Paris Calmann Lévy (p. 188-193).


XLVI


Castelnau ! c’est un nom ancien qui évoque pour moi des images de soleil, de lumière pure sur des hauteurs, de calme mélancolique dans des ruines, de recueillement devant des splendeurs mortes ensevelies depuis des siècles.

Sur une des montagnes boisées environnantes, ce vieux château de Castelnau était perché, découpant en l’air l’amas rougeâtre de ses terrasses, de ses remparts, de ses tours et de ses tourelles.

Du jardin de mon oncle on le voyait, passant sa tête lointaine au-dessus des murs d’enceinte.

C’était du reste le point marquant dans tout le pays d’alentour, la chose qu’on regardait malgré soi de partout : cette dentelure de pierres de couleur de sanguine émergeant d’un fouillis d’arbres, cette ruine posée en couronne sur un piédestal garni d’une belle verdure de châtaigniers et de chênes.

Dès le jour de mon arrivée, j’avais aperçu cela du coin de l’œil, très étonné et attiré par ce vieux nid d’aigle, qui avait dû être tellement superbe, au sombre moyen âge. Or, c’était précisément une coutume d’été dans la famille de mon oncle de s’y rendre deux ou trois fois par mois, pour dîner et passer la journée chez le propriétaire : un vieux prêtre, qui habitait là haut un pavillon confortable accroché au flanc des ruines.

Il y avait fête et féerie pour moi, ces jours-là

Tous ensemble, on partait, assez matin pour être sorti de la plaine chaude avant les heures ardentes. Aussitôt arrivé à la base de la montagne, on trouvait la fraîcheur et l’ombre de ce bois qui la couvrait de son beau manteau vert. Sous une voûte de grands chênes, sous une feuillée touffue, on montait, on montait, par des chemins en zigzags, toute la famille à la file et à pied, formant serpent, comme ces pèlerins qui se rendent à des abbayes solitaires sur des cimes, dans les dessins moyen âge de Gustave Doré. Çà et là, entre des fougères, des petites sources suintaient et formaient des ruisseaux sur la terre rougeâtre ; entre les arbres, on commençait à avoir par instants des échappées de vue très profondes. Enfin, atteignant le sommet, on traversait le plus vieux et le plus étrange des villages, qui se tenait perché là depuis des siècles ; et un sonnait au petit portail du prêtre. Son jardinet et sa maison étaient surplombés par le château, par tout le chaos des murailles et des tours rouges, ébréchées, fendillées, croulantes. Une immense paix semblait sortir de ces ruines aériennes, un immense silence semblait s’en dégager, qui planait, intimidant, sur toutes les choses du voisinage…

Toujours très longs, les dîners que donnait ce bon vieux prêtre ; souvent même, c’étaient des bombances méridionales auxquelles plusieurs des notables de la région étaient conviés. Dix ou quinze plats se succédaient, accompagnés des fruits les plus dorés, les plus beaux, et des vins les plus choisis parmi ceux que la contrée produisait si abondamment en ce temps-là.

On restait à table plusieurs heures d’affilée par les chaudes après-midi d’août ou de septembre, et moi, seul enfant dans la compagnie, je ne tenais pas en place, troublé surtout par le voisinage écrasant de ce château : dès le second service, je demandais la permission de m’en aller. Une vieille servante sortait alors avec moi et venait m’ouvrir la première porte des murailles féodales de Castelnau ; puis elle me confiait les clefs des immenses ruines et je m’y enfonçais seul, avec une délicieuse crainte, par un chemin déjà familier, franchissant des portes à ponts-levis, des remparts qui se superposaient.

Donc, j’étais seul et pour de longs moments, assuré de ne voir paraître personne avant une heure ou deux ; libre d’errer au milieu de ce dédale, maître dans ce haut et triste domaine. Oh ! les moments de rêve que j’y ai passés !… D’abord je faisais le tour des terrasses, surplombant l’abîme des bois vus par en dessus ; des étendues infinies se déroulaient de tous côtés ; des rivières traçaient çà et là sur les lointains des lacets d’argent, et, à travers l’atmosphère limpide de l’été, mes yeux plongeaient jusque dans des provinces voisines. Beaucoup de calme semblait répandu sur ce recoin de France, qui vivait de sa petite vie propre, un peu comme au bon vieux temps, et qu’aucune ligne de chemin de fer ne traversait encore…

Puis je pénétrais dans l’intérieur des ruines, dans les cours, les escaliers, les galeries vides ; je montais dans les tours, faisant lever des vols de pigeons, ou bien dérangeant de leur sommeil des chauves-souris et des chouettes. Il y avait au premier étage des enfilades de salles immenses, encore couvertes. obscures, auvents toujours fermés, où je m’enfonçais avec de délicieuses terreurs, écoutant le bruit de mes pas dans cette sonorité sépulcrale ; je passais en revue les étranges peintures gothiques, les fresques effacées, ou les ornements encore dorés, chimères et guirlandes de bizarres fleurs, ajoutés là à l’époque de la Renaissance ; tout un passé de fantastique et farouche magnificence, agrandi jusqu’à l’épouvante, m’apparaissait alors noyé dans un vague de lointain, mais très éclairé, par ce même soleil du Midi qui chauffait autour de moi les pierres rouges de ces ruines abandonnées. Et, à présent que je remets ce Castelnau à son vrai point, le regardant en souvenir avec mes yeux qui ont entrevu toutes les splendeurs de la terre, je continue de penser que ce château enchanté de mon enfance était bien, dans son site charmant, un des plus somptueux débris de la France féodale…

Oh ! dans une tour, certaine chambre avec poutrelles bleu de roi semées de rosaces et de blasons d’or !… Aucun lieu ne m’a jamais apporté une plus intime impression de moyen âge ! Au milieu de ce silence de nécropole, accoudé là, seul, à une petite fenêtre aux épaisses parois, je contemplais les lointains verdoyants d’en dessous, cherchant à me représenter, sur ces sentiers aperçus à vol d’oiseau, des chevauchées d’hommes d’armes, ou des cortèges de nobles châtelaines en hennin… Et, pour moi, élevé dans les plaines unies, un des plus singuliers charmes de ce lieu était ce grand vide bleuâtre des lointains, qu’on apercevait par toutes les ouvertures, meurtrières, trous quelconques des appartements ou des tours, et qui, tout de suite, me donnait le sentiment si nouveau des excessives hauteurs.