LE


ROMAN DE MŒURS


EN ANGLETERRE.




LA FOIRE AUX VANITÉS.
(Vanity Fair), by William Makepeace Thackeray.




Le romancier occupe une grande place dans la littérature moderne, et cette place est légitime. À lui seul il appartient de reproduire la complexité singulière des époques de décadence, traits bizarres, caractères mêlés, arabesques et enroulemens étranges, reflets variés. Il est le raconteur, l’analyste, le poète épique en prose des temps qui, privés de simplicité, de grandeur et d’unité, cachent des profondeurs mystérieuses et des gouffres redoutables. Après que le lyrisme a fait retentir le cri des passions, des regrets et des désirs, on voit le drame s’ensevelir sous les décorations ; puis le roman, narration animée, infinie, reployée sur elle-même en mille détours pleins de caprices, vient exercer sur la foule une magie irrésistible. Malheureusement c’est une forme littéraire, facile autant que séduisante. Le raconteur en prose, maître de ressources sans bornes, oublie aisément les contraintes de l’art ; le talent, quelque vigoureux qu’il soit, a besoin de discipline. Ici elle manque absolument. Le romancier est invité par l’exemple des plus grands noms à publier son œuvre par fragmens, par feuilletons, par livraisons détachées, dont la succession peut se prolonger démesurément, pourvu que l’intérêt du récit se maintienne où renaisse. Point de rhythme, de cadre, de limites ; les aventures s’enchaînent aux aventures, les caractères aux caractères. On peut suspendre reprendre, interrompre, varier, contredire au gré de la fantaisie le récit commencé. Des élémens si fluides, un moule si commode, un public si complaisant, ne tournent guère au profit de l’art. Les hommes les mieux doués, tels que Walter Scott et Dickens, ne résistent pas à ces entraînemens. Chez tous, ainsi que chez Richardson, qui procédait comme eux, il y a des longueurs, des redites et des faiblesses. Un romancier à la mode vit dix ans tout au plus, la vie d’une constitution chez les peuples qui se constituent. Il se voit remplacé de son vivant par un nouvel improvisateur de fictions, adorées à leur tour. Pourquoi nous plaindre de cette succession rapide et de cette perpétuelle émission ? C’est à nous de jouir du talent ; c’est à la postérité de choisir les chefs-d’œuvre. Ainsi sont éclos les trente volumes de Waller Scott, les vingt volumes de Bulwer et tous les romans de Dickens. M. William Makepeace Thackeray se présente à son tour, et ses titres valent au moins ceux des dynasties auxquelles il va succéder.

Il a même sur quelques-uns de ses prédécesseurs l’avantage d’avoir vu et observé beaucoup plus de choses, d’hommes et de pays. Son horizon est infiniment plus vaste que celui de Walter Scott. Jeté çà et là, comme Énée, par les incidens de sa vie, il a conversé avec l’étudiant allemand en Schlafrock, — avec le jeune élève de nos ateliers de peinture coiffé de son feutre pointu ; il connaît aussi bien les tables d’hôte musicales des bords du Rhin que les clubs de Londres et les cercles de Paris. Il s’est mêlé aux illustrations majestueusement stupides que les Indes orientales renvoient à l’Angleterre et aux habitués de Tortoni. C’est donc un homme d’expérience et de savoir-vivre, qui ne fait pas du style pour noircir des pages, — un homme qui a beaucoup senti et beaucoup souffert : inévitable loi de tous les talens originaux. Ses livres ne sont que de l’expérience dramatisée.

Né à Calcutta en 1811, fils d’un civil servant, c’est-à-dire d’un employé supérieur de la compagnie (et l’on sait de quel revenu et de quelle considération jouissent les civil servants anglo-britanniques), il perdit son père dans la première jeunesse, et fut envoyé en Angleterre. Comme la plupart des radicaux et des libéraux, il était noble de race, et fut élevé à la façon de ses pareils, d’abord dans l’école « d’un horrible tyran, » c’est ainsi qu’il l’appelle, ensuite à Charterhouse et à Cambridge, où il fut le condisciple de Warburton, de Kinglake et de Monckton Milnes. Les punitions corporelles, le fagging, système analogue aux épreuves et aux humiliations dont quelques-unes de nos écoles militaires ont conservé la trace, le despotisme des grands sur les petits, des anciens sur les nouveaux, et d’un pédantisme insensé sur les jeunes intelligences, semblent avoir laissé dans son ame une impression amère et profonde ; ces misères et ces douleurs de la vie à son début se reproduisent souvent dans ses œuvres ; on y retrouve aussi l’image de sa mère, femme d’une supériorité rare et d’une grande beauté.

Elle s’était remariée. Avec ses 20,000 francs de rente, et comptant hériter de son beau-père, qui l’aimait beaucoup, notre jeune homme, parfaitement paresseux, fumant, flânant, dévorant des romans et des livres de toute espèce, se livrait avec délices à un genre de talent peu lucratif, celui de faire des caricatures. Après un séjour d’une année dans une petite ville d’Allemagne, il revint s’établir à Londres, où il fit semblant d’étudier pour le barreau. En réalité, il se ruinait ou se laissait ruiner ; avec un petit patrimoine, beaucoup d’esprit, d’insouciance, de sociabilité, de bonne humeur et de penchant pour les plaisirs, cela n’est pas difficile. À vingt-trois ans, William Makepeace Thackeray n’avait presque plus rien, et la fortune de sa famille était aussi compromise. Les esquisses de sa jeunesse lui revinrent en mémoire : il imagina de se faire peintre, et vint à Paris, où il ébaucha de médiocres aquarelles. Cependant son beau-père, ayant fondé à Londres un journal qui ne réussit pas, the Constitutional, jetait et perdait dans cette affaire la plus grande partie de ses capitaux. Le fils, qui venait d’épouser à Paris une Irlandaise appartenant à une bonne famille de province, était devenu tout naturellement le correspondant parisien du journal de son beau-père. Ce premier pas dans la carrière des lettres était modeste assurément, mais sa veine était trouvée.

C’était la vérité du style et de l’idée, — l’observation fine, franche, satirique, sans prétention, — plutôt le trait de l’homme du monde et sa malice que la formule de l’auteur. Il adressa au Frazer’s Magazine, recueil, tory qui aime et cherche l’originalité, une bouffonnerie qui eut du succès, les Yellow plush papers. C’est un laquais qui se fait critique, et qui rend des arrêts dignes, bien entendu, de sa culotte de pluche jaune (yellow plush) et de son bon goût aristocratique. On trouva de la verve et de la grace, surtout de la facilité et une absence complète d’affectation dans cette plaisanterie, qui, renouvelée récemment par l’auteur, sous le titre de Jeams’ Diary (Journal secret d’un valet de chambre), est devenue plus populaire encore.

On ne pouvait lui contester le titre d’homme d’esprit ; son rang littéraire restait incertain. Protégé par quelques-uns des plus remarquables arbitres de la presse anglaise, par le brillant et profond Carlyle, par M. Stirling et M. Barnes, il écrivit des articles de critique pour le Times, — et pour le Frazer’s Magazine, une narration satirique dirigée contre les romans de philanthropie véhémente, alors à la mode en Angleterre, importés depuis chez nous, romans peuplés de galériens tout aimables et de bourreaux métaphysiques. Le public, blessé de voir ses goûts attaqués vivement, n’accueillit point Catherine. Une grande calamité domestique vint alors atteindre M. Thackeray, dont la femme devint folle pendant un voyage qu’il faisait en Irlande. Ses plus mauvais jours reparurent ; quelques amis vinrent à son secours, et, dans cette circonstance pénible, l’éditeur Frazer, avec qui il était brouillé lui ouvrit généreusement sa bourse. — Un conte délicieux, le Grand Diamant Hoggarty, un livre d’Esquisses irlandaises, les Snobs et plusieurs autres séries très piquantes insérées dans le Polichinelle (Punch) accrurent sa réputation. En 1845, de retour d’un voyage en Orient et en Italie, il opposa aux emphatiques et pittoresques descriptions de ses confrères les voyageurs un petit volume d’esquisses comiques, Voyage de la rue Cornhill au Grand-Caire. Cette parodie des prétentions touristes plut assez ; mais le ton en était leste, et le public est mécontent quand on le dérange dans ses admirations. D’autres livres, pleins de redites et de régularité, parfaitement ennuyeux, conformes de tout point au jargon politique et religieux qui était en faveur, l’emportèrent auprès des gens graves. M. Thackeray ne s’était pas donné pour un grand philosophe, mais pour un bon enfant sans façon, et on le prenait pour tel ; rien de plus. Le Bal de Mme Perkins, charmante esquisse, et La Rue que j’habite (Our Street), n’avaient pas dû donner de lui une idée beaucoup plus solennelle. L’un et l’autre de ces petits ouvrages sont accompagnés d’esquisses au trait et au burin gravées par l’auteur lui-même, et qui sont excellentes dans leur genre. Ce ne fut qu’aux derniers numéros de Vanity Fair, qui se publiait par livraisons, que l’on s’aperçut qu’un nouveau romancier venait d’éclore, non-seulement un satirique et un philosophe, mais pour certains vices de race anglaise un formidable assaillant.

Vanity Fair est une attaque des plus vives et, il faut le dire, des plus dangereuses contre la société anglaise. À ce point de vue, nous ne savons trop si M. Thackeray a raison ; ceux qui ont vécu dans les sociétés détruites apprécient beaucoup les peuples qui se maintiennent, même avec de grands défauts. Oui, monsieur Thackeray, ces masques vous révoltent ; l’hypocrisie circule dans votre grand bal, dans votre foire aux vanités de la Grande-Bretagne, sous des costumes brillans ; les ressorts de la vie anglaise sont souvent misérables et ridicules ; mais la société qu’ils font mouvoir a un avantage important : — elle vit.

Au moment où la société de Louis XIV s’écroulait, où celle de Louis XV naissait pour se détruire elle-même et s’engloutir, Gil Blas parut ; Lesage essuya le fard, détruisit les apparences, souleva les masques. Les livres de l’espèce de celui de M. Thackeray, qui raille l’hypocrisie avec une étincelante verve et une brillante vigueur, annoncent, dans un avenir plus ou moins éloigné, la chute ou la destruction progressive des institutions qu’ils parodient. M. Thackeray bat en brèche les mœurs anglaises actuelles, toutes fondées sur l’aristocratie et sur l’ascension permanente, normale, des classes secondaires et inférieures se confondant avec les classes nobles. Aussi la publication de Vanity Fair a-t-elle produit une vive impression, presque un scandale.

Qu’est-ce donc que Vanity Fair ? nous allons le dire.

Avez-vous jamais visité quelque foire de village, en Angleterre, en Allemagne, en Flandre, pays où la tradition de ces vieilles fêtes populaires n’a pas entièrement disparu ? Que de personnages ! quelle foule bigarrée ! que d’illusions et quel vacarme ! Des saltimbanques s’exercent, des escamoteurs enchantent le peuple, des sorciers transforment l’eau pure en vin de Bourgogne et font sauter la muscade. Ici l’on danse, là on se grise, plus loin la loterie fait briller ses espérances, et leurre d’un éternel prestige les imaginations avides. On achète de vieilles porcelaines ébréchées pour du vrai saxe, et des bijoux de chrysocalle pour de l’or. Tout le monde est trompé, tout le monde est joyeux. C’est un vrai sermon moral en action qu’une promenade au milieu de tant de vanités et de folies. Géans factices, prestidigitateurs hardis, magiciens frauduleux, musique bruyante, absence de repos et de réalité, beaucoup de bruit, peu de plaisir, partout des masques, les habiles se mêlant à la foule et les dupes plus satisfaites que les clairvoyans : n’est-ce pas la société elle-même dans un état de civilisation extrême ? Là-bas, sur ces tréteaux qui sont plus en vue, ces marionnettes splendides, ce sont les gens du grand monde. Il y a long-temps que, sur un énorme cahier qui est resté blanc, j’ai inscrit ces mots : Mes Acteurs. Je comptais y reproduire avec une fidélité entière les caricatures tristes et gaies qui nous environnent tous depuis le berceau ; — Arlequins sérieux qui nous saluent du haut de leur grandeur éphémère et tâchent de faire un sceptre de leur batte ; — Pierrots politiques ou spéculateurs ; — Cassandres littéraires : le métier m’a soulevé le cœur. En France d’ailleurs, on a renversé les tréteaux, foulé aux pieds les masques, battu les passans, pillé les échoppes et mis le feu aux quatre coins de la foire. Il ne fait plus bon s’y promener. Arlequin est devenu bandit, et Pierrot, dont je ne peux plus rire, est là, avec sa dent noire et sa main crochue, tout prêt à me voler ma défroque. Au lieu de gambader artistement sur la corde raide, les uns sont apostés le pistolet en main au coin de leurs labyrinthes métaphysiques où derrière leurs pamphlets crénelés ; les autres fuient dans les bois avec un peu de butin qu’ils vont ensevelir. Jamais la foire aux vanités françaises n’offrit un si triste spectacle.

Parlez-moi de la société anglaise de 1815 ; voilà une société bien en ordre, dont il est amusant de soulever les masques et de fureter les recoins. M. Thackeray, en écrivant sa Foire aux Vanités (Vanity Fair), dont il a emprunté le titre à un épisode du Pilgrim’s Progress de Bunyan, n’a pas eu d’autre but. Les marionnettes anglaises de toute condition et des deux sexes y paraissent l’une après l’autre, jusqu’à ce que M. le commissaire ou le diable les emporte. Excepté Gil Blas, je ne connais pas de fiction plus vraie ; elle l’est trop, si l’on veut la juger en artiste. C’est une succession de personnages et de portraits d’une réalité extraordinaire, d’un dessin net, qui passent devant vous en vous disant : « le voici. » Vous rencontrez bien du mensonge et du cant dans ce monde-là ; heureuses les sociétés qui peuvent encore se courroucer contre le mensonge ! Pour qu’il y ait des tartufes, il faut que la vertu soit honorée, et que le bien moral rapporte quelque chose. Malheur aux peuples qui récompensent l’orgueil du mal, l’hypocrisie du désordre et la fanfaronnade de la folie ! Tant qu’il y aura des hypocrites et des tartufes, la société britannique subsistera ; sa vie est surtout dans ce respect aristocratique auquel elle n’est pas encore infidèle ; une fois l’aristocratie atteinte et blessée, tout croulera pierre par pierre.

Dans la société anglaise de 1815, l’ordre est complet ; les masques cachent les visages, et chacun est à son poste. Le titre, si vous voulez, sera : les Marionnettes anglaises, ou tout ce qui reluit n’est pas or, ou les coulisses de la société britannique. — Quel que soit le mot que vous choisissiez, le fond restera le même : une promenade dans cette Foire aux Vanités, un coup d’œil jeté sur la société anglaise de 1815, si touffue, si baroque, si orgueilleuse, qui valait peut-être moins que celle d’aujourd’hui, mais qui se distinguait par une originalité curieuse et unique. Exemple du caractère semi-européen que les rapports actuels de l’Angleterre avec le continent lui font revêtir, elle était pleine d’étrangetés et de préjugés antiques ; le rôle de Gil Blas ou de Figaro y était plus pénible et plus difficile qu’aujourd’hui. C’est au milieu de ce monde que nous conduit M. Thackeray, et ce que nous aimons en lui, c’est qu’il n’exagère aucune image. Il est diffus, sans façon, sans emphase ; il ne crée pas de monstres, et ne force point des crimes gigantesques à sortir de son écritoire. Grace à lui, les coulisses de la société aristocratique et bourgeoise vous ouvrent leurs portes. Pénétrez-y : vous y verrez cent figures roses et gaies, qui privées de leur fard perdent leur beauté. Ces formes agréables, ces blanches épaules, ces dents de perle, disparaissent ; il n’y a plus que des squelettes.

Le caractère particulier de M. Thackeray, c’est l’absence de toute recherche. Il ne peint pas, il burine ; ses figures ont un très vif relief et une extrême précision de contours. Vous les reconnaissez ; ce sont des vivans. Quel est l’homme qui dans son cercle intime ne possède pas une admirable collection de portraits ? La plupart ne sont reproduits et saisis par aucun artiste ; ils se perdent dans la vague obscurité de la vie privée, faute d’un Homère, quia carent vate sacro, et c’est dommage. Si chacun passait en revue les originaux de sa connaissance et les grotesques qui l’environnent, qui ne ferait pas un bon roman ? L’auteur lui-même devrait s’y placer. Spectateur et acteur, comme il serait la plus isolée de toutes ces marionnettes, son isolement le rendrait extraordinaire ; ne tenant à rien dans cette cohue, sa position constituerait son étrangeté. Il ferait, chose excellente, des romans sans héros. Est-ce qu’il y a des héros autour de nous ? Dieu soit loué ! la nature toute seule n’en fait pas.

M. Thackeray, en procédant ainsi, a écrit un beau livre, le meilleur roman anglais de ces derniers temps, — une vaste chronique, comparable, pour la longueur, à nos plus fameux contes de 1840. Publiée, à l’instar de ces mêmes œuvres, par livraisons détachées, elle manque nécessairement, comme elles, de concentration et de concision. C’est une merveilleuse forêt de caractères, de détails, d’incidens et d’observations microscopiques. Il y a de l’analogie entre ce talent d’observation et celui de M. de Balzac. Ce dernier analyse surtout les détails corrompus et s’y complaît ; M. Thackeray les fait seulement deviner ; il laisse la queue de la sirène plonger au fond de l’eau, où elle enlace des cadavres et glisse sur des immondices. C’est la joie de M. de Balzac de nous entraîner dans ces profondeurs, et certes on ne peut mettre dans une telle œuvre plus de talent et de sagacité puissante. Le malin plaisir de M. Thackeray est d’indiquer ce qu’il ne montre pas.

J’espère que son histoire anglaise de 1815 vous amusera. En la récrivant et l’abrégeant avec une abnégation complète de toutes prétentions personnelles, comme faisaient jadis des gens qui me valaient bien, Pierre Bayle, l’abbé Prévost et le brave Daniel de Foe, j’essaie un métier ingrat dont personne ne me saura gré. Ces caractères vrais, piquans, profondément burinés, que M. William Makepeace Thackeray a placés sur son théâtre anglais, éclairés par des lumières toutes britanniques, — et que l’on ne comprendrait pas, — je voudrais les faire goûter en France. De huit volumes in-8o tout au moins, et qui ont valu de la gloire et une légitime fortune à leur auteur, j’ai fait un petit volume au plus, sans aucune gloire pour moi ; ceux qui aiment l’observation, la pensée et le talent original estimeront que j’ai bien fait.


I. — RÉBECCA SHARP ET AMÉLIE SEDLEY.

La vie humaine en Belgique, l’an de grace 1815, peu de temps avant Waterloo, était chose curieuse et mêlée. On s’amusait beaucoup à Bruxelles et à Gand, villes remplies d’Anglais, dont la froideur constitutionnelle et l’étiquette, convenue fondaient et disparaissaient dans l’immense tumulte joyeux et la confusion presque démocratique du moment. Il y avait là jusqu’à des amateurs, par exemple le nabab Joseph Sedley, le gastronome, collecteur des impôts britanniques à Bogleywollah. Il était plus beau et plus dandy qu’à son ordinaire. En vain chercherions-nous en France le type de ce nabab gastronome, estomac infatigable, bienveillant envers quiconque respecte sa vanité et ses plaisirs, et venant assister en bâillant à une bataille qui décide du sort du monde. Tel était Joseph Sedley, revenu des Indes récemment, et qui brillait à l’opéra de Bruxelles, près de sa sœur, en habit à la polonaise orné de miraculeux brandebourgs et se posant tour à tour comme don Juan et comme Achille, mangeur de cœurs et foudre de guerre. Nous retrouverons plus tard cet innocent original, spécimen assez commun dans l’Angleterre de ce temps-là du côté de la France étaient le sérieux tragique, l’ardeur de ressaisir le pouvoir perdu et aussi le triste pressentiment de l’avenir ; du côté des Anglais, je ne sais quoi de plus enfantin et de moins civilisé se mêlait aux terribles intérêts qui allaient se débattre et se décider. La société britannique bourgeoise avait été tenue dans une profonde ignorance des affaires coontinentales ; c’est à la bourgeoisie qu’appartenaient le nabab Sedley, la petite Amélie sa sœur, mariée à George Osborne, et Osborne lui-même, officier d’infanterie dans l’armée anglaise.

En face de Sedley et de sa sœur, accompagnés d’une grosse femme de colonel enturbannée, se trouvaient trois personnes que contenait une avant-scène et entre lesquelles cette conversation eut lieu :

— Connaissez-vous cette belle dame à turban jaune, avec un oiseau de paradis et une énorme montre au côté ? Bon ami, qu’est-ce que cela peut donc être ?

La personne qui parle ainsi, Rébecca Sharp, femme du capitaine de dragons Rawdon Crawley, n’est pas d’une beauté régulière ; petite et bien faite, son front est haut et lisse, ses sourcils droits se rejoignent et se touchent, son œil clair et transparent étincelle de cette clarté verdâtre que les Grecs estimaient si fort, et qui donne au regard une expression extraordinaire. Des cheveux blonds d’une extrême finesse et d’une teinte dorée où se jouent des reflets brunâtres retombent sur des épaules d’une forme exquise et d’une parfaite élégance. Rébecca, toujours polie envers son mari dans l’intérieur, était en public tendre et charmante pour lui.

— Dans la loge en face ? demanda un gros monsieur d’une cinquantaine d’années, engoncé dans une cravate gigantesque, le front chauve, les moustaches convenablement frisées et cirées, portant à sa boutonnière toute une brochette d’ordres étrangers ; cette femme étonnante à côté d’une jolie personne en blanc ?

— La jolie personne en blanc est Amélie. Les jolies personnes ne vous échapoent pas, mauvais sujet !

— Je ne connais qu’une jolie femme au monde, dit le général (car c’était le vieux général de division Tufto, baronnet, que vous pouvez admirer tous les jours du côté de Mayfair à Londres ; ses cheveux jaunes sont devenus bruns, et ses favoris reluisent au soleil d’une splendeur d’ébène.) Il prononça ces mots en véritable homme de bonne compagnie, dans le dialecte de 1815, maintenant passé de mode. L’Angleterre change de patois toutes les cinq années, et la vraie langue anglaise, la langue sociale, devient inintelligible après ce laps de temps. Les romans de Dickens sont écrits dans un dialecte que personne ne comprendra en 1860 ; tel journal (le Polichinelle par exemple) est plus étrange pour un Français de Paris que du danois ou du lapon. À l’époque dont je parle, dem fine gal egad ! voulait dire : « Voilà une bien jolie personne ! »

Le bras rond et blanc de la jeune femme aux yeux d’opale s’étendit un peu ; souriante, elle frappa légèrement le général sur la manche de son habit avec le bouquet placé sur le devant de la loge. Derrière ces deux personnes, un monsieur en gilet blanc et en cravate noire, debout, ne paraissait pas accorder la moindre attention à ce qui se disait autour de lui. C’était le mari, qui lorgnait les loges supérieures avec une persévérance extraordinaire. Cependant Amélie, la jeune femme en blanc, et George Osborne, son mari, avaient de leur côté, reconnu Rébecca Crawley, la femme du capitaine de dragons, compagne et amie de pension d’Amélie.

En moins de rien, George sortit de sa loge, se dirigea vers celle du général, et, après avoir salué Crawley dans le couloir, trouva le numéro qu’il cherchait.

Entrez ! cria une petite voix claire sans être aigre, celle de Rébecca. Elle se leva vivement et tendit ses deux mains à George d’un air naïf, charmant et joyeux. Le général à la brochette enfonçait gravement et tristement son menton dans sa cravate, et ses yeux fixés sur le nouveau venu d’un air fort boudeur semblaient lui demander : Qui diable pouvez-vous être ?

— Ce cher George ! reprit Rébecca. Que c’est aimable à vous de venir. Nous étions là tête-à-tête, le général et moi, comme vous voyez, et nous ne nous amusions pas du tout. Général, c’est le capitaine George, dont je vous ai parlé souvent.

— Ah ! dit le général en inclinant fort peu la tête. À quel régiment appartient le capitaine George ?

— Au vingt-septième.

George aurait donné tout au monde pour avoir à prononcer une réponse plus satisfaisante et moins vulgaire.

— Un régiment qui revient des Indes. Il n’a pas fait grand’chose dans la dernière campagne. Vos quartiers sont ici, capitaine George ?

Tout cela était dit avec une hauteur et une froideur glaciales.

— Général, reprit Rébecca, vous êtes insupportable. Ce n’est pas le capitaine George, c’est le capitaine Osborne, le mari d’Amélie, ma compagne, une charmante enfant !

— Le capitaine Osborne ! Ah !… êtes-vous parent des Osborne de Fevercombe ?

— Nous portons les mêmes armes, répondit le capitaine en rougissant et cela était vrai, car le père Osborne les avait achetées et gardées. Le général ne répliqua rien, mais promena son lorgnon du haut en bas de la salle, tout en dirigeant par-dessous le lorgnon, ce dont Rébecca s’apercevait très bien, des regards terribles sur Rébecca et sur George. Elle redoubla de cordialité envers le nouveau venu.

— Cette chère Amélie ! comment va-t-elle ? Je n’ai pas besoin de le demander ; elle est si jolie ! Et cette dame à côté d’elle, avec une bonne figure toute riante, est-ce une de vos passions, George ? Vous autres, vous vous gênez si peu ! Et le frère nabab, qui mange une glace, comme il la savoure avec plaisir ! Général, pourquoi n’avez-vous pas fait venir des glaces ?

— Voulez-vous que j’aille vous en chercher ? reprit le général, qui crevait de rage.

— Non, je vais voir Amélie dans sa loge. Donnez-moi le bras, George ?

Ils s’engagèrent dans le couloir, et le regard aiguisé de Rébecca disait clairement à son cavalier : « Voyez-vous, George, comment je mène mon monde ? Pauvre général ! la bonne dupe ! »

Osborne n’entendait que la voix de sa vanité personnelle, qui lui criait : « Vous êtes irrésistible, et cette femme-ci, comme toutes les autres, cède aux enchantemens de votre personne. »

Il y avait six semaines que le mariage de George et d’Amélie avait eu lieu, et déjà l’étourdi George se permettait une demi infidélité ! « On m’aime, serai-je plus modeste et plus puritain qu’un autre ? se demandait-il tout bas ; voici une jolie femme qui se jette à ma tête, et je n’en profiterais point ! quelle folie ! Rébecca m’adore ! » Il n’en était cependant rien, et le beau George Osborne, fils du riche Osborne de la Cité, dupe de son amour-propre et des fascinations de Rébecca Crawley, n’était pas de force contre elle. Dans ces manéges d’opéra, de salon, de boudoir de loge et de coquetterie, notre amie Rébecca se sentait souveraine ; personne, gens de cour ou diplomates, ne l’aurait battue sur ce terrain.

Qui est-elle après tout ? Fille d’un artiste bohême et d’une danseuse française, sans fortune et sans nom, mariée à un brutal qui vole au jeu et que l’on connaît pour un grec, c’est elle qui dans ce récit tiendra premier rôle ; d’une souplesse et d’une vigueur d’esprit rares, elle n’a de haine contre personne et joue simplement aux échecs avec la vie. Elle se trouve bien partout, pourvu que le jeu continue. Si elle triche, c’est pour s’entretenir la main. De temps à autre, elle devient honnête et casanière, se cantonne au sein de la vertu et s’y repose ; alors elle aime à vivre de la vie ordinaire, se fait grave et respectable et se délecte dans la paix. Puis ce grand effort la fatigue ; elle reprend sa course et vole à la conquête, qui, par parenthèse, est pour elle un problème des plus incommodes. Comment Rébecca, ce chasseur adroit et hardi aux succès duquel on s’intéresse bon gré mal gré, renversera-t-elle les obstacles ? Comment fraiera-t-elle sa route dans une forêt si épaisse ? Comment parviendra-t-elle à être acceptée par l’aristocratie, à être même présentée à la cour ? C’est le sujet de notre histoire ; autour de la bohémienne se groupent en outre trois familles anglaises, deux appartenant à la bourgeoisie, une à la noblesse.

Chacune de ces familles forme un petit monde dont les annales ont de l’intérêt ; Les Crawley datent seulement du XVIe siècle : Élisabeth les a anoblis. Les Sedley sont de braves commerçans, modestes, actifs, intelligens, économes. Enfin les Osborne, fabricans de chandelles, négocians en gros, plus orgueilleux que les Plantagenet, aspirent à se confondre avec l’aristocratie féodale de l’Angleterre. On reconnaît aisément que ce sont là trois fausses aristocraties, trois noblesses d’emprunt. Nous verrons sourire et pleurer toutes ces figures, ces trois familles se mouvoir dans leurs sphères respectives ; les Sedley, les Osborne, les Crawley, accomplir leurs ellipses variées, et, au milieu de ces mouvemens, le front puissant, l’œil d’opale et le nez pointu de miss Rébecca Sharp dominer toute la scène. À Dieu ne plaise que je représente sous leur vrai costume les acteurs de mon drame ! Leurs actions paraîtraient ridicules sous de tels habits, tant la mode passagère exerce d’empire et d’influence ! La charmante Amélie, aux beaux yeux noirs et aux formes si pures, vous ne voudriez pas la voir en robe sans taille et en chapeau-cabriolet, semblable aux vieilles figures de Boilly et de Carle Vernet. À Bruxelles surtout éclataient ces merveilleuses toilettes britanniques, irlandaises, écossaises et welches, qui firent notre bonheur en 1815 ; — quelles tailles et quels chapeaux !

La scène que je viens de décrire, et qui se passait à l’opéra de Bruxelles en juin 1815, cachait bien des péripéties et se rattachait aux destinées des trois familles anglaises dont j’ai parlé. Le général Tufto Rawdon et Rébecca vivaient de compte à demi dans une espèce de société à trois, fréquente dans les grandes villes, invention complexe des civilisations raffinées. Le monde en parlait un peu ; mais, dans un moment de désastres et de bouleversemens si terribles, on avait à s’occuper de bien autre chose que de Rébecca et de son mari. Pour exécuter leurs roueries, Rawdon et Rébecca ne s’entendaient pas en paroles expresses. Ces excellentes gens ne se disaient pas : « Nous allons attraper l’argent de George ; il n’y avait pas de conspiration flagrante et avouée contre les bourses de leurs amis, mais le mari savait sortir à point nommé ; la femme, debout derrière le fauteuil du joueur, souriait à l’instant favorable ; ces deux vices se comprenaient sans se parler, et tout allait pour le mieux.

Les emplois tenus par Rawdon Crawley et Rébecca sa femme disent assez quelle part ils prennent à la grande chasse au plaisir et aux écus. Ils vont d’autant plus vite, qu’ils sont légers de scrupules. L’un est le bras, l’autre la tête. Rébecca l’aventurière dirige Rawdon, le faiseur de dupes ; la lutte d’une femme sans crainte et sans principes devient effroyablement dramatique dans une société aussi mêlée, aussi serrée, aussi entrelacée que la société anglaise. Imaginez Figaro en jupe. Que n’osera-t-elle pas ! La femme ose tout et se dépêtre cent fois mieux que l’homme des difficultés extrêmes. La spirituelle Rébecca, Gil Blas féminin, court donc comme son prototype et avec un bien plus grand désavantage la bague d’une société ennemie qui se refuse à lui faire place. Pauvre Rébecca ! Contons l’histoire de ses premiers pas dans la vie, cruelles épreuves qui lui laissèrent l’ardent désir de la vengeance.

Mme Pinkerton, superbe et magnifique échantillon de ce pédantisme féminin qu’il faut observer et admirer en Angleterre, dirigeait la pension ou, âgée de quinze ans, Rébecca fut conduite pour y demeurer. L’esprit rigidement formaliste de la maison la suffoqua ; les prières et les repas, les leçons et les récréations, se succédant avec une régularité convenue, lui furent insupportables. Elle regardait en arrière et regrettait si amèrement sa liberté et sa pauvre école de Soho, que tout le monde et elle-même croyaient qu’elle était consumée par le chagrin d’avoir quitté son père. Elle habitait une petite chambre au grenier où les servantes l’entendaient se promener et sangloter la nuit ; c’était de rage et non de chagrin.

Elle partait d’assez bas : son père, artiste dissipé, homme de talent, ne lui avait donné aucun principe. La vanité pompeuse de la vieille maîtresse de pension, la bonne humeur futile de sa sœur, le mais et médisant caquetage des grandes pensionnaires, la froideur correcte des gouvernantes, lui répugnaient également ; il faut avouer même qu’elle n’avait pas le cœur maternel ; le babil des petites filles spécialement confiées à ses soins ne l’intéressait pas. Elle avait vécu deux ans avec elles, et pas une ne l’a regrettée. La tendre et aimable Amélie Sedley était la seule personne à qui elle se fût attachée ; — qui n’eût pas aimé cette douce enfant ?

Le bonheur, les avantages particuliers des jeunes personnes qui se trouvaient près d’elle, causaient à Rébecca des mouvemens d’envie inexprimables. Résolue à s’affranchir, à quelque prix que ce fût, de la prison où elle était enfermée, elle profita des moyens d’instruction que lui offrait la maison. Elle était déjà bonne musicienne et possédait la langue française ; elle apprit vite ce qui lui manquait. Elle s’occupait sans cesse de sa musique, et, un jour que les élèves étaient sorties, elle joua un morceau avec une si admirable perfection, que la maîtresse, voulant faire l’économie d’un maître, pour les commençantes signifia à miss Sharp d’avoir à leur donner les leçons de musique. Rébecca refusa pour la première fois, au grand étonnement de la majestueuse maîtresse de pension. — « Je suis ici pour enseigner le français aux élèves, dit-elle, et non pour leur apprendre la musique. Payez-moi, je leur donnerai des leçons. » Minerve fut obligée de céder, et de ce jour prit Rébecca en haine.

— Pendant trente-cinq ans, s’écria-t-elle, personne ici n’a osé résister à mon autorité. J’ai réchauffé une vipère dans mon sein.

— Une vipère ! c’est ridicule ! répondit miss Sharp à la vieille dame, prête à s’évanouir d’étonnement. Vous m’avez prise parce que je vous étais utile ; il ne saurait être question de reconnaissance entre nous. Je hais cette maison, et je veux la quitter. Je ne ferai ici que ce que je suis obligée de faire.

Ce fut en vain que la vieille dame lui demanda si elle savait bien qu’elle parlait à miss Pinkerton ; Rébecca lui rit au nez, d’un rire sec et diabolique qui manqua de faire tomber Minerve en convulsions. « Donnez-moi une somme d’argent, dit la jeune fille, et débarrassez-vous de moi, ou, si vous l’aimez mieux, procurez-moi une bonne place de gouvernante dans une famille noble ; vous le pouvez si vous voulez. » Dans toutes ses querelles, elle en revenait toujours à ce point : « Faites-moi une position ; nous nous détestons l’une l’autre, et je suis prête à partir. »

La digne miss Pinkerton, bien qu’elle eût un beau turban et un nez romain, qu’elle fût aussi robuste qu’un grenadier, et que jusqu’alors son autorité eût été irrésistible, n’avait ni l’énergie ni la volonté de sa frêle subordonnée ; ce fut en vain qu’elle engagea le combat et qu’elle essaya de la dompter. Rébecca répondait en français, langue que miss Pinkerton ignorait, aux réprimandes de la vieille dame. Il devint nécessaire, pour maintenir son autorité dans sa maison, d’en éloigner cette rebelle, ce monstre, ce serpent, ce brandon, et, apprenant que la famille de sir Pitt Crawley avait besoin d’une gouvernante, elle recommanda pour cette place Rébecca, tout serpent qu’elle était. « Certainement, dit-elle, je n’ai rien à blâmer dans la conduite de miss Sharp, si ce n’est envers moi. Je dois reconnaître que ses talens et ses mérites sont des plus notables. De toute façon, elle fait honneur au système suivi dans ma maison. »

À quinze ans, à côté des grandes demoiselles de sa pension, Rébecca Sharp semblait un enfant. Elle avait la précocité chagrine de la misère. Plus d’une fois elle avait dû recevoir les huissiers et les éloigner du seuil de son père ; plus d’une fois elle avait amadoué le marchand et l’avait renvoyé satisfait et résolu à continuer ses fournitures. Enfant elle dînait avec son père, qui était tout fier de ce vif et sauvage esprit, et elle assistait à la conversation des artistes ses amis, Conversation souvent peu convenable pour une jeune fille. « Elle n’avait jamais été jeune fille, disait-elle ; elle s’était sentie vieille dès l’âge de huit ans. » O miss Pinkerton, pourquoi avez-vous reçu un oiseau si dangereux dans votre cage ?

La bonne dame avait pris d’abord Rébecca pour la plus douce créature qui fût au monde, tant elle jouait avec perfection le rôle d’ingénue lorsque son père la conduisait chez elle. Elle croyait que c’était une innocente et modeste petite fille, et, une année seulement avant l’arrangement aux termes duquel Réhecca fut reçue dans la maison, la sublime miss Pinkerton lui donna majestueusement, en accompagnant son cadeau d’un discours, une poupée qui n’était en réalité que la propriété confisquée de miss Swindle, que l’on avait surprise l’admonestant aux heures d’étude. Il serait difficile de dire la bouffonne joie du père et de la fille le soir, lorsqu’ils regagnèrent leur demeure ; ô miss Minerve Pinkerton ! si vous aviez pu voir à quelles caricatures de votre personne Rébecca faisait servir la poupée ! C’étaient des dialogues désopilans ; la poupée ne tarda pas à faire la joie de Newman-Street, de Gerard-Street et du quartier des artistes. Lorsque les jeunes rapins venaient prendre leur verre de grog avec le maître, comme eux débauché et paresseux, comme eux railleur et goguenard, ils ne manquaient pas de demander si miss Pinkerton était visible. Elle était bien connue d’eux, la pauvre dame, aussi connue que M. Lawrence ou M. West. Rébecca, encouragée, habilla une seconde poupée qu’elle destina à représenter la sœur, et, bien que l’honnête personne lui eût donné des confitures et des gâteaux, l’instinct du ridicule fut plus fort que la reconnaissance ; miss Jemmy fut sacrifiée sans plus de justice que sa sœur Minerve.

Telle est cette petite fille qui va mettre à ses pieds le beau monde anglais, et que George III admirera.

Certaines femmes sont nées pour l’intrigue, d’autres faites pour l’amour. Amélie Sedley appartenait à la seconde classe, Rébecca Sharp à la première. O mon ami le célibataire qui me lisez, prenez-y garde ; c’est chose digne qu’on y pense. Les deux classes ont leurs inconvéniens ; arrangez-vous de la seconde, si vous m’en croyez ; c’est l’avis de M. Thackeray, et c’est aussi le mien. Chacun de nous dans ce monde possède son mobile spécial et comme son grand ressort. Celui de Rébecca Sharp était l’envie. Elle se comparait toujours et toujours avec douleur. Quand ses grands yeux bleus-verts étaient timidement baissés vers la terre et voilés par les longs cils noirs de ses blanches paupières, ce n’était ni le mariage ni la tendresse, encore moins la poésie, qui l’occupaient si profondément. Quand elle pleurait, ce qui lui arrivait souvent, et qu’on l’entendait sangloter dans sa chambrette, c’était de rage. « Je suis plus distinguée que cette fille de marchand, se disait-elle, et c’est toujours elle que l’on sert la première. On n’a d’yeux que pour cette nièce de pair qui est bossue, et l’on ne me regarde pas, moi qui suis bien prise dans ma petite taille ! » Son faible cœur battait sous le corset avec des pulsations diaboliques ; des sentimens d’Attila torturaient la petite fille.

Les Anglais, il faut le dire en l’honneur de leur ingénuité, se sont formalisés et même révoltés contre Rébecca. Un caractère tel que le sien est beaucoup moins commun en Angleterre et en Allemagne que dans ces vieux pays civilisés qui n’ont plus rien à apprendre, et dont toutes les études sont depuis long-temps achevées. Les Italiennes contemporaines du Tasse et de l’Arioste fournissaient déjà plus d’un exemple de ce suprême et redoutable raffinement des facultés féminines dont Lucrèce Borgia et Catherine de Médicis sont deux échantillons splendides. Passons maintenant en revue, pour l’intelligence de notre histoire, les autres personnages qui composent chacune des trois familles, personnages nombreux et variés. Le plus aimable et le plus complètement féminin est Amélie, fille de Sedley le négociant et le banquier, sœur du nabab Joseph, que je vous ai montré déjà. Douce Amélie, vous n’êtes pas une héroïne, vous, encore moins une ame violente ou une femme virile, et que Dieu vous bénisse. Vous aimez tendrement, follement, naïvement, comme il faut aimer ; vous serez punie, puisque c’est le décret originel et inexorable ; — écrasée et éclipsée par l’intrigante, négligée par l’objet de votre sincère et profonde tendresse, un peu ridicule même aux yeux de ces brillans et de ces pervers. — Pauvre chrétienne, votre sort est le sort de tous les jours ; — c’est le commentaire familier de l’Évangile, éternelle glose qui ne cesse pas de se dérouler ici-bas.

Amélie a été élevée par une mère excellente et bornée, sous les yeux d’un père tout occupé de ses affaires et d’une probité rigoureuse. Imaginez un de ces visages dont l’ovale délicat et affiné par le bas contraste avec la fraîcheur de deux joues roses et arrondies, des yeux noirs ayant la profonde douceur des plus beaux yeux bleus, — un sourire tendre, presque mélancolique, sur des lèvres vermeilles, sur une bouche toujours riante. Jamais ame plus tendre, esprit plus naïf et plus droit, nature plus vierge de détour et d’orgueil, de fraude et d’égoïsme, ne se pourraient imaginer. On la disait insignifiante, les femmes la jugeaient ainsi. Les hommes se chargeaient de remettre les choses à leur place.

Le père d’Amélie, Sedley, depuis long-temps lié d’intérêts avec Osborne le père, dont la fortune s’accroissait rapidement, fiança George et Amélie. George Osborne, beau garçon de quinze ans, que l’on destinait à l’état militaire, devint le « petit mari » de notre douce enfant, qui dès-lors n’eut plus qu’une adoration, celle de George. Nos héroïnes en sont là quand elles quittent ensemble la demeure vénérable de Mlle Pinkerton, pour commencer leur campagne à travers la vie ; Rébecca pense à réussir, Amélie pense à George Osborne.


II. — UN SUZERAIN BOURGEOIS.

C’est un terrible père que M. Guillaume Osborne, le fabricant de chandelles. À le voir s’avancer en empereur, le front ridé, l’œil sombre, on croirait que Tibère, devenu sultan de Constantinople, s’apprête à faire quelque redoutable exécution. Il y a sur sa cheminée une pendule magnifique qui représente Agamemnon et le sacrifice d’Iphigénie. Il regarde toujours cet Agamemnon, et il l’admire. En sa qualité d’homme d’argent, il est grossier envers tout le monde, brutal par nature et par principes, et personne mieux que lui ne comprend la valeur d’un geste agréable qui pourrait se traduire par une demande pécuniaire. Le salue-t-on, il grogne. La nuance dominante de M. Osborne père n’est pas française ; il ne se prosterne pas devant lui-même, mais devant un nom noble ; il adore le blason et paie avec joie les dettes que son fils contracte pour plaire à messieurs ses amis les vicomtes. En France, nos Osbornes idolâtrent leur noblesse dans un écu.

Fermement appuyé sur ses deux jambes, M. Osborne enfonce perpétuellement ses mains dans ses immenses poches et y remue les shellings d’argent et les guinées d’or que contiennent ces grands réservoirs, son honneur et sa joie ; il ressemble à un général d’armée qui fait briller son arme. Ne le blâmons pas. Qui de nous est sans respect pour cette puissance ? « L’autre jour, dit un philosophe anglais, trois pauvres petites filles du peuple jouaient dans la rue sous la pluie, et leurs robes trouées donnaient un assez triste spectacle. « Manette, cria l’une, viens donc, Sophie a trouvé un penny. » Aussitôt Manette et l’interlocutrice, délaissant leurs jeux, se dirigent du côté de Sophie. Sophie se trouve avoir une cour ; elle se fait suivre de Manette et de l’autre enfant, et bat ses deux flatteuses, qui se laissent battre. Bientôt, s’avançant gravement avec elles du côté de la marchande de pain d’épice, elle distribue ses faveurs aux deux petites esclaves que sa nouvelle fortune vient d’enchaîner à son char. » — Ainsi parle le philosophe anglais Thackeray ; tout le monde, philosophe ou non, sait que cela se passe ainsi dans la vie. Le devoir du législateur et du moraliste est de faire prévaloir l’honneur contre l’intérêt, le devoir contre l’argent, c’est-à-dire l’ame contre le corps.

Osborne ne se piquait guère de philosophie. C’était un commerçant et un fabricant anglais, fier de son nom, de sa boutique, de son fils, de son argent, et même fier de sa mauvaise humeur. Il avait tout simplement emprunté aux Osborne de la pairie, vieux Saxons (Eastbourne), leurs armoiries réelles : une croix de gueule en champ d’or, avec la devise : pax in bello ! Veuf depuis assez long-temps, redouté de ce qui l’entoure, admirant sur sa vaisselle plate ce blason de commande, il rampe jusqu’à terre devant un lord, et il a élevé son fils dans ce culte de l’orgueil servile. Depuis l’enfance, George s’est laissé aimer et courtiser ; il croit, comme l’Achille d’Horace, que le monde est fait pour lui. La jolie et tendre enfant qui se nomme Amélie Sedley ne l’occupe guère ; il s’est habitué à regarder comme sa propriété celle qui de son côté s’est habituée à le regarder comme son maître. Ne lui en voulez pas trop ; ce n’est point sa faute, si la contemplation de ses magnifiques moustaches noires, l’adoration de sa chevelure élégante et la religion de sa personne l’arrachent aux douleurs de la vie amoureuse, ainsi qu’aux pensées de la vie domestique. Osborne fils se concentre dans le sanctuaire d’un moi fat, léger, imprévoyant et vaniteux, sans méchanceté comme sans dévouement. Il est d’ailleurs têtu comme son père et plein de vanité comme lui. George veut passer pour un Lovelace. Devenu capitaine, il cache soigneusement le nom d’Amélie et ses honnêtes amours. Pourquoi le jeune officier, un genou appuyé sur une chaise, semble-t-il si joyeux et si résolu, et quels sont les papiers qui lui servent à allumer son cigare devant ses amis qui le contemplent ? Est-ce une lettre de créancier ? Est-ce le billet d’une femme qui n’est plus aimée ? Non ; le capitaine Osborne est honteux d’être fiancé à la plus jolie et la plus aimable fille du monde, et il brûle ses lettres d’amour par vanité.

Il eut bien pu se faire que notre léger et charmant Osborne eût été infidèle à la jeune fille, si Osborne le père ne se fût avisé d’exiger absolument qu’il épousât miss Schwartz, mulâtresse et millionnaire. Cette volonté de l’Agamemnon bourgeois révolta le jeune homme ; l’entêtement du père vint se heurter contre l’obstination du fils, qui n’était pas homme à céder. Surchargée de ses rubans jaunes et tout éclatante sous sa robe de satin feuille-morte, brodée de mille couleurs, miss Amanda Wilhelmine Schwartz, belle de ses deux cent mille livres sterling était devenue l’objet des soins attentifs des demoiselles Osborne ; l’un arrangeait les plis de sa robe, l’autre disposait dans ses cheveux perles et rubans. Miss Schwartz les laissait faire et essayait d’envahir le cœur de George. Soins inutiles ! cette métamorphose, qui, aux yeux du père et des filles, transformait en Vénus Anadyomène miss Schwartz avec ses épaisses lèvres et son front jaune surmonté d’une forêt crépue, ne touchait pas George, insensible à ce colossal héritage. Faire entrer dans la famille une fortune comme celle de miss Schwartz, même en achetant ce bonheur par une mésalliance avec la mulâtresse, c’était une très bonne affaire selon Osborne l’ancien Pour Osborne le jeune, c’était une odieuse et exécrable tyrannie. Bientôt un sentiment plus généreux vint animer la résistance du fils. Sedley, qui avait longtemps été plus grand capitaliste que son ami, le meilleur des deux (the better man), devint le pire, c’est-à-dire qu’il perdit son argent à la bourse, quand Napoléon, quittant l’île d’Elbe, reparut comme une comète sur l’horizon européen Tous les fonds de Sedley disparurent, emportés d’un seul coup de bourse.

Ce fut une triste scène, le soir, entre le mari et la femme. Sedley rentra chez lui et s’assit au coin de son paisible foyer. George Osborne le fiancé n’était pas venu depuis trois jours ; la mère était irritée de cette négligence. « Savez-vous, dit Mme Sedley à son mari, que ces Osborne et leurs grands airs commencent à me fatiguer ? J’aimerais mieux qu’Amélie épousât le jeune Édouard Dale… ou Dobbin. Mais Dobbin est militaire, et tous ces militaires sont d’un orgueil ! » Le vieux Sedley ne répondait rien Hélas ! la pauvre femme ne savait pas à quoi tenaient les grands airs des Osborne. Ils devenaient riches, et Sedley venait de tout perdre. Le vieillard resta long-temps muet. Immobile, il semblait ne penser à rien et regarder dans le vide, comme il arrive quand le sort vous écrase, quand il semble que l’intelligence même s’engloutit dans l’abîme où vont se perdre considération et fortune. Mme Osborne continuait à griffonner des cartes d’invitation et à se livrer aux soins habituels de son active nullité.

— Répondrez-vous enfin ? répondrez-vous ?… Eh bien !… Qu’avez vous donc, Jean !… cher Jean !

Elle le secoua par le bras.

— Marie, lui dit-il tout bas, nous n’avons plus rien, nous sommes ruinés, tout-à-fait ruinés !

— Mon pauvre vieil homme ! s’écria la bonne femme, qui n’avait que du cœur, et elle lui prit la tête dans ses deux mains en pleurant.

Et ils pleurèrent ensemble. Il fallut subir les cruautés de la banqueroute et du concordat, s’exiler dans un faubourg, habiter une de ces petites maisons qui ressemblent à des boîtes de ver à soie, et que les Anglais seuls peuvent occuper ; Amélie y suivit son vieux père sans douter un moment de la foi de son cher George, qui venait la voir très rarement.


III. — L’AMI DOBBIN.

Il y a dans un coin de la Cité, repli obscur et funèbre qui porte le nom caractéristique de Cour du Cercueil, un pauvre café, dont la maîtresse sommeille perpétuellement à demi, au milieu d’une douzaine de tasses fêlées. L’unique garçon porte de vieux chaussons de bal fort éculés, et ses yeux clignotans et rouges ne voient pas plus de trois cliens par jour. Ceux-ci sont en général ou des clercs d’avoué qui ont une note ou une lettre à écrire, ou des courtiers de bourse qui s’arrêtent un moment pour supputer leurs gains et leurs pertes. La poussière couvre les tables ; le vieux garçon, Jean, ce maigre personnage qui, les bras croisés, contemple les passans, se garde bien de rien essuyer jamais.

Ce fut là que se présenta un soir de février le capitaine Dobbin que nos lecteurs ne connaissent pas et qui tiendra une grande place dans ce récit. Il venait y trouver le vieux Sedley, qui recevait ses visites dans le café, depuis que ses bureaux étaient fermés et que le malheur l’avait accablé. Là le ci-devant banquier avait pris l’habitude de se retirer, là il écrivait et se faisait adresser ses lettres, là il les nouait en paquets mystérieux, dont quelques-uns étaient toujours dans les poches de son habit. Je ne sais rien de plus triste que cet air affairé et profond de l’homme ruiné ; ces lettres qu’il vous montre, écrites par des personnes riches, ces papiers usés et gras, pleins de promesses de secours, de complimens de condoléance, sur lesquels le malheureux bâtit l’espoir chimérique de sa fortune à venir. Vous avez sans doute, cher lecteur, rencontré sur votre route quelque infortuné de cette espèce ; il vous a mené dans un coin, il a tiré de sa poche béante sa liasse de papiers, il l’a dénouée, et, plaçant la ficelle dans sa bouche, il a choisi et étalé devant vous ses lettres favorites ; vous vous rappelez, hélas ! le regard triste et à demi égaré que ses yeux désespérés attachaient sur vous.

L’arrivée de Dobbin dans la Cour du Cercueil produisit quelque sensation ; sa tournure était fort hétéroclite.

Salut, mon timide et ravissant Dobbin, réhabilitation de la simplicité gauche et du dévouement désintéressé ! J’ai connu Dobbin, chacun l’a vu ; un de ces officiers anglais longs, dégingandés, décousus, à l’air niais et comme tombés de la lune. Dobbin, espèce de Ralph, comparable à plusieurs égards à ce charmant héros de Mme Sand, a l’avantage de ne point toucher comme Ralph à la sentimentalité d’Auguste Lafontaine. Dobbin, le sublime Dobbin, est comique et n’en est que plus touchant. Disons quelques mots de sa jeunesse. Dés l’enfance, c’était un écolier bien peu brillant que Guillaume Dobbin, fils d’un marchand de denrées coloniales de la Cité et admis à partager les bienfaits de l’éducation, moyennant une fourniture périodique et constante de chandelles, d’huile, de savon, de sucre et de thé, qui servaient à la consommation de l’établissement. L’épicier, membre utile et indispensable de la communauté, sert de point de mire à toutes les mauvaises plaisanteries de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France. Dès que les camarades de Dobbin surent qu’il n’était pas fils d’un gros négociant ; comme on l’avait dit, mais qu’il recevait en fournitures grammaticales l’équivalent des factures paternelles, sa vie fut un perpétuel martyre. Gauche et mal bâti, l’air naïf et timide, avec ses grands bras ballans terminés par des mains énormes, ses petits yeux ronds et enfoncés, sa dégaine irrégulière et pesante, et très peu de vivacité dans la réplique, il ne donnait que trop de prise à cette tyrannie implacable de l’enfance et du collège. On lui envoyait par la poste des lettres pour lui commander six mille quintaux de café ; il trouvait dans son lit une énorme chandelle coiffée de son bonnet, et, toutes les fois qu’il entrait dans la classe, vingt voix lui demandaient si le savon était en baisse, et si c’était à cause de cela qu’il ne s’était pas lavé les mains. Le pauvre garçon finit par croire que ses bourreaux avaient raison, et que de tous les crimes le plus infâme était bien certainement de débiter de la chandelle et de l’huile, soit en détail, soit en gros. Dans un coin de la cour où jouaient les enfans se trouvait une espèce de serre abandonnée où il se retirait pendant la récréation, pour échapper aux persécutions de ses camarades. Il ne leur en voulait pas, il n’en voulait à personne : quand il comparait la disgrace de sa tournure, ses épaules rondes et ses grandes oreilles avec l’élégance de taille et la souplesse de mouvement du jeune Osborne, quand il mesurait la distance qui séparait son imagination lente et sa conception pénible de la rapide compréhension qui distinguait plusieurs de ses condisciples, il était tenté de se reconnaître comme appartenant il une nature inférieure. Il se résignait à sa condition sans haine, mais non sans amertume. Cette pauvre ame repliée sur elle-même savourait douloureusement tout le malheur invincible qui l’accablait. Il souffrait beaucoup. Qui ne se souvient d’avoir eu de pareilles heures dans sa jeunesse ? Alors le sentiment de l’injustice est poignant et insupportable, et c’est surtout aux natures exquises et généreuses qu’il inflige les blessures les plus profondes.

Dobbin ne trouvait pas mauvais que l’on se moquât de lui : c’était son lot ; il le méritait bien, car il n’avait jamais pu scander un vers latin ni se souvenir de tupto, tupteis, tuptei. Quand il avait achevé sa sixième comme il était le dernier de sa classe, on la lui faisait recommencer, si bien que par ce procédé il se trouvait, à quinze ans et très grand garçon, entouré de petits marmots en tablier qui en savaient plus que lui et le raillaient à outrance. L’humiliation était devenue partie intégrante de sa nature : on disait « bête comme Dobbin, laid comme Dobbin ; » mots qui n’étonnaient ni lui ni personne. C’était chose assez douloureuse de voir ce géant tourmenté par des Lilliputiens qui lui volaient son pantalon la nuit pour le coudre par le haut et par le bas, et qui, pendant son sommeil, venaient planter sur son bonnet d’immenses oreilles d’âne. L’âne, pauvre animal que Buffon n’a pas réussi à réhabiliter, semblait le type complet de cette patiente et éternelle résignation.

Un collège est un petit monde où tous les types se trouvent. Diamétralement opposé à Dobbin et comme son contraste, le fils d’un avocat, nommé Cuff, attirait tous les regards et se faisait obéir en monarque : c’était l’Alexandre du lieu. Il prenait du tabac comme le maître, fumait des cigares comme un officier, et faisait entrer du vin de Champagne en contrebande. On l’avait vu à cheval au parc avec les amis de son père. Il boxait, portait un habit serré, improvisait cent vers latins en moins d’une heure, avait vu l’Opéra et critiquait le talent des actrices. L’admiration et la vénération pour ce petit despote étaient extrêmes et ne pouvaient être égalées que par son profond mépris pour le bonhomme la Chandelle : il avait baptisé ainsi le pauvre fils de l’épicier. À peine Cuff daignait-il regarder Dobbin ; d’autres, plus favorisés, étaient chargés de ses commissions. Un jour cependant qu’il trouva Dobbin en classe pendant la récréation, occupé à élaborer l’orthographe d’une lettre à sa mère :

— Allons, lui dit Cuff, vite ! qu’on se dépêche et qu’on aille me chercher du rhum !

— Il faut que je finisse ma lettre, répondit tranquillement Dobbin.

— Qu’est-ce que cela signifie ? reprit le tyran en lui arrachant le papier des mains ; vous écrirez demain à la bonne femme ; obéissez !

— Pas d’injures, répliqua Dobbin en se levant.

— Irez-vous ?… ou non ?

— Je n’irai pas, et ne vous avisez pas de lever la main sur moi !… ou je vous écrase, continua le fils de l’épicier, qui avait saisi un de ces énormes écritoires de plomb qui assommeraient un boeuf.

Le héros Cuff s’aperçut qu’il n’aurait pas de succès dans cette occasion ; il se retira donc en maugréant, et depuis ce jour-là il ne demanda plus rien à Dobbin.

Huit jours s’écoulèrent ; le pauvre écolier, son livre de corrigés à la main, était allé s’asseoir sous un vieil orme qui s’élevait à l’angle de la grande cour. Là, plongé dans sa lecture, il essayait de la comprendre de son mieux, lorsque le bruit d’une conversation très vive vint frapper ses oreilles. C’était encore le tyran Cuff qui faisait des siennes il châtiait vigoureusement le jeune Osborne, qu’il avait chargé d’une expédition assez dangereuse, et qui n’en était pas venu à son honneur. En passant par-dessus le mur de la cour, Osborne avait brisé la fiole pleine de rhum qui devait servir aux menus plaisirs de maître Cuff. Ce dernier allait écraser le petit Osborne de sa colère, quand Dobbin, du fond de son livre, apercevant l’acte d’iniquité qui allait s’accomplir, tomba sur Cuff et châtia le tyran. Dobbin dès-lors fut respecté. Le fait est que Dobbin avait un fonds de courage, un fonds d’esprit, un fonds de raison, le tout caché et voilé par la timidité la plus incurable et la gaucherie la plus invétérée. Il trouvait, quand il prenait la peine de bien se consulter, de l’esprit et de l’éloquence ; ces sources profondes jaillissaient rarement ; quand elles se faisaient jour, on admirait beaucoup Dobbin.

Le protecteur et le compagnon de George, notre Dobbin, fut bientôt le confident de ses amours, son mentor et son guide. George le conduisit chez les Sedley, et Dobbin reconnut sans peine de quelle profonde tendresse le cœur de la jeune fille s’était laissé prendre. L’amour est contagieux, Amélie était bien jolie : Dobbin ne s’en aperçut que trop. À quoi bon aimer, quand on est si gauche, si mal tourné, si peu hardi, si peu spirituel ? Il se mit à surveiller le bonheur de l’ange qu’il adorait, d’abord parce qu’il regardait Osborne comme très supérieur à lui-même, ensuite parce qu’il savait, à n’en pas douter, qu’on ne s’apercevait pas qu’il fût au monde, enfin parce que Dobbin ne pouvait souffrir l’idée que son idole fût malheureuse. Plus il aimait Amélie, plus il se hâtait de l’unir à l’homme qui avait captivé ce pauvre cœur. Dobbin se donna même beaucoup de mal et dépensa beaucoup de finesse pour achever ce mariage. Lui qui n’aurait pas su nouer ou dénouer une intrigue, qui ne pratiquait pas pour lui-même la moindre manœuvre égoïste, et qui ignorait toutes les tactiques de l’intérêt personnel, il découvrait des ressources merveilleuses dès qu’il était question d’un ami. Comme il avait fini par se persuader qu’il comptait pour peu dans ce monde, il préférait sincèrement ces autres à lui-même. Les autres le prenaient au mot, et le bon Dobbin n’était guère apprécié.

Amélie aussi, toujours naïve, le sourire aux lèvres, obligeante et douce, passait pour un caractère sans force et un esprit sans idée. Les grands personnages de notre scène, ce sont les vicieux et les fats, l’escroc et l’aventurier, le gourmand et le parasite, le voleur et le faussaire. Ainsi va le monde, que vous ne changerez pas.

Dobbin avait donc sermonné son ami, lui avait représenté que l’honneur ne lui permettait pas d’hésiter, qu’il fallait se hâter d’épouser, non pas miss Schwartz, la riche mulâtresse, mais Amélie, devenue pauvre et sans dot, et qu’enfin il fallait aller demander au plus tôt l’autorisation du père Sedley. Voilà ce qui amenait l’ami Dobbin au calé du Tapioca, Cour du Cercueil, dans la Cité. Il y trouva ce débris de l’homme riche, le plus affligeant des débris. Le florissant, le joyeux et prospère John Sedley avait disparu. Son habit, jadis si luisant et si propre, avait blanchi sur les coutures, les boutons en cuivre étaient rouges ; son visage défait n’était pas rasé ; son jabot et sa cravate pendaient frippés sous son gilet, qui faisait poche. Lorsque jadis il régalait ses commis dans ce même café, personne ne parlait et ne chantait plus haut que lui. Le garçon était à ses ordres. Qu’il était changé ! qu’il était devenu humble et poli envers Jean, dont l’emploi consiste à donner des pains à cacheter, à verser de l’encre dans l’écritoire d’étain et à présenter un mince cahier de papier aux habitués, qui ne semblent pas consommer autre chose ! Quand William Dobbin entra, le vieux Sedley lui donna la main humblement et l’appela monsieur en hésitant. Notre bon Dobbin ressentit quelque chose comme de la honte et du remords en se voyant ainsi accueilli. Il consola l’homme ruiné, écouta ses plaintes, et pressa le mariage d’Amélie, comme on presse les funérailles d’un être chéri que l’on a perdu. Pauvre Dobbin ! il souffrait bien ! Le mariage eut lieu malgré Osborne le père, et fut triste. La pluie tombait par torrens. Trois ou quatre petits enfans du peuple assistèrent seuls à la bénédiction nuptiale donnée dans l’église. Il semblait que la malédiction du père et l’imprudence du fils présidassent à la scène.

Agamemnon ne pouvait manquer cette occasion magnifique de se montrer suzerain farouche, inexorable et solennel. Est-ce que le plus petit marchand de merceries, dès qu’il réussit, n’est pas aristocrate comme un czar ? Est-ce que le seigneur féodal de l’an 1000 avait plus de morgue et de sotte fierté que le premier spéculateur qui a réalisé des gains à la bourse ?

Le jour où il apprit que son fils était marié, le vieil Osborne s’enferma dans sa terrible chambre verte et y signa l’arrêt funèbre de George ; chambre lugubre dont le fond était occupé par deux grandes armoires d’acajou à glaces, renfermant la Pairie de Debrett, deux ou trois autres volumes héraldiques, l’Annual Register et la collection du Gentleman’s Magazine. Sur le bureau d’acajou reposait une énorme Bible reliée en maroquin noir, à fermoirs dorés, et sur la feuille de garde les noms de tous les membres de la famille étaient inscrits de la main du père. Une fois entré dans ce sanctuaire, il prit la Bible et l’ouvrit ; puis il effaça le nom de George de la feuille de garde, tira un carton et déshérita son fils adoré. La vanité se mêle aux sentimens les meilleurs, même à la tendresse paternelle. « Il sera aussi riche que lord un tel, s’était dit Osborne le père ; il entrera à la chambre des communes ; il deviendra ministre, et bientôt la chambre des lords lui ouvrira ses portes. Mon blason, le blason des Osborne, resplendira sur le fronton de son hôtel. » Comment pardonner un tel mariage ? Le vieux Sedley, père d’Amélie, avait perdu l’aimant moral de ce monde, l’argent et le crédit. Trop honnête pour substituer des simulacres à la réalité qui lui manquait, il laissait l’œil du public pénétrer au fond de sa bourse parfaitement vide, et la solitude de sa caisse se reflétait autour de lui. Il ne lui restait dans son abandon que sa bonne femme, sa fille et le fidèle Dobbin. Bientôt sa fille elle-même suivit George, appelé sous les drapeaux, et le capitaine Dobbin, toujours actif et vigilant pour la protéger, les escorta. Nous les retrouverons tout à l’heure, quand nous reviendrons à Bruxelles, d’où nous avons pris notre point de départ, et où tonnera bientôt le canon de Waterloo.


IV. — UN GIL BLAS FÉMININ.

La vie de Rébecca Sharp, depuis qu’elle a quitté la grave et éloquente Mme Pinkerton, a été bien moins unie et bien plus variée que celle d’Amélie Osborne. Avec sa finesse, son astuce et cette vigueur d’intelligence qui remplace chez certaines femmes les facultés affectives, Rébecca devient reine de ce qui l’environne ; la femme qui n’est pas dominée par la passion sait toujours dominer les intérêts. Rébecca ne tombe pas dans la misanthropie et la mélancolie, bien qu’elle souffre de cet immense orgueil, triste apanage des Rousseau et des Byron. Elle exploite tout le monde. Le mot exploiter, dont on abuse fort, mérite qu’on s’y arrête ; exploiter est du XIXe siècle. Depuis qu’il est convenu que nous n’avons pas d’ame et que l’homme est une brute un peu mieux organisée que les autres, la grande affaire, l’unique question est d’employer les forces étrangères de la manière la plus utile à nous-mêmes, la plus habile et la plus industrieuse. Rébecca exploita en riant ses amis, ses amies, ses serviteurs, ses élèves, ses protecteurs, ses fournisseurs, ses amans, — tout, jusqu’à son père et son mari.

Elle fit d’abord servir à son intérêt la bonne et chère petite Amélie Sedley ; elle jeta ensuite son dévolu sur le nabab Joseph Sedley, qu’elle rendit bien amoureux. Le nabab lui échappa, grace à une savante manœuvre du jeune George Osborne, qui ne voulait pas de Rébecca pour belle-soeur. Alors elle fit tomber son hameçon sur le fils du membre du parlement sir Pitt Crawley, gentilhomme campagnard dont elle élevait les filles.

Ce brave législateur porte un nom singulier et caractéristique ; si je voulais le traduire en français, il faudrait l’appeler le vicomte ou le baron Mazarin de Rampigny. Ce front carré et monstrueux, ce double sourcil épais et hérissé, ce bas de visage anguleux, massif et contourné en mille replis et mille rides ignobles, cette bouche à la fois épaisse sans forme, cette tournure de maquignon ivre, ces culottes de vieux velours mal attachées, ce jabot sale tombant, ce gilet graisseux, n’ont rien de bien aristocratique ; il représente la chicane et la violence, la fraude armée en course et autorisée. Les arcadiques vertus que pratique ce membre du parlement dans sa solitude champêtre se composent d’avarice et de vol, de cupidité et d’insolence, de grossièreté et de barbarie. C’est néanmoins un « fort bon enfant, » comme le peuple s’exprime. Il a tous les vices, plus la bonne humeur. Il rit avec les filles du fermier, dont il va vendre le pauvre mobilier. Il dupe le voisin, mais il boit dans la taverne du village, debout, en trinquant avec les facteurs de la poste et les journaliers du canton. Il vole tout le monde, plaisante sans cesse ; on a peur de lui, et l’on répète les mots sacramentels : « C’est un bon enfant ! »

La première fois que Rébecca le vit, occupé à manger un cervelas dans la cuisine avec sa vieille femme de charge, elle n’imagina pas que ce personnage horriblement vulgaire fût le riche et célèbre sir Pitt Crawley. Il s’appelait Pitt parce que sa mère l’avait mis au monde à l’époque où l’éloquent et habile commoner dirigeait les affaires publiques ; les autres membres de la même famille se nommaient, pour la même raison, Walpole, Bute et Chatham. La terre même de Crawley devait son érection en domaine seigneurial à une particularité curieuse. La reine Élisabeth s’y était arrêtée pour y boire un verre d’ale qu’elle avait trouvée bonne. Rébecca sut plaire à ce vieux satyre, comme elle plaisait à tout le monde. Elle se levait de bonne heure, rédigeait ses lettres, copiait ses dossiers, s’en allait en chantant à travers la maison, trouvait excellente la cuisine sordide du logis et ne s’étonnait de rien Il l’aurait épousée, si sa troisième femme n’eût été vivante ; celle-ci était une pâle et insignifiante fille de la Cité, depuis long-temps rompue et brisée par les caprices despotiques de sir Pitt Crawley, incapable de penser et d’agir, animée à peine d’une étincelle de raison et d’un souffle d’existence.

Le cynique sir Pitt avait une sœur restée fille et énormément riche, miss Mathilde Crawley ; les autres membres de la famille étaient un frère cadet, recteur de la paroisse et ennemi mortel de son aîné, Bute Crawley ; puis un fils aîné, Pitt Crawley, qui avait quelque temps essayé le métier de diplomate ; enfin un second fils, capitaine de dragons, Rawdon Crawley. Le moins intéressant, c’est le buveur athlétique et le chasseur infatigable, Bute Crawley, recteur du village, ecclésiastique de mœurs singulières, espèce de vicaire de Wakefield retourné, marié à une Mme Honesta d’une laideur honnête et d’une vertu aigre. Le fils aîné, Pitt Crawley, admirable type de la niaiserie diplomatique, pâle et blême, mince et grave, cultive la formule, l’apparence et l’étiquette avec une obstination merveilleuse. D’anglican il est devenu puritain ; il élève et protége une église indépendante. Son calvinisme est réfractaire et réformateur, et il pratique les vertus d’apparat avec une grace ineffable et une souveraine pureté. Ami des noirs, partisan de Wilberforce, serpent sans venin, tartufe sans noirceur, c’est un niais artificieux comme on en trouve partout, mais non de cette trempe spéciale. Nous avons certes nos philanthropes et nos faux dévots ; mais nous ne possédons pas le philanthrope puritain, diplomate, calviniste, membre du parlement, rédacteur de pamphlets ultra-religieux, moitié cafard, moitié sincère. Toutes ces variétés du vice et de la sottise ont en Angleterre une valeur d’autant plus réelle, que le monde auquel appartiennent les originaux est encore, malgré sa vieillesse, plein de force, de sève et d’avenir.

Le fils cadet, le capitaine de dragons Rawdon Crawley, adroit de corps, stupide d’esprit, bon cavalier, vaillant à l’escrime, n’avait d’autre moralité que le succès. Personne ne se tenait mieux à cheval et n’était plus ferme sur ses étriers. D’énormes éperons qui retentissaient sur les trottoirs, un buisson épais de cheveux bouclés et bruns qui retombaient sur ses yeux ronds, des moustaches épaisses que ses doigts allongés ne cessaient de caresser et de friser, tout annonçait le guerrier vaillant et l’homme rompu aux exercices du corps et à la vie d’un mauvais grand monde. Son regard éteint et sans éclat ne révélait point une intelligence vive ; il était pétri de la meilleure pâte dont se font les escrocs de bonne compagnie, de même que son ami George Osborne pouvait passer pour l’une des plus aimables parmi les dupes naturelles créées pour l’utilité des habiles. Le capitaine Rawdon Crawley jouait trop bien au billard et gagnait trop souvent à l’écarté. Rawdon était né pour être un admirable garçon de café, sir Pitt pour être le plus rusé des procureurs, Rébecca une excellente actrice, Joseph Sedley un chef de cuisine de premier ordre. Amélie n’avait pas de rôle ; la pauvre petite n’était qu’une bonne et douce ménagère. Chacun de nous apporte en naissant le type de sa profession naturelle, presque toujours en contraste avec notre position dans le monde. Rawdon Crawley raisonnait peu ; comme il avait plus d’instinct que d’intelligence, cet instinct rachetait quelquefois ses vices acquis. Il pouvait aimer, se dévouer, s’oublier ; la véhémence des affections pouvait le ramener à l’honneur. Il se mettait bien, se taisait volontiers et ne gênait personne.

La perle de cette honorable famille était assurément la riche miss Crawley, qui se moquait de tout le monde et dont chacun convoitait la fortune. Les deux frères, qui se détestaient si cordialement, tombaient à genoux devant les cent mille livres sterling de revenu de miss Crawley. Près d’elle, toutes leurs querelles étaient oubliées. Paraissait-elle, ils redevenaient de petits saints et les meilleurs amis du monde. La vieille fille, qui avait fort cultivé le plaisir, détestait du vice ce qu’il a de dégoûtant et d’ignoble. Elle aimait à voir près d’elle de jolis visages, à s’entourer de porcelaines fines, de coussins en velours, de tapisseries en soie plate et de cristaux étincelans. Rapportant tout à elle-même, elle adorait les arts, la grace, l’esprit et aussi la vertu, pourvu que cette dernière rachetât sa sévérité par la candeur et sa contrainte par la naïveté. Tour à tour gouvernantes et frères, sœurs et neveux venaient capter l’héritage de la vieille fille et essayer de lui plaire ; ils avaient affaire à forte partie ; la spirituelle femme du monde que Fox avait aimée ne se laissait pas duper aisément. Voluptueuse et ennuyée, elle se faisait courtiser et jouait avec les cupidités empressées et haletantes comme le chat avec la souris. C’était sa comédie. Le vieux cynique son frère la révoltait, le recteur lui semblait stupide, le diplomate était nauséabond ; le dragon seul, un peu brutal, était assez mauvais sujet et assez délibéré pour ne pas lui déplaire. Quand Rébecca lui fut amenée par le membre des communes, ce fut une vraie bonne fortune pour l’épicurienne. Qui aurait pu rivaliser avec Rébecca dans l’art suprême d’amuser les gens ? Précieuse trouvaille pour une personne comme miss Crawley, qui se mourait d’ennui ; égoïste et bienveillante, intelligente et sensuelle, généreuse et vaine, vraie païenne ! J’aurais voulu m’asseoir à sa table, écouter ses récits, jouter d’épigrammes avec elle, mais non être son fils, son ami, son amant ou son frère. Il ne faut rien attendre ou espérer de ces cœurs blasés ; comme les vieux bois tombés en pourriture, on en tire du phosphore et quelques lueurs agréables ; rien de solide, rien de vrai, rien de généreux.

Autour du lit de l’Aspasie vieillissante affluaient flatteurs et flatteuses ; on y voyait surtout la sentimentale Briggs, ancienne sous-maîtresse qui avait rédigé et imprimé jadis en hexamètres anglais les Rosées de la mélancolie ; elle subissait les duretés et se pliait aux caprices de miss Crawley avec ce mélange de bassesse et de résignation dévouée qui ne fait qu’encourager et aviver encore la tyrannie des despotes domestiques.

Miss Mathilde Crawley se désennuyait en vivant bien, trop bien pour sa santé. Quand sonnait l’heure terrible de l’indigestion, le docteur arrivait, et le combat s’engageait entre ce grave personnage et le homard ou le brochet qui menaçaient la vie joyeuse de notre héroïne. De la plus vive animation, la sensuelle passait tout à coup à un abattement inoui, à l’abjection d’ame la plus complète. Que de terreurs ! que d’agonies ! doubles et hideuses angoisses de la conscience et de l’estomac ! « Représentez vous, sans trembler si vous pouvez, dit M. Thackeray, l’égoïsme édenté et la volupté fanée, sans Dieu, sans conscience, sans rouge, sans sommeil, hélas ! et sans perruque, chose affreuse ! » Oui, certes, M. Thackeray a raison, cela est triste, hideux et insensé. Quand nous deviendrons tout-à-fait vieux, prions Dieu, jouissons du peu de bien que nous aurons pu faire et aimons-nous le plus possible. Les habiles ont beau rire ; même au point de vue mondain, les derniers jours de Fénelon valent mieux que ceux du cardinal Dubois.

Que de scènes de bonne comédie se passèrent entre Briggs, miss Mathilde et Rébecca ! Un jour, par exemple, celle-ci venait d’écarter très habilement du chevet de la malade la femme de confiance Briggs et se trouvait à table avec cette sentimentale amie de la vieille malade ; Briggs versait d’amères larmes.

— Ne vaudrait-il pas mieux donner à miss Briggs un verre de vin ? dit Rébecca à M. Bowls, le gros homme de confiance. Il obéit. Briggs prit machinalement le verre, avala convulsivement le vin de Bordeaux, soupira et se mit à éplucher son poulet dans son assiette.

— Nous pourrons, je crois, nous servir nous-mêmes, dit Rébecca avec une grande douceur, et je crois que nous n’avons pas besoin des bons offices de M. Bowls. Monsieur Bowls, s’il vous plaît, nous sonnerons, si nous avons besoin de vous. Le sommelier descendit, et naturellement fit tomber sa mauvaise humeur et ses imprécations furieuses sur l’inoffensif valet de pied, son subordonné.

— C’est pitié que vous preniez les choses si à cœur, dit la jeune dame d’un air froid et un peu ironique.

— Ma meilleure amie est malade et ne veut pas… me… voir, sanglota Briggs dans une nouvelle explosion de chagrin.

— Elle n’est plus très malade ; consolez-vous, chère miss Briggs… Une indigestion, voilà tout. Elle est beaucoup mieux ; bientôt elle sera rétablie ; elle est fatiguée du traitement ordonné par le médecin ; demain, nous la verrons sur pied. Je vous en supplie, consolez-vous et prenez encore un peu de vin.

— Mais pourquoi… pourquoi ne veut-elle pas me voir ? murmura miss Briggs. Oh ! Mathilde, Mathilde !… après vingt-trois ans de tendre amitié ! est-ce ainsi que tu paies de retour ta pauvre et triste Arabelle ?

— Ne vous désolez pas trop, pauvre et triste Arabelle ! Elle refuse de vous voir seulement parce qu’elle prétend que vous n’avez pas soin d’elle aussi bien que moi. Ce n’est pas un plaisir pour moi de la veiller toute la nuit. Je souhaite que vous puissiez me remplacer.

— N’ai-je pas veillé près de ce cher lit pendant des années ? dit Arabelle, et maintenant !…

— Maintenant elle en préfère une autre. Bah ! les malades ont de ces fantaisies auxquelles il faut céder. Lorsqu’elle sera rétablie, je m’en irai.

— Jamais, jamais ! s’écria Arabelle en respirant tristement son flacon de sels.

— Quoi !… elle ne se rétablira pas, ou je ne m’en irai pas, miss Briggs, dit l’autre avec sa grace charmante. Bah ! elle ira tout-à-fait bien dans une quinzaine, et je retournerai près de mes jeunes élèves à Queen’s Crawley, et près de leur mère, qui est plus malade que notre amie. Ne soyez point jalouse de moi, chère miss Briggs ; je suis une pauvre fille sans amis et sans intrigue ; je ne veux point vous supplanter dans les bonnes graces de miss Crawley ; elle m’oubliera huit jours après mon départ, et son affection pour vous date de loin. Donnez-moi, je vous prie, un peu de vin, chère miss Briggs, et soyons amies.

La douce et tendre Briggs tendit sa main en silence, mais n’en sentit que mieux sa peine et gémit amèrement sur l’inconstance de Mathilde. Au bout d’une demi-heure, et le repas fini, Rébecca remonta dans la chambre de la malade, d’où elle renvoya, avec la politesse la plus condescendante, la pauvre domestique Firkin. « Je vous remercie, cela est tout-à-fait bien ; vous vous en acquittez à merveille. Je sonnerai, s’il faut quelque chose. Je vous remercie. » Firkin descendit, couvant une orageuse jalousie, et prête à étouffer de rage concentrée.

Ce jeu comique de rivalités et d’intérêts divertissait la vieille malade. Je ne suis pas bien sûr que, malgré la finesse de Rébecca, en dépit de sa gentillesse et de son infatigable bonne humeur, la clairvoyante et fine miss Crawley, à qui tous ces trésors d’amitié étaient prodigués, ne soupçonnât point, quelque chose d’analogue chez son affectueuse amie. Miss Crawle y avait souvent pensé que personne ne fait rien pour rien. S’interrogeant sur ce que lui inspiraient les autres, il lui était facile de deviner ce qu’ils sentaient pour elle, et peut-être se disait-elle tout bas cette grande vérité, — qu’on n’a d’amis qu’à la condition de ne pas toujours penser à soi.

Toutefois Rébecca lui plaisait fort et la distrayait. Mathilde lui donna deux robes neuves, un vieux collier et un châle, et lui prouva son amitié en médisant devant elle de toutes les personnes de son intimité (quelle plus grande preuve de considération pouvait-elle lui donner ?) ; elle songeait vaguement à lui procurer plus tard quelque grand avantage, peut-être à la marier à Clump l’apothicaire, à la mettre dans une bonne situation, ou, au pis aller, à la renvoyer à Queen’s Crawley, lorsqu’elle en aurait fini avec elle et que la saison de Londres serait arrivée. Comme beaucoup de personnes riches, miss Crawley recevait volontiers de ses inférieurs tous les services possibles et les congédiait affectueusement quand elle n’avait plus rien à en attendre. Pour les vrais égoïstes, la reconnaissance n’existe pas ; ils reçoivent les bienfaits comme de pures dettes. — Vous n’avez pas trop à vous plaindre, pauvres parasites, tristes complaisans ; votre amitié pour les riches n’est pas plus sincère que le retour dont ils la paient. C’est l’argent que vous aimez et non l’homme, et, quand Plutus porte ailleurs ses faveurs, vous savez où faire émigrer vos complaisances.

Rébecca passa donc quelque temps chez miss Crawley, de l’aveu du membre du parlement, frère de celle-ci. La vieille fille était à demi séduite ; qui aurait pu résister aux charmes de la sirène ? En vain Bute le frère cadet, envoya-t-il son jeune fils, le petit Pitt Crawley chez la riche mourante ; le jeune imprudent fuma un cigare et fut perdu. Rébecca était bien habile ; mais les habiles finissent toujours par se duper eux-mêmes : leurs triomphes font banqueroute. Ils s’imposent de si terribles conditions, ils passent par tant de chemins secrets et usent tant de forces en pure perte, qu’un beau jour il faut bien qu’ils succombent. Les manœuvres de Rébecca se détruisirent l’une par l’autre.

Ce fut Rawdon qu’épousa secrètement Rébecca, et sur cet Hercule un peu grec qu’elle appuya ses spéculations futures. Peut-être sans ce mariage eût-elle hérité de miss Crawley ; le membre des communes, devenu veuf, accourut en vain auprès de Rébecca pour lui demander sa main. Elle aurait été lady Pitt Crawley, si elle ne se fût pas trop pressée ; on imagine avec quelle douleur elle contempla, tombant à ses pieds, le vieux baronnet dont elle ne pouvait plus accepter l’offre séduisante. Battue par ses propres ruses, et, fuyant à la fois la tante et le membre du parlement, elle alla vivre à Brighton avec son mari Rawdon de l’industrie où il était passé maître, — industrie qui a ses chevaliers et qui exige du talent. Ne l’exerce pas qui veut ; mais Rébecca est faite pour renverser tous les obstacles, et l’on suit de l’œil avec un intérêt puissant ce pêcheur vigilant, et ingénieux, qui, armé de son hameçon et posté dans une situation dangereuse, sur un vieil orme par exemple, au bord d’un ruisseau profond, essaie de saisir au passage quelque énorme brochet, et, les yeux fixés sur le monstre, en épie les mouvemens et la fuite. Telle est notre petite Rébecca en face des hommes et des choses. De malice en malice, d’espièglerie en espièglerie, de ruse en ruse et de chute en chute, Rébecca ne peut manquer d’arriver à la splendeur. Ce tour de force perpétuel dont elle se tire avec une grace prodigieuse, dont elle ne peut venir à bout que par le sacrifice successif de quelques débris de son honneur, la mènera aussi loin que possible. Au moment où nous sommes arrivés, la sirène a déjà tout captivé et tout vaincu, — dans l’intérieur sauvage et champêtre du membre du parlement tracassier et cynique comme dans la chambre à coucher de la femme du monde qui vieillit ; — nous la verrons digne d’elle-même sur une scène plus animée et plus sanglante, auprès du champ de bataille de Waterloo.


V. — BRUXELLES AVANT LA BATAILLE DE WATERLOO.

Nous voici de retour à Bruxelles, peu de jours avant cette terrible journée de Waterloo qui a laissé d’ineffaçables traces dans les cœurs des hommes, dans le souvenir des races, dans les annales des familles. La simple et douce Amélie s’est mise en campagne avec son mari, et elle a signalé son invasion en Flandre par l’acquisition de trois chapeaux, d’une robe neuve, d’une belle écharpe et d’une paire de boucles d’oreilles splendides, que George, tout déshérité qu’il soit, a voulu lui donner ; il est généreux de son naturel. On sait maintenant les antécédens de ces deux couples, unis malgré leurs familles. Les grands événemens vont commencer pour eux après les noces ; le mariage ne dénoue que les vieilles comédies ; c’est au contraire le commencement du vrai drame. Dobbin est capitaine dans le régiment de George Osborne, qu’il admire de tout son cœur et qu’il protége. Le capitaine de dragons Rawdon Crawley vit dans l’intimité équivoque du général Tuffo, qui l’honore de sa généreuse protection. Amélie pleure ; elle s’est aperçue que George, un mois après le mariage, se plaît déjà singulièrement à la causerie pétillante de Rébecca. Le vieux Osborne, à Londres, continue à terrifier sa famille et à maudire son fils ingrat ; le père Sedley, enterré dans son bouge, projette des sociétés commerciales qui l’enrichiront à perte de vue. Cependant le canon de Waterloo va bientôt gronder, et tout ce petit monde dont vous connaissez les acteurs se trouve réuni dans la même ville, Joseph le nabab, George, Amélie, Rawdon, Dobbin et Rébecca.

L’antipathie de Dobbin et de Rébecca était naturelle et invincible comme celle du chien et du chat. Il s’apercevait bien que l’on dupait son ami, et que la pauvre Amélie elle-même serait victime. Dobbin, qui voyait George jouer sans cesse, perdre sans cesse avec le capitaine de dragons et se mirer complaisamment dans les doux sourires de Rébecca, continuait de fatiguer George de ses sermons moraux, que George n’écoutait jamais. Dobbin était négligé de tout le monde. Le sensualiste joufflu Joseph Sedley le protégeait avec une majesté souveraine. Rawdon, qui se croyait un dandy achevé, comptait peu ce fils de prolétaire niais, simple et tout uni. Rébecca, qui le craignait, se pensait repoussée par cette nature hostile, honnête et clairvoyante. Joseph Sedley, ne parlant que de l’art militaire, auquel il n’avait pas songé de sa vie, et des femmes, auprès desquelles sa timidité l’avait rendu fort ridicule ; le bon Joseph, faible d’ame et gros de corps, crédule et fat, aimant les complimens, les mets épicés, l’oisiveté, le soleil, les gilets voyans et les cravates rouges, se croit un héros quand le jour de la bataille approche. Il s’arme d’un courage sanguinaire, laisse pousser es moustaches, nettoie ses pistolets et fond des balles. Son pas devient plus martial, ses larges éperons à molettes font retentir les escaliers. Il boutonne sa redingote jusqu’au menton, et sa tête se redresse fièrement.

Tous les succès du monde, même l’amour de Sedley et d’Osborne, vont à Rébecca. L’insignifiante Amélie disparaît à côté d’elle. Amélie souffre, non pas de l’idée qu’elle et son mari n’ont plus de fortune, pour certains êtres d’élite, partager la pauvreté de celui qu’on aime c’est encore se rapprocher de lui. Bien peu d’hommes s’arrangeraient de cette jouissance sentimentale ; mais, il faut le dire à l’honneur des femmes, celles qui ont gardé dans la civilisation leur ame féminine ne reculent pas devant la misère partagée. Ce qui brisa le cœur d’Amélie, ce fut, hélas ! quand l’amour même lui apparut comme une vanité quand l’idéal s’évanouit devant le réel ; quand, une ou deux semaines après le mariage, l’idole disparut, et que les yeux verts de la sirène Rébecca éclairèrent la triste réalité. Amélie n’avait plus son héros. Au lieu du tendre, de l’héroïque et dévoué George, que lui restait-il- ? Un dandy amoureux de lui-même, une vanité toujours éveillée, une intelligence de troisième ordre, son mari ! Voilà ce que lui révélait son esprit ; son cœur s’obstinait à n’y pas croire.

Aucun de ces personnages ne pouvait manquer de se trouver à ce grand bal que Byron a célébré en vers magnifiques, et dont les danses furent interrompues par le combat. — Amélie y fut peu remarquée, ainsi que notre cher Dobbin. L’entrée de Rébecca fit sensation. Tous les lorgnons se tournèrent vers elle ; son air distingué, ses belles épaules, sa démarche légère et digne, le sang-froid parfait de son regard et la modeste assurance de sa tenue achevèrent en quelques minutes la conquête universelle. Qui est-elle ? se demandait-on. Elle parle français admirablement. — C’est une Montmorency par sa mère Un mariage d’amour ; son mari est le second fils d’un membre du parlement. Elle est charmante ! — Les danseurs l’entouraient, et tout le monde briguait l’honneur d’une contredanse avec elle ; elle répondit qu’elle était engagée, et glissa légèrement jusqu’au coin de la salle, où se trouvait Amélie négligée, triste, et à qui personne ne faisait attention. Rébecca la combla de caresses et se mit à la protéger comme une enfant ; c’était l’achever. — Je ne vous trouve pas bien habillée, ma chère. Qui vous a donc coiffée comme cela ? Vous êtes mal chaussée. Je vous enverrai ma faiseuse de corsets. — Amélie ne répondait rien, pendant que Rébecca continuait à pérorer dans le plus pur jargon de l’époque, et en vraie femme du monde qu’elle était déjà. — George vient de notre côté, dit-elle ; empêchez-le donc de jouer. Lui et mon mari ne font que cela. George n’est pas riche, et mon mari est plus fort que lui à l’écarté. À propos, que faites-vous le soir, chez vous, seule avec ce capitaine Dobbin qui a de si vilaines mains ? Pourquoi ne sortez-vous pas ? Les mains de votre mari sont admirables. Ah ! le voilà !… D’où venez vous, mauvais sujet ? Amélie vous croyait perdu… — elle lui donna la main pour aller danser. Il n’y a que les femmes pour infliger de telles blessures ; seules elles connaissent le poison dans lequel leurs menus flèches sont trempées. Sans défense contre sa terrible petite ennemie, Amélie resta sur sa banquette, pâle, glacée, abattue. Le capitaine de dragons lui dit quelques mots assez gauches en passant, et Dobbin, malgré sa timidité, lui apporta une glace, et vint s’asseoir auprès d’elle. De grosses larmes roulaient dans les yeux d’Amélie, et, pour donner le change à Dobbin : — Mon mari devient joueur, lui dit-elle.

— Quand on a cette passion-là, répondit Dobbin, on se laisse attraper par les plus sots.

— C’est bien vrai, répondit-elle en soupirant. Elle ne pensait pas du tout à ce qu’elle disait.

Enfin George accourut auprès de sa femme pour reprendre le châle et le bouquet de Rébecca, qui, prête à quitter le bal, ne venait pas même souhaiter le bonsoir à son amie. Dobbin causait tout bas, dans un coin de la salle, avec le général de division, et Amélie, voyant ce qui se passait, laissait tomber tristement sa tête sur sa poitrine sans dire un mot à son mari. George rendit le bouquet à Rébecca. Au fond du bouquet, un billet se trouvait caché ; Rébecca s’en aperçut dès que le bouquet lui fut remis, et George lut dans ses yeux qu’elle l’avait deviné. Entraînée par son mari, qui paraissait trop distrait pour rien comprendre, elle serra la main de George, laissa tomber sur lui un de ses regards scintillans comme des éclairs, le salua et disparut. George, triomphant, n’entendait plus rien, pas même les adieux du dragon.

Cent fois il était arrivé à George de donner le bras à Rébecca ou de lui apporter son châle ; mais un secret pressentiment, un vague instinct avertissait Amélie que la scène du bouquet renfermait un mystère. Dobbin était revenu près d’elle. « William, lui dit-elle en prenant son bras et l’appelant par son nom de baptême sans s’en apercevoir, je me sens mal, reconduisez-moi ! » — Dobbin lui obéit, et ils traversèrent ensemble la foule épaisse qui encombrait les salons, et qui semblait émue. Pendant que la pauvre enfant se couchait en toute hâte pour ne pas déplaire à son mari, qui lui avait défendu de veiller et de l’attendre, Osborne, enivré de sa conquête, se mit à jouer, gagna, s’approcha d’un buffet, et but coup sur coup plusieurs verres de vin de Champagne, il causait et riait avec une extrême gaieté, quand Dobbin, pâle et de l’air le plus grave, revint le trouver.

— Mon vieux capitaine, lui dit George allons, un verre de vin de Champagne !…

— Je viens vous chercher, mon cher, ne buvez plus.

— Allons donc !… Figure de cire, vous reprendrez demain vos sermons ! À votre santé !

Quand Dobbin se fut penché à l’oreille de George et eut prononcé deux ou trois mots, celui-ci poussa un cri d’étonnement, replaça le verre sur la table et suivit Dobbin d’un pas rapide. « Les Français ont passé la Sambre, lui avait dit Dobbin, notre gauche est engagée, et nous nous battons dans trois heures. » George Osborne n’était point un méchant homme ; c’était seulement un cœur médiocre et un esprit ordinaire. L’heure terrible qui allait sonner lui en dit plus que tous les sermons de Dobbin. En revenant chez lui, mille pensées l’agitèrent : ce mariage conclu malgré son père, cette jeune femme innocente et charmante, ces folies de la nuit passée, sa faiblesse qui l’avait fait céder aux séductions de Rébecca, son étourderie, son imprévoyance. Déjà son petit capital était dissipé ; s’il mourait, qui prendrait soin d’elle ? Après avoir désobéi à ce père généreux, n’allait-il pas laisser dans la misère cette jeune fille dévouée ? Il se mit à écrire à son père ; un pâle rayon sillonnait le ciel au moment où il cachetait sa lettre et écrivait l’adresse sur l’enveloppe. À son arrivée chez lui, il était entré dans la chambre à coucher d’Amélie, qu’il avait trouvée endormie ; il l’avait cru du moins. La lettre écrite et cachetée, il rentra dans la chambre, et vit sa jeune femme dans la même attitude. À sa première entrée, elle ne dormait point ; elle tenait ses yeux fermés pour n’avoir pas l’air de lui faire un reproche de ce qui l’inquiétait. Ce petit cœur timide et tendre fut charmé et consolé qu’il rentrât si tôt après elle, et, se retournant de son côté au moment où il était sorti sans bruit de la chambre, elle s’était endormie légèrement.

Quand George rentra, la veilleuse éclairait cette douce et pâle figure, sur laquelle se projetait l’ombre de longs cils noirs. Un petit bras blanc et rond sortait de la couverture ; George se trouva bien faible et bien coupable en face de tant de pureté. Il resta quelque temps debout auprès du lit, la regardant dormir et priant pour elle, si la mort s’emparait de lui le lendemain. Puis il prit la petite main blanche et immobile, et se pencha doucement vers l’oreiller qui soutenait cette tête innocente. Tout à coup les deux yeux d’Amélie s’ouvrirent. — Je ne dors pas, George, lui dit la pauvre enfant avec un sanglot qui semblait prêt à briser sa poitrine, et ses deux bras, se rejoignant par-dessus la tête de George, le tinrent enlacé. Dans ce même instant, le bruit criard des cornemuses écossaises et le terrible clairon de la cavalerie retentissaient de rue en rue et appelaient les hommes au combat.

Cependant Rébecca, se souriant à elle-même dans ses rêves, la tête enveloppée de dentelles, dormait paisiblement, assez peu occupée de Rawdon, qui bivouaquait enveloppé dans son manteau et trempé de pluie. Il ne dormait pas, lui ; tout immoral et grossier qu’il fût, il aimait ; les mille séductions de Rébecca s’étaient enlacées autour de ce cœur violent, comme les serpens de Laocoon l’environnent et pressent les membres nus du héros mythologique, sans lui permettre de respirer. Rawdon ne pensait qu’à elle, et elle ne pensait qu’à Rébecca. Les égoïstes ont cela d’excellent, qu’ils ne s’étonnent pas de leur égoïsme ; c’est leur vie.

Admirons aussi la profonde tranquillité des femmes dans les circonstances importantes et leur supériorité dans le mal, dès qu’il leur plaît de s’y vouer : phénomène qui n’a pas échappé à notre observateur, et que l’exemple et le caractère de Rébecca mettent en lumière avec beaucoup de finesse et d’éclat. Dans le sauve-qui-peut de Bruxelles, notre héroïne se montre sublime de sang-froid, de prudence et de diplomatie. Elle va droit au nabab Sedley, dont elle fait de nouveau la conquête, se ménageant ainsi la certitude d’une protection efficace. Tout ce qu’elle doit à la générosité de Rawdon, les mille petits présens du général Tuffo, les chevaux de son mari, ses bijoux, même ses économies, car elle fait des économies en ne payant personne, lui constituent un petit capital respectable, — et elle dort tranquille.

Rawdon revint sain et sauf. Sedley le nabab se sauva au grand galop. George Osborne resta étendu mort sur le champ de bataille, laissant sa jeune femme veuve et bientôt, mère. Les blessés véritables ne sont pas étendus sur les champs de bataille. Les vrais blessés sont les cœurs de femmes dévouées, trop faibles pour résister ou lutter, trop fiers pour se plaindre.


PHILARÈTE CHASLES.