Paris Calmann Lévy (p. 11-15).


III


Après l’image ineffaçable laissée par cette première frayeur et cette première danse devant une flambée d’hiver, des mois ont dû passer sans que rien se gravât plus dans ma tête. Je retombai dans cette demi-nuit des commencements de la vie que traversaient à peine d’instables et confuses visions, grises ou roses sous des reflets d’aube.

Et je crois que l’impression suivante fut celle-ci, que je vais essayer de traduire : impression d’été, de grand soleil, de nature, et de terreur délicieuse à me trouver seul au milieu de hautes herbes de juin qui dépassaient mon front. Mais ici les dessous sont encore plus compliqués, plus mêlés de choses antérieures à mon existence présente ; je sens que je vais me perdre là dedans, sans parvenir à rien exprimer…

C’était dans un domaine de campagne appelé « la Limoise », qui a joué plus tard un grand rôle dans ma vie d’enfant. Il appartenait à de très anciens amis de ma famille, les D***, qui, en ville, étaient nos voisins, leur maison touchant presque la nôtre. Peut-être, l’été précédent, étais-je déjà venu à cette Limoise, — mais à l’état inconscient de poupée blanche que l’on avait apportée au cou. Ce jour dont je vais parler était certainement le premier où j’y venais comme petit être capable de pensée, de tristesse et de rêve.

J’ai oublié le commencement, le départ, la route en voiture, l’arrivée. Mais, par un après-midi très chaud, le soleil déjà bas, je me revois et me retrouve si bien, seul au fond du vieux jardin à l’abandon, que des murs gris, rongés de lierre et de lichen, séparaient des bois, des landes à bruyères, des campagnes pierreuses d’alentour. Pour moi, élevé à la ville, ce jardin très grand, qu’on n’entretenait guère et où les arbres fruitiers mouraient de vieillesse, enfermait des surprises et des mystères de forêt vierge. Ayant sans doute franchi les buis de bordure, je m’étais perdu au milieu d’un des grands carrés incultes du fond, parmi je ne sais quelles hautes plantes folles, — des asperges montées, je crois bien, — envahies par de longues herbes sauvages. Puis je m’étais accroupi, à la façon de tous les petits enfants, pour m’enfouir davantage dans tout cela qui me dépassait déjà grandement quand j’étais debout. Et je restais tranquille, les yeux dilatés, l’esprit en éveil, à la fois effrayé et charmé. Ce que j’éprouvais, en présence de ces choses nouvelles, était encore moins de l’étonnement que du ressouvenir ; la splendeur des plantes vertes, qui m’enlaçait de si près, je savais qu’elle était partout, jusque dans les profondeurs jamais vues de la campagne ; je la sentais autour de moi, triste et immense, déjà vaguement connue ; elle me faisait peur, mais elle m’attirait cependant, et, pour rester là le plus longtemps possible sans qu’on vînt me chercher, je me cachais encore davantage, ayant pris sans doute l’expression de figure d’un petit Peau-Rouge dans la joie de ses forêts retrouvées.

Mais tout à coup je m’entendis appeler : « Pierre ! Pierre ! mon petit Pierrot ! » Et sans répondre, je m’aplatis bien vite au ras du sol, sous les herbages et les fines branches fenouillées des asperges.

Encore : « Pierre ! Pierre ! » C’était Lucette ; je reconnaissais bien sa voix, et même, à son petit ton moqueur, je comprenais qu’elle me voyait dans ma cache verte. Mais je ne la voyais point, moi ; j’avais beau regarder de tous les côtés : personne !

Avec des éclats de rire, elle continuait de m’appeler, en se faisant des voix de plus en plus drôles. Où donc pouvait-elle bien être ?

Ah ! là-bas, en l’air ! perchée sur la fourche d’un arbre tout tordu, qui avait comme des cheveux gris en lichen.

Je me relevai alors, très attrapé d’avoir été ainsi découvert.

Et en me relevant, j’aperçus au loin, par-dessus le fouillis des plantes agrestes, un coin des vieux murs couronnés de lierre qui enfermaient le jardin. (Ils étaient destinés à me devenir très familiers plus tard, ces murs-là ; car, pendant mes jeudis de collège, j’y ai passé bien des heures, perché, observant la campagne pastorale et tranquille, et rêvant, au bruit des sauterelles, à des sites encore plus ensoleillés de pays lointains.) Et ce jour-là, leurs pierres grises, disjointes, mangées de soleil, mouchetées de lichen, me donnèrent pour la première fois de ma vie l’impression mal définie de la vétusté des choses ; la vague conception des durées antérieures à moi-même, du temps passé.

Lucette D***, mon aînée de huit ou neuf ans, était déjà presque une grande personne à mes yeux : je ne pouvais pas la connaître depuis bien longtemps, mais je la connaissais depuis tout le temps possible. Un peu plus tard, je l’ai aimée comme une sœur ; puis sa mort prématurée a été un de mes premiers vrais chagrins de petit garçon.

Et c’est le premier souvenir que je retrouve d’elle, son apparition dans les branches d’un vieux poirier. Encore ne s’est-il fixé ainsi qu’à la faveur de ces deux sentiments tout nouveaux auxquels il s’est trouvé mêlé : l’inquiétude charmée devant l’envahissante nature verte et la mélancolie rêveuse en présence des vieux murs, des choses anciennes, du vieux temps…