Le Roman de Renart/Aventure 13

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 77-84).

TREIZIÈME AVENTURE.

Comment Renart eut vengeance de Primaut, et comment il le fit battre par les harengers.



Laissons là Primaut, pour revenir à Renart, qui cherche à se consoler de la perte de l’oison, et se bat les flancs pour trouver autre chose à mettre sous la dent. Mais, quand après avoir assez couru, il vit que le bois ne lui offroit pas grande chance de butin, il reprit le sentier qui conduisoit au chemin de la foire, et regagnant les abords de la grande route, il résolut d’y attendre quelque aventure. Il n’étoit pas au guet depuis longtemps, quand il entendit venir une lourde charrette[1]. C’etoit des marchands de poisson qui conduisoient à la foire une provision de tanches et de harengs. Renart, loin de s’effrayer de leur approche, se vautre dans la terre humide, s’étend en travers du chemin, la queue roide, la pelisse toute blanchie de fange. Il se place jambes en l’air, dents serrées, balèvres rentrées, langue tirée et les yeux fermés. Les marchands en passant ne manquent pas de l’appercevoir. « Oh ! regarde, » dit le premier, « par ma foi c’est un goupil. Belle occasion de payer avec sa peau l’écot de la nuit ! Elle est vraiment belle, on en feroit une bonne garniture de surcot ; je ne la donnerois pas pour quatre livres. — « Mais, » dit un autre, « elle les vaut, et mieux encore ; il ne faut que regarder la gorge. Voyez comme elle est blanche ! Or, mettons-le dans la voiture, et dès que nous serons arrivés, nous lui ôterons ce manteau qui doit lui tenir trop chaud. »

Cela dit, on le lève, on le jette sur la charrette, on l’étend au-dessus d’un grand panier, on le recouvre de la banne, puis on se remet en route. Ce panier contenoit pour le moins un millier de harengs frais. Renart que les marchands ne surveilloient guères, commence par en savourer une douzaine ; puis la faim cesse et la satiété arrive. C’est le moment de penser à s’échapper ; et comme, tout en dévorant, il n’oublioit pas la félonie de Primaut, il avise un expédient qui va lui fournir un excellent moyen de vengeance. Il prend entre ses dents un des plus beaux harengs, joint les pieds, fait un saut et le voilà sur le pré. Mais avant de s’éloigner, il ne peut se tenir de gaber un peu les marchands : « Bon voyage, les vilains ! je n’ai plus affaire de vous et je vous engage ne pas compter sur ma peau pour votre écot. Vos harengs sont très-bons ; je n’en regrette pas le prix. À vous le reste, sauf celui-ci que j’emporte pour la faim prochaine. Dieu vous garde, les vilains ! »

Cela dit, Renart joue des jambes, et les harengers de se regarder confus et ébaubis. Ils le huent, ils le menacent ; peines perdues, il n’en presse pas d’un brin son allure. Il va le trot, le pas, l’amble ; à travers monts, bosquets, plaines et vallées, jusqu’à ce qu’il ait enfin regagné l’endroit où il avoit laissé Primaut.

Primaut y étoit encore ; et il faut le dire à son honneur, il ne put, en revoyant Renart, s’empêcher de verser deux larmes de repentir. Il se lève même, va de quelques pas à sa rencontre, et quand il se trouve à portée, il le salue d’un air contrit. Pour Renart, il fait semblant de ne pas le voir. « Beau compain, » dit Primaut, « de grâce, ne me tenez pas rigueur. J’ai failli, je le reconnois ; mais je vous offre satisfaction : laquelle voulez-vous ? — « Primaut, » répondit Renart, « au moins pourriez-vous bien vous dispenser de railler : si vous avez mangé seul le morceau que nous avions gagné de commun, c’est un trait de gloutonnerie qui doit vous suffire, sans que vous ayez besoin d’alléguer de méchantes excuses. Les occasions de vous amender ne manqueront pas, si vous les cherchez. — Ah ! Renart, je dis la vérité ; oui, je ressens un profond regret de vous avoir fait tort : Apprenez que je n’en ai de rien profité. Je me disposois à manger notre oison, quand tout à coup voilà Mouflart qui fond sur moi et le happe, sans me laisser le temps de le retenir. Le vilain l’a dit avec raison : entre la bouche et la cuiller il y a souvent grand encombre. J’essayai d’attendrir le vautour, peines perdues, il me répondit comme j’avois fait à vous, mon cher compain ! que je gâtois mon français, et que je ne mangerois que ses restes. N’ai-je donc pas bon sujet de me repentir de ne pas vous avoir donné part à l’oison ! mais, ami Renart, tout le monde n’est pas aussi sage, aussi honnête que vous : le fou doit faire des folies, heureux s’il a, comme moi, le repentir et la résolution de mieux agir une autre fois. Demeurons bons amis, croyez-moi, et ne parlons plus de ce qui est passé.

— Eh bien, soit ! » dit Renart, « j’oublie tout, puisque vous le désirez ; mais je voudrois que votre foi fût engagée : promettez de me tenir loyauté, et je m’engagerai de même envers vous. » Tous deux alors tendirent les mains, en signe d’alliance. Mais Primaut seul étoit en résolution de tenir la parole donnée.

Cependant, Primaut n’avoit pas cessé d’être à jeun, et apercevant le hareng que Renart avoit apporté : « Que tiens-tu là, compain, » dit-il, « entre tes pieds ? — C’est un hareng, un simple hareng : Je viens d’en manger tant que j’ai voulu, dans une charrette qui se rendoit à la foire. — Ah ! compain, » reprit Primaut, « tu sais que depuis hier matin je n’ai rien mangé ; voudrois-tu bien me donner ce poisson ? — Très-volontiers, » dit Renart, « le voici. » Primaut l’eut en un instant dévoré. « Ah ! le bon hareng, pourquoi n’est-il mieux accompagné ! hélas ! il n’a pu tout seul apaiser une faim telle que la mienne. Mais, ami Renart, de grâce, comment as-tu pu gagner ceux que tu as mangés ? — Voici toute l’histoire, » répond l’autre. « Quand je vis venir la charrette, je me couchai tout du long sur le chemin, faisant mine de mort. Les marchands crurent qu’il suffisoit de me jeter sur leurs paniers pour être maîtres de ma peau. Alors je fis mon repas, puis en descendant j’emportai un hareng à votre intention ; car voyez-vous, Primaut, malgré votre mauvaise conduite, je vous aimois toujours. Mais maintenant, j’y pense : il ne tiendroit qu’à vous d’avoir la même aubaine ; seulement il faudroit courir après la charrette, avant qu’elle n’arrivât à la foire. Vous savez comme j’ai fait, vous n’aurez qu’à recommencer. — Par saint Leu ! » dit Primaut, « tu es d’excellent conseil ; je cours après les marchands ; attends-moi ici, je reviendrai dès que j’aurai fait bonne gorge de leur poisson. »

Primaut se met aussitôt à jouer des jambes ; il atteint la charrette comme elle approchoit de l’enceinte où se tenoit la foire. Il la dépasse, ne perd pas de temps, se couche dans la voie et fait le mort comme Renart lui en avoit donné la leçon. Les marchands l’ayant aperçu : « Ah ! » crièrent-ils, « le loup ! le loup ! allons à lui ; on croiroit qu’il est mort. Voudroit-il nous jouer le même tour que le maudit goupil ? Nous allons voir. »

Tous les gens de la charrette arrivent du même pas autour de Primaut qui se garde de faire un mouvement, pendant qu’ils le tournent et retournent. « Il est bien mort ! » dit l’un. — Non. — Vraiment si, tête Dieu ! — Je vous dis qu’il en fait semblant. — Eh bien, ce bâton nous accordera. » On joue du bâton, Primaut souffre tout. Un des charretiers avoit un énorme levier : il le fait tomber sur les reins du pauvre loup qui étouffe ses gémissements, résiste à la douleur et ne donne pas signe de vie. Pourtant le vilain surprend un soupir : aussitôt il tire un large coutelas dont il alloit le frapper, mais Primaut juge à propos de ne pas l’attendre ; il fait un saut, renverse un de ses ennemis, et s’enfuit poursuivi par les huées de tous. Le voilà bien en colère, bien roué, bien battu : il gagne avec peine la retraite où l’attendoit son cher compain. « Ah ! Renart, tu m’as trahi. — Comment, sire Primaut, n’avez-vous pas bien dîné des harengs ? — Il s’agit bien de dîner ; les poissonniers m’ont attaqué, battu, roué, peu s’en faut qu’ils ne m’aient assommé. Quel moment et quelle peur quand, après avoir eu les côtes brisées par un levier, je vis briller le coutelas dont on alloit jouer sur mon cou ! C’est alors que j’ai cessé d’être mort et que j’ai rassemblé toutes mes forces pour échapper à ces maudits vilains.

— Ah ! Les vilains ! » reprit alors Renart en retenant une grande envie de rire, « les voilà bien ! de vrais démons dont il ne faut pas même parler, tant on auroit de mal à en dire. Le vilain n’a pas d’amis, il n’a pitié de personne. Mais, sire compain, n’êtes-vous pas blessé ? en tout cas, remercions bien Dieu de vous avoir sauvé la vie. Reposez-vous, et puis nous irons voir si nous pouvons ailleurs trouver à manger ; car vous avez bien faim, n’est-ce pas ? — Hélas ! oui », répond Primaut, qui ne voyoit pas Renart lui faire une lippe de toute la longueur de sa langue ; « je ne sais de quoi je souffre le plus, de la faim ou des coups que j’ai reçus. »

Les deux amis s’étendent alors sur l’herbe fraîche ; Primaut en grommelant contre les vilains, Renart en prenant gaiement le temps, la tête enroulée dans ses pattes. C’est ainsi qu’il se laisse aller au sommeil du juste que ne trouble aucun regret et dont tous les vœux sont remplis.


  1. Ici, le lecteur va reconnoître le commencement de la Septième aventure, qui sera continuée au profit de Primaut.