Paris Calmann Lévy (p. 231-235).


LVIII


De ces hivers, empoisonnés maintenant par la vie de collège, l’événement capital était toujours la fête des étrennes.

Dès la fin de novembre, nous avions coutume, ma sœur, Lucette et moi, d’afficher chacun la liste des choses qui nous faisaient envie ; dans nos deux familles, tout le monde nous préparait des surprises, et le mystère qui entourait ces cadeaux était mon grand amusement des derniers jours de l’année. Entre parents, grand’mères et tantes, commençaient, pour m’intriguer davantage, de continuelles conversations à mots couverts ; des chuchotements, qu’on faisait mine d’étouffer dès que je paraissais…

Entre Lucette et moi, cela devenait même un vrai jeu de devinettes. Comme pour les « Mots à double sens », on avait le droit de se poser certaine questions déterminées, — par exemple, la très saugrenue que voici : « Ça a-t-il des poils de bête ? »

Et les réponses étaient dans ce genre :

— Ce que ton père te donne (un nécessaire de toilette en peau) en a eu, mais n’en a plus ; cependant, à quelques parties de l’intérieur (les brosses), on a cru devoir en ajouter de postiches. Ce que ta maman te donne (une fourrure avec un manchon) en a quelques-uns encore. Ce que ta tante te donne (une lampe) aide à mieux voir ceux qu’ont les bêtes sur le dos ; mais… attends, oui, je crois bien que ça n’en a pas soi-même…

Par les crépuscules de décembre, entre chien et loup, quand on était assis sur les petits tabourets bas, devant les feux de bois de chêne, on poursuivait la série de ces questions de jour en jour plus palpitantes, jusqu’au 31, jusqu’au grand soir des mystères dévoilés…

Ce soir-là, les cadeaux des deux familles, enveloppés, ficelés, étiquetés, étaient réunis sur des tables, dans une salle dont l’entrée nous avait été interdite, à Lucette et à moi, depuis la veille. À huit heures, on ouvrait les portes et tout le monde pénétrait en cortège, les aïeules les premières, chacun venant chercher son lot dans ce fouillis de paquets blancs attachés de faveurs. Pour moi, entrer là était un moment de joie telle que, jusqu’à douze ou treize ans, je n’ai jamais pu me tenir de faire des sauts de cabri, en manière de salut, avant de franchir le seuil.

On faisait ensuite un souper de onze heures, et quand la pendule de la salle à manger sonnait minuit, tranquillement, de son même timbre impassible, on se séparait, aux premières minutes d’une de ces années d’autrefois, enfouies à présent sous la cendre de tant d’autres.

Je me couchais ce soir-là avec toutes mes étrennes dans ma chambre auprès de moi, gardant même sur mon lit les préférées. Je m’éveillais ensuite de meilleure heure que de coutume pour les revoir ; elles enchantaient ce matin d’hiver, premier de l’année nouvelle.

Une fois, il y eut dans le nombre un grand livre à images, traitant du monde antédiluvien.

Les fossiles avaient commencé de m’initier aux mystères des créations détruites.

Je connaissais déjà plusieurs de ces sombres bêtes, qui, aux temps géologiques, ébranlaient les forêts primitives de leurs pas lourds ; depuis longtemps, je m’inquiétais d’elles, — et je les retrouvai là toutes, dans leur milieu, sous leur ciel de plomb, parmi leurs hautes fougères.

Le monde antédiluvien, qui déjà hantait mon imagination, devint un de mes plus habituels sujets de rêve ; souvent, en y concentrant toute mon attention, j’essayais de me représenter quelque monstrueux paysage d’alors, toujours par les mêmes crépuscules sinistres, avec des lointains pleins de ténèbres ; puis, quand l’image ainsi créée arrivait tout à fait au point comme une vision véritable, il s’en dégageait pour moi une tristesse sans nom, qui en était comme l’âme exhalée, — et aussitôt c’était fini, cela s’évanouissait.

Bientôt aussi un nouveau décor de Peau-d’Ane s’ébaucha, qui représentait un site de la période du lias : c’était, dans une demi-obscurité, sous d’accablantes nuées, un morne marécage où, parmi des prêles et des fougères, remuaient lentement des bêtes disparues.

Du reste, Peau-d’Ane commençait à ne plus être Peau-d’Ane ; je renonçais peu à peu aux personnages, qui me choquaient maintenant par leurs inadmissibles attitudes de poupées ; ils dormaient déjà, les pauvres petits, relégués dans ces boîtes d’où sans doute on ne les exhumera jamais.

Mes nouveaux décors n’avaient plus rien de commun avec la pièce : des dessous de forêts vierges, des jardins exotiques, des palais d’Orient nacrés et dorés ; tous mes rêves enfin, que j’essayais de réaliser là avec mes petits moyens d’alors, en attendant mieux, en attendant l’improbable mieux de l’avenir…