Le Roman de William Wordsworth - Sa liaison avec Annette Vallon/01

Emile Legouis
Le Roman de William Wordsworth - Sa liaison avec Annette Vallon
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 627-658).
LE ROMAN
DE
WILLIAM WORDSWORTH
SA LIAISON AVEC ANNETTE VALLON


I

Depuis environ vingt-cinq ans, quelques initiés savaient que l’illustre lakiste, le poète William Wordsworth, avait eu, au cours de son séjour en France en 1792, une liaison avec une Française qui lui avait donné un enfant. Le public n’en fut informé que récemment, lorsque le Professeur George Harper, de l’Université de Princeton, fît paraître en 1916 sa magistrale biographie du poète. Il est vrai qu’à cette date M. Harper n’avait pas encore les moyens de produire plus que le nom de l’héroïne et quelques traits espacés de ses relations avec Wordsworth. Dans la suite, pendant un laborieux stage qu’il fit à Paris comme infirmier volontaire auprès d’un des hôpitaux américains, il recueillit plusieurs documents du plus vif intérêt qui viennent de paraître dans un opuscule anglais intitulé : La fille française de Wordsworth, histoire de sa naissance avec les certificats de son baptême et de son mariage (juin 1921). Certes, s’il fût resté plus longtemps en France ou si ses heures eussent été moins absorbées par sa tâche de dévouement, il n’eût rien laissé à découvrir à d’autres chercheurs, mais le loisir lui manqua pour fouiller nos Archives Nationales et en faire sortir l’histoire de la famille française à laquelle la vie de Wordsworth se trouva mêlée.

Il nous a paru que cette histoire était en elle-même saisissante, que les aventures en étaient comme le canevas d’un de ces romans de Balzac dont les péripéties sont les fluctuations mêmes de la période la plus dramatique, la plus intense et la plus instable de nos annales ; qu’en fait, c’est sur la destinée de semblables familles que s’est édifié plus d’un tome de sa Comédie Humaine. On retrouve en abondance dans l’existence des Vallon jusqu’à ces conspirations mystérieuses et ces enquêtes policières où Balzac s’est tant complu. Mais ici la singularité se rehausse du passage à côté de ces événements d’un grand poète étranger, de celui qui est ordinairement défini comme le rêveur solitaire des Lacs. On s’étonne du parallélisme de sa vie d’ermite philosophe avec ces vies tumultueuses.

D’autre part, l’occasion s’offrait d’étudier à nouveau, à l’aide de ces révélations, la physionomie du poète. Il a si longtemps été pris pour le type de toute sagesse et de toute respectabilité que la seule constatation de ses idées révolutionnaires et subversives de jeune homme avait naguère surpris beaucoup de ses lecteurs. Mais que sa conduite même ait jamais été irrégulière, qu’il ait eu sa part, si modeste soit-elle, des entraînements d’un Burns, d’un Byron ou d’un Shelley, voilà qui risque de provoquer un pénible scandale chez ceux qui dans le poète ont surtout vénéré le prédicateur moral et qui ont ignoré sa véritable nature. Toutefois, l’aventure qu’il a courue portera un moindre dommage à son renom de vertu, si elle est contée tout au long. Ce dont il aurait le plus à souffrir maintenant, ce seraient les réticences timides ou les insinuations chuchotées. Plus d’un pensera même peut-être que l’honnêteté profonde de l’homme apparaît plus manifeste dans la longue fidélité qui suivit son erreur et dans la loyauté très simple avec laquelle il en accepta les conséquences. Plus humanisé et plus vrai, il devient en somme plus attachant. Il est bon de savoir qu’il ne trouva pas en lui la sagesse toute formée dès son berceau, et qu’un privilège de nature ne lui rendit pas plus facile qu’aux autres hommes l’impeccable pratique de ces vertus domestiques dont il devint l’admirable poète. Celui que montre le début de cette histoire, fut vraiment un jeune homme et non un patriarche prématuré. Il fut tout semblable à l’amoureux de Ruth, auquel « il fut donné tant de la terre, tant du ciel, et un sang si impétueux. »


II

Lorsque William Wordsworth arriva à Orléans, dans les premiers jours de décembre 1791, il avait vingt et un ans et demi. Bachelier ès arts de Cambridge depuis janvier, il ajournait, malgré les objurgations de ses oncles et tuteurs, le choix d’une carrière. Il était cependant sans fortune. En ce même moment, sa sœur Dorothée estimait qu’elle et chacun de ses frères possédaient par tête 470 livres sterling sur lesquelles il y avait à déduire pour William les frais d’éducation. Il n’avait donc que le strict nécessaire pour séjourner quelques mois en France dans des conditions très modestes. Il est vrai que tous ces orphelins ont une espérance : recouvrer la créance considérable que leur père le régisseur a laissée en mourant sur son seigneur le comte de Landsdale. Dangereux espoir qui entretient chez le jeune poète le penchant à l’attente flâneuse, qui l’encourage à se dérober aux tâches précises pour suivre ses goûts vagabonds. Il couvre en ce moment sa temporisation d’un prétexte : il veut savoir le français à fond pour se rendre apte à servir de précepteur à quelque jeune compatriote riche et à le guider dans ses voyages sur le continent. Au fond de sa pensée, il y a le désir de gagner du temps, d’échapper à la chaîne et d’écrire des vers. Qui sait si les poèmes que déjà il prépare ne le rendront pas célèbre sur le champ, lui épargnant la servitude d’une profession ? Il est en train de retoucher une description de ce beau pays des lacs où il est né ; il en médite une autre de ce merveilleux voyage à travers les Alpes qu’il fit, il y a un an, pendant ses vacances, avec un camarade de Cambridge, à pied, sac sur le dos.

Dans ces vers, c’est la Nature qu’il célèbre. Sa passion maîtresse s’est déjà révélée à lui. Mais elle est loin encore de le prendre tout entier. Il est curieux de tout ; il a grand appétit de vie. Son humeur n’est pas encore pour la solitude des montagnes. A peine sorti de son Université, il s’est installé à Londres où il vient de passer de longs mois de flânerie, attiré par toute la variété des plaisirs qu’offre la grande ville. Si même maintenant il s’est tourné vers la France, c’est que la Révolution exerce sur lui un premier attrait. Il se rappelle cette arrivée du 13 juillet 1790 à Calais, la veille de la Fédération et l’enivrement de joie et d’espoir où il avait trouvé le pays entier. Souvenir enchanté dont son cœur devait longtemps battre et dont il recherchera la trace au cours de son séjour nouveau. Elles sont toujours présentes à son esprit, ces heures ineffables où l’allégresse de toute une nation avait accompagné d’une musique puissante sa propre liesse d’étudiant en congé. Ce n’est pas une foi politique qui l’animait alors, tout au plus le mot de liberté en sa fraîcheur neuve, dans son vague plein d’immenses promesses. C’était surtout le spectacle de la fraternité débordante et qui se détaillait en mille marques de courtoisie envers les jeunes Anglais, fils d’un pays libre. Décidément, l’aperçu qu’il avait eu de la France et des Français l’avait ravi.

Maintenant il revient tout prêt à jouir de cette cordialité dont il a été si frappé. Et comment à ces espérances de vie sociale ne se mêlerait-il pas chez le tout jeune homme quelque rêve d’amour, l’attente de quelque roman dont scènes et suites sont encore indistinctes ? Il y est tout prédisposé. Nul sentiment déjà formé ne le garde d’une passion nouvelle, et nulle règle sévère de conduite ne dirige ses pas. Son éducation ignora l’austérité, ce dont il ne cessera de se louer. Il se félicitera de « n’avoir pas été tenu en bride par une innocence trop délicate et des notions morales trop intolérantes, des sympathies trop rétrécies. » Il n’a connu la rigide discipline ni dans son Westmoreland natal, ni surtout à Cambridge aux mœurs relâchées. Et il ne nous cache pas que dans son Université il a fréquenté les bons vivants de préférence aux studieux. C’est beaucoup dire.

Ses vers mêmes où si peu a passé de ses entraînements de jeunesse nous laissent entrevoir l’ardeur de son sang en ces années. Ils révèlent un peu de ce que De Quincey appellera brutalement « l’extraordinaire sensibilité animale » de Wordsworth et en quoi il verra « la base de ses passions intellectuelles comme de celles de tous les poètes originaux. » Il serait bien superflu d’en donner des preuves si un tel travail de purification n’avait pas été fait dans sa biographie, et par lui et surtout après lui. Sans parler de cette Lucy inconnue qu’il devait chanter en ses plus beaux vers et pour laquelle il ressentit, parmi les monts d’Angleterre, « la joie de son désir, » il y avait ces filles des fermes du Westmoreland où il fréquentait pendant ses vacances de Cambridge, avec lesquelles la nuit se passait parfois tout entière en danses d’où il sortait tout enfiévré, après avoir éprouvé en leur compagnie « les légères secousses du jeune amour, plaisir fugitif qui lui montait à la tête, et faisait courir un tressaillement dans ses veines. » Et justement c’est cette excitation amoureuse qui avait favorisé l’éclosion de sa vocation poétique. C’est dans le matin qui suivit une de ces nuits de plaisir que, rentrant à pied chez lui et assistant au lever d’une glorieuse aurore, il avait eu la première révélation de son génie et s’était dédié au culte de la nature. Le tumulte des sens avait été l’excitant de son ardeur imaginative. Une première fois il avait éprouvé la vérité de cette maxime profonde qu’il émettra plus tard : « Le sentiment vient en aide au sentiment. »

Un an après, lorsqu’il fit son voyage à travers les Alpes, la sublimité des montagnes n’avait pas accaparé son enthousiasme au point de lui faire ignorer les jeunes filles rencontrées sur son chemin. Les brunes Italiennes croisées sur le bord du lac de Côme avaient éveillé en lui de voluptueux désirs, et il les devait évoquer en cette même année 1792 en des vers dont le tour gauche et suranné n’empêche pas de sentir l’exaltation sensuelle :


Adieu, ô formes qui, sous l’ombre de midi,
Reposez auprès de vos petits champs de blé ;
Yeux fixes auxquels un cœur palpitant inspire
De lancer l’orageux rayon du jeune désir ;
Lèvres dont les courants parfumés vont et viennent
D’accord avec l’inquiète rougeur des joues ;
Seins brunis que revêt la lumière d’amour
Et soulevés par la Lune de la passion !


Certes, celui qui écrivait ces vers de forme un peu ridicule, mais ardents, n’ignorait pas le trouble des sens. Il aimait la nature, mais adorait les jeunes filles. Il jouissait des beaux sites mais appelait l’amour. L’amour entier, non la satisfaction rapide d’un caprice, car son cœur était aussi impétueux que ses sens. Il apportait dans ses attachements cette « violence d’affection » que note et chérit en lui sa sœur Dorothée. Il avait dans son tempérament tous les éléments qui font une grande passion.


III

Ainsi convient-il de se représenter le jeune homme qui, en arrivant à Orléans, se mettait en quête d’un logement. Il finit par s’arrêter à celui que lui offrait M. Gellet-Duvivier, marchand de bas, rue Royale, au carrefour de la rue du Tabour appelé le Coin-Maugas. Là, pour le modique prix de 80 livres par mois, il avait en même temps la chambre et la table. Son hôte était un homme de trente-sept ans à qui la mort récente de sa femme avait dérangé la raison, et qui montrait une exaltation imprudente dans l’expression de sa haine de la révolution, — pauvre homme dont nous verrons bientôt la fin tragique. Chez lui, Wordsworth avait pour commensaux deux ou trois officiers de cavalerie et « un jeune Monsieur de Paris » qui sans doute partageaient les sentiments politiques de Gellet-Duvivier. Il ne connaissait encore personne d’autre dans la ville, quand il écrivait, le 19 décembre, à son frère aîné.

Si, cependant ; il y a aussi, lui dit-il, « une famille que je trouve fort agréable et avec laquelle j’ai fait connaissance en allant y chercher un logement. J’aurais extrêmement aimé m’y installer, mais j’ai trouvé le prix trop élevé pour moi. » Ici, le papier déchiré laisse seulement voir les mots : « J’ai... de mes soirs là... » Veut-il dire qu’à défaut d’y demeurer, il y passe ses soirées ? Et cette maison serait-elle celle où résidait Annette ? Et, s’il en est ainsi, serait-elle celle de la rue du Poirier n° 9 où vivait M. André-Augustin Dufour, greffier du Tribunal du district d’Orléans, qui avec sa femme devait prêter assistance à Annette dans son épreuve ? Simples conjectures où nous pousse le manque de détails authentiques.

La lettre à son frère aîné, où Wordsworth nous donne ces quelques renseignements, est gaie. On y sent la joie de la nouveauté. Tout lui plait, même la campagne environnante qui sans doute parait bien plate à ce montagnard, « mais qui abonde en promenades charmantes, surtout du côté de la Loire, qui est une rivière magnifique. »

Il se rend bien compte que son français n’est pas du tout au point. Pourtant, il n’a pas l’intention de prendre un maître de langue ; il s’épargnera cette dépense considérable. Aurait-il dès son arrivée trouvé les leçons de conversation bénévoles d’Annette ?

Celle qui allait être mêlée à sa vie, Marie-Anne Vallon, ou Annette, était née à Blois le 22 juin 1766. Elle était le sixième et dernier des enfants de Jean Léonard dit Vallon, maître en chirurgie, et de sa femme Françoise Yvon. Le père appartenait à une lignée qu’une tradition de famille fait venir d’Ecosse et dans laquelle la chirurgie était en quelque sorte héréditaire. En 1755, quand on célébra les funérailles de Joseph Léonard Vallon, ancien chirurgien, âgé de 95 ans, en tête du convoi marchait le sieur Vallon, son fils, lui-même maître chirurgien. Il semble que Jean, le père d’Annette, ait été le petit-fils du presque centenaire. Et à son tour il devait faire souche chirurgicale. Non seulement son fils aîné Jean-Jacques, né en 1758, mais son second fils, Charles-Henry, né l’année suivante, avaient adopté la profession paternelle. Nous savons que ce dernier était maître chirurgien à Blois depuis 1780.

En 1791, quand Wordsworth connut Annette, le père de la jeune fille était mort depuis plusieurs années, et sa mère remariée avec un sieur Verger, lui aussi maitre chirurgien. Orpheline de père, quelque peu séparée moralement de sa mère par ce remariage, Annette n’était guère moins abandonnée à elle-même que William.

Aux deux chirurgiens, les aînés de la famille, s’ajoutait un autre fils, Paul, né en 1763 qui s’était, lui, tourné vers le notariat. En regard des trois garçons, trois filles : Françoise-Anne, née en 1762, Angélique-Adélaïde, née en 1765 et Marie-Anne, d’un an plus jeune, la dernière venue.

Deux oncles à la mode de Bretagne de ces enfants nous sont encore connus : Charles-Olivier et Claude Léonnar-Vallon, nés l’un en 1728 et l’autre en 1729, tous les deux curés du diocèse de Blois, tous les deux ralliés à la Révolution, et patronnés par l’évêque constitutionnel Grégoire, qui fit de Claude un des vicaires épiscopaux du Loir-et-Cher. Ils avaient prêté le serment constitutionnel en 1791, et allaient dans l’automne de 1792 prêter le serment de liberté-égalité ; cinq ans plus tard, le 30 fructidor an V, celui de haine à la royauté. Aussi un rapport préfectoral du 9 thermidor an IX fera-t-il leur éloge. Il louera « les grandes connaissances théologiques » de Claude, et déclarera Charles « de parfaite moralité, instruit et tolérant. »

Il ne semble donc pas qu’il y ait eu d’abord dans la famille Vallon cette hostilité à la Révolution qui se manifesta dans la suite avec violence chez quelques-uns de ses membres. Le prénom de Jean-Jacques donné en 1758 à l’aîné des frères d’Annette renforce cette impression. Le père avait dû s’éprendre des nouveautés qu’apportait Rousseau, de son culte de la nature et de la sensibilité. Il y avait néanmoins un sens vigoureux de la tradition dans cette famille fortement enracinée et dont le chef se maintenait d’âge en âge enfermé dans sa corporation comme dans une caste. Pour devenir constitutionnels, les deux prêtres eux-mêmes n’en demeuraient pas moins attachés à la religion. Charles Olivier protestera avec indignation, lorsque la Convention, pour détacher les prêtres du christianisme, garantira un secours à ceux qui abdiqueraient leur sacerdoce. Il écrira au Citoyen Administrateur, le 30 mars 1794, le jour même où Robespierre faisait arrêter les Indulgents : « Je vous prie de ne point penser à moi pour un secours, et de ne point trouver mauvais que je vous dise en toute sincérité que la religion, la conscience et l’honneur me défendent toute activité pour ce qui concerne l’abdication de mon état que je tiens de Dieu seul. » Il devait finalement, après le Concordat, en 1808, rétracter ses serments de l’époque révolutionnaire.

Enfin le témoignage de Wordsworth, l’insistance qu’il met, dans son Prélude, à dire qu’avant de connaître le capitaine Michel Beaupuy, il avait vécu parmi des adversaires de la Révolution, portent à croire que dès 1792 ceux des Vallon qu’il put fréquenter voyaient avec plus de regret que de satisfaction la marche vers la République. Quant à Annette elle-même, il est probable qu’elle resta assez indifférente à la politique jusqu’au jour où une tragédie qui l’atteignit au cœur la précipita dans la plus violente opposition. Si elle se sentit le moins du monde en désaccord avec Wordsworth sur les questions de royauté et de république, elle ne s’en émut guère, étant toute à son amour.


IV

A moins d’admettre qu’Annette soit devenue la maîtresse de Wordsworth dès la première rencontre, la naissance de leur enfant le 15 décembre 1792 force à penser qu’ils firent connaissance peu après l’arrivée du poète à Orléans où il passa l’hiver. Rien d’étonnant à ce qu’Annette ait fait un séjour même prolongé dans cette ville. C’est là que vivait son frère Paul, avec qui, peut-être en raison de leurs âges plus rapprochés, peut-être aussi par une certaine conformité d’humeur, elle parait avoir eu une intimité toute particulière. Paul exerçait à Orléans depuis quelques années les fonctions de clerc de notaire chez Me Courtois, rue de Bourgogne, à proximité de la rue du Poirier où demeuraient les Dufour. L’hiver offrait plus de ressources dans la ville d’Orléans plus grande et plus animée. Paul s’y était fait des amis et son goût du monde, son humeur sociable, trouvaient un écho chez Annette.

Nous connaissons les traits de Paul, petit et brun, le cou fort, les yeux grands et hardis sous de noirs sourcils épais. Nous connaîtrons ceux de la fille d’Annette, où règne, selon l’âge, un air de franche gaité ou un sourire doucement malicieux. Mais Annette insistera tant sur la ressemblance de la fille avec son père qu’il serait décevant de rechercher l’expression maternelle dans le visage de son enfant. Il ne paraît pas que la gaité ait dû être la marque distinctive d’Annette. Des lettres d’elle qui viennent d’être retrouvées ressort une note dominante, celle d’une sensibilité exubérante, intarissable, qui est un trait de sa nature et ne tient pas exclusivement aux tristes circonstances dans lesquelles ces lettres furent écrites. Elle était abondante en paroles, portée aux épanchements et aux larmes. Ces émotions d’une « âme sensible » étaient d’ailleurs bien faites pour lui gagner le cœur du jeune Anglais. Il était lui-même en ces années-là enclin à la mélancolie et se complaisait aux langueurs élégiaques. Son premier sonnet ne lui avait-il pas été inspiré par la vue d’une jeune fille qui pleurait au récit d’un malheur ? A cette vue, disait-il, son sang s’était arrêté dans ses veines ; « ses yeux noyés s’étaient obscurcis, son pouls avait cessé de battre ; son cœur plein s’était gonflé d’une chère souffrance délicieuse. » Les larmes de la jeune fille lui avaient proclamé sa vertu. Le penchant du poète au sentiment trouva auprès d’Annette mainte occasion de se satisfaire, cependant que le verbe copieux de la jeune Française servait à merveille son dessein d’apprendre notre langue. Tous les témoignages subséquents s’accordent à dépeindre Annette obligeante et généreuse. Par économie, il avait décidé de ne pas se payer de professeur. C’est Annette qui lui servit de précepteur. Elle écouta sans sourciller ni railler les phrases hésitantes de cet étranger. Son cœur tendre se prit d’affection pour l’adolescent, plus jeune qu’elle de quatre ans et demi, qui était éloigné de tous les siens et vivait parmi des hommes dont la langue lui était mal connue. Et quand William laissa éclater les marques de sa passion naissante, elle se sentit sans force contre son ardeur.

Ce qu’il éprouvait pour elle, c’était un amour exalté, éblouissant, devant lequel tout le reste s’évanouissait. La vue d’Annette à sa fenêtre, ou de la seule fenêtre d’Annette, était la minute suprême de chaque journée. C’est lui-même qui nous le dit, mais ailleurs, et sous un déguisement, dans l’histoire des amours de Vaudracour et Julia.

Détestable poème, dit Matthew Arnold, le seul de Wordsworth qu’il lui fût impossible de lire. La condamnation n’est pas toute imméritée. Mais elle a le tort de ne pas excepter quelques très beaux vers, et, d’autre part, elle ignore ce que nous savons maintenant, le vif intérêt biographique de ce poème maladroit et gêné, dont l’auteur semble avoir été en peine de décider la place et d’expliquer l’origine.

Il commença par l’insérer à la fin du même livre du Prélude où il relate ses souvenirs de France. Le poème y sonne la note d’amour qui est absente ailleurs. C’était d’abord, au dire de Wordsworth, un récit qu’il tenait de son ami le capitaine Beaupuy, le fervent républicain, essayant de lui faire toucher du doigt les maux de l’ancien régime, et en particulier l’abomination des lettres de cachet.

Le jeune Vaudracour, gentilhomme d’Auvergne, aimait une fille du peuple qu’il voulait épouser. Une lettre de cachet obtenue par son père vint mettre obstacle à son dessein. Emprisonné après avoir tué un des hommes armés chargés de l’arrêter, il n’obtient sa liberté qu’en jurant de renoncer à sa maîtresse. Pouvait-il tenir un tel serment ? Les amants se retrouvèrent, mais furent de nouveau violemment séparés. Julia devenue mère fut mise au couvent. L’enfant fut laissé à Vaudracour qui se retira seul avec lui dans un ermitage au milieu des bois. Quatre-vingt-neuf arriva, mais la voix de la liberté ne put le tirer de sa léthargie ; il avait perdu la raison.

On voit assez que Vaudracour n’est pas Wordsworth, ni son histoire celle du poète. Il n’y avait entre Wordsworth et Annette nulle différence de caste. La fille du maître chirurgien était de plain-pied avec le fils du régisseur des Landsdale. Point de violence dans leur cas, ni lettre de cachet, ni meurtre, ni prison, ni couvent, ni fin lugubre. Mais avant de peindre les douleurs des amants, le poète a décrit complaisamment, — et c’est le seul endroit de son œuvre où il l’ait fait, — l’enivrement de leur passion. Comme l’invention ne fut jamais son fort, il s’aida des souvenirs et des circonstances précises de son amour pour donner quelque réalité à leurs premières heures d’ivresse coupées de subites séparations. Peut-être est-ce la crainte que les traces de sa personnalité ne se découvrissent dans ce poème placé à côté de ses propres aventures qui, autant et plus que la surcharge du IXe livre du Prélude et la gaucherie de sa composition, — défauts auxquels il ne fut jamais bien sensible, — l’engagèrent à publier Vaudracour et Julia séparément en 1804. Ensuite, lorsque dans sa vieillesse il se mit à commenter ses poèmes, il plaça en tête de celui-ci une note destinée à détourner les soupçons plus qu’à instruire le public. Ce récit (dit-il cette fois) lui fut fait non par Beaupuy, mais de la bouche « d’une Française qui avait été témoin oculaire et auriculaire de tout ce qui fut fait et dit. » Et il ajoute : « Les faits sont véridiques ; nulle invention n’y a été mise en usage, attendu qu’il n’en était nul besoin. »

Singulière dame française aux yeux de lynx, aux oreilles subtiles comme celles de la taupe, qui aurait surpris en leurs plus intimes détails tous les épanchements des amoureux, été ensemble présente et invisible dans leurs plus secrètes entrevues ! Pour qui lit le début du poème, il est difficile de retenir un sourire amusé à la pensée de cette narratrice aux sens si déliés dont le poète se sert pour abriter sa personne.

Mais nul lecteur attentif ne s’y trompera. M. Harper, le plus complet, le mieux informé de ses biographes, a proclamé sur-le-champ le rapport de Vaudracour et Julia avec le roman de jeunesse de Wordsworth. La vraie difficulté est de faire le départ du réel et du fictif, de l’histoire de Wordsworth et de celle de Vaudracour.

A Wordsworth amoureux d’Annette reviennent sans doute ces extases de l’amant très jeune qui voit non tant une femme réelle qu’il ne sait quelle splendeur dont il est aveuglé ; « c’est une vision qu’il contemplait et il adorait l’être qu’il voyait, » vision si éblouissante que son éclat même la rend indistincte. On remarquera que cet émerveillement correspond mieux à la subite passion de l’adolescent pour l’étrangère, qu’à ce long et tendre amour de Vaudracour pour sa Julia connue dès le berceau, chérie dès l’enfance, la constante compagne de ses jeux durant toute sa jeunesse. Ecoutons le poète :


Les Mille et une Nuits n’ont pas peuplé le monde
De moitié des splendeurs dont il s’émerveillait :
Qu’elle vint, et c’était le printemps sur la terre ;
Les plus humbles objets autour d’elle et sur elle
Prenaient un plus haut prix que tout l’or d’Orient,
Sa demeure était comme une châsse sacrée ;
Sa fenêtre passait en merveilleuse gloire
Le portail de l’aurore, et tout le paradis
Pouvait par une simple ouverture de porte
Resplendir devant lui...


Il se sentait « surchargé de bonheur au point d’en défaillir. » Il était « trop heureux pour ce monde mortel. »

Ce furent là les premiers jours de fascination, alors que les amoureux étaient encore innocents.

A côté de cette explosion exceptionnelle chez lui, quel embarras pour dire la consommation de leur amour ! quelles gauches excuses qui viennent glacer les transports à peine exprimés !


Ainsi passait le temps, mais est-ce par l’effet — d’un moment d’imprudence qui vint dissoudre — la retenue vertueuse... Ah ! ne dites pas, ne pensez pas cela ! — Croyez plutôt que le jeune homme fervent, qui voyait — tant d’obstacles entre son état présent — et le cher havre où il souhaitait d’être — en les liens honorables du mariage uni à sa bien-aimée, — était intérieurement préparé à s’écarter — de la loi et de la coutume, et à confier sa cause — à la nature pour une heureuse consommation ; — croyez que le jeune homme se laissa bercer de cet espoir — et soyez indulgents à leur faute, quand j’ajoute — que Julia, sans avoir encore le nom d’épouse, — porta en elle pour une secrète douleur — la promesse d’être mère...


Pauvres vers et fâcheuse morale ! Plutôt que d’admettre l’impétuosité irréfléchie d’une minute de passion, l’exaltation soudaine du cœur et des sens, le poète aime mieux prêter à Vaudracour une action calculée au milieu même de ses transports. Malgré cette explication contrainte, que l’auteur lui-même suggère sans y beaucoup croire, tenons pour probable que Wordsworth et Annette succombèrent simplement, sans dessein préconçu, comme des milliers d’autres, parce que la nature l’emporta sur la prudence et la passion sur la sagesse. Ils s’aimèrent, et sans réserve, dès Orléans ; et quand Annette quitta cette ville pour retourner à Blois, au début du printemps de 1792, elle portait déjà comme Julia, peut-être sans le savoir ou sans en être sûre encore, « la promesse de la maternité. »


V

Faut-il chercher dans Vaudracour et Julia la raison de ce changement de résidence ? Vaudracour a contre lui non seulement son père, mais encore les humbles parents de Julia effrayés par la colère du gentilhomme. Julia, dès que sa grossesse leur est connue, est emmenée par eux un soir, malgré elle, dans une fuite précipitée. Son amant, quand, le matin venu, il s’aperçoit de cet enlèvement, ne sait où la chercher. « Il gronda comme une bête fauve prise dans les filets. » Mais bientôt il découvre sa piste, la suit jusqu’à la ville lointaine où elle a été conduite et enfermée :


Ce sont des allées et venues devant sa demeure, le guet pendant des heures ; — et la belle captive (qui, autant qu’elle le pouvait — hantait sa croisée, comme une hirondelle — volète et bat de l’aile, presque à portée de la main — autour de son nid suspendu) aperçut ainsi — son amant ; d’où une entrevue dérobée, — accomplie dans l’ombre tutélaire de la nuit.


Annette aurait-elle été de même ramenée à Blois contre son gré et soustraite à son ami par sa famille alarmée ? C’est plus que nous n’en saurions dire. Son père n’existait plus ; sa mère remariée avait une moindre prise sur elle. Mais Blois était sa ville, c’est là qu’était la maison de famille. Elle n’avait guère de ressources personnelles et n’avait probablement séjourné à Orléans que sur l’invitation d’amis, ou de son frère Paul, pour un temps limité. Malgré ses vingt-cinq ans, elle restait donc en partie dépendante des siens, et il est probable qu’à Blois l’intimité du couple fut plus gênée qu’à Orléans. La ville était plus petite et Annette plus surveillée.

Les deux amoureux se promenèrent bien dans Blois et aux alentours de la ville. Nous savons même que leurs promenades les ramenaient souvent auprès du couvent où Annette avait été élevée, occasion pour eux de s’attendrir « en pensant aux jours heureux de l’innocence. » Mais il n’est pas sûr que la maison où vivait Annette ait été ouverte au jeune homme. Aussi est-il à croire que Wordsworth. a tiré de ses souvenirs les vers, — les derniers beaux vers du poème, — où il décrit une entrevue nocturne des amoureux, évoquant à cette occasion le souvenir de Roméo et Juliette, et de l’alouette qui donna le signal du dernier embrassement. Cette scène de passion au cours d’une nuit d’été, que sûrement la narratrice française ne put voir de ses yeux ni ouïr de ses oreilles, commémore sans doute une des secrètes rencontres des amoureux dans cette seconde partie de leurs amours :


... Dans toutes ses cours vides
La déserte cité dormait ; les vents mobiles
Qui n’ont pas, eux, de temps marqué pour le repos,
Se taisaient ; cependant là-haut la Voie lactée
Découvrait tous ses feux dont les pulsations
Semblaient le battement dames mystérieuses, —
Félicité puissante où l’angoisse se mêle ;
Leur cœur trop plein sentait l’univers suspendu
Au mince filament de leur rencontre brève !


L’autre fait saisissant du séjour de Wordsworth à Blois, la ville des Vallon, c’est sa liaison avec Michel Beaupuy. De celle-ci seule il a parlé, abondamment et admirablement, dans son Prélude. Mais en omettant Annette, il a du même coup supprimé ce qui fit la complexité pathétique de ces mois d’été.

Wordsworth qui ne peut plus maintenant voir Annette qu’à la dérobée, se trouve rejeté sur d’autres compagnons. Il semble qu’il ait cette fois pris pension avec les officiers de l’ex-régiment de Bassigny qu’il nous dépeint tous, sauf un, comme des aristocrates exaltés, ne songeant qu’à émigrer. C’est alors qu’il se lie d’amitié avec le seul qui soit épris des idées nouvelles, le capitaine Michel Beaupuy. Très vite leur amitié devient étroite et le jeune étranger écoute avec déférence l’officier noble de trente-sept ans qui a sacrifié tous les intérêts de sa caste et l’estime même de ses collègues, à la cause révolutionnaire. L’ardent prosélytisme de Beaupuy fait du jeune Anglais un vrai patriote, — un jacobin au sens de 1792, — animé d’une ardeur égale à la sienne. Ensemble ils fréquentent le club patriotique de Blois ; ensemble ils font dans la ville et aux environs, parmi les forets voisines et même jusqu’en des lieux lointains comme Chambord ou Vendôme, de longues promenades dont Beaupuy fait servir les heures à son apostolat. De chacun de ces entretiens Wordsworth devient plus transporté d’enthousiasme républicain, car on commence à parler de République. C’est maintenant une fièvre qui le dévore. Elle trouve dans son cœur échauffé par l’amour, attisé par l’anxiété et le remords, un foyer tout préparé. De nouveau « le sentiment vient en aide au sentiment. » Voici qu’Annette commence à préparer en secret la layette du bébé attendu Elle fait toucher, baiser à William tous les objets qui serviront à l’enfant, en particulier « une petite loque rose » qui lui est destinée. Ils déplorent ensemble, entre deux baisers, leur innocence perdue. Ils s’épouvantent à la pensée des révélations bientôt inévitables. Ils discutent la possibilité d’un mariage qui réparerait la faute commise. Dans ces émotions passionnées les semaines s’écoulent et l’événement redouté se rapproche.


VI

Beaupuy était parti pour le Rhin le 27 juillet avec son régiment et Wordsworth s’attardait encore à Blois. Ce n’est pas pour Beaupuy qu’il était venu, et c’est un autre départ, une autre invitation qu’il lui fallait pour partir à son tour. Il y resta jusqu’au début de septembre et nous pouvons soupçonner deux raisons de son nouveau déplacement.

L’une des deux fut la mort subite du frère aîné d’Annette. Le chirurgien Jean-Jacques périt brusquement à trente-quatre ans, laissant une veuve et deux petites filles, l’une de deux ans et l’autre de quelques mois. Si l’on en croit une tradition de famille, il aurait été assassiné une nuit dans la forêt de Blois, alors qu’il allait porter des soins urgents à un blessé. La date précise manque, mais se place dans la seconde moitié de 1792. Trois médecins de Blois firent aux autorités la proposition de continuer à remplir au profit de sa veuve ses fonctions de chirurgien de l’Hôtel-Dieu et aux charités des paroisses Saint-Louis, Saint-Nicolas et Saint-Saturnin. Parmi eux était son frère Charles-Henry, qui finalement fut désigné, le 13 novembre. Un tel drame aurait à lui seul suffi pour bouleverser la famille et y nécessiter des changements.

Mais le départ d’Annette s’explique assez par des motifs directs. Son état ne pouvait plus être celé maintenant. Il lui était impossible de demeurer dans sa ville natale sans que sa faute y devint publique. Elle retournerait à Orléans où dans quelque retraite, auprès d’amis apitoyés et qui peut-être se sentaient un peu responsables, elle donnerait le jour à l’enfant qu’elle portait. Et Wordsworth de nouveau l’y suivit. Il écrivait encore de Blois le 3 septembre à son frère aîné en lui demandant d’urgence un envoi d’argent. Le lendemain il devait être de retour à Orléans, où il nous affirme s’être trouvé lors des massacres de septembre.

C’est en effet le matin du 4 septembre que Fournier l’Américain, à la tête de sa bande, et malgré les instructions de la Convention, emmena dans la direction de Versailles les prévenus qu’attendaient dans la prison d’Orléans l’arrêt de la Haute Cour. A Versailles, les septembriseurs venus à point nommé de Paris, les devaient tous égorger. Ce crime concerté, accompli de sang-froid, fit courir un frisson d’horreur dans la ville qui avait été témoin du départ des malheureux. Il laissa une haine inexpiable chez tous ceux qui n’étaient pas au nombre des énergumènes. Il est surprenant que Wordsworth n’y fasse aucune allusion ; il ne parle des massacres de septembre que comme d’une tragédie parisienne. La seule chose qu’il commémore de son second séjour à Orléans, soit dans ses Esquisses descriptives, soit dans son Prélude, c’est la proclamation de la République, à l’occasion de laquelle il fait éclater un véritable péan d’allégresse. Ses Esquisses nous le montrent se promenant à la source du Loiret, le 21 septembre, et voyant la rivière, ses rives, la terre entière, transformées par ce mot magique. C’en est fait de la royauté, de toutes les royautés. Le règne du bonheur et de la liberté commence pour les hommes.

Etranges alternatives d’enthousiasme et de dépression, alors que de ces extases il retombait à la pensée de la jeune fille près d’être mère. La put-il revoir à Orléans pendant les quelques semaines qu’il y passa ? Il devait quitter Orléans à la fin d’octobre pour aller à Paris où il restera environ deux mois. Sur les raisons de ces allées et venues rien ne nous renseigne. Il est certain qu’il s’attarde en France au delà du terme qu’il s’était fixé. Le 3 septembre, il annonçait encore à son frère aîné son retour à Londres pour le cours du mois d’octobre. Mais quel motif le faisait s’éloigner d’Orléans avant la délivrance d’Annette ? Sa présence fut-elle jugée préjudiciable au secret que l’on voulait garder ? D’autre part, il ne pouvait se résigner à mettre la mer entre Annette et lui, tant qu’il ne saurait pas l’issue maintenant imminente.

C’est à Paris qu’il apprit la naissance de sa fille. Le 15 décembre 1792, en la paroisse cathédrale de Sainte-Croix était baptisée « Anne-Caroline Wordwodsth (sic), fille de Williams Wordwodsth, Anglois, et de Marie-Anne Vallon. » Paul Vallon était le parrain de l’enfant et Mme Augustin Dufour sa marraine. Le père, absent, était représenté par André-Augustin Dufour, muni d’un pouvoir « ad hoc signé du poète. Le père reconnaissait l’enfant et lui donnait son nom, autant du moins que le vicaire épiscopal Perrin pouvait l’écrire.

Peu de temps après, vers la fin de décembre, Wordsworth regagnait l’Angleterre. Il semble qu’il soit resté en France jusqu’à l’extrême limite de ses ressources. Et c’est à contre-cœur qu’il rentrait dans sa patrie. « C’est, nous dit-il, tiré par la chaîne de la dure nécessité » que « malgré moi je m’éloignai de France. » Mais il laisse croire que c’est la seule ardeur révolutionnaire qui lui faisait souhaiter d’y demeurer. S’il l’avait pu, dit-il, il eût lié sa cause à celle des Girondins. Il nous cache la raison capitale de sa répugnance à quitter le pays où venait de naître son enfant.


VII

Pourquoi Wordsworth quittait-il la France sans épouser Annette ? Il avait reconnu sa fille, pourquoi ne la légitimait-il pas en se mariant avec la mère ? A voir la passion dont il était enflammé en 1792, il semble qu’il l’eût fait alors, s’il l’avait pu. Et cependant il n’y eut point de mariage. Il n’y en eut pas avant la naissance de Caroline, comme en témoigne son certificat de baptême ; il n’y en aura pas postérieurement, comme l’atteste l’acte de décès d’Annette qui mourra « célibataire. »

L’explication la plus probable est son dénuement qui était trop réel. Pour entretenir une femme et un enfant, il lui fallait obtenir l’aide de ses tuteurs, une avance sur l’argent qui devait lui revenir un jour. Pour cela, il était indispensable de gagner leur consentement. Peut-être désarmerait-il leur opposition en se montrant maintenant prêt à entrer dans quelqu’une des carrières qu’ils lui indiquaient, voire la carrière ecclésiastique qui, à cette époque, ne réclamait pas une foi bien stricte. Il retournerait donc en Angleterre pour en revenir bientôt, afin d’assister sur place ou de ramener chez lui celles qu’il laissait en France. Ce plan fut soumis à Annette qui s’y résigna. William reviendrait l’épouser dès qu’il aurait obtenu l’assentiment et l’aide nécessaire de ses tuteurs.

Un autre aurait pu prendre la décision inverse : épouser Annette sur-le-champ pour mettre ses tuteurs devant le fait accompli. Le mariage d’abord ; l’argent viendrait ensuite quand il pourrait. Belle témérité, mais qui trouvait un obstacle dans le fond de prudence inné du jeune poète. Sa circonspection native le portait à surseoir. Il se peut d’ailleurs qu’il soit resté un peu effrayé de la fascination qu’il subissait. En somme, il vivait en France depuis des mois dans un air inconnu, étrange, surchauffé, où il se sentait parfois comme dans un rêve. Annette était bien séduisante, mais elle lui restait en partie mystérieuse. Il s’inquiétait d’avoir abdiqué sa volonté, perdu la direction de ses actes. Elle avait l’initiative et l’entrainait à sa suite, non seulement parce qu’elle avait quatre ans de plus que lui, mais aussi parce qu’elle était douée de cette intrépidité naturelle qui est aveugle aux conséquences, de ce tempérament aventureux qui fera bientôt d’elle une conspiratrice accomplie, une « intrigante, » diront ses adversaires politiques. Qui dira si elle ne trouvait pas dans le secret une jouissance et jusque dans ses malheurs une excitation qui avait un charme ? Wordsworth aurait-il eu au fond de lui une vague inquiétude de celle qu’il aimait ?


VIII

Wordsworth, de retour à Londres, est partagé entre deux soins : la publication de ses deux premiers poèmes (qui sait s’ils ne lui apporteraient pas avec la gloire la fortune ? ) et la démarche nécessaire qu’il doit faire auprès de ses oncles. Il hésite à les affronter, les sachant mécontents et hostiles. Il prie sa sœur Dorothée qui vit avec son oncle, le Dr Cookson, pasteur anglican, de se faire son avocate. Il confie tout à Dorothée qui se sent aussitôt pleine d’affection pour la jeune mère française et pour son enfant. Elle n’imagine pas d’autre issue que le mariage et déjà elle évoque la maisonnette où vivra le nouveau ménage et dans laquelle elle aura sa place. Elle entre spontanément en relations épistolaires avec Annette qu’elle assure de son affection de sœur. Pour cette correspondance elle se remet « à piocher son français. » Mais elle tremble à la pensée de tout dire aux Cookson, dont elle pressent la colère. Elle avoue sa crainte à Annette, qui écrit à William : « Je te prie de l’engager à ne rien dire à ton oncle. Ce sera un combat pénible qu’elle aura à soutenir. Mais tu le juges nécessaire. » Et Annette oublie un moment sa propre détresse pour plaindre Dorothée des chagrins qu’elle lui cause. Elle s’afflige de la savoir privée de toute sympathie :


Vous n’avez personne à qui vous puissiez librement confier l’état pénible de votre âme et vous êtes obligée d’étouffer les larmes que votre sensibilité vous arrache... Je vous recommande de cacher autant que vous le pourrez à votre oncle et à votre tante les raisons qui commandent à vos larmes de couler.


Ainsi s’exprime Annette dans une double lettre écrite le 20 mars 1793 à William et à Dorothée, lettre saisie par la police française en raison de la guerre et qui vient d’être retrouvée dans les Archives de Blois.

Annette est rentrée à Blois avec son enfant. Elle vit dans sa famille, mais par peur du scandale elle a été obligée de se séparer de Caroline qui a été mise en nourrice à peu de distance, si bien que la pauvre mère lui fait d’incessantes visites. Elle entretient avec William une correspondance copieuse. Si la lettre à William du 20 mars est relativement courte, c’est qu’elle lui en a écrit une « bien longue » le dimanche dernier et qu’elle lui en promet une autre pour le dimanche suivant. C’est aussi parce qu’elle se consacre surtout cette fois à Dorothée à qui elle doit une réponse et à qui elle fait large mesure.

Les deux lettres réunies sont un long et pathétique appel à l’ami éloigné. A chaque page se répète la prière : Reviens m’épouser. Elle souffre trop en son absence. Elle l’aime si passionnément ! Quand elle étreint son enfant, elle croit tenir William dans ses bras : « Son petit cœur bat souvent contre le mien ; je crois sentir celui de son père. » Elle écrit à Dorothée :

Je voudrais vous donner quelque consolation, mais, hélas ! je ne le peux. C’est à moi d’en chercher auprès de vous. C’est dans l’assurance de votre amitié que je trouve quelque soulagement et dans l’inviolabilité des sentiments de mon cher Williams (sic). Je ne peux être heureuse sans lui, je le désire tous les jours.


Elle essaie bien parfois d’appeler la raison à son secours. Elle veut le retour de son ami et le redoute, car la guerre est menaçante. Elle se contredit quatre fois en dix lignes :


Je serais plus consolée si nous étions mariés, mais aussi je regarde [comme] presque impossible que tu t’exposes si nous avons la guerre. Tu serais peut-être pris prisonnier (sic). Mais où m’égarent mes désirs ?


Je parle comme si je touchais à l’instant de mon bonheur. Écris-moi ce que tu penses à ce sujet et mets la plus grande activité à hâter le bonheur de la fille et le mien, mais surtout s’il n’y a pas le moindre risque ; mais je crois que la guerre ne sera pas longue. Je voudrais voir nos deux nations [réconciliées.] C’est un de mes vœux les plus sincères. Mais surtout informe-toi d’un moyen pour nous écrire en cas que la correspondance entre les deux royaumes fût interrompue.


Son plus fort argument, pour réclamer le mariage, c’est moins sa passion de femme que son amour maternel. Elle admettrait que William ne vînt que pour repartir aussitôt, s’il lui fallait repartir. Malgré le besoin de lui qu’elle a pour être heureuse, elle ferait ce sacrifice. Mais alors, sa situation régularisée, sa fille pourrait lui être rendue. Elle écrit à Dorothée :


Je puis vous assurer que si j’étais assez heureuse pour que mon cher Williams pût faire le voyage de France pour venir me donner le titre de sa femme, je serais consolée. D’abord ma fille aurait un père et sa pauvre mère jouirait du bonheur de l’avoir toujours avec elle. Je lui donnerais moi-même des soins que je suis jalouse qu’elle reçoive de mains étrangères. Je ne ferais plus rougir ma famille en l’appelant ma fille, ma Caroline ; je la prendrais avec moi et j’irais à la campagne. Il n’est pas de solitude où je ne trouve de charme avec elle.


Sa pire souffrance a été le jour où l’enfant fit sa première sortie et où la femme qui la portait passa devant la maison de la mère sans s’arrêter. « Cette scène, écrit-elle à Dorothée, m’a valu une journée entière de larmes. Elles coulent encore... »

C’est du reste à parler de la petite Caroline qu’elle emploie presque toutes ses pages. Elle est intarissable sur les merveilleux progrès du bébé de trois mois. Elle la voit si belle, si ressemblante à son père, bien qu’elle n’ait pas ses cheveux blonds. Elle a avec l’enfant maint et maint dialogue tendre et puéril. Elle la couvre de baisers et la baigne de larmes. Elle dit sa vanité à la parer, à lui mettre la « petite toque rose qui lui va si bien » et qu’elle fit naguère baiser à William.


La première fois qu’elle l’a portée, c’est moi qui la lui mis moi-même après l’avoir baisée mille fois. Je lui dis : Embrasse, ma Caroline, cette coiffure. Ton père n’est pas si heureux que moi ; il ne la verra pas ; mais elle doit l’être chère ; il y a mis sa bouche.


L’impression que laissent ces lettres, c’est d’abord qu’Annette est vraiment, sincèrement, bonne et passionnée. Il n’est pas un mot d’amertume ni de récrimination dans toutes ces pages. Son désintéressement n’est pas moins manifeste. Elle n’élève aucune plainte de misère, aucune demande d’aide matérielle. Elle est toute sensibilité. Elle l’est trop pour notre goût d’aujourd’hui, même en tenant compte des circonstances dans lesquelles elle écrit. Sur sa tendresse naturelle s’est superposée, on le sent, la lecture des romans d’alors, où les larmes coulaient à flots, où abondaient les apostrophes émouvantes. Cela est d’autant plus notoire que sa culture est plus sommaire. Ni ponctuation ni orthographe dans ses épîtres. Çà et là des tours de langage populaire, comme « le chagrin que vous avez rapport à moi, » alternent avec des périodes entières où ruisselle abondamment la faconde sensible de cette génération. Elle écrit à Dorothée :


Souvent seule dans ma chambre avec ses lettres (celles de William), je crois qu’il va entrer. Je suis prête à me jeter dans ses bras et lui dire : « Viens, mon ami, viens essuyer des larmes qui coulent depuis longtemps pour toi ; volons voir Caroline, ton enfant, ta ressemblance ; vois ta femme, le chagrin l’a bien changée ; la reconnais-tu ? oui, à cette émotion que ton cœur doit partager avec le sien. Si ses traits sont changés, si cette pâleur la rend méconnaissable, son cœur est toujours le même. Il est toujours à toi. Reconnais ton Annette, la tendre mère de Caroline... » Ah ! ma chère sœur, voilà l’état où je suis continuellement ; revenue de mon erreur comme d’un songe, je ne le vois point, le père de mon enfant ; il est bien loir » de moi. Ces scènes se renouvellent bien souvent et me jettent dans une mélancolie extrême.


Intarissable quand elle épanche son cœur, elle ne semble être sollicitée par aucune curiosité d’esprit. C’est une amante qui se désole, une mère qui raffole. Mais de ce William qu’elle aspire d’une telle ardeur à revoir, elle parait tout ignorer et pourtant ne rien chercher à savoir. Elle ne s’enquiert pas de ce qu’il fait ; sait-elle même qu’il est poète ? De la guerre, de la politique, de la Terreur qui commence, elle n’a pas un mot à dire, sauf pour ce qui touche au voyage de son ami. L’absorption sentimentale est absolue. Le pathétique est sans détente.

On peut imaginer l’ébranlement de Wordsworth en recevant ces lettres émouvantes qui furent d’abord fréquentes. Lui en parvint-il beaucoup d’autres après le 20 mars 1793 ? Les suivantes furent-elles également interceptées ? Nous n’aurons trace d’une nouvelle lettre d’Annette que vers la fin de 1795. Mais une chose est certaine, c’est que Dorothée accomplit sa difficile mission. Elle parla à son oncle Cookson. Le résultat ne fut pas favorable. Elle se plaint le 16 juin, dans une lettre à son amie Jane Pollard, « des préventions de ses deux oncles contre son cher William. » Elle a dû entendre tout un réquisitoire contre lui et en être un peu ébranlée, car elle avoue « qu’il mérite quelque blâme. » Elle a peur qu’il n’approuve les Terroristes : « Est-ce qu’il soutient ces atroces Français ? Il n’existe pourtant pas de meilleur Anglais que lui. Peut-il être vrai qu’il soit hérétique ? » Mais son affection la rassure vite. Elle voit dans la nature étrange et capricieuse de son frère, dans ses égarements mêmes, la preuve de son génie.

Rebuté par ses tuteurs, appelé par Annette, que fit Wordsworth ? La guerre, qui existait officiellement depuis le 1er février, était peu à peu devenue une réalité. Les amoureux qui s’étaient promis une prompte réunion se trouvaient séparés par un obstacle presque insurmontable. William ne pouvait risquer un nouveau séjour en France qu’au prix des plus grandes difficultés et des plus grands dangers ? Courut-il ce risque redoutable ? C’est une question pendante. Carlyle rapporte que Wordsworth lui aurait dit en 1840 avoir assisté à l’exécution de Gorsas, premier des Girondins menés à l’échafaud, laquelle eut lieu le 7 octobre 1793. On n’a aucune trace de ce séjour. Le poète lui-même n’y fait aucune allusion. M. Harper pense que, comme nous n’avons rien à cette date qui fixe les faits et gestes du poète, on peut à la rigueur admettre qu’il ait pour revoir Annette tenté la périlleuse aventure. On le voudrait du moins : un acte de généreuse témérité ne déplairait pas. Mais est-ce probable ? Il ne pouvait guère retourner auprès d’Annette sans l’épouser, et nous savons qu’il ne l’épousa pas. Non seulement il était toujours sans argent, vivant aux dépens de camarades qui le faisaient voyager en Angleterre avec eux ou l’invitaient à séjourner sous leur toit, mais il y avait en lui cette prudence fondamentale que nous avons dite et qui l’a toujours, avec la complicité des circonstances, retenu des entreprises où il y aurait eu un peu de folie. Quelque chose l’arrêtait au bord du gouffre. Il n’était pas homme à défier le destin. Il est celui qui songe un temps à unir son sort au sort des Girondins, mais ne passe pas à l’acte ; celui qui, en pleine réaction anglaise, écrit une fière réplique républicaine à l’évêque de Llandaff, mais la garde manuscrite, et peut-être même sans l’envoyer à son adversaire ; celui qui se met en 1793 à composer des vers satiriques contre la Cour et le Régent, mais jamais ne les publiera. Il avait un courage plus passif qu’agissant. Il était capable d’entêtement, d’opiniâtreté, de refus de céder, mais non de cette fougue qui se jette sur un canon chargé. Il est donc plus probable qu’il resta en Angleterre sous la Terreur, comme il le dit lui-même dans son Prélude, tout frémissant de colère contre les ministres de son pays qu’il rendait responsables de la guerre, souhaitant la victoire à la République sur ses ennemis, sur les Anglais eux-mêmes, refusant de se joindre aux actions de grâce dont les églises d’Angleterre saluaient les succès maritimes de leur peuple, applaudissant même tout bas aux défaites des armées anglaises.

Ses vers d’alors sont lugubres. Il y met toute sa colère contre la guerre dont il se complaît à dire les atrocités, à peindre le retentissement douloureux sur les individus et les familles ; il y déploie son indignation contre la société entière, mal faite, injuste, impitoyable aux humbles, sans cœur et sans charité. (Crime et Chagrin.) Mais il est de plus mécontent de lui-même, mordu par sa conscience. Pour faire face à des besoins qui ne sont plus seulement les siens, il devrait travailler avec résolution, et il reste le vagabond qui ajourne le choix d’une carrière profitable. Il vit au jour le jour, aussi réfractaire au joug que lorsqu’il n’avait ni charges ni responsabilités. C’est la grande faute morale de ces années. Son excuse est que, fùt-il devenu riche par son labeur, il n’aurait pu pendant la guerre faire partager sa fortune ni à la mère ni à l’enfant. Il en résultait une sorte d’inertie faite d’éléments divers : dégoût général d’une société devenue odieuse, répugnance invincible à toute profession régulière, impuissance à aider les délaissées, et par-dessus tout cela, la sollicitation de son génie. Un homme ordinaire eût vu plus clairement son devoir urgent que ce poète harcelé par le démon des vers.

D’ailleurs, si nous sommes sûrs qu’il tînt pour son devoir d’aider Annette, il est moins certain qu’il fût toujours prêt à l’épouser. C’est en cette même année 1793 qu’il devenait le disciple convaincu du philosophe Godwin, lequel était l’adversaire du mariage, institution funeste, car la cohabitation n’est-elle pas un des dangers les plus troublants pour l’entendement qui a besoin de calme et d’impassibilité ? Le mariage était à reléguer parmi les préjugés par le sage. Le poète fait écho au philosophe. Il répudie en ce moment toute institution, toute loi, toute croyance, tout rite, pour s’en remettre à la seule « liberté personnelle, qui, supérieure aux aveugles restrictions des lois générales, n’adopte qu’un guide : la lumière des circonstances projetée sur une intelligence indépendante. » Il va plus loin encore dans l’affranchissement ; il lutte contre la pitié même, source fréquente d’injustice. Il cherche à s’endurcir le cœur, comme l’Oswald de ses Borderers. « Ce sont les ruses de la femme et les artifices de la vieillesse qui ont fait de la faiblesse une protection, et obscurci les formes morales des choses. » Le premier devoir est pour lui de garder intactes ses facultés intellectuelles, son don poétique surtout, menacés par les appels angoissés qui lui viennent de Blois. Sa nature était trop tendre et passionnée pour qu’il réussît à la cuirasser contre la compassion. Mais qu’il ait alors essayé de se roidir est probable, et probable aussi qu’il ait tenu ce roidissement pour une vertu plus haute. Son premier biographe, son neveu l’évêque Wordsworth, qui eut en main et détruisit ensuite les pièces du procès, ne dissimule pas que les doctrines de son oncle descendirent alors jusque dans sa conduite. Il en attribue, il est vrai, le mal à la Révolution et à la France : « Les théories les plus licencieuses étaient émises ; toutes les institutions étaient brisées ; le libertinage était la loi. « Le jeune Wordsworth émancipé par la Révolution aurait donc été un temps assez semblable à ce Solitaire de son Excursion qui « ne se faisait pas scrupule de proclamer et de propager par la liberté de sa conduite ses croyances nouvelles. » Ce n’était certes pas un Don Juan, mais ce pouvait bien être un adepte de l’union libre.

Pendant qu’il essayait d’étouffer la voix de son cœur et celle de sa conscience en se réfugiant dans l’abstraction des théories morales, Annette de son côté, arrachée à sa tristesse plaintive par une tragédie voisine, se prenait peu à peu d’une fièvre politique qui allait balancer en elle par d’autres ardeurs celles de l’amour.


IX

De telles angoisses devaient tourmenter les Vallon sous la Terreur, que la pénible situation de la jeune mère sans mari passa bientôt au second rang de leurs soucis. Annette elle-même cessa de vivre repliée sur son infortune. Au moment où elle écrivait à Wordsworth et à Dorothée sa lettre mouillée de larmes, la Terreur sévissait à Orléans, et Paul, son frère préféré, celui qui l’avait soutenue au temps de son épreuve, allait sentir sur sa tête le vent du sinistre couperet.

Paul Vallon s’était trouvé compromis dans le prétendu attentat contre le représentant du peuple Léonard Bourdon, affaire où le grotesque et l’atroce sont inextricablement mêlés. Le récit en est fait tout au long par Mortimer-Ternaux dans son Histoire de la Terreur. Provoqués par Bourdon et sa bande de jacobins, les gardes-nationaux d’Orléans avaient résisté, et dans la bagarre Bourdon, avait reçu quelques blessures légères. Ces égratignures lui avaient suffi pour se donner figure de martyr républicain et pour crier vengeance. Trompée par son rapport, la Convention avait déclaré Orléans en état de rébellion et décidé que les auteurs de « l’attentat » seraient traduits devant le tribunal révolutionnaire.

Une trentaine de suspects sont incriminés, au nombre desquels figurent l’ex-propriétaire de Wordsworth, Gellet-Duvivier, et le frère d’Annette, Paul Vallon.

On a peine à se faire une idée du vide de la plupart des charges recueillies par les Commissaires du pouvoir exécutif qui informent à Orléans. Passe encore pour le pauvre Gellet-Duvivier. N’ayant pas sa tête à lui, il s’est montré dans la rixe l’un des plus exaltés de la garde nationale où il est grenadier. Il a non seulement proféré des injures contre Bourdon et contre la Convention, mais il a pris le député par le collet et l’a jeté par terre, il l’a frappé de son sabre ; il aurait même tiré un coup de feu. Aussi bien a-t-il été le premier arrêté.

Mais on lit avec stupeur les accusations portées contre Paul Vallon qui était de garde extraordinaire à l’Hôtel de Ville : il est coupable d’avoir essayé de s’arracher des mains des patriotes ; il n’est pas venu aider les assaillants de Bourdon, mais il a été appelé à l’aide par eux, et cela suffisait amplement pour avoir la tête tranchée. N’était-il pas connu en ville pour un ami de l’ancien régime ?

Les accusés, transférés à Paris, à la Conciergerie du Palais, sont traduits par Fouquier-Tinville devant son tribunal. La fille mineure de Gellet-Duvivier présente une supplique où elle expose que, depuis la mort de sa femme, le pauvre homme n’a plus sa raison, que les gens d’Orléans le savent imbécile, que, depuis son arrestation, sa démence est complète, qu’il empêche ses compagnons de chambrée de reposer par ses cris incohérents ; que, lorsqu’elle rend visite à son père, il ne la reconnaît pas ; il l’appelle sa femme ou lui demande de l’épouser. Elle requiert qu’il soit examiné pour que l’on constate sa folie ou son imbécillité.

Correctement, Fouquier-Tinville accorde l’examen, mais le pauvre Gellet-Duvivier n’en est pas moins un des neuf accusés d’Orléans qui, le 13 juillet, montent sur l’échafaud.

Il faudra que le 9 thermidor arrive et que près de deux ans s’écoulent pour que l’abominable procès soit révisé, lorsque six sections de la commune de Dijon, — la ville où s’était rendu Bourdon aussitôt après la rixe d’Orléans, — dénonceront le député pour s’être vanté d’avoir provoqué lui-même et à dessein la bagarre (9 mai 1795).

Cependant, plus prudent et plus heureux que Gellet-Duvivier, Paul Vallon a pu sauver sa tête. Quand on avait voulu l’arrêter, le 24 avril 1793, il avait disparu. Il est parmi les accusés notés absents que Fouquier-Tinville condamnait le 16 juin à être appréhendés et écroués à la Conciergerie. Il s’est caché à Orléans même chez un M. Petitloi, dit une tradition de famille. Mais on peut imaginer les angoisses des siens, de ses sœurs, pendant tous ces mois où le moindre mot pouvait le perdre. Nul doute qu’il n’ait été assisté par elles autant qu’elles le pouvaient, avec la constante inquiétude de le trahir par leurs secours mêmes. Nul doute non plus que l’atroce injustice dont leur frère était victime n’ait insuffle à ces femmes la haine de la Révolution.

Cette sinistre affaire devait tenir grande place dans les lettres qu’Annette continuait d’envoyer à Wordsworth. Mais les recevait-il ? Et ses lettres à lui parvenaient-elles à la jeune femme ? La première qu’il ait reçue à notre connaissance est celle dont Dorothée parlait à une amie en novembre 1795 : « William a reçu une lettre de France depuis que nous sommes arrivés ici (à Racedown). Annette dit qu’elle en a envoyé une demi-douzaine dont aucune ne nous est parvenue. » La violence de la guerre rendait toute correspondance précaire, presque impossible. Les relations au contraire redevinrent fréquentes lors des préliminaires de la paix d’Amiens. Alors, du 21 décembre 1801 au 24 mars 1802, les journaux de Dorothée enregistrent toute une série de lettres échangées entre le poète et son amie. Il est manifeste que leur correspondance a été aussi active qu’il se pouvait, et que les circonstances seules l’ont empêchée d’être continue.


X

Si, dans cette nouvelle série de lettres, Annette n’a plus d’aussi tragiques aventures à relater, les incidents, les malheurs et les dangers n’ont pourtant manqué ni à elle ni aux siens, après une brève accalmie.

La Terreur finie, Paul Vallon sorti de sa cachette et rentré dans l’étude de Me Courtois, il semble qu’il y eut une courte période pendant laquelle la famille Vallon put respirer à l’aise. Les trois sœurs vivaient ensemble à Blois, pauvres sans doute (qui ne l’était alors ?) mais en relations avec la meilleure société de la ville. Elles habitaient la maison de famille de la rue du Pont. A l’abri du nom de Madame William qu’elle avait pris, ou de Veuve William, — car on rencontre alternativement l’un et l’autre, — Annette protégée du scandale élevait Caroline. Son frère Charles-Henry, devenu le chef de famille par la mort de Jean-Jacques, était dans une situation prospère. Il avait obtenu en 1794 la place enviée d’officier de santé en chef de l’hôpital de Blois.

La vie, après la chute de Robespierre et pendant tout le Directoire, malgré les troubles persistants, malgré la guerre et la misère générale du pays, avait la douceur d’une convalescence. Elle semble avoir eu alors à Blois un charme particulier, à en croire Dufort, comte de Cheverny, qui en a tracé dans ses mémoires un idyllique tableau :


Grâces soient rendues aux. habitants de la ville de Blois qui ont su rendre la société qui s’y réunit la plus agréable possible. Blois est préférable à tous égards aux trois villes qui l’avoisinent : Orléans, Vendôme et Tours, et de tout temps elle a obtenu coite distinction. Le peu de fortune des habitants a fait disparaître toute rivalité, et les distinctions de rang y sont nulles. Le peu de commerce qui s’y fait n’excite pas la concurrence ; le peu de gens qui y vivent y restent par un attrait irrésistible. Malgré (ajoute-t-il) la pénurie qui atteint toutes les classes, on se réunit, vingt, trente personnes, quelquefois plus. L’étranger qui est reçu dans ces réunions peut se croire au milieu d’une famille. Les femmes y sont élégamment mises, et l’on y compte presque autant de filles à marier plus jolies les unes que les autres. La musique y est portée à une grande perfection... On y donne des concerts qui paraîtraient bons même à Paris.


Un bel esprit de charité y régnait envers les victimes de la Révolution, nous affirme un autre témoin, la femme du docteur Chambon de Montaux qui vécut à Blois de 1793 à 1804 : « On ne tarirait pas si l’on voulait rendre compte des traits d’humanité que les habitants de Blois ont exercée envers les malheureux proscrits. Nous y avons été accueillis et prévenus par la noblesse de la ville, amie du Roi et de l’Etat, comme par des frères, et nos larmes y furent essuyées par l’amitié. »

Les royalistes y sont actifs et ‘nombreux. Blois est « un des plus ardents foyers de la contre-Révolution. » Le 9 thermidor y a fait naître de grands espoirs. L’insurrection de Vendémiaire y a eu des agents zélés en correspondance avec les sections en révolte de Paris et parmi ces agents figurent déjà des hommes, comme Guyon de Montlivault et Pardessus jeune, que nous retrouverons sans cesse au nombre des amis des sœurs Vallon. Ces premières espérances devaient être anéanties le 13 vendémiaire (5 octobre 1793) par le jeune Bonaparte devant l’église Saint-Roch. Il en résulta d’abord un grand découragement pour les royalistes. Très différent devait être le ton de la lettre d’Annette signalée par Dorothée le 30 novembre, selon qu’elle avait été écrite avant ou après le 13 vendémiaire.

Mais le parti reprit vite courage. Sans renoncer à son but, il changea de tactique. A l’insurrection parisienne, succéda la chouannerie provinciale dont Blois devait être un des principaux centres et dans laquelle Annette se lança de grand cœur. Elle s’associa aux Chouans les plus combatifs, ceux que réprouvait le comte de Cheverny, lequel avait pour plan de se conserver, lui et les siens, « par une nullité absolue. »

Cheverny abonde en récriminations contre les imprudents de son ordre ou de son parti, ceux qui compromettaient la sécurité des autres par leurs intrigues. Mais, à l’occasion, lorsqu’un coup adroit a bien réussi, il ne peut se tenir d’y applaudir. C’est ainsi qu’il raconte avec plaisir certain incident blésois où figure l’une des trois sœurs.

C’est à la suite d’un coup de barre à gauche donné par le Directoire. La loi du 22 germinal an IV (11 avril 1796) venait d’édicter des sévérités nouvelles contre les prêtres réfractaires et les émigrés. Or, il y avait deux de ces derniers dans la prison de Blois. Un complot se noua en ville pour les faire évader. Un matin, cinq personnes étaient arrêtées devant la prison par la patrouille, parmi lesquelles Lacaille fils, âgé de seize ans, armurier, et un apprenti chirurgien de chez Vallon. On les accuse d’avoir machiné l’évasion des émigrés. On a trouvé près d’eux, par terre, une échelle de corde très bien faite. Et Cheverny nous dit ici .


Une demoiselle Vallon, fille pleine de mérite et d’obligeance, est interrogée devant le jury, comme ayant commandé vingt-sept brasses de corde pour faire l’échelle qui devait sauver les prisonniers. Elle avoue avoir commandé la corde, mais elle dit qu’elle existe encore dans son grenier, ce qui est vrai. Ainsi, elle est absoute.


Si Cheverny la félicite, c’est sans doute qu’il trouve qu’elle fut dans la circonstance à la fois hardie à favoriser l’évasion et experte à se tirer d’affaire. Bien que nous ne puissions dire avec certitude laquelle des demoiselles Vallon Cheverny avait dans sa pensée, il y a bien des chances pour que ce soit Annette, toujours signalée comme la plus agissante des trois. Elle se détache maintenant de ses oncles, les prêtres constitutionnels, et retourne à l’ancien culte. On trouve sa signature à un mariage secret catholique-romain célébré dans la chapelle domestique tenant lieu de la paroisse Saint-Honoré, le 14 juillet 1795. Elle signe cette fois (c’est la seule) William Wordsworth Vallon. Il semble qu’elle entraîne à sa suite ses proches. Le 29 décembre 1796, son frère Charles-Henry qui, deux ans plus tôt, avait épousé civilement une demoiselle Charruyau, fait consacrer en secret son union par un prêtre réfractai re dans une chambre de la maison de la rue Pierre-de-Blois qui remplace l’église Saint-Solenne.

Annette et ses sœurs, mais elle plus particulièrement, sont affiliées à ces quelques familles « trop accusées » que réprouve Cheverny. Elles sont au cœur de cette chouannerie où se distinguent Pardessus jeune, Charles de Rancogne, Guyon de Montlivault, avec lesquels leurs relations sont étroites.

Guyon de Montlivault est le chef nominal de la chouannerie blésoise. Cheverny qui n’aime pas ce turbulent le traite « d’ambilieux qui n’avait la confiance de personne. » Montlivault, certes, manque de circonspection. Il livre ingénument les secrets de la chouannerie blésoise à un espion qui se fait passer près de lui pour Chouan et qui rédige un mémoire sur les conseils des Chouans, remis le 3 mars 1797 au ministre de la Police générale. « J’ai appris par lui, dit l’espion, que Blois avait une brigade de Chouans soldée, liée par le serment ordinaire, prise dans la classe des artisans et manœuvres, mais d’une moralité sûre et constatée, et uniquement destinée à l’exécution secrète des projets du Conseil. » Leur tactique est de provoquer les ex-terroristes à s’agiter, afin de défourner sur eux les soupçons du Directoire. Les Chouans s’engagent à favoriser par tous les moyens le parti catholique et royal.

Ce n’est pas simple affaire de caste, comme on voit. Le peuple fournit les gros bataillons. Une partie de la population entre allègrement en lutte avec les Jacobins, les hue, les conspue, les rosse à l’occasion. On trouve dans les rangs des conspirateurs des hommes de toute origine. Les demoiselles Vallon ouvrent leur maison à des nobles comme Montlivault et Rancogne, à des bourgeois comme Jean-Marie Pardessus, à des artisans comme l’armurier Lacaille et ses fils, pour citer seulement ceux dont les rapports de police associent les noms aux leurs. Le père de Pardessus a été incarcéré sous la Terreur, son frère cadet a été tué à Savenay en combattant sous Laroche jaquelin, Jean-Marie lui-même est l’avocat ordinaire des Chouans traduits en justice dans la région ; Charles, fils du marquis de Rancogne, malgré les objurgations de son père aussi timoré que Cheverny, est un temps capitaine sous Georges Cadoudal ; les fils Lacaille ont aussi, assure-t-on, combattu sous le même chef ; les apprentis de Lacaille sont connus pour leur exaltation ; l’un d’eux ira se faire fusiller à Brest comme suspect d’espionnage au compte des Anglais.

Sans doute le lieu de réunion ordinaire des Chouans est l’auberge de Berruet « Aux Trois Marchands. » Mais il y a des asiles plus secrets, surtout pour ceux qui sont traqués, et la maison des sœurs Vallon est un de ces refuges. Nous ne savons pas les noms de ces Français « en nombre infini » qui ont dû leur salut à Annette, comme nous l’apprend un document de la Restauration ; qui ont été « sauvés, cachés et secourus » par elle, de ces « émigrés et prêtres persécutés qu’elle a fait échapper des prisons et arrachés à la mort. » Parmi ceux qui attesteront alors son dévouement, un seul, le chevalier de La Rochemouhet, déclarera « que Mme Williams lui a sauvé la vie en exposant la sienne. » Les autres seront plutôt des témoins que des obligés personnels, — Théodore de Montlivault, le comte de Salaberry, le vicomte de Malartic, le baron de Tardif, etc. Peut-être le vicomte de Montmorency-Laval lui dut-il assistance directe dans ses épreuves. Grand libéral naguère, — n’est-ce pas lui qui proposa dans la nuit du 4 août la suppression des privilèges nobiliaires ? — il s’était repenti de ce qu’il appelait ses erreurs ; il était à la fin du siècle dans le Loir-et-Cher, menacé d’arrestation. Quand les Bourbons seront rétablis, il marquera à Annette sa gratitude.

Tous ceux qui ont porté quelque coup aux Jacobins ont gagné l’affection d’Annette, par exemple ce Nicolas Bailly que nous verrons plus tard son grand ami. C’est lui qui, chargé du réquisitoire contre Babeuf et les babouvistes à Vendôme en mai 1797, contribua à la condamnation du socialiste redouté et à la déconfiture des Jacobins qui le soutenaient.

L’activité des sœurs Vallon était extrême, surtout celle d’Annette, et ne pouvait échapper à l’attention du gouvernement Les recherches de la police vont se resserrant et aboutissent au signalement d’une longue liste de suspects dont le ministre de la Justice ordonne l’arrestation. Cela commence à la fin du Directoire, avec l’entrée de Fouché au ministère de la Justice, et se continue pendant les premiers mois du Consulat. Du 10 octobre 1799 au 31 janvier 1800, sont décrétés d’arrestation Montlivault, Montmorency-Laval, Rancogne fils, Jean-Marie Pardessus, Puzela, futur beau-père de Paul Vallon que nous retrouverons, entre beaucoup d’autres. Annette est au nombre des personnes qui ne doivent pas être arrêtées immédiatement, mais pour lesquelles la justice déclare qu’ « il serait bon d’avoir l’ordre de faire visite domiciliaire, d’examiner leurs papiers et de les arrêter si on découvre quelques machinations. » (Feuille de police du 31 janvier 1800.) Elle est signalée sur la feuille de police par ces mots :

« Veuve Williams à Blois, donne retraite aux Chouans. » Nous ignorons si la perquisition eut lieu. Ce qui est certain, c’est qu’une action plus cohérente s’exerce maintenant contre les Chouans. La plupart sont démasqués ; les uns sont incarcérés, les autres surveillés et réduits à l’impuissance. La grande lutte à main armée dans l’Ouest s’achève le 26 janvier 1800 par la défaite de Georges Cadoudal à Pont-de-Loch, suivie de sa soumission. Les Chouans ne seront plus capables que de mouvements spasmodiques dans les années suivantes.

Source de tristesse pour la fervente royaliste qu’était Annette. Des chagrins d’ordre privé s’y ajoutaient. Sa sœur aînée Françoise à trente-cinq ans passés était victime d’un égarement sentimental. Et voici que son frère Paul avait quitté brusquement Orléans en 1800 pour mener à Paris une existence précaire et désordonnée dont nous reparlerons. Il n’est pas probable qu’Annette relatât toutes ces misères dans les lettres que recevait d’elle Wordsworth au début de 1802, mais elle en pouvait dire assez pour justifier l’exclamation de Dorothée : « Pauvre Annette ! »


EMILE LEGOUIS.