Paris Calmann Lévy (p. 126-127).


XXX


Mon frère était arrivé dans l’île délicieuse.

Sa première lettre datée de là-bas, très longue, sur un papier mince et léger jauni par la mer, avait mis quatre mois à nous parvenir.

Elle fut un événement dans notre vie de famille ; je me rappelle encore, pendant que mon père et ma mère la décachetaient en bas, avec quelle joyeuse vitesse je montai quatre à quatre au second étage, pour appeler dans leurs chambres ma grand’mère et mes tantes.

Sous l’enveloppe si remplie, toute couverte de timbres d’Amérique, il y avait un billet particulier pour moi et, en le dépliant, j’y trouvai une fleur séchée, sorte d’étoile à cinq feuilles d’une nuance pâle, encore rose. Cette fleur, me disait mon frère, avait poussé et s’était épanouie près de sa fenêtre, à l’intérieur même de sa maison tahitienne, qu’envahissaient les verdures admirables de là-bas. Oh ! avec quelle émotion singulière ; — quelle avidité, si je puis dire ainsi, — je la regardai et la touchai cette pervenche, qui était une petite partie encore colorée, encore presque vivante, de cette nature si lointaine et si inconnue…

Ensuite je la serrai, avec tant de précautions que je la possède encore.

Et, après bien des années, quand je vins faire un pèlerinage à cette case que mon frère avait habitée sur l’autre versant du monde, je vis qu’en effet le jardin ombreux d’alentour était tout rose de ces pervenches-là ; qu’elles franchissaient même le seuil de la porte et entraient, pour fleurir dans l’intérieur abandonné.