Paris Calmann Lévy (p. 43-50).


X


Au-dessus de chez la pauvre vieille grand’-mère qui chantait la Marseillaise, au second étage, dans la partie de notre maison qui donnait sur des cours et des jardins, habitait ma grand’tante Berthe. De ses fenêtres, par-dessus quelques maisons et quelques murs bas garnis de rosiers ou de jasmins, on apercevait les remparts de la ville, assez voisins de nous avec leurs arbres centenaires et, au delà, un peu de ces grandes plaines de notre pays, qu’on appelle des prées, qui l’été se couvrent de hauts herbages, et qui sont unies, monotones comme la mer voisine.

De là-haut, on voyait aussi la rivière. Aux heures de la marée, quand elle était pleine jusqu’au bord, elle apparaissait comme un bout de lacet argenté dans la prée verte, et les bateaux, grands ou petits, passaient dans le lointain sur ce mince filet d’eau, remontant vers le port ou se dirigeant vers le large. C’était du reste notre seule échappée de vue sur la vraie campagne ; aussi ces fenêtres de ma grand’tante Berthe avaient-elles pris, de très bonne heure, un attrait particulier pour moi. Surtout le soir, à l’heure où se couchait le soleil, dont on voyait de là si bien le disque rouge s’abîmer mystérieusement derrière les prairies… Oh ! ces couchers de soleil, regardés des fenêtres de tante Berthe, quelles extases et quelles mélancolies quelquefois ils me laissaient, les couchers de l’hiver qui étaient d’un rose pâle à travers les vitres fermées, ou les couchers de l’été, ceux des soirs d’orage, qui étaient chauds et splendides et qu’on pouvait contempler longuement, en ouvrant tout, en respirant la senteur des jasmins des murs… Non, bien certainement, il n’y a plus aujourd’hui des couchers de soleils comme ceux-là… Quand ils s’annonçaient plus spécialement magnifiques ou extraordinaires, et que je n’y étais pas, tante Berthe, qui n’en manquait pas un, m’appelait en hâte : « Petit !… petit !… viens vite ! » D’un bout à l’autre de la maison, j’entendais cet appel et je comprenais ; alors je montais quatre à quatre, comme un petit ouragan dans les escaliers ; je montais d’autant plus vite, que ces escaliers commençaient à se remplir d’ombre et que déjà, dans les tournants, dans les coins s’esquissaient ces formes imaginaires de revenants ou de bêtes qui, la nuit, manquaient rarement de courir après moi sur les marches, à ma grande terreur…

La chambre de ma grand’tante Berthe était également très modeste, avec des rideaux de mousseline blanche. Les murs, tapissés d’un papier à vieux dessins du commencement de ce siècle, étaient ornés d’aquarelles, comme chez grand’mère d’en bas. Mais ce que je regardais surtout, c’était un pastel représentant, d’après Raphaël, une Vierge drapée de blanc, de bleu et de rose. Précisément les derniers rayons du soleil l’éclairaient toujours en plein (et j’ai déjà dit que l’heure du couchant était par excellence l’heure de cette chambre-là). Or, cette Vierge ressemblait à tante Berthe ; malgré la grande différence des âges, on était frappé de la similitude des lignes si droites et si régulières de leurs deux profils.

À ce même second étage, mais du côté de la rue, habitaient mon autre grand’mère, celle qui s’habillait toujours de noir, et sa fille, ma tante Claire, la personne de la maison qui me gâtait le plus. L’hiver, j’avais coutume de me rendre chez elles, en sortant de chez tante Berthe, après le soleil couché. Dans la chambre de grand’mère, où je les trouvais généralement toutes deux réunies, je m’asseyais près du feu, sur une chaise d’enfant placée là à mon usage, pour passer l’heure toujours un peu pénible, un peu angoissante du « chien et loup ». Après tous les remuements, tous les sauts de la journée, cette heure grise m’immobilisait presque toujours sur cette même petite chaise, les yeux très ouverts, inquiets, guettant les moindres changements dans la forme des ombres, surtout du côté de la porte, entre-bâillée sur l’escalier obscur. Évidemment, si on avait su quelles tristesses et quelles frayeurs les crépuscules me causaient, on eût allumé bien vite pour me les éviter ; mais on ne le comprenait pas, et les personnes, presque toutes âgées, qui m’entouraient, avaient coutume, quand le jour baissait, de rester ainsi longtemps tranquilles à leurs places, sans éprouver le besoin d’une lampe. Quand la nuit s’épaississait davantage, il fallait même que l’une des deux, grand’mère ou tante, avançât sa chaise tout près, tout près, et que je sentisse sa protection immédiatement derrière moi ; alors, complètement rassuré, je disais : « Raconte-moi des histoires de l’île, à présent !… »

L’ « île », c’est-à-dire l’île d’Oleron, était le pays de ma mère, et le leur, qu’elles avaient quitté toutes les trois, une vingtaine d’années avant ma naissance, pour venir s’établir ici sur le continent. Et c’est singulier le charme qu’avaient pour moi cette île et les moindres choses qui en venaient.

Nous n’en étions pas très loin, puisque, de certaine lucarne du toit de notre maison, on l’apercevait par les temps clairs, tout au bout, tout au bout des grandes plaines unies : une petite ligne bleuâtre, au-dessus de cette autre mince ligne plus pâle qui était le bras de l’Océan la séparant de nous. Mais pour s’y rendre, c’était tout un voyage, à cause des mauvaises voitures campagnardes, des barques à voiles dans lesquelles il fallait passer, souvent par grande brise d’ouest. À cette époque, dans la petite ville de Saint-Pierre-d’Oleron, j’avais trois vieilles tantes, qui vivaient très modestement des revenus de leurs marais salants, — débris de fortunes dissipées, — et de redevances annuelles que des paysans leur payaient encore en sacs de blé. Quand on allait les voir à Saint-Pierre, c’était pour moi une joie, mêlée de toutes sortes de sentiments compliqués, encore à l’état d’ébauche, que je ne débrouillais pas bien. L’impression dominante, c’était que leurs personnes, l’austérité huguenote de leurs allures, leur manière de vivre, leur maison, leurs meubles, tout enfin datait d’une époque passée, d’un siècle antérieur ; et puis il y avait la mer, qu’on devinait tout autour, nous isolant ; la campagne encore plus plate, plus battue par le vent ; les grands sables, les grandes plages…

Ma bonne était aussi de Saint-Pierre-d’OIeron, d’une famille huguenote dévouée de père en fils à la nôtre, et elle avait une manière de dire : « dans l’île » qui me faisait passer, dans un frisson, toute sa nostalgie de là-bas.

Une foule de petits objets venus de l’ « île » et très particuliers avaient pris place chez nous. D’abord ces énormes galets noirs, pareils à des boulets de canon, choisis entre mille parmi ceux de la grand’côte, polis et roulés pendant des siècles sur les plages. Ils faisaient partie du petit train régulier de nos soirées d’hiver ; aux veillées, on les mettait dans les cheminées où flambaient de beaux feux de bois ; ensuite on les enfermait dans des sacs d’indienne à fleurs, également venus de l’île, et on les portait dans les lits, où, jusqu’au matin, ils tenaient chauds les pieds des personnes couchées.

Et puis, dans le chai, il y avait des fourches, des jarres ; il y avait surtout une quantité de grandes gaules droites, en ormeau, pour tendre les lessives, qui étaient de jeunes arbres choisis et coupés dans les bois de grand’mère. Toutes ces choses jouissaient à mes yeux d’un rare prestige.

Ces bois, je savais que grand’mère ne les possédait plus, ni ses marais salants, ni ses vignes ; j’avais entendu qu’elle s’était décidée à les vendre peu à peu, pour placer l’argent sur le continent, et qu’un certain notaire peu délicat avait, par de mauvais placements, réduit à très peu de chose cet avoir. Quand j’allais dans l’île, quand d’anciens saulniers, d’anciens vignerons de ma famille, toujours fidèles et soumis, m’appelaient « notre petit bourgeois » (ce qui signifie notre petit maître), c’était donc par pure politesse et déférence de souvenir. Mais j’avais déjà un regret de tout cela ; cette vie passée à surveiller des vendanges ou des moissons, qui avait été la vie de plusieurs de mes ascendants, me semblait bien plus désirable que la mienne, si enfermée dans une maison de ville.

Les histoires de l’île, que me contaient grand’mère et tante Claire, étaient surtout des aventures de leur enfance, et cette enfance me paraissait lointaine, lointaine, perdue dans des époques que je ne pouvais me représenter qu’à demi éclairées comme les rêves ; des grands-parents y étaient toujours mêlés, des grands-oncles jamais connus, morts depuis bien des années, dont je me faisais dire les noms et dont les aspects m’intriguaient, me plongeaient dans des rêveries sans fin. Il y avait surtout un certain aïeul Samuel, qui avait vécu au temps des persécutions religieuses et auquel je portais un intérêt tout à fait spécial.

Je ne tenais pas à ce que ce fût varié, ces histoires ; souvent même j’en faisais recommencer de déjà racontées qui m’avaient plus particulièrement captivé.

En général, c’étaient des voyages (sur ces petits ânes qui jouaient un rôle si important jadis dans la vie des bonnes gens de l’île), pour aller visiter des propriétés éloignées, des vignes, ou bien pour traverser les sables de la « grand’côte » ; ensuite, sur le soir de ces expéditions, se déchaînaient des orages terribles, qui obligeaient à camper pour la nuit dans des auberges, dans des fermes…

Et quand mon imagination était bien tendue vers ces choses d’autrefois, dans l’obscurité tout à fait épaissie dont je n’avais plus conscience : drelin, drelin, la sonnette du dîner !… Je me levais en sautant de joie. Nous descendions ensemble, dans la salle à manger, où je retrouvais toute la famille réunie, la lumière, la gaieté, et où je me jetais tout d’abord sur maman pour me cacher la figure dans sa robe.