Le Roman de William Wordsworth - Sa liaison avec Annette Vallon/02

Emile Legouis
Le Roman de William Wordsworth - Sa liaison avec Annette Vallon
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 167-198).
LE ROMAN
DE
WILLIAM WORDSWORTH
SA LIAISON AVEC ANNETTE VALLON


XI

Tandis que ces soucis divers absorbaient Annette et détachaient de lui, sinon son cœur, du moins sa pensée, le poète lui-même dérivait peu à peu loin d’un amour qui l’avait longtemps possédé, tour à tour par l’enivrement et par la souffrance. On peut fixer à la fin de 1795 le commencement de cet écart, tout inconscient d’abord. Pendant la Terreur, sa passion avait été tenue en haleine par l’effroi de cette guillotine où il pouvait, sachant sa généreuse imprudence, croire Annette exposée. Il nous a dit les cauchemars qui hantaient son sommeil, sans nous avouer qu’ils n’étaient pas seulement provoqués par des craintes vagues et générales, mais par des angoisses tout intimes et concrètes. Son amour pour la France ne fléchissait d’ailleurs pas. Il voyait les crimes commis, mais aussi les traits d’héroïsme qui brillaient dans ces ténèbres. Il déplorait les actes des maîtres du jour, mais il conservait sa foi dans le peuple « et dans les vertus que ses yeux avaient vues. » Les circonstances avaient fait naître simultanément son amour pour celle qui devenait une ardente monarchiste et son enthousiasme pour la France républicaine. Le sort de ces deux passions

[1] restait étrangement solidaire. Tant que la France continuerait d’être le foyer de son espérance, Annette n’avait à craindre ni oubli ni refroidissement.

Mais la guerre se poursuivait sans permettre le rapprochement souhaité. Insensiblement la France devenue guerrière perdait pour lui son prestige, la France et tout ce qu’il y avait laissé. La durée indéfinie des hostilités le forçait à fixer sa vie en son pays même, puisque l’autre lui était fermé. Son besoin de tendresse féminine se trouvait comblé par sa réunion avec sa sœur Dorothée, en laquelle il découvrait des trésors de sympathie imaginative et poétique dont son amie française, ignorante de sa langue, l’oreille fermée à ses vers, inhabituée à la vie rustique, était toute incapable. D’ailleurs le sentiment prolongé de l’impuissance amène à sa suite une sorte de paralysie du cœur. Eût-il voulu réparer le tort fait à Annette qu’il ne le pouvait pas. Eût-il voulu l’aider de son argent à accomplir sa tache maternelle, il n’avait ni argent à lui envoyer ni le moyen de lui envoyer de l’argent.

Lorsque le legs de son ami Raisley Calvert le fit en 1795 riche de 900 livres sterling, il ne pouvait employer cette somme à secourir la mère et l’enfant. Il en fit l’usage qu’on sait. Il s’assura sur le revenu de ce modeste capital une vie toute frugale consacrée à la poésie, avec sa sœur, à Racedown. Et le bonheur qu’il y goûta fut tel qu’au bout de quelque temps il dut avoir l’effroi secret de toute transformation de son existence qui le priverait de Dorothée, qui l’arracherait à la muse et à la campagne. Quand à Dorothée s’ajouta Coleridge, quand sa vie sentimentale et intellectuelle fut en quelque sorte complète, et qu’il en sortit les premiers poèmes qui lui donnèrent la certitude de son génie ; quand il alla s’acheminant vers la composition des Ballades lyriques dans la joie combinée de l’amitié et de la poésie ; surtout, quand, pour sortir du désarroi où l’avait laissé la doctrine anarchique de Godwin, il reprit pied dans sa patrie, redevenue de jour en jour plus chère et plus indispensable à son cœur, et qu’il se retrempa dans les souvenirs les plus lointains de son enfance enracinée au pays des lacs, — alors la pensée d’Annette et de Caroline, si attendrissante qu’elle fût encore, ne s’interposa plus devant ses yeux que comme une vision troublante, contraire à la direction que suivait maintenant le courant de son être.

Ce ne fut point, pour commencer, diminution de sympathie pour leur détresse ni du sentiment des obligations qu’il leur avait. Sa poésie est dans ces mêmes années abondante en thèmes où son angoisse personnelle s’épanche, sous forme dramatique, en touchantes histoires de filles séduites, d’épouses délaissées, ou simplement de malheureuses femmes dont la guerre a désolé la vie. Tantôt les circonstances du récit sont sensiblement éloignées de celles concernant Annette, tantôt elles les côtoient, mais dans tous ces poèmes, dont l’insistance pourrait à bon droit surprendre si l’on ignorait sa propre aventure, on rencontre le même pathétique issu d’un cœur tourmenté par le souvenir et le remords.

C’est la Marguerite de la Chaumière ruinée (1797), heureuse avant la guerre qui répand la désolation dans le pays, dont le mari s’enrôle un jour, poussé par le chômage, et ne revient plus. Elle voit son petit enfant mourir, son jardin aller à l’abandon, sa chaumière tomber en ruine.

C’est, dans l’Épine (1798), Martha Rey abandonnée grosse de trois mois par Stephen Hill, qui en épouse une autre. Elle tue son enfant et devient à moitié folle de douleur et de remords. Elle ne cesse plus de venir sangloter sur le tertre planté d’une épine où les villageois croient qu’elle a enseveli le petit corps.

C’est surtout la Mère folle (1798), une de ses plus touchantes ballades, le chant de la pauvre femme délaissée par son mari alors qu’elle allaite son nourrisson, — plainte prolongée, émouvant appel à l’oublieux absent. Le poète n’eut-il pas la fréquente vision d’une autre abandonnée berçant son enfant et qui pouvait bien s’imaginer aussi, ne voyant plus le père revenir, qu’il n’avait plus souci d’elle ?

C’est Ruth (1799), qui écoute les enivrants propos d’un jeune Géorgien, ses descriptions enchanteresses des Tropiques. Elle se laisse mener par lui à l’autel, mais le jeune mari, vite repris par la passion de la vie libre et vagabonde, la quitte bientôt et de douleur elle perd la raison.


XII

Ainsi s’exhalait le souci de Wordsworth quand il pensait à Annette. Ce n’était certes pas l’oubli. Dans des lettres qu’il écrivait à Dorothée vers 1800, il parlait encore avec une tendre affection d’Annette et de son enfant. Mais ce qu’il ne pouvait empêcher, c’est son imagination de se déprendre d’elle, comme d’un être étranger à sa vraie vie profonde. Elle lui apparaissait de plus en plus comme un accident, une surprise, dans le cours de son existence. Dès 1799, il l’avait répudiée poétiquement, lui avait, dans le secret de son passé, découvert une rivale préférée. Il l’avait sacrifiée à la mémoire de Lucy.

Les poèmes à Lucy, qui sont parmi les plus purs joyaux de la poésie wordsworthienne, ont été écrits pendant un séjour qu’il fît à Goslar, en Allemagne, avec Dorothée. Si on les rapproche de l’aventure d’Annette, ils prennent un sens neuf et peut-être plus profond.

Sans doute elle nous demeure énigmatique, cette jeune Lucy que le poète allait à cheval visiter dans sa chaumière, à la clarté de la lune. Souvenir d’un amour d’adolescence qu’il convient de placer avant celui d’Annette. C’est en effet à cette date de 1799 que la pensée de Wordsworth se reporte dans le lointain de sa vie, se retourne vers ses montagnes natales pour y puiser une force et une foi nouvelles. On peut s’imaginer Lucy aimée par l’écolier de Hawkshead vers la fin de son temps de pension ou par l’étudiant de Cambridge au cours d’une de ses vacances. Ce qu’il nous faut considérer ici, c’est que Wordsworth lui envoie dans la tombe où elle est depuis longtemps enfermée l’assurance que c’est elle qu’il avait eu raison d’aimer, elle dont l’amour était descendu le plus profondément dans son cœur.

Elle avait pour cela deux titres contre lesquels rien ne lui parait plus prévaloir. C’était une fille des montagnes ; elle vivait dans des lieux solitaires et charmants. La Nature s’était promis de la façonner elle-même, de faire d’elle une dame selon son cœur (a lady of her own). Son charme serait comme le reflet des beautés du ciel, des nuages, des sources et des forêts :


Elle aura le parfum qui s’exhale des bois.
Le doux parfum des fleurs sans pensée et sans voix,
Elle aura leur joyeux silence,

La souplesse du saule incliné par les vents,
La lente majesté des nuages mouvants
Modèleront son attitude ;
Et même à voir l’orage au vol épouvanté
Tout son flexible corps prendra de la beauté
La mystérieuse habitude.

Je veux lui faire aimer les étoiles des nuits,
Et, pensive, prêter l’oreille aux vagues bruits,
A ce capricieux murmure
Venu des lieux secrets où dansent les ruisseaux,
Et la grâce qui naît du murmure des eaux
Se répandra sur sa figure.


L’autre titre de Lucy, c’était d’être Anglaise. Sans doute, c’est l’ennui de son séjour en Allemagne, triste comme un exil, qui arrache au poète le vœu de ne plus jamais quitter sa patrie. Sans doute, son temps de France avait été tout différent et il avait alors grondé contre la nécessité qui le rappelait à Londres. Mais maintenant, c’est toute contrée étrangère qu’il abjure. Il se réconcilie avec sa patrie sur la tombe de Lucy :


Avant de vivre outre la mer
Parmi des inconnus,
Je ne savais pas, Angleterre,
De quel cœur je t’aimais.

Il est passé, ce triste rêve, —
Je ne veux plus quitter
Ton rivage, car il me semble
T’aimer de plus en plus.

C’est sur tes monts que j’ai senti
La joie de mon désir ;
Ma chérie tournait son rouet
Auprès d’un âtre anglais.

Tes matins montraient, tes soirs cachaient
Les bosquets de Lucy ;
Il est tien, le dernier pré vert
Qu’ont parcouru ses yeux.


De pareils vers furent peut-être écrits sans intention dirigée contre Annette, mais ils passent par-dessus elle et en l’ignorant la condamnent. Elle est justement celle qui ne doit rien au sol. ni au ciel d’Angleterre, celle qui parle une autre langue, celle qui serait en exil dans un village anglais et que ce village s’étonnerait de voir. Surtout elle est l’enfant des villes, qui a toujours vécu la vie de société, la femme au parler copieux qui a toutes les qualités mondaines d’esprit et d’humeur aux- quelles le poète n’attache plus aucun prix, si même il ne les réprouve pas, et elle n’a aucun des goûts qui lient l’âme à la nature. Elle est étrangère et elle est citadine. Si jamais maintenant le poète réalisait avec elle l’union naguère souhaitée, ce serait par gratitude ou par devoir, avec l’intime conviction d’avoir manqué sa vie.


XIII

Et voici que, sa sœur aidant, il a découvert la Lucy nouvelle autant qu’il est possible à une autre femme de renouveler le miracle d’une apparition aimée à l’aurore de la jeunesse et divinisée par la mort. Il l’avait bien oubliée, cette Mary Hutchinson qui avait été sa compagne à l’école enfantine de Penrith et qu’il avait revue avec plaisir au même lieu pendant ses grandes vacances de 1789. Dans la suite, Annette l’avait longtemps chassée de sa pensée. Dorothée elle-même dont elle était la camarade l’avait négligée pour sa grande amie miss Pollard. Mais miss Pollard est maintenant mariée et le souvenir d’Annette va s’effaçant par le temps, l’éloignement et le silence. Dorothée, pour qui tout cède au devoir de protéger le génie de son frère, appelle Mary à Racedown où elle passera le printemps de 1797, sans d’ailleurs beaucoup voir le poète dont les absences sont alors fréquentes. C’est après le voyage d’Allemagne et les poèmes à Lucy que William semble s’être convaincu que le bonheur de sa vie serait dans le mariage avec la douce et calme jeune fille, toute anglaise celle-là et ayant le goût et l’usage de la vie rustique. En mai 1800, il va la voir dans la ferme du Yorkshire où elle vit avec sa famille et à son tour elle viendra passer l’hiver de 1801-1802 à Dove Cottage, l’humble maisonnette de Grasmere dans le pays des lacs, où Wordsworth et Dorothée se sont fixés avec le siècle commençant. Entre temps, le poète a adressé à Mary une véritable déclaration, car de quel autre nom appeler le poème à M. H, écrit et publié dès 1800 ?

Il a dans une promenade sous les bois trouvé délicieuse une clairière secrète, faite d’une pelouse et d’un minuscule étang. Le lieu est abrité contre l’ardeur du soleil et la violence du vent. Cette paisible retraite s’est aussitôt associée dans son esprit à la pensée reposante de Mary. Les voyageurs ignorent cet asile de paix :


Mais il est beau pourtant d’une calme beauté.
Celui qui bâtirait sa chaumière à côté,
Arrosant ses repas d’un peu de son eau pure,
Et dormant à couvert sous sa haute ramure,
Aimerait tant ce lieu qu’à l’heure de mourir.
Son image serait la dernière à pâlir.
Donc à l’étang limpide en l’unique prairie
Je donne votre nom, ô ma douce Marie !


L’aveu était fait et si quelque chose retenait encore Wordsworth de l’épouser, ce n’était pas Annette, c’était son manque de ressources, ou plutôt, semble-t-il, c’était son impuissance à subvenir aux besoins de l’une et de l’autre : ne devait-il pas assurer l’éducation de sa fille ? Il n’était plus question de faire d’Annette sa femme. Il fallait aussi, et ce fut sa bravoure, mettre Mary au courant de tout, s’il ne l’y avait pas mise déjà Le sort des deux femmes était lié dans sa pensée. Il ne voulait pas que Mary ignorât son passé ni Annette sa décision. On lit dans le journal de Dorothée du 21 mars 1802 :


Jour de pluie. Deux lettres de Sarah (sœur de Mary) et une de la pauvre Annette. Nous avons décidé de voir Annette et que William irait rendre visite à Mary.


L’autre condition se trouva remplie presque aussitôt après cette résolution. En juin, Wordsworth recevait l’assurance que le fils du vieux comte de Lonsdale, lequel venait de mourir, payerait la dette de son père, et Mary en était informée sur le champ. Dorothée et lui quittaient Grasmere pour aller la voir. C’était dès maintenant sa fiancée. La preuve en est dans cet Adieu qu’il adressait en partant à sa petite maison de Dove Cottage, à son jardin et à ses fleurs, leur promettant de revenir bientôt avec celle qui sera sa femme :


Heureux jardin !…
Que cet été franchisse encor deux mois brûlants,
Et de retour avec Elle qui sera nôtre,
Nous viendrons de nouveau nous glisser dans ton sein.


Le frère et la sœur se mettent en route pour Gallow Hil près de Scarborough où ils passent dix jours auprès de Mary, du 16 au 26 juillet. Puis, par Londres, ils gagnent Calais où ils, ont pris rendez-vous avec Annette et où ils arrivent le 1er août. Ils resteront quatre semaines avec elle et Caroline.


XIV

Quoique nous en distinguions assez bien les raisons, il reste singulier ce mois d’août passé à Calais près d’Annette. Leur correspondance avait repris dès les préliminaires de paix ; Wordsworth allait vers elle dès que le traité d’Amiens lui rouvrait la France. Cet empressement pouvait bien donner à croire que sa passion était toujours vivante. Sans doute, en emmenant sa sœur, William signifiait qu’il ne s’agissait pas d’une reprise des amours irrégulières. La présence de Dorothée le chaperonnait, si l’on peut dire. Mais quatre semaines pour consacrer la rupture de deux amants, c’est chose peu ordinaire, surtout si l’on songe que pendant ce temps Mary attendait son fiancé.

Tout semble s’être passé de façon simple et cordiale, sans transports ni éclats. Dans le journal de la visite qu’elle rédigea dès son retour à Grasmere, Dorothée écrit :


Nous trouvâmes Annette et Caroline chez Mme Avril, dans la rue de la Tête-d’Or... Presque tous les soirs nous nous promenâmes avec elles sur le bord de la mer, ou William et moi, seuls... Il est un soir que je n’oublierai jamais : la journée avait été très chaude, et William et moi nous nous promenâmes seuls sur la jetée...


Seuls, c’est-à-dire sans Annette, car Dorothée ajoute : « Caroline était ravie. »

C’est à cette occasion que Wordsworth composa son beau sonnet : « It is a beauteous evening calm and free, » le seul de ses poèmes où figure sa fille française :


C’est un magnifique soir, calme et heureux.
L’heure sainte est paisible comme une nonne
Éperdue d’adoration ; le grand soleil
Se cache dans la tranquillité ;
La douceur du ciel plane sur la mer :
Ecoute ! la puissante créature est éveillée
Et avec son mouvement sans fin fait
Un bruit pareil au tonnerre — éternellement !
Chère enfant ! chère fille qui te promènes ici avec moi.
Si tu ne parais pas touchée de pensée solennelle,
Ta nature n’en est pas pour cela moins divine ;
Tu reposes dans le sein d’Abraham toute l’année
Et tu adores dans le sanctuaire intérieur du Temple,
Dieu étant avec toi quand nous ne le savons pas


Certes, rien dans cette pieuse effusion, toute pleine d’évocations dévotes ou bibliques, qui trahisse la présence d’une fille naturelle du poète. Aussi beaucoup y ont-ils vu une apostrophe à sa sœur Dorothée, sans prendre garde que celle-ci était de toutes les femmes la plus sensible aux beautés de la nature. Pour nous, mieux renseignés, cette bénédiction presque sacerdotale offre un exemple saisissant de la manière dont Wordsworth est apte à solenniser les passages les plus profanes de son existence. Elle irritera peut-être, ou égayera, ceux qui n’ont pas le goût de la solennité en soi, détachée des réalités. Il y a une surprenante puissance d’oubli des contingences, une absence rare de componction chez ce père, fragile pécheur, qui se transfigure en suprême pontife.

Mais les mots du sonnet qui importent surtout pour nous sont ceux de « non touchée de pensée solennelle » (untouched by solemn thought), qui donnent la clef du désaccord imaginatif entre les Wordsworth et non seulement Caroline, mais aussi, et plus encore peut-être, Annette. Certes, Caroline était une enfant de dix ans, joueuse et rieuse, plus prête à gambader sur la jetée de Calais qu’à contempler avec une auguste émotion la splendeur du couchant sur les flots. Tout ce que nous entrevoyons d’elle nous la fait apparaître vive et enjouée. Ce n’est pas pure question d’âge. Elle était sociable plus que contemplative. Annette comme sa fille était peu capable d’extases prolongées devant la nature. Sa pensée revenait vite aux soins qui avaient absorbé sa vie, à sa famille et à ses amis de Blois, à ces intrigues politiques que, pour revoir le poète, elle avait laissées en suspens.

William et elle ne se sentaient plus guère à l’unisson que quand leur conversation tombait sur ce Bonaparte qu’ils détestaient également. Encore était-ce pour des raisons diamétralement opposées. Annette haïssait en lui l’homme du 13 vendémiaire qui avait ruiné les espérances des royalistes, le premier Consul aussi qui aurait pu user de son pouvoir absolu pour restaurer les Bourbons, mais qui l’employait à étouffer la chouannerie et à préparer l’avènement de sa propre dynastie. Justement pendant ce mois d’août, le 15, c’était la fête de son anniversaire de naissance et la proclamation du Consulat à vie. Sources de tristesse et d’indignation communes pour les deux amants de naguère. Mais celles de Wordsworth venaient de ses rêves républicains démentis et bafoués par ce retour à la tyrannie. Il s’exaspérait de voir ses compatriotes passer en foule le détroit pour venir saluer le nouveau despote. Il comparait le Calais de 1802 avec celui de 1790, la pompe officielle et sans joie véritable de la fête présente avec le délire de franche allégresse de la Fédération. Ces mots de « bonjour, citoyen » qui avaient alors fait battre son cœur et qui lui avaient paru le son même de la fraternité, il les entendait bien encore çà et là, mais c’était maintenant « un son creux qu’on eût dit répété par un mort. »

Ainsi songeant, il écoutait d’une oreille distraite et déjà presque étrangère les longs récits que lui faisait Annette de la politique du Blésois, de ces conspirations où elle s’était jetée avec tant d’ardeur, mais où ni les noms ni les détails ne disaient rien au poète. Que lui importait d’ailleurs à cette date la cause royale et catholique ? Il faudra douze ans d’une nouvelle et formidable guerre pour lui faire souhaiter le rétablissement des Bourbons. Les arguments et les explications d’Annette juraient avec ses propres idées. Il n’était pas sans admirer la vaillance de la fidèle monarchiste, sans être touché de ses dangers et de ses malheurs, mais des pratiques et des mœurs par lui réprouvées apparaissaient çà et là au cours des narrations d’Annette, quelque réserve qu’elle sût garder dans l’épanchement impétueux de ses souvenirs.

Comme il la sentait éloignée de tout ce qui faisait maintenant sa vie, non seulement de la nature, mais aussi de la poésie telle qu’il la comprenait et la cultivait ! Il y avait entre eux le mur des langues ; jamais elle ne pourrait jouir des vers qu’il avait écrits, ni de ceux qu’il écrirait encore ; jamais elle n’en goûterait la cadence et la beauté ; à peine, s’il les lui traduisait, saisirait-elle quelques-unes des idées dont il s’était inspiré, et ces idées, tout étranges et subtiles, risquaient de la laisser plus déconcertée que ravie. Sa fille même ignorait l’anglais et il désespérait de jamais faire d’elle, intellectuellement et poétiquement, son enfant. D’ailleurs, dans le long intervalle écoulé depuis 1792, il avait perdu la souplesse et l’agilité de son français. C’était pour lui un effort pénible de le parler ; les mots se dérobaient et les accents.

Pour combattre ces impressions désenchantées, il eût fallu que revécût l’ancien attrait, que se rallumât la cendre de la passion sensuelle et exaltée. Hélas ! Annette était maintenant une femme de trente-six ans, sans doute vieillie par les anxiétés et les épreuves. Lui, au contraire, était un homme jeune encore et préservé par un amour nouveau ; il ne pouvait plus avoir pour elle qu’un reste de tendresse fait de gratitude pour le passé, de pitié pour le présent.

Calmés et assagis l’un et l’autre par les années, ils étaient du reste sans doute d’accord pour rejeter l’idée d’une union définitive. Les circonstances longtemps maudites avaient en somme été décisives en les tenant séparés. Les dix ans qu’ils avaient vécus loin l’un de l’autre avaient creusé un infranchissable fossé entre leurs goûts et leurs habitudes. Ou plutôt ils avaient mis en évidence la différence essentielle de leurs natures. Non moins que William, Annette sentait à présent l’impossibilité de la vie commune. Elle se fût désolée de quitter ses amis de Blois auxquels elle était liée par les liens de la foi et du péril. Elle aurait eu l’effroi de l’ile inconnue où se parlait un langage qu’elle n’entendait pas ; où (à en juger par William et Dorothée, malgré toutes leurs marques d’amitié) les habitants avaient des façons de voir et de sentir, des émotions et des jouissances qui n’étaient pas les siennes.

Tous les deux confirmèrent leur séparation en se séparant avec un regard amical et de bonnes pensées l’un pour l’autre. A vrai dire, cette équanimité n’était possible que parce que la passion était morte. Il ne subsistait que le souvenir d’un passé qui semble être chez eux resté exempt de poignants regrets. Tout s’acheva sans un froissement, avec une sorte de douceur voilée d’une ombre de tristesse. Nous lisons dans le journal de Dorothée, à la date du 29 août, jour du retour des Wordsworth à Douvres : « Nous tournâmes nos regards vers la France (du haut des falaises) avec mainte pensée mélancolique et tendre. »

Quel arrangement avait été conclu entre Wordsworth et Annette, nous l’ignorons. Nous ne savons quelles dispositions il prit pour aider la mère de son enfant, ni avec quelles propositions il était venu. Il se peut que Wordsworth, inquiet pour Caroline de l’humeur militante d’Annette, ait offert de se charger de sa fille, après entente avec Mary Hutchinson, très capable, en sa bonté exempte de jalousie, de lui servir de mère. Mais ni Annette, ni Caroline, qui étaient tout l’une pour l’autre, ne pouvaient consentir à ce changement. L’aide offerte par Wordsworth pour l’éducation de son enfant prit donc une autre forme que nous ne pouvons connaître. Fut-elle immédiate et dans ce cas efficace ? Ou bien fut-ce une promesse de secours annuel bientôt révoquée par les circonstances ? C’est seulement l’année suivante que le comte de Lonsdale devait verser l’argent de la dette paternelle. Wordsworth n’en avait rien perçu encore quand il vit Annette à Calais. S’il s’en tint à une promesse, qu’en advint-il ? Huit mois après leur rencontre, la guerre éclatait de nouveau, interdisant toute communication entre eux.

La seule chose certaine, c’est que Caroline demeura auprès de celle dont les circonstances l’avaient faite deux fois la fille. Elle resta française et parla la langue de France.

L’entrevue de Calais fut la crise décisive des amours de Wordsworth et d’Annette. Ils ne seraient jamais mari et femme, mais demeureraient amis jusqu’au bout. William pourrait épouser Mary, ce qu’il fit le 4 octobre. Annette retournerait à Blois avec Caroline. Les anciens amants ne devaient plus se revoir qu’une fois dans toute leur vie, dix-huit ans plus tard.


XV

Voici de nouveau Annette parmi ses amis, les Chouans de Blois, qui, avec des espoirs toujours diminués, poursuivent leurs menées contre le Premier Consul. Mais ses principaux soucis lui viennent pour un temps de son frère Paul. S’ils s’aggravent maintenant, ils remontent loin et elle a déjà pu en dire une partie à Wordsworth pendant sa rencontre avec lui..

Lorsque la sentence de mort portée contre lui en 1793 avait été cassée, Paul était revenu à Orléans reprendre sa place de clerc dans l’étude de Me Courtois. Mais il n’avait pas recouvré son équilibre. Il était alors dans l’état de beaucoup qui se dédommageaient de leurs angoisses en se donnant passionnément au plaisir. Il fit pour son malheur en 1795 la connaissance d’une certaine dame de Bonneuil qui mettait en émoi par sa beauté et son étalage de brillantes amitiés la jeunesse d’Orléans. C’était en réalité une fille Rifflon dont le père était écorcheur à Bourges. Elle avait eu d’innombrables aventures galantes, dont plusieurs avec de grands seigneurs et des personnages fameux dont les noms donnaient du prestige à ses récits. On y voyait défiler entre beaucoup d’autres M. de Bellegarde, « vrai bourreau d’argent avec les femmes, » qu’elle avait connu à Versailles sous l’ancien régime ; plus récemment, à Madrid, l’ambassadeur français M. de Pérignon, M. de Villequier, l’agent des Bourbons, et Godoï, le Prince de la Paix, dont elle avait été simultanément l’amie. Elle montrait volontiers des lettres de Godoï ; elle en exhibait aussi du feu prince Louis de Prusse.

Elle était jolie et savait l’art de préserver sa beauté des injures du temps, au point de se rajeunir impudemment d’une vingtaine d’années. Douée du génie de l’intrigue, elle s’enveloppait si bien de prétextes et d’explications, elle excellait tant à embrouiller les cartes, que même la merveilleuse police du Consulat ne parait pas avoir vu très clair dans son jeu.

Paul fit sa connaissance chez Maugus, logeur, place du Martroi, lequel tenait une société littéraire où on lisait les journaux publics et qu’on appelait « Cracovie. » Il vécut avec elle jusqu’au jour où elle l’abandonna pour d’autres conquêtes. Mais cette période de dissipation lui rendit pénible le travail régulier et la vie d’Orléans déplaisante. Soit que Me Courtois ne fût plus content de ses services, soit qu’il fût attiré par la grande ville, il quittait en 1800 Orléans pour Paris. Là il traversait plusieurs situations sans s’arrêter dans aucune, faisant entre autres choses un séjour de trois mois chez M. de Lasteyrie, le célèbre agronome, qui était alors en train d’écrire sur les bêtes à laine d’Espagne. Finalement, il travaillait chez Me Thierry, notaire à Melun, lorsque, pendant un petit voyage qu’il fit à Paris, il se retrouva en présence de Mme de Bonneuil. L’ancienne flamme se ralluma sur le champ. Elle allait, lui dit-elle, en Espagne avec quarante mille francs de marchandises, dentelles et perles fausses. Elle lui proposa de l’emmener comme son commis ou secrétaire. Il y consentit. Telle est du moins la version de son aventure que Paul devait conter à la police, mais il est probable que derrière ces trafics se cachait une intrigue bourbonienne.

Les voici qui partent pour l’Espagne d’abord où ils restent de mars jusqu’en août 1802, c’est-à-dire jusqu’au mois que Wordsworth et Annette passèrent ensemble à Calais. Dès le début, ce sont de bizarres vicissitudes. Elle vend des dentelles. Elle essaie de nouveau l’effet de ses charmes sur le Prince de la Paix pour obtenir de lui la permission d’exporter des piastres.

Mais la fortune ne lui sourit pas longtemps. Elle passe en Portugal. Là c’est un temps de misère, et Paul, selon une tradition de famille, aurait pour vivre dû charger des bateaux d’oranges dans le port de Lisbonne. Du Portugal, ils se rendent en Angleterre, d’où, après trois mois passés à Londres, ils s’embarquent pour la Hollande. Ils séjournent ensemble tout l’hiver, — de novembre 1802 à mars 1803, — soit à Amsterdam, soit à la Haye. Mais à ce moment la police consulaire commence à s’inquiéter de l’aventurière et à la soupçonner d’intrigues politiques. Son passage par Londres la rend suspecte. Sans doute la paix avec l’Angleterre n’est pas encore rompue, mais chacun sait que c’est une simple trêve entre deux ennemis acharnés. Dès le 21 janvier 1803, le Commissaire général des Relations commerciales de la République française en Batavie adresse d’Amsterdam un rapport à l’ambassadeur français Semonville à la Haye. Il lui signale l’arrivée de Mme de Bonneuil à Amsterdam le 18 novembre 1802 avec « une personne de seize à dix-sept ans, d’une figure charmante, qu’elle appelle sa nièce et qu’elle traite fort mal ; un Anglais d’environ quarante ans, assez bien de figure, d’une taille ordinaire, et qui se fait appeler Lord Spenser, et enfin avec un petit homme brun... âgé d’environ trente ans, qui se nomme Vallon et qu’elle dit être son secrétaire... » Elle entretient une correspondance très active. « Outre un secrétaire qui ne la quitte pas et qui paraît très occupé, elle écrit elle-même sans cesse. »

Paul Vallon devait la quitter en mars 1803 pour retourner à Paris. Etait-il encore avec elle le 13 mars, lorsque Mme de Bonneuil reçut la première visite de l’agent de police Mackenem ? Cet agent, qui semble avoir été très plein d’humour, nous a laissé de curieux récits détaillés de ses entretiens avec l’aventurière.

Elle est soupçonnée par le Premier Consul d’intriguer contre lui, contre sa vie, avec les Anglais. Mackenem se présente à elle comme un ci-devant ruiné par la Révolution, mais jadis fort lié avec Bonaparte qui lui a conservé sa bienveillance. Mme de Bonneuil de son côté prétend avoir des secrets de conspiration à livrer au Premier Consul, mais à lui seul. Il s’agit d’Anglais qui veulent l’assassiner. L’agent s’étonne qu’on ait « pris une jolie femme comme elle pour confidente de pareilles horreurs. » « Prenant ici un air de modestie, elle me confessa avec peine (dit-elle), qu’elle devait à ses faibles attraits d’être initiée dans ces infâmes mystères. » Ses attraits avaient mis en rivalité deux personnages marquants dans cette affaire qui par haine s’étaient entre-trahis. Or donc, les Anglais ont mis à prix la tête de Bonaparte pour trente mille guinées et une pension. Comme Mackenem en doute, elle offre de lui faire voir son voisin de chambre, le colonel Spenser, un des conjurés. Et en effet, comme sur un coup de baguette magique, le dit colonel apparaît. Suit une conversation en anglais de la dame avec lui, dont Mackenem ne comprend pas un traître mot, non plus que Spenser ne la comprend quand elle par le français avec Mackenem. Elle peut répéter à chacun ce qui lui plait. Tout le temps elle se donne à Mackenem (dont elle semble avoir éventé le rôle) pour une bonne patriote qui veut du bien à Bonaparte.

Mackenem continuera de la filer. Il essaiera de la rejoindre aux eaux de Pyrmont, dans la principauté de Waldeck, et il enverra de Hanovre un bien amusant rapport au général Moncey, grand inspecteur général de la gendarmerie, à la date du 13 août.

Avant d’atteindre Pyrmont, il a appris que Mme de Bonneuil venait de prendre congé publiquement de la société de cette ville d’eaux dans un bal que donnait le prince de Brunswick. Elle avait tenu tout particulièrement à faire ses adieux à l’électrice de Bavière avant d’aller, disait-elle, à Gotha. Il n’y avait pas un instant à perdre. Mackenem présente au prince de Waldeck la lettre qui l’accrédite et lui demande d’expulser cette aventurière « aussi vile que sa naissance, qui pousse l’impudence jusqu’à se faire présenter dans la société où elle ne peut se maintenir qu’à force de mensonge et de fourberie. »


« Ah ! (me dit le prince) dans un lieu public comme les eaux de Pyrmont, lorsqu’on y voit une femme, on ne demande pas qui elle est ni d’où elle vient, mais seulement si elle est jeune et jolie. » — « Pour jolie, répliquai-je, il est possible qu’on la trouve telle, mais pour jeune, il y a bien vingt ans à ma connaissance qu’elle fait le métier de courtisane très active et d’intrigante très dangereuse. » — « Ah ! me dit son Altesse, elle a tout au plus trente-cinq ans. » — « En admettant cette supposition, lui dis-je, votre Altesse qui est militaire doit savoir que pour un soldat les années de campagne comptent double. » Le prince se mit à rire et me dit : « Puisque vous persistez à vouloir aller à Pyrmont, je vais donner un ordre… »


Et, en effet, Mackenem obtient d’être conduit en poste à Pyrmont, mais on le fait passer par des chemins détournés et épouvantables, pendant qu’un exprès s’en va en ligne droite avertir Mme de Bonneuil. Lorsque l’agent fourbu arrive, elle a filé en territoire prussien. Le pauvre Mackenem, pour sauver le prestige de la police consulaire, fera semblant d’être venu chercher à Pyrmont un appartement pour sa femme malade et s’installera bon gré mal gré dans la petite ville d’eaux d’où la fine mouche s’est envolée.


XVI

Paul Vallon, nous l’avons vu, n’était plus alors avec l’aventurière. Il l’avait quittée avant la reprise des hostilités qui eut lieu en mai 1803. Il est à Paris où il mène de nouveau une vie dissipée et précaire. Il est sans ressources. Il cherche une place avec l’aide de M. Bonvalet, agent d’affaires, place Vendôme, qui prend sur lui des renseignements à Blois et s’emploie à la lui obtenir.

Cependant, filé par la police, il est arrêté le 2 juillet et subit le même jour un premier interrogatoire ; il en subira un second le 16 juillet. On veut avoir par lui des renseignements sur Mme de Bonneuil. Mais il affirme ne savoir rien de ses intrigues politiques. Il a simplement tenu ses registres et sa correspondance commerciale. « Il ne s’est pas aperçu qu’elle eût des liaisons suspectes avec des étrangers, avec des Anglais. » Depuis son retour à Paris, il ignore tout d’elle.

Il faut croire que, malgré ses antécédents monarchistes, l’innocence personnelle de Paul parut manifeste à la police, car le 5 octobre il sortait de Sainte-Pélagie où il avait été interné. Il est libre, mais ses relations avec Mme de Bonneuil laissant subsister quelque inquiétude, il lui est enjoint de quitter Paris et de se fixer à Blois où il sera sous la surveillance du préfet. Mais comment vivre ? Il ne peut plus aller à Paris où il a des connaissances et pourrait trouver une situation. Il ne peut subsister indéfiniment aux crochets de sa famille de Blois qui n’est pas riche. Paul est un homme à la mer. Son sort paraissait presque désespéré, lorsque le génie stratégique d’une de ses sœurs, probablement Annette, le sauva.

Paul arrivait, accompagné d’elle, en janvier 1804, dans le Bourg de Saint-Dyé, situé sur la Loire, un peu en amont de Blois. ils y venaient pour recueillir un maigre héritage. Or, dans ce même bourg, vivait le notaire Puzéla, monarchiste notoire, dont les aventures sous la Révolution ont été retracées par sa fille Marie-Catherine dans ses Mémoires récemment publiés ‘[2].

Louis Puzéla (1748-1806), passionnément attaché à la cause royale et catholique, s’était lancé avec un sombre emportement dans la lutte contre la Révolution. Il avait subi plus de quatre mois d’incarcération sous la Terreur, et sa fille aînée Marie-Catherine, alors âgée de dix-sept ans, pour alléger les souffrances physiques d’un père maladif et pour le soutenir de son amour filial, avait volontairement partagé sa prison. Délivré inespérément, Puzéla s’était fixé comme notaire à Saint-Dyé, où il vivait avec son héroïque fille et la sœur cadette de celle-ci, auxquelles son humeur ascétique et farouche imposait une dure contrainte. Ne pouvant supporter l’idée de les voir exposées aux tentations profanes, il leur interdisait toute distraction et toute sortie. Il ne tolérait pas que l’aînée cherchât quelque divertissement dans la musique ou dans la lecture. La pensée qu’elle pourrait se marier lui était odieuse. Il l’employait comme son clerc afin qu’aucun jeune homme n’eût accès dans sa maison.

A ce régime Marie-Catherine dépérissait. Elle finit par tomber dangereusement malade. Elle fut même aux portes de la mort. Un célèbre médecin parisien, le Dr Chambon de Montaux, était alors à Blois, mais n’avait-il pas, comme maire de Paris, en 1793, fait partie de la commission chargée de notifier au roi la sentence de mort votée par la Convention ? Peu importait qu’il eût résigné ses fonctions aussitôt après, et été persécuté par les terroristes. Pour Puzéla ce n’était rien moins qu’un régicide.. « Pour lui-même, nous dit sa fille, il eût mieux aimé mourir que de le voir, mais pour moi il y consentit. » Mais il faut citer ici une page des Mémoires :


M. Chambon vint. Il resta près de moi un jour entier, suivit ma maladie, déclara à mon père qu’elle venait d’un genre de vie peu fait pour mon sexe, pour mon âge et même pour mon caractère, autant qu’il en pouvait juger, et qu’il devait se disposer à me perdre un peu plus tard s’il continuait à m’occuper ainsi. Mon père fut anéanti. Cette déclaration détruisait tous ses projets, mais il m’aimait trop pour me sacrifier.

Pendant ma convalescence qui fut très longue, votre père (c’est-à-dire Paul Vallon ; elle écrit pour ses enfants) sortit des prisons de Sainte Pélagie où il avait été détenu depuis son retour des pays étrangers. Une chétive succession l’appelait à Saint-Dyé ; il y vint. Ses parents demeuraient à Blois et l’une de ses sœurs l’accompagna. La réputation de mon père était fameuse. La sœur avait une opinion qu’on disait fort bonne et, bien qu’elle ne nous connût pas, elle présenta son frère : les victimes de la Révolution se racontèrent réciproquement leurs malheurs et furent bientôt liées.

Votre père fit au mien la confidence qu’il était sous la surveillance de la haute police et qu’il ne pouvait séjourner nulle part sans une permission spéciale. C’était braver les tyrans que de tenter la désobéissance.

Sa sœur avait entendu parler de la cause présumée de ma maladie. Son père avait travaillé quinze ans comme premier clerc à Orléans, et il était plein de talents. Elle proposa une alliance à mon père. Encore étourdi du coup que lui avait porté M. Chambon, circonvenu par la sœur qui ne lui laissait pas le temps de respirer et qui lui présentait toujours cette alliance royaliste comme digne de lui, mon père, qui avait intérieurement juré de ne jamais me marier, se décida. Dans son esprit, il n’était pas besoin de l’assentiment de sa fille : on régla tout et on me présenta votre père, avant que je fusse même convalescente, comme celui qui bientôt serait mon mari. J’avais peu de forces morales à cet instant et point de forces physiques, car je me souviens que je ne pus me lever d’une grande bergère pour recevoir le frère et la sœur. J’accédai à tout avec un sentiment de joie.

Trois semaines après, j’épousai votre père...


Que ce soit Annette, la sœur de Paul désignée dans les Mémoires, est infiniment probable, bien qu’on n’en puisse donner la certitude : son étroite intimité avec Paul, sa situation plus accusée comme militante que celle de ses sœurs, tout l’indique. Et certes, elle fit preuve dans la circonstance d’un génie qui rappelle celui de son ennemi Bonaparte. Comme lui elle sut préparer son offensive avec une rapidité merveilleuse et remporter une victoire foudroyante. Mais victoire qui était pour le bien et le bonheur des deux parties. Grâce à elle, Marie-Catherine Puzéla allait être tirée de sa maladie réputée mortelle. Quant à Paul qui était à la dérive, si l’on trouve qu’après ses défaillances il recevait en la pieuse héroïne un présent au-dessus de son mérite, si l’on soupçonne que son escapade avec Mme de Bonneuil fut dans la présentation quelque peu transfigurée en épisode de pure chouannerie, en tentative hardie pour abattre le Premier Consul, il allait cependant se rendre digne de sa compagne par une vie transformée. Le secrétaire de l’équivoque Mme de Bonneuil devait faire un notaire accompli, un parfait mari, le père de quatre enfants destinés à des carrières honorables et même élevées : trois fils, un préfet, un avocat, un juge ; une fille mariée d’abord à un notaire, puis à un Conseiller à la Cour.


XVII

La conséquence de sa mise en surveillance à Blois avait néanmoins été de ramener l’attention de la police sur sa famille, sur ses sœurs dont Tune portait un nom anglais. Après la Machine infernale et la découverte du complot de Cadoudal, la police secrète, à l’affût de tous les ennemis du Premier Consul, signalait le 8 mars 1804 au Préfet du Loir-et-Cher,


comme devant être l’objet d’une surveillance particulière les citoyens suivants : Lacaille, armurier, et ses deux fils, le nommé Rancogne fils, dit Charles, ancien capitaine sous Georges (Cadoudal), Pardessus, jeune, fils d’un avocat, Montlivau (sic) émigré rentré, enfin les demoiselles Vallon, dont l’une est mariée à un Anglais nommé Willaume (sic). On assure que les individus ci-dessus nommés se réunissent souvent dans sa maison. Je vous invite, comme préfet, à faire observer avec soin leur conduite, et à me faire connaître les résultats de cette surveillance et de votre opinion à leur égard.


Le Préfet répond le 16 mars, et, pour ce qui est des sœurs Vallon, il dit :


Les demoiselles Vallon, aussi bien que leur sœur Mme Willams (sic), ont toujours passé pour aimer et pour servir les Royalistes. Elles ont un frère qui est en surveillance dans mon département et qui a été au Temple pendant longtemps, par suite de voyages faits dans l’Étranger avec Mme de Bonneuil. La femme Willams, notamment, est connue pour une intrigante décidée. Le commissaire de police de Blois m’assure qu’il n’y a point de réunions suspectes dans cette maison ; n’étant de retour que d’aujourd’hui dans mon département, je ne puis pas donner des renseignements plus positifs à cet égard, mais je vais établir une surveillance qui me fera connaître tout ce qui se passe chez ces individus.


Mais la politique du préfet n’est pas de sévir, elle est de désarmer et de concilier. Il y réussit. Deux de ces Bourboniens irréductibles qui sont suspects de fréquenter chez les demoiselles Vallon vont bientôt pactiser avec le régime nouveau. Guyon de Montlivault sera secrétaire général de Mme Bonaparte, quitte à se laver de cette tache en 1815 où il se signalera parmi les ultras les plus exaltés. Quant à Jean-Marie Pardessus, il devient adjoint au maire de Blois en 1804, maire en 1805. Il sera député au Corps législatif en 1807 et l’Empire le nommera en 1810 professeur de droit commercial à Paris, premier échelon dans sa carrière de grand jurisconsulte. Il restera sans doute monarchiste au fond de son cœur, mais il cessera toute hostilité contre l’Empire.

Annette et ses sœurs, qui demeurèrent fidèles à leur foi. durent souffrir de ces désertions. Impuissantes et isolées, elles mènent maintenant une vie silencieuse. La turbulente Annette elle-même, qui sent peser sur elle, à cause de son nom anglais, une double suspicion, se tient coite et se consacre à l’éducation de sa fille. Nous ne savons rien d’elle avant la chute de l’Empire. La guerre a rendu toute communication impossible entre elle et Wordsworth.

Cette période n’est marquée que par les vides qui se font à Blois dans la maison de la famille de la rue du Pont. Le beau-père et la mère d’Annette y meurent peu après le mariage de Paul et à quelques mois l’un de l’autre, en 1805. Trois ans plus tard, c’est la seconde des trois sœurs, Adélaïde-Angélique, qui s’éteint à son tour, le 29 janvier 1809. Sont-ce ces morts qui déterminent l’abandon de la maison de famille, ou est-ce, cinq ans plus tard, l’abdication de Napoléon ? Quoi qu’il en soit, c’est à Paris que nous retrouvons Annette et Caroline à la Restauration.


XVIII

Lorsque Napoléon vaincu abdiqua à Fontainebleau, le 14 avril 1814, ce fut même joie pour Wordsworth et pour Annette. Tous les deux avaient lutté à leur manière, l’un par sa prose et ses vers, l’autre en conspirant, contre « l’usurpateur. » L’issue de la longue guerre permettait aussi la reprise d’une correspondance qui n’avait été interrompue que par elle. Le poète ne pouvait penser à la France sans évoquer l’image de son ancienne amie et de leur enfant. Il restait soucieux de leur sécurité, bien que depuis longtemps ses sentiments eussent cessé de se concentrer sur elles. Son ménage anglais avec ses joies et ses deuils absorbe maintenant le meilleur de ses affections. La douce tendresse de Mary allait pénétrant de plus en plus avant dans son cœur. Vraiment il avait fait le bon choix. Elle n’avait sans doute aucune des brillantes qualités que le monde admire et qui fixent d’abord les regards. Mais, à présent qu’il voyait « les pulsations mêmes de son être, » il connaissait tout son prix. Elle possédait la beauté vraie, celle de l’âme qui ne se découvre qu’à des yeux aimants.

Mary efface Annette. Les cinq enfants qu’elle donne au poète sous l’Empire, ces enfants qui grandissent sous ses yeux, dont il goûte les caresses, par lesquels il connaît aussi le déchirement, car il en voit deux mourir en 1812, rendent lointaine et indistincte la fille aînée, Caroline, toujours absente.

Est-ce indifférence, respect des convenances ou simple paresse à écrire ? Il relâche le seul lien qui l’unisse encore à sa fille française et à la mère de Caroline. Il ne leur écrit plus directement. Quand la correspondance reprend, ce n’est plus lui qui tient la plume, c’est sa sœur Dorothée. C’est elle qui, avec son peu de français, répond aux missives d’Annette. Si Wordsworth accomplit, quand les circonstances le réclament, son rôle de père, Dorothée éprouve et manifeste de véritables sentiments de famille pour Caroline, « sa nièce, » comme elle dit avec tendresse.

Ni ses lettres ni celles d’Annette ne nous sont parvenues, mais nous en avons un écho dans la correspondance de Dorothée avec son amie Mrs Clarkson, femme de l’anti-esclavagiste, qui nous a été révélée par M. Harper.

Nous y apprenons qu’un jeune officier français nommé Baudouin a visité les Wordsworth à Rydal Mount. Celui dont il est parlé est un prisonnier de guerre libéré par la paix récente. Eustace Baudouin, frère d’un colonel de l’Empire, avait été mis à Saint-Cyr et de là envoyé en Espagne à dix-neuf ans comme sous-lieutenant. Il avait à peine eu le temps de se distinguer par sa bravoure qu’il recevait trois blessures, était pris à Olot en Catalogne, le 13 avril 1811, et bientôt transporté en Angleterre. Là, au cours de trois années de captivité, il eut à la fois l’occasion d’apprendre la langue du pays et celle de connaître les Wordsworth. Ses relations avec eux devinrent assez étroites pour que Dorothée le désigne en 1814 comme « notre ami Baudouin. » Il est probable que quand la paix lui rouvrit la France, il fut chargé par le poète de quelque message pour Annette. Ce fut le point de départ d’une liaison rapide entre les familles Vallon et Baudouin. Outre son frère le colonel, Eustace en avait un autre, Jean-Baptiste-Martin, alors chef de bureau au Mont-de-Piélé. Ce dernier âgé de trente-quatre ans s’éprit de Caroline Wordsworth, qui en avait vingt-et-un, demanda sa main et fut agréé. C’est ce mariage qui forme le thème principal des premières lettres de Caroline à Mrs Clarkson après la Restauration.


Caroline et sa mère, écrit Dorothée le 9 octobre 1814, désirent extrêmement que j’assiste au mariage et pour cette raison, m’ont pressée fort de venir en octobre. A moins d’avoir la bonne fortune d’y être conduite sous votre protection et celle de votre mari, nous n’y pouvions songer pour cette saison ; aussi souhaitè-je que le mariage soit différé jusqu’au printemps ou à l’été prochain, parce que je désire extrêmement voir la pauvre fille avant qu’elle ne prenne un autre protecteur que sa mère, sous qui je crois qu’elle a été élevée en parfaite pureté et innocence, et pour qui elle est vie et lumière et plaisir perpétuel ; bien qu’en vertu des dispositions trop généreuses de la mère, elles aient eu à traverser bien des difficultés. Or donc je commençais à dire que j’aurais désiré tout particulièrement que vous eussiez pu les voir en ce moment, car j’aurais pu, par votre intermédiaire, entrer dans certaines explications qui, imparfaitement comme je m’exprime en français, sont difficiles, et parce que vous auriez pu confirmer ou contredire les rapports que nous recevons par la mère de Caroline et par M. Baudouin sur ses qualités intéressantes et aimables. Tous les deux disent qu’elle ressemble de la façon la plus frappante à son père, et ses lettres reflètent un esprit sensible et ingénu. Pourtant il doit y avoir, je pense, quelque chose de très défavorable à la vraie délicatesse dans les mœurs françaises. Toutes les deux, Caroline et sa mère, me pressent de venir en octobre pour la raison que, une fois qu’une jeune fille est promise en mariage, il est désirable que le délai soit ensuite aussi court que possible, car elle est exposée à un examen perpétuel et à des remarques déplaisantes, et l’une des raisons qu’elles invoquent pour le mariage en général, c’est qu’une fille en France, à moins qu’elle n’ait de la fortune, n’est traitée avec aucune considération.


Le voyage inquiète Dorothée. Elle voudrait que M. Eustace Baudouin vînt au-devant d’elle jusqu’à Calais, mais craint la dépense qui en résulterait. « Nous voudrions apporter des présents de manufacture anglaise. Est-ce que cela peut se faire sans beaucoup de risques ou de désagréments ? »

Le 31 décembre, elle annonce son voyage pour avril 1815, mais comme elle compte rester en France au moins neuf ou dix semaines, elle a peur des troubles qui sûrement accompagneront la cérémonie du couronnement :


Et puis le voyage occasionnera une grosse dépense que nous pouvons mal nous permettre, et l’argent serait mieux employé à augmenter la dot de ma nièce. Je lui ai écrit dans ce sens. Elle n’a pas voulu consentir à se marier sans moi, et c’est pour cela qu’on a fixé la date d’avril.


Si elle n’avait pas souci de laisser son frère et sa belle-sœur, « elle verrait ce voyage avec satisfaction, que dis-je ? avec joie, pour l’amour de cette chère jeune fille que je crois tout à fait aimable. »

Mais Napoléon revient de l’ile d’Elbe et voilà tous les projets de mariage et de voyage bouleversés. Dès le 16 mars, avant que l’Empereur ait encore atteint Paris, et alors que le succès de sa tentative demeure douteux, Dorothée écrit à Mrs Clarkson :


C’est le sort de mes amis qui me tourmente vraiment. La dame dont je vous ai parlé (Annette) a été dès le début une royaliste ardente, a souvent risqué sa vie pour la défense des partisans de cette cause, et elle méprisait et détestait Bonaparte. La pauvre créature ! Dans la dernière lettre que nous ayons reçue d’elle, elle ne parlait que d’espoir et de contentement ; elle disait que le gouvernement royal gagnait des forces de jour en jour, et que les amis de Bonaparte passaient de l’autre côté. Quelques jours avant la mauvaise nouvelle, elle a dû recevoir ma lettre qui contenait le programme de notre voyage.


Moins d’un mois après, le 11 avril. Napoléon redevenu maître de la France, Dorothée reprenait, disant qu’elle perd le sommeil à la pensée des maux que va déchaîner « la diabolique ambition de l’Empereur : »


Tout le monde est ici dans l’anxiété, mais nous cent fois plus que les autres. Nous avons reçu une longue lettre de France écrite les 19 et 20 mars. Cette lettre a été achevée à minuit. Mon amie dit : « J’entends les troupes qui entrent dans la ville. Je crois que c’est l’avant-garde de Bonaparte. Mon Dieu ! qu’allons-nous devenir ? » Nous avons reçu une autre lettre écrite le lendemain dans le plus triste abattement, mais elle n’y dit rien des affaires publiques sauf : « Tout est tranquille. » On nous a retenu un logement à l’hôtel du Jardin Turc, boulevard du Temple, dans un agréable quartier de Paris, selon leur description. Pauvres créatures ! elles disent qu’elles ont fait naufrage juste en entrant dans le port. C’est en vérité une situation angoissante, mais j’ai confiance que nous les verrons à Paris avant qu’une autre année ne soit écoulée.


Annette redevint l’intrépide Chouanne de jadis pour lutter contre Napoléon. Le baron de Tardif témoignant, en 1816, de l’inébranlable royalisme d’Annette, décrira ainsi sa conduite pendant les Cent Jours : « Dans les derniers événements qui ont plongé la France dans le deuil, elle a fait des traits de courage, sans calcul personnel. Ne voyant que son attachement à la dynastie légitime, elle affichait la nuit les proclamations, les répandait le jour, faisait partir les braves qui voulaient se dévouer pour la cause du Roi. »

Elle y avait d’autant plus de mérite que ses amis politiques étaient nombreux à saluer le nouveau régime impérial. Il nous plait de voir qu’Annette n’eut pas ces faiblesses. Elle était dirigée non par l’intérêt, mais par sa foi monarchiste.


XIX

Le second retour du Roi ramène la joie et l’espoir dans la famille Vallon. Le mariage en suspens va pouvoir se conclure et de nouveau Annette presse les Wordsworth de venir, Il est aussi question d’un voyage de Caroline en Angleterre : mais, à force d’atermoiements des Wordsworth, le mariage finit par avoir lieu sans que Caroline eût été voir son père et sans qu’aucun des Wordsworth fût présent à la cérémonie.

Il se fit le 28 février 1816. Annette voulut que la solennité fût imposante et convoqua le ban et l’arrière-ban de ses belles relations. Celles-ci répondirent volontiers à l’appel, désireuses de reconnaître les services rendus à la cause bourbonienne par la vaillante chouanne de Blois. La noce prit l’allure d’une véritable manifestation royaliste.

Malgré l’exiguïté de ses ressources, Annette avait tenu à donner un grand diner où elle avait convié le plus qu’elle avait pu des notabilités de sa connaissance. Elle écrivit à cette occasion une lettre aux Wordsworth où elle se complut à leur dire l’éclat avec lequel avait été mariée la fille du poète. Dorothée en communiquait la substance à Mrs Clarkson le 4 avril .


Les détails que donne la mère des fêtes du mariage vous auraient amusée. Elle a voulu donner une fête, elle qui peut-être pendant la moitié d’une année en ressentira les effets dans chacun des dîners qu’elle se fera cuire ! Trente personnes étaient présentes au dîner, au bal, au souper. Il y avait là les députés de son département et beaucoup d’autres personnes considérables. La mariée était vêtue de taffetas blanc avec un voile blanc. Elle a fait l’admiration de tous ceux qui l’ont vue, mais sa modestie était son plus bel ornement. Elle a gardé son voile toute la journée. Que cela est français !


La légère ironie sans méchanceté de Dorothée est peut-être encore de trop ici. Après tout, Annette était fière, et pourquoi pas ? de dire au poète que la fille dont elle avait seule eu le soin et la charge, que celle à laquelle il avait donné son nom sans le donner à la mère, avait eu une glorieuse noce, effaçant les traces de sa naissance irrégulière. La mère avait tout mis en œuvre, jeté ses derniers écus, pour atteindre à cette sorte d’exaltation de leur fille. Qu’importe qu’elle l’eût fait selon ses idées de petite bourgeoise française ! Le père absent, la bonne tante elle-même qui n’avait pu venir, auraient mieux fait de suspendre ici ce qu’ils avaient de sens de l’humour.

Le contrat, nous le constatons à regret, semble écarter toute idée d’une dotation faite par le père. Mais il est pour une autre raison fort intéressant. C’est là bien plus encore que dans la brillante cérémonie du mariage même, qu’on voit Annette dans toute sa gloire de fidèle royaliste. Autour de cette table vide, de ce contrat sans argent, se sont assis plusieurs des grands du jour pour rendre hommage à la mère pauvre d’une fille sans dot. L’acte est si singulier, la forme en est si exceptionnelle qu’il mériterait d’être donné en entier : la veuve du prince de Beauvau, la femme du duc de Montmorency ; le vicomte de Montmorency et le marquis d’Avaray, tous les deux pairs de France, le baron de Tardif, maréchal de camp, sont venus parmi une douzaine de hauts personnages déclarer « qu’il ont pour agréable le mariage » alors que le contrat spécifie que toute la fortune des conjoints est mobilière et stipule en tout et pour tout un préciput de deux mille francs.

Quelques-uns des comparants nous sont déjà connus pour leurs relations avec Annette : le vicomte de Montmorency, Jean-Marie Pardessus, le baron de Tardif. Le député du Loir-et-Cher, Josse de Beauvoir, est venu apporter à l’ancienne chouanne l’hommage du département où elle a lutté. Le marquis d’Avaray est comme le délégué du Roi lui-même ; n’est-ce pas son frère, le comte d’Avaray, qui, jusqu’à sa mort en 1810, avait été le fidèle compagnon, le plus cher ami de Monsieur pendant l’émigration ?

A l’exemple des nobles amis des Vallon sont venus s’inscrire les plus éminents fonctionnaires connus des Baudouin. C’est une revue des ultras de la Restauration. Cet imposant défilé d’approbateurs marque le point culminant de la carrière d’Annette. Ce fut pour elle ce que sera pour Wordsworth la fameuse séance d’Oxford en 1839 où il fut proclamé Docteur en droit parmi les acclamations. Honneur pur de tout avantage solide, avouons-le ; tout en éclat, et vite éteint.

Certains de ceux qui avaient fait cette démonstration s’avisèrent pourtant du contraste pénible qu’il y avait entre les titres d’Annette et sa fortune. Ils se joignirent à d’autres très nombreux, qui avaient été jadis obligés par elle ou témoins de ses courageux services, pour réclamer en sa faveur une récompense royale. Annette demanda que cette récompense fût attribuée non à elle-même, mais à sa fille, et c’est finalement un bureau de loterie qui fut sollicité pour Mme Baudouin. On retrouve dans cette pièce la signature du marquis d’Avaray, de Josse de Beauvoir, du baron de Tardif, de J.-M. Pardessus, auxquels une vingtaine d’autres personnages nobles sont venus ajouter leurs noms. Parmi ces derniers, nous nous contenterons de relever le marquis de Bertillat, le duc de Saint-Aignan, le comte de Salaberry. Non content de signer, J.-M. Pardessus a voulu apostiller la requête, déclarant qu’il s’agissait non de faveur, mais de justice. Quant à Salaberry, le fanatique ultra dont ses ennemis même admettaient la parfaite loyauté, lui qui avait lutté jadis pour le Roi avec Annette dans le Loir-et-Cher, il laissait percer son indignation de voir que rien n’avait été fait pour elle : « Je suis plus à même que personne, écrivait-il en marge, d’attester le dévouement parfait, le désintéressement rare que Mme William a montrés depuis vingt ans que je la connais, et malheureusement j’atteste aussi l’oubli où ses droits à la bonté du Roi sont laissés ». Le baron de Tardif signale les services rendus par Annette pendant les Cent Jours : « La cause et les intérêts du Roi m’ayant rapproché pendant les cent jours d’interrègne de Mme William, j’atteste qu’il n’existait pas à cette époque si malheureuse, dans toute la France, un être aussi zélé, aussi dévoué et aussi courageux qu’elle. »

Il ne semble pas que la requête ait eu tout l’effet attendu. Trois demandes successives furent faites en mars, en juin et en septembre 1816. Finalement Annette dut obtenir quelque faible secours, puisque en 1825 elle sollicitait une augmentation de pension avec un résultat que nous ignorons. Elle dut travailler pour vivre dans quelque situation médiocre qui ne nous est pas connue. Après ces jours éclatants elle rentre dans l’obscurité.


XX

Mais elle a la joie de voir auprès d’elle sa fille et ses petits-enfants. Elle vit maintenant au Marais avec les Baudouin, 47, rue Charlot.

L’année même de son mariage, le 27 décembre 1816, Caroline donnait le jour à un premier enfant, une fille par qui la descendance française du poète anglais devait être assurée. L’enfant eut pour parrain « Mr Williams (sic) Wordsworth... aïeul maternel de l’enfant. » Le poète, n’étant pas présent au baptême, était représenté par Nicolas Bailly, maintenant doyen des conseillers de la Cour de cassation. Mais ce qui nous touche, c’est de trouver parmi les prénoms de l’enfant celui de la tante anglaise qui lui avait de tout temps montré un tendre attachement : elle fut nommée Louise-Marie-Caroline-Dorothée. Il est vrai que c’est Louise et non Dorothée qui devait être son prénom usuel, mais cette marque d’affection donnée à l’exquise sœur du poète fait plaisir à voir. On voudrait que William lui-même, le parrain, en ait eu l’idée. ,

Les Baudouin avaient déjà une autre fillette, lorsque les Wordsworth leur firent enfin, en octobre 1820, la visite si longtemps différée.

Wordsworth avec sa femme et sa sœur, accompagné aussi de son ami Henry Crabb Robinson, revenait d’un tour sur le continent. Arrivés à Paris le 1er octobre, le poète et sa sœur allaient dès le lendemain matin chez les Baudouin. Il fut convenu qu’on se rencontrerait tous, au Louvre, Annette et Mrs Wordsworth comprises. C’est dans le Musée qu’eut donc lieu la première entrevue de l’ancienne amie et de la femme du poète.

Le thème donné, un romancier psychologue pourrait trouver là matière à un long chapitre. Pourtant il ne semble pas qu’il y ait eu en cette occasion d’émotions vives. L’âge avait amorti les sensibilités et les amours-propres. Nous pouvons être sûrs que le salut qu’échangèrent Mrs Wordsworth et Annette fut simple et cordial, sans amertume. L’ignorance où elles étaient, l’une du français, l’autre de l’anglais, supprimait d’ailleurs pour elles la tâche de la conversation. Tout se passa le mieux du monde. « Nous avons eu grande satisfaction à Paris à voir nos amis dont je vous ai parlé, écrivait Dorothée à Mrs Clarkson le 14 octobre. Je vous en dirai davantage quand nous nous reverrons. »

Après cette visite Annette vécut vingt ans encore, sans qu’aucune trace d’elle apparaisse, hors l’inscription de son nom sur le registre des décès :


L’an mil huit cent quarante un, le dix janvier, est décédée à Paris, boulevard des Filles-du-Calvaire, 11, huitième arrondissement, Marie-Anne Vallon, dite William, employée, âgée de soixante-quinze ans. née à Blois (Loir-et-Cher). Célibataire.


Pauvres mots qui ont leur pathétique pour ceux qui savent ce qu’il tient ici d’émouvantes réalités sous le terme de célibataire, sous celui de dite William, et qui se représentent la petite vie malaisée de « l’employée » de soixante-quinze ans !

Elle devait être enterrée au Père-Lachaise. Sur la pierre on déchiffre encore son nom : Marie-Anne Vallon Williams.

Quelle émotion éprouva Wordsworth à la nouvelle de la mort d’Annette ? Faible sans doute. Il était vieux et se survivait. C’était l’époque où, minutieux et inexact, il dictait des notes séniles sur ses poèmes à miss Fenwick, et parmi ces notes celle de Vaudracour et Julia, qui était comme un effort pour ensevelir dans l’oubli ses amours françaises. C’est aussi l’année où toute la passion subsistante dans son âme prenait la forme égoïste d’une sorte de désespoir à la pensée du mariage imminent de sa fille anglaise Dora avec M. Quillinan. Il semble que le reste lui fût indifférent. Il devait s’éteindre en 1850.

Nous ne pouvons d’ailleurs parler qu’avec une certaine hésitation des sentiments du vieillard, car tout vestige de la correspondance échangée entre la famille anglaise et la famille française du poète a disparu. Il est pourtant certain que la série ne s’est pas close avec la visite de 1820, dont Dorothée dit avoir remporté un agréable souvenir.

Caroline Wordsworth (madame Baudouin) devait survivre douze ans à son père. Elle fut déposée dans la même tombe que sa mère, et ses enfants firent graver sur la pierre ces mots encore lisibles :


A la mémoire de notre mère Anne-Caroline William Wordsworth veuve de M. Jean-Baptiste Baudouin, ancien sous-directeur du Mont-de-Piété, née le 6 décembre 1792, et décédée en 1862.


C’est par la fille aînée de Caroline que le sang du poète s’est transmis. Louise-Marie Dorothée Baudouin fut deux fois mariée. Restée veuve sans enfants en 1849, elle devint, deux ans après, ayant trente-quatre ans, la femme de Théophile Vauchelet (1802-1873), peintre d’histoire qui jouit d’une certaine notoriété sous Louis-Philippe. Élève d’Hersent et d’Abel de Pujol (ce dernier fut témoin à son mariage), grand prix de Rome de 1829, il fît d’abord de la peinture religieuse, mais le Musée de Versailles a de lui plusieurs tableaux d’histoire. Il nous a conservé dans un beau portrait les traits de sa belle-mère, la fille française de Wordsworth.

Mme Vauchelet mourut le 2 octobre 1869, laissant deux filles, aujourd’hui mortes, mais par les enfants desquelles la postérité du poète se continue jusqu’à nous, nombreuse et prospère.


XXI

Au cours de cette histoire on voit deux figures si contrastées que l’illusion de l’amour jeune a seule pu les rapprocher un jour et faire naître entre elles une union passionnée, aspirant à se prolonger, impatiente des conventions et des obstacles. Wordsworth et Annette étaient séparés par la langue, par les sentiments politiques, par les goûts, par le caractère. C’est le jeu du hasard qui mit en présence ces natures aussi opposées que les deux pôles, et créa entre l’une et l’autre une relation qui, sous des formes diverses, devait durer toute leur vie.

Ce qui est exceptionnel dans leur aventure, ce n’est pas tant l’ardente passion initiale que sa conversion graduelle en une amitié qui prend la forme d’une relation de famille un peu lointaine, d’une sorte de calme parenté indéterminée, que le poète n’accepte pas seulement lui-même, mais qu’il fait largement accepter autour de lui. Ce qui donne à cette liaison sa couleur particulière, c’est le rôle de la pure et bonne Dorothée dont le cœur sensible sympathise dès le début avec l’étrangère aimée de son frère et s’émeut pour leur enfant, — Dorothée qui peu à peu devient, en lieu et place de William, la correspondante habituelle de son ancienne amie. C’est plus encore peut-être la parfaite égalité d’âme de la femme légitime, non pas ignorant, mais sanctionnant le passé, allant sans un soupçon de jalousie rétrospective, sans ombre d’amertume, rendre visite à celle qui donna à son mari son premier enfant.

Il y a là un phénomène singulier. Au lieu de diminuer notre idée de la sagesse de Wordsworth et de sa conformité aux lois morales, son roman ne l’ébranle un instant que pour la renforcer aussitôt. Il a pu, jeune homme, s’écarter de l’ordre et de la règle, mais bientôt on ne sait quelle force secrète l’amène à faire de ce qui aurait pu n’être qu’une folie passagère, une espèce de premier mariage suivi d’une séparation à l’amiable, sans froissement ni violence. Il se construit une nouvelle vie, une nouvelle famille, toute régulière celle-là sans trancher ses attaches avec l’ancienne. On s’explique que les Wordsworth de France aient cru, à partir de la deuxièmes génération, à un mariage d’Annette et de William pendant la Révolution, mariage dont on ne savait au juste le lieu, la date et les conditions, mariage conclu sans doute après la naissance de Caroline, peut-être illégal, c’est-à-dire fait par quelque prêtre réfractaire, comme il y en eut alors beaucoup, et comme les sentiments catholiques des Vallon le rendaient vraisemblable. Les documents retrouvés, il faut l’admettre, n’autorisent pas cette croyance, mais sûrement Wordsworth a porté jusque dans l’irrégularité une constance et une gravité qui la consacrent.

Si par malheur, en raison de la suppression des documents qui pourraient rassurer, il reste une pénible incertitude quant à l’aide apportée par lui à son amie et à leur enfant, soit en 1792, soit en 1802, soit lors du mariage de Caroline, on sait en revanche gré à l’homme de n’avoir pas tenu son passé secret. Il ne le réprouve ni ne le renie. Tous ceux qui l’environnent en sont avertis, ses tuteurs et sa sœur d’abord, puis sa femme et ses amis. Coleridge, Robinson sont au courant. Aucune réticence n’est imposée à Dorothée qui en parle ingénument à Miss Pollard ou à Mrs Clarkson. Cette sincérité plait. Elle a un air de simplicité et de nature. C’est plus tard que le mystère devait se faire sur toute l’aventure. Il ne semble pas que Wordsworth en tant qu’homme en soit responsable, sauf peut-être dans les dernières années de sa vie.

Mais il faut avouer qu’il y prêta en tant que poète. Plus épris d’éducation que de vérité pure, aspirant à un rôle quasi sacerdotal, il laissa peu à peu se construire dans ses vers une image de lui qui n’était pas tant exacte qu’édifiante. Il n’y fit presque aucune place à ses faiblesses et à ses erreurs, ou, s’il les avoua, ce fut en des termes si atténués que nul n’eût pu soupçonner tout ce que recouvraient certains mots d’allure inoffensive. Il fit plus encore, puisqu’il entreprit de retracer lui-même sa jeunesse, et qu’il commit dans son Prélude cette sorte de mensonge qui consiste dans l’omission des faits gênants. Lui-même, si l’on veut, nous en avertit, mais il ne peut empêcher l’effet des suppressions qu’il s’est cru autorisé à faire. Les trois livres du Prélude sur la Révolution ne sont pas la vérité entière sur son séjour dans notre pays ni sur les sentiments du poète dans les trois ans qui suivirent son retour en Angleterre. La crise qu’il subit ne fut pas toute intellectuelle. La politique n’occupa pas toutes ses pensées, ne dirigea pas toutes ses actions. Il y eut Annette et il y eut Caroline. Il est impossible de relire ces livres aujourd’hui sans ajouter leur image à ses vers, et sans s’étonner (ou sourire) de plus d’une affirmation, de plus d’une analyse de soi qui est faussée parce qu’elles n’y figurent pas.

L’aventure d’Annette nous aide donc à une plus juste appréciation de sa poésie. Non qu’elle y entre comme un élément important. Le fait significatif est qu’elle en est éliminée comme une chose adventice et étrangère. Cependant sa valeur n’est pas toute négative. On a vu qu’elle avait fourni au poète la matière ou l’inspiration de plus d’un des poèmes qu’il écrivit avant 1802 — ceux où il met en scène quelque épouse délaissée, quelque fille mère abandonnée par son séducteur. Il n’est pas jusqu’à ses beaux vers à Lucy et à Mary Hutchinson, qui ne prennent un sens plus profond quand on sait l’autre passion, si différente, qui enflamma le jeune homme et quelles comparaisons sont sous-entendues dans le tribut qu’il leur apporte.

Cet épisode offre donc un point de vue favorable pour revoir sa vie, son caractère et son œuvre. Il conduit à une mise au point nouvelle ; c’est la meilleure justification de ces pages.

Mais, en le retraçant avec tout le détail que permettaient des documents rares, espacés, difficiles à trouver et à réunir, nous avons aussi cherché à évoquer, sur l’arrière-fond de la Révolution où toute une famille déroule son histoire tourmentée, l’image de son amie française ; et, à tout prendre, ses faiblesses admises, elle nous a paru digne d’une esquisse cette fille ardente et généreuse qui sut captiver l’amour du jeune poète, et, sans exigences pour elle-même, sans amères récriminations, retenir l’amitié de l’homme mûr. Elle a en somme le beau rôle, puisqu’elle a donné plus qu’elle n’a reçu.

Sa bravoure de monarchiste nous plait, quelque opinion que nous ayons de la chouannerie. Celle qui au service de sa cause, par dévouement à ses amis politiques, risqua maintes fois la prison, peut-être la guillotine, prend figure d’héroïne.

Ce fut aussi une sœur dévouée dont la décision énergique sauva un jour de l’abime le frère qu’elle aimait. Et tout le temps elle remplit admirablement son rôle maternel auprès de l’enfant que les circonstances laissèrent à ses seuls soins, à son seul amour. Elle réussit selon ses lumières à lui assurer une vie plus pure, moins agitée et moins pauvre que la sienne.

Enfin si elle eut le goût des pompes et des gloires mondaines, c’est autour du mariage de cette fille, de la fille de Wordsworth, qu’elle donna pleine carrière à son penchant, en ces premiers mois de 1816 qui marquent le zénith de son existence troublée, traversée d’ombre et de lumière.


EMILE LEGOUIS.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Mémoires de Mme Vallon, Souvenirs de la Révolution dans le département de Loir-et-Cher, publiés par Guy Trouillard. Paris, 1913.