credo, la plupart des dangers dont elle nous menace n’existeraient plus. C’est aussi pour cela que je crois l’Angleterre industrielle moins menacée par les redoutables problèmes nés de l’industrie que les autres états du continent, et c’est pour cela qu’elle a échappé aux agitations du socialisme. Chez ce peuple, le travail a toujours été considéré comme la première des vertus; il n’est pas une tâche, une dure obligation, une nécessité : il est un instinct. Il n’est pas, comme on l’a dit un jour à la tribune française très imprudemment et très faussement, un châtiment; il est une bénédiction et l’explication même de l’apparition de l’homme sur la terre. C’est pour agir que l’homme est né. Cette doctrine protestante et saxonne produit des résultats tout contraires à la doctrine opposée. En poussant l’homme à la conquête des choses matérielles, elle l’a rendu moins sensible pour ainsi dire à la jouissance de ces biens, tandis que les peuples qui ont toujours montré de l’indifférence pour la conquête des choses matérielles se sont en revanche toujours montrés très ardens au plaisir et à la satisfaction sensuelle. C’est que le travail anoblit tout ce qu’il touche lorsqu’on le considère non comme un moyen, mais comme un principe et un but, comme l’alpha et l’oméga de la vie humaine. Le brave Thornton ne considère pas la richesse comme son but, et il se révolte lorsqu’on exprime devant lui cette pensée, comme si on lui adressait directement une injure. Il y a dans ce credo particulier, dans cette foi au travail, la solution de tous les embarras que l’industrie pourra faire naître, car, nous le répétons, le travail n’est pas seulement une vertu individuelle : c’est une idée éminemment sociale, capable de réunir les hommes par des liens moraux et hiérarchiques; c’est une idée qui, à la longue, ronge tout égoïsme, brise les intérêts individuels, si forts qu’ils soient, et les réduit à n’être plus qu’un anneau de la grande chaîne qui enveloppe la société et fait dépendre l’homme de l’homme.


EMILE MONTEGUT.