Le Roi vierge/Livre 2, 2

Édouard Dentu (p. 181-211).
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Livre deuxième — Frédérick

II

Il y a dans une aile de la Résidence, à Nonnenbourg, une retraite à presque tous interdite, où le roi pénètre seul, avec quelques pages familiers. Pour ceux-là même qui rôdent tout le jour sous les fenêtres du palais, elle est si mystérieuse qu’elle leur semble lointaine.

Entre la ville affairée et vivante et le parc tout remuant de feuillages et d’oiseaux, elle apparaît à l’esprit, au fond d’une brume de rêve, comme un séjour de féeries, comme une île de prodiges, où rien de ce qui est la nature ne doit chanter ni verdir, où rien ne doit exister de ce qui est la vie. C’est à peu près un autre monde au milieu de celui-ci, un Paradis au coin d’une rue. Et cet Éden, que l’on prévoit délicieux, éveille en même temps, à force de vague et d’inconnu, l’idée d’une chose terrible, comme le pourrait faire, en delà d’une haute muraille, un jardin deviné, qui est peut-être un cimetière. Le désir de savoir a presque peur d’apprendre. Pourtant on s’approche, on se glisse, on guette ; on essaye, sur la pointe des pieds, d’escalader du regard le rebord des fenêtres closes. Vainement. Comme dans le conte du Chevalier Bleu qui demandait à quoi Merlin passe le temps dans la grotte de Viviane, « la Curiosité interroge, mais le Mystère fait signe au Silence de répondre pour lui ».

C’est là que vint le roi Frédérick, redescendu de la montagne.

Après avoir traversé une ombre pleine de chuchotements, où des mains invisibles le dévêtirent de ses fourrures de neige et lui mirent d’autres habits, il écarta lentement, à tâtons, les chevelures abondantes d’un grand saule, qui glissèrent derrière lui avec des frémissements de soie ; et, alors, tout à coup, dans une vaste et chaude clarté qui l’enveloppa d’un éblouissement d’or fluide et de pierreries en fusion :

— Salut, roi Parcival !

— Bonjour, héros Siegfried !

— Gloire à toi, duc Thésée !

— As-tu triomphé des épreuves et conquis le Calice où pleura le sang de Jésus ?

— As-tu mouillé ta bouche à la plaie du Dragon, afin de comprendre ce que disent les petits oiseaux des bois ?

— As-tu vaincu les Amazones atroces, qui portent sur leurs casques des gueules de lions ?

— Est-ce que tu as rompu les artifices d’or des cheveux de Kundry ?

— Est-ce que ton cœur n’a pas frémi, quand t’apparut la Walkyrie, sur la cime, au milieu des flammes ?

— Est-ce que tu as osé mettre tes lèvres au sein blessé de la cruelle Hippolyte ?

— Salut, conquérant du Saint-Graal !

— Bonjour, tueur des monstres !

— Gloire à toi, vainqueur des guerrières !

Qui parlait ainsi ? des oiseaux. C’étaient, parmi l’envolement de cent ailes mêlées, une fauvette à huppe, se souvenant peut-être d’avoir chanté sur le bois du Calvaire, qui, les pattes accrochées à une guirlande de liserons, son petit cou tout gonflé, son petit bec grand ouvert, demandait à Parcival des nouvelles du saint Calice ; c’était un bouvreuil, les ailes étendues, qui complimentait le meurtrier du Dragon, en renflant sa gorge sanglante ; c’était une colombe divine comme celle des antiques Cythères qui, dans la courbe d’un vol blanc, roucoulait la bienvenue au jeune duc d’Athènes, tout empourpré du sang odieux des femmes.

Du haut d’un ciel clair et pur comme le cristal bleu des lacs, que traversaient çà et là des bouffées de brouillard, l’or d’un soleil de midi embrasait la clairière d’un bois. Des odeurs d’herbes surchauffées montaient du sol gazonneux, où rayonnait l’étoile des pâquerettes, où tintait la clochette des muguets, et il y avait sur la tige cassée des plantes des fuites métalliques de lézards verts, et, de fleur en fleur, des sautèlements cliquetants de sauterelles. D’étranges arbres, dont les troncs de corail, aux nœuds de pierres fines, pleurent des gommes d’or, inclinaient et relevaient, balancés d’un vent rhythmique, les vastes émeraudes de leurs feuilles, où saignaient comme de belles blessures des tulipes de rubis ; et là-bas, sous un entremêlement de branchages, d’une roche en lapis-lazuli, une source égouttait des diamants liquides, puis elle devenait dans l’herbe un ruisseau. Quelquefois on entendait un brusque froissement de feuilles, peut-être à cause de la fuite à travers les halliers d’une gazelle inaperçue, ou comme si quelque nymphe, surprise les jambes dans l’eau, s’échappait derrière un arbre, dans un effarement qui secoue des perles de rosée.

Au milieu de la clairière, sous les chaleurs vermeilles du ciel, entre les balancements des frondaisons lumineuses, pendant que les oiseaux poëtes de sa gloire voletaient au-dessus de lui, Frédérick, fier et pur, adolescent comme un éphèbe, ou jeune comme une vierge, dans sa longue robe de lin que serrait un corselet d’argent, un lambeau de pourpre à l’épaule, un casque aux ailes de cygne éployé sur son front, avait l’air de quelque beau prince mage revenant dans son royaume et de toutes parts salué par la nature fée.

Il marcha lentement vers un tronc d’arbre renversé, où l’on avait étendu des peaux de bêtes forestières, et là il se coucha, la robe traînante sur les herbes, le coude dans les fourrures, la tête appuyée à un bouclier d’argent gravé de runes talamasques, qui rendit un son clair quand s’y posa le casque ailé.

Pareil à un jeune dieu qui sommeille fatigué d’un combat, il rêvait, immobile et regardant vaguement remuer les grandes feuilles d’émeraude, palpiter les plumes envolées et resplendir le soleil, à travers l’ombre de ses cils rapprochés, qui faisait plus mystérieuse encore et plus lointaine la chimère des féeries.

Il y eut un bruit dans les ramures.

Coiffé d’une tête de louveteau où les yeux reluisaient encore, habillé d’un cuir fauve et bourru de poils çà et là, Karl s’avançait avec l’air de ces pages d’armes que les Ases prenaient en croupe pour s’en aller dans les batailles.

— Sire, voici votre mère.

Le roi frémit, comme éveillé d’un songe.

— Ah ! dit-il, elle n’a pas refusé de venir, ici ?

— La reine a hésité, d’abord ; puis elle a murmuré : « Qu’importe ! »

— Eh bien, je l’attends. Tu nous laisseras seuls.

Karl se retira, et reparut bientôt, en soulevant les branches longues du saule qui retombèrent lentement, comme une tenture, derrière une grande femme pâle.

C’était la mère de Frédérick ; le premier ministre du royaume de Prusse disait : « Si la reine Thécla était un homme, cet homme, avant deux ans, serait empereur d’Allemagne. »

Il y avait autour d’elle une espèce de respect qui s’écarte et ressemble à de l’épouvante. Depuis la mort de Joseph II, veuve d’un roi et d’un grand espoir peut-être, elle vivait solitaire, dans quelque château des montagnes, vers lequel on voyait, à certains jours, monter en ondulant des files processionnelles de nonnes et de moines, ou dans un cloître de la vallée, qui, planté sur une assise de rocs comme un autre escarpement et dressant sa vieille façade rectangulaire, au porche flanqué de canons, au fronton surmonté d’une croix, apparaissait comme une forteresse qui serait une église. À quoi songeait Thécla, seule ainsi, à l’écart de la vie ? Nul n’aurait pu le dire précisément. Dans tous les conseils de tous les souverains d’Europe, parmi les hommes qui combinent le sort des nations, il y avait une inquiétude vague, inexprimée, constante, à cause des pensées de cette femme silencieuse, là-bas. Et jamais elle n’avait quitté l’une ou l’autre de ses retraites, sans qu’un grand événement religieux ou politique, sans doute prévu et peut-être prémédité par elle, ne sortît en même temps du mystère de la destinée.

Elle avait cinquante ans. Maigre, osseuse, la peau couleur des vieilles cire, le front sans rides entre de longs bandeaux gris, les yeux nets et durs comme de l’acier noir, le nez viril, mince, qui se cambre en une courbe presque aussi roide qu’une cassure, et le menton très long sous une bouche ferme, aux lèvres blêmes, qui, même en parlant, semble ne pas s’ouvrir, elle était enveloppée, du col aux chevilles, d’une robe sombre, d’étoffe commune, qui descendait en longs plis droits ; à cause de son attitude dominatrice, que contredisait la trivialité du vêtement, elle avait l’air d’on ne sait quelle morne servante à qui l’on obéit.

Dès qu’elle fut entrée, les oiseaux cessèrent de gazouiller des louanges, les frondaisons devinrent immobiles comme lorsque le vent se meurt, et la source tarit ses diamants fluides ; soit que la volonté du roi eût interrompu la fantasmagorie, soit que, par la réalité dure de sa présence, la reine eût dispersé la vanité des prestiges. Au-dessus d’un dôme de cristal coloré d’azur et teinté, par endroits, de nuées, le soleil n’était plus qu’une énorme boule d’or, aveuglée sous un passage de vraie lumière ; les arbres à l’écorce peinte en rouge avaient des feuilles de soie verte, où fauvettes et bouvreuils, tout à coup, comme tirés par un fil, s’étaient posés maladroitement, une aile mal refermée, dans un bruit de ressort ; parmi la laine un peu jaune des mousses, sur les petites étoiles blanches des pâquerettes en batiste, sur les muguets de satin, la fuite des lézards, qui ne courbait plus les plantes, s’était paralysée dans un accroc anguleux, et des sauterelles, à la pointe d’une tige de métal, se tenaient en l’air, tremblotantes. De tout le beau spectacle féerique, il ne restait plus que la laideur d’un décor sale, éteint.

La reine arrêta d’un geste son fils qui s’était soulevé sans doute pour qu’elle pût prendre place à côté de lui ; et, d’une voix qui avait la netteté d’un sifflement et qui pouvait faire songer au passage d’une faux rapide dans des fleurs :

— Reste, dit-elle, je parlerai debout. J’ai peu de mots à dire, écoute-moi bien. Frédérick Ier, ton grand-père, fut obligé d’abdiquer, pour avoir livré le destin de la Thuringe au caprice d’une femme ; Joseph II, mon mari et ton père, est mort, peut-être pour avoir hésité dans la voie que je lui avais ouverte ; toi, Frédérick II, jeune homme qui rêves au lieu de régner et de vivre, quelle fin choisis-tu entre l’abdication et la mort ?

— Abdiquer ? mourir ? N’importe, dit le roi en se recouchant sur les peaux de bêtes. Mais qui parle de cela, madame ?

— Ta mère, qui sort de sa solitude pour t’avertir. Es-tu le monarque d’un royaume de la terre, ou le suzerain fantasque d’une île d’Avalon ? Il semble que l’on voit sur ton front, au lieu de la couronne de fer, lourde et pleine, des antiques Palatins, le diadème à clochettes d’un fou qui serait prince. Enfant, prends garde. Tu commandes à des hommes. Ta rêverie gêne l’action. Prends garde. La volonté de la Thuringe, proclamée par la Chambre, peut te contraindre à descendre du trône, et je te le dis, moi qui vois et qui entends de loin, la Révolution remue et monte sous l’apathie apparente des foules, comme une mer sous des sables, qui soudain surgit et dévaste la rive et déracine les rocs.

— Madame ! dit fièrement le roi, si les députés du royaume me manquent de respect, je les chasserai d’un geste, et si mon peuple se lève contre moi, je me dresserai devant lui et refoulerai l’émeute… à coups de lance, ajouta Frédérick, puisque je suis un chevalier de la cour d’Artus, où à coups de marotte, puisque je suis un fou.

— Il est quelqu’un que tu ne vaincras pas.

— Qui donc ?

— Moi.

— Ah ! vous êtes mon ennemie ?

— Je vais le devenir. Celle qui, presque jeune fille encore, n’a eu qu’un sourire de dédain pour le père de son mari, renversé de son trône comme un ivrogne de son banc ; celle qui, femme, femme aimante peut-être, n’a pas pleuré le faible époux inégal aux destinées, peut bien précipiter son fils s’il lui résiste ou la gêne.

— Je sais que vous êtes redoutable. Je sais que votre puissance, éparse et souterraine, tout à coup se condense et jaillit comme la lave d’un volcan qui s’ouvre un cratère inattendu. Mais à quoi bon l’exercerez-vous contre votre fils, madame ? Les femmes ne règnent pas en Thuringe, — il eut un petit pli de la lèvre où riait un peu de malice, — et qui donc, moi disparu, n’étant plus qu’un homme après avoir été un roi ou n’étant plus qu’un cadavre après avoir été un homme, qui donc mettrez-vous à ma place ? Sera-ce mon grand-oncle, le prince Max, qui, gris de champagne, jonglait avec un obus vide et une bouteille pleine pendant que nos soldats mouraient sur les bords de l’Elster ? Aujourd’hui, à soixante-douze ans, ce vieil enfant ivre joue les rôles de petits pages sur son théâtre de Vallersee, en compagnie d’une Sylvia en cheveux gris, princesse en Thuringe après avoir été figurante en Autriche. Choisirez-vous mon frère Welf ? Il a l’habitude de s’habiller en archevêque pour se baigner dans l’étang du château des Sirènes, et de se mettre en chemise pour recevoir les ambassadeurs. Préférerez-vous le prince Christophe, plutôt centaure qu’homme et plutôt cheval que centaure ? Dans la cour de son palais on a construit un cirque où sa femme, une ancienne écuyère, passe en jupe de gaze à travers des cerceaux de papier, pendant que, costumé en Hongrois, il fait claquer son fouet au milieu de la piste ; son plus inquiet souci est de monter une jument noire les soirs d’orage, une jument blanche les jours de neige, et, l’autre matin, à l’église, pressé de partir pour la chasse, il a crié au prêtre officiant : « Allons, hop ! mon père ! » En vérité, madame, depuis Théodore V, qui, ayant cinquante favorites et quatre cents lévriers, mettait des rubans de perles au cou de ses chiens et des colliers de fer au cou de ses maîtresses, nous sommes tous quelque peu fous dans la branche Albertine des Mittelsbach, et, des trois ou quatre insensés qui ont une apparence de droit à régner sur la Thuringe, je suis encore le moins extravagant, puisque je me borne à la belle fantaisie de me vêtir en héros ou en dieu et au souriant caprice d’écouter, quand je ne puis entendre la divine musique de Hans, les jolies paroles chantantes des oiseaux que me fabrique un magicien de Nuremberg,

Le roi se tut en riant sous son casque héroïque, d’un joli rire d’enfant, presque de petite fille ; sans doute, cela le divertissait de taquiner sa terrible mère, un peu. La reine dit sèchement :

— Tu as oublié de nommer le prince Jean-Albert.

Frédérick devint très pâle, avec un retroussement de la lèvre.

— Il est pieux et sage, continua-t-elle.

— Je lui réserve une cellule de cloître !

— C’est lui que la Constitution désigne pour ton successeur.

— Il n’y a de loi que ma volonté !

— Ou la mienne.

— Ainsi, c’est de lui que vous feriez un roi ?

— Plus qu’un roi, Frédérick.

— Eh ! quoi donc ?

— Un empereur. Oh ! enfant, as-tu donc l’oreille si assourdie de musiques et l’esprit si affolé de songes, que tu n’entendes pas monter le vœu profond des races, que tu ne comprennes ce que le destin élabore ? L’Allemagne, jadis colossale, s’est écroulée en ruines éparses. Usé, troué, lacéré, l’antique manteau impérial, qui traîna sur l’Europe entière, s’éparpille en quarante haillons ; le diadème de fer, vendu à l’encan des batailles, a été rompu, mis en pièces, et, de chaque pointe tordue, un roi, un prince, un duc, s’est fait une couronne, assez large, il est vrai, pour une tête de nain. Qu’est devenu l’empire des Karl, des Henri, des Othon ? demande au seigneur de Kniphausen, qui a moins de sujets qu’un pâtre n’a de brebis ; au prince de Lichtenstein, qui, entre deux repas, peut aller à pied de l’une à l’autre de ses frontières ; au grand-duc de Weimar, dont le duché est un jardin ; au landgrave de Hombourg, suzerain d’un tripot ! Et, pendant que l’Allemagne, déchirée, s’alanguit et succombe, l’héréditaire ennemie, la France, pleine de richesses et de fêtes, rit ! Elle danse et piétine, la belle nation vivante, sur les tronçons du cadavre germanique. Mais notre patrie veut se rejoindre, comme un tas de monnaies refondues se condense en lingot, et, rejointe, grandir ; elle veut être une et énorme ! L’heure, l’heure est prochaine : partout où sonne la langue allemande, le sol sera allemand, et nous reculerons nos limites jusqu’aux plus lointains des territoires où s’arrêta, par dédain d’autres conquêtes, l’émigration de nos ancêtres.

— Madame, c’est là ce qu’on rêve à Berlin, dit le roi.

— Pourquoi n’y pas penser à Nonnenbourg ? Au corps reconstitué de l’Allemagne, il faudra une tête ; pourquoi la nation capitale, au lieu d’être la Prusse, ne serait-elle pas la Thuringe ? Les Mittelsbach, je pense, valent bien les Hohenzollern ! et ce ne serait pas la première fois que notre famille convoiterait l’empire ; tout sanglant du meurtre de Henri de Franconie, Carloman Ier a failli s’asseoir sur le trône de Charlemagne. La Prusse, oui, a une armée redoutable ; mais si plus d’hommes sont avec elle, nous avons Dieu avec nous. Elle braque des canons, nous élevons la Croix. L’empire allemand, fait par la Prusse, serait luthérien, et maudit ; fait par la Thuringe, l’empire allemand sera béni, puisqu’il sera catholique. Ô jeune homme auquel il faut des rêves, en est-il un, parle, plus magnifique que celui-ci : recommencer l’histoire, relever le trône de Karl Ier en même temps que la chaire de Léon III, rendre les âmes à l’Église et les corps à l’empire, et, — pareil à ces géants couronnés qui, assis dans leurs fauteuils de marbre, rêvent au fond des légendes, le globe en main et les pieds dans la crinière d’un lion endormi — n’avoir en face de soi que le pape, au-dessus de soi que Dieu !

— Oui, ce serait beau, peut-être, dit le roi dont les yeux s’allumèrent à peine.

Il ajouta :

— Une telle gloire, d’ailleurs, ne peut pas être atteinte.

— Elle peut l’être ! s’écria la reine.

— Par quels moyens, ma mère ?

Elle courut à lui, s’assit sur l’arbre renversé. Elle n’avait plus le geste bref et rude, ni ce visage morne, qui, même dans l’enthousiasme de l’ambition, ne s’était pas animé, pas éclairé ; elle essayait de sourire, d’être familière, maternelle ; elle tendit les bras, comme avec une intention de caresse ; elle dit, d’une voix presque douce :

— Comme tu es sage aujourd’hui ! Tu écoutes, tu t’intéresses aux choses qu’on te dit. C’est très bien, mon Frédérick. J’ai été un peu brutale avec toi, tout à l’heure. Il ne faut pas m’en vouloir ; on m’avait irritée. C’est fini. Tu n’as pas cru, au moins, que je voulais te faire abdiquer, mettre Jean-Albert à ta place ? À quoi bon, du reste, puisque te voilà raisonnable ? Ainsi, plus de désaccord entre nous. Causons, là, tous deux, comme une mère et son fils.

La reine Thécla continua, câline :

— Tu me demandes par quels moyens je te ferai empereur ? Ne t’inquiète pas des moyens. Ce sont des combinaisons très nombreuses, très profondes ; tu n’y comprendrais pas grand’chose, enfant. La politique, n’est-ce pas, cela t’ennuie ? Tu ne feras rien toi-même, rien de très difficile. Un beau jour, le jour où tu t’y attendras le moins, je te dirai : « Venez, Sire ! » et Ta Majesté impériale n’aura qu’à s’asseoir sur son trône ! Tu sais, ajouta-t-elle avec un petit rire qui seyait mal à sa lèvre froide, comme Henri l’Oiseleur au premier acte du Chevalier-au-Cygne ! Ah ! seulement, il faut que tu aies confiance en moi et que tu m’obéisses un peu.

— En quoi ? demanda Frédérick, l’œil inquiet.

— Sois tranquille. Je ne te demanderai aucun sacrifice pénible. La Chambre, on te l’a dit peut-être, veut que tu exiles Hans Hammer. Je ne suis pas de l’avis de la Chambre. Ce n’est pas un crime d’aimer la musique ; un grand roi doit protéger les arts et les artistes. Il est vrai que tant de millions pour construire le théâtre, c’est beaucoup. La Thuringe s’appauvrit de jour en jour. L’impôt sur la bière est le plus sûr de nos revenus ; si les Thuringiens devenaient sobres, nous n’aurions plus d’argent du tout. Tu feras bien d’attendre un peu, pour le théâtre. On te le bâtira cent fois plus beau avec l’or de la France vaincue ! En attendant, tu peux garder Hans Hammer : c’est un homme de génie ; je n’ai jamais dit le contraire, moi ! et lui seul est capable d’écrire la Marche de ton Couronnement.

— Enfin, ma mère, que me demandez-vous ?

— Presque rien ! D’être moins farouche, de ne pas te cacher, de ne pas t’enfuir tout à coup. Tu mets souvent tes ministres dans une situation singulière ; il leur est difficile de délibérer en ton absence, même après m’avoir consultée ; il est nécessaire que tu sois là pour signer les décrets, les ordonnances ; le conseil du royaume ne doit pas être présidé par un fauteuil vide !

— M. de Storckhaus est bien ennuyeux, madame.

— Un très bon serviteur ! Tu es injuste envers lui. Autre chose. Il convient que tu te montres à tes sujets, de temps en temps. Comment veux-tu qu’ils t’aiment, s’ils ne te connaissent pas ? Tiens, il y a deux mois, le jour de l’inauguration de l’Exposition internationale, tu n’étais pas à Nonnenbourg, tu étais allé chez ta nourrice, dans la montagne ; et c’est le prince Jean-Albert qui a présidé la cérémonie. On a beaucoup remarqué cela, je t’assure ; le peuple était mécontent. Songe que tu auras, bientôt peut-être, un grand effort à lui demander ! Il t’en coûte donc beaucoup de monter sur ton cheval blanc et de passer au milieu des foules ravies, en les saluant de la main ? Sois généreux, mon enfant ; il ne faut pas refuser la joie de voir ton visage à ceux qui auront l’honneur de te donner leur sang.

— Travailler avec mes ministres, me mêler à mon peuple ? Est-ce tout ce que vous exigez, ma mère ?

— Oh ! comme tu es rusé ! Tu devines que j’ai à te parler d’un très grave projet ? Écoute, et comprends bien. C’est tout à fait de la politique, ce que je vais te dire. Une seule chose t’empêche d’être un roi inébranlable, un empereur possible : c’est notre famille. Tu avais raison tout à l’heure ; ton frère, tes oncles, tes cousins sont des fous ; les châteaux de la Couronne sont des asiles d’aliénés. À cause de cela, l’avenir est inquiétant. On se demande : « Après Frédérick, qui régnera ? » Et, pour ce qui est de l’empire, tu penses bien qu’il ne saurait appartenir à un prince ayant pour successeur le mari d’une écuyère ou le page de Mme Sylvia ? Songe comme tout serait bien, au contraire, si le roi de Thuringe avait un héritier direct, ferme de corps et sain d’esprit, qui pourrait faire s’épanouir en dynastie impériale la race ducale et palatine des Mittelsbach !

Le roi s’était levé, un flot de pourpre au visage, et il dit, les lèvres tremblantes :

— C’est donc vrai ! vous voulez que je me marie !

— Justement, répondit-elle.

— Et c’est pour m’y résoudre que vous m’avez montré comme un appât éblouissant ce rêve de gloire et d’empire ?

— Est-ce que tu m’en veux ? Ah ! je comprends, tu t’imagines que je t’ai choisi pour femme quelque princesse allemande ou danoise que tu ne connais point, laide peut-être, ou sotte, que tu ne saurais aimer ; tu redoutes un de ces mariages comme les rois en font pour satisfaire à l’orgueil de leur rang, ou pour se ménager d’utiles alliances. Non, mon Frédérick. J’ai pensé au bonheur de mon fils en même temps qu’à sa gloire. Mes flatteurs disent que je suis une grande reine, tu sais bien que je suis une bonne mère aussi ! Viens près de moi, tout près. On a dû te raconter que j’arrive de Berlin ? J’y suis allée, c’est vrai. Mais ce voyage n’a été qu’un prétexte, qui m’a permis de m’arrêter au château de Liliensée, et tu devines bien maintenant quelle fiancée je t’amène.

— Lisi ! cria le roi, la face plus rouge encore et les yeux écarquillés, fixes, comme si quelque horrible vision se fût dressée devant lui.

— Oui, l’archiduchesse Lisi. Tu es aimé d’elle, tu le sais bien, et toi-même…

— Taisez-vous, ma mère !

— Frédérick ! s’écria la reine, en se redressant, violente.

— Plus un mot, vous dis-je.

— Oh ! si tu refuses, prends garde !

— Je refuse, madame, et je ne tremblerai point. Que pouvez-vous contre moi ? M’arracher la royauté après m’avoir offert l’empire ? Faites. Vous me prendrez mon trône, soit ! Je garderai mon lit.

Il jeta ces paroles et s’enfuit entre les feuillages de soie et les écorces peintes. Des buissons qui s’ébouriffaient en épines fleuries s’écartèrent devant lui, comme disjoints par des mains invisibles, et se refermèrent après son passage, pareils à une cloison de verdure.

Alors il s’arrêta, et, rose de fureur encore, tout essoufflé, il se mit à sourire pourtant, parce que là, devant lui, sous un pâle clair de lune, qui descendait d’un ciel semé de petites étoiles, un beau cygne, lentement, traînait une nacelle d’or sur l’azur calme d’un lac.

Par quel miracle ce paysage nocturne rêvait-il, lointain, entre les parois d’un palais, tandis que le plein jour, sans doute, battait au dehors les murailles ?

Le frisson frais du soir, dans la clarté mélancolique, rebroussait doucement les neigeuses plumes du cygne, ridait l’eau claire de petits frémissements sonores, et faisait se heurter autour du lac les grêles lances des roseaux et se froisser leurs lattes lisses ; et tout l’arôme vague, qui monte des verdures mouillées, qu’exhale l’encensoir à demi clos des fleurs, errait dans le souffle épars qui poussait et déchirait des nuées à travers les chevelures des herbes retombantes.

Frédérick, sur la rive, un peu penché, caressait le long cou du cygne, qui parfois ouvrait ses ailes comme deux voiles blanches.

Alors, du ciel où planait une lune estompée d’azur, de l’étang piqué d’étoiles, des roseaux qui tremblent, et du vent, et des parfums, et des pâles lointains de brume, — comme si, dans le paysage, eût été répandu quelque invisible orchestre, — une musique émana, divine…

Ce fut d’abord une frêle mélodie, presque inentendue, indécise, et délicieuse, hélas ! On eût dit que d’angéliques chanteurs, très loin, très haut, dans la vibration d’une ineffable clarté, ne voulaient pas se poser, même sur les cimes. Puis, peu à peu, avec la courbe lente d’un vol de plus en plus sonore, la céleste musique, toujours douce, se renforça, se développa, comme une approche intense de splendeurs, et enfin éclata, pareille à quelque prodigieuse aurore, dans un épanouissement de cuivres lumineux !

Frédérick écoutait, une joie d’extase aux lèvres, ayant des rayons pour regards. Peut-être voyait-il aussi ! Quand tous les sens se dilatent et se fondent dans les délices d’entendre, la vue mêlée à l’ouïe perçoit des formes dans les sons. Et les anges descendus enveloppaient le roi du paradis ensoleillé de leurs ailes.

Mais, ainsi qu’un aigle, après avoir touché la terre, se renvole, l’éclatante musique, avec un éloignement de splendeurs, s’atténua, s’affaiblit, et, peu à peu, dans la fuite lente d’un vol de moins en moins sonore, ne fut plus, très loin, très haut, parmi les vibrations d’une ineffable clarté, qu’une frêle mélodie, indécise, presque inentendue, et délicieuse, hélas !

Alors Frédérick, après un instant de rêverie attristée, entra dans la nacelle et dit au cygne : « Va ! » comme si, dans un voyage sur le beau lac pareil à un ciel étoilé il eût espéré rejoindre les anges envolés qui l’appelaient, si faiblement, du haut du paradis.

Mais bien que le cygne ramât des pattes, en offrant ses ailes au souffle, la barque dorée ne s’éloigna pas : une petite main la retenait au bord.

— Lisi ! s’écria le roi, pâlissant.

Une jeune fille était là, en effet. Toute rose, un peu grasse, sous ses courts cheveux blonds qui lui mettaient au front de jolies boucles folles, elle se tenait à genoux sur la rive, et tirait la nacelle, en riant. Et la mélancolie de la lune n’éteignait pas la pourpre jeune de sa joue, ni l’espièglerie de ses yeux vifs, ni la gaîté fraîche de sa bouche d’enfant.

— Oui, mon Frédérick, c’est moi, Lisi ! Tu ne m’attendais guère ? Me voici. Comme il y a longtemps que je ne t’ai vu ! et il paraît, Sire, que vous êtes devenu très méchant, pendant ce temps-là. Tu ne sais pas ce que ta mère vient de me dire ? que tu ne veux pas m’épouser. Mais je ne l’ai pas crue, pas du tout, pas du tout. Je sais bien, moi, que mon Frédérick m’aime. Il n’est pas venu me voir à Lilienbourg ; il ne m’a pas écrit ; mais c’est qu’on est très occupé quand on est roi. Ah ! mon Fried, tu veux bien que je sois ta « petite femme », comme autrefois, tu te rappelles, dis ?

— D’où viens-tu ? Qui t’a permis d’entrer ici ? Va-t’en, je veux être seul, va-t’en !

Et, en parlant ainsi d’une voix où il semblait que la colère eût peur, le roi saisit une rame et frappa l’eau violemment ; mais, avant que se fût éloignée la nacelle, Lisi s’y était élancée, et, toute secouée d’un rire, elle se jeta sur la poitrine de Frédérick, pendant que la barque gagnait le large.

Haletant de je ne sais quelle épouvante, les mains sur les joues et sur la bouche, comme pour retenir un cri où pour éviter un contact possible, il s’écartait, renversait la tête, voulait fuir ; mais Lisi, son menton sur le bord du corselet d’argent, tenait le roi par les épaules, et, ses courtes boucles volantes, elle lui riait au visage avec sa fraîche bouche de rose épanouie.

— Oh ! que c’est vilain d’être sauvage ainsi ! On dirait que tu as peur ? Je ne suis pas effrayée, moi ; je me sens très heureuse. Ris un peu, pour me faire plaisir. Non ? Je comprends, tu me boudes, parce que je suis venue te chercher jusqu’ici ; il ne faut pas me garder rancune ; c’est ta mère qui m’a dit : « Va, tu le peux. » Et puis, je l’avoue, j’étais curieuse de connaître ce coin du palais ; on en raconte tant de merveilles ! Oh ! c’est extraordinaire et très joli. Il semble que l’on vit dans un conte de fées. Si tu veux, tu seras le prince Diamant et je serai la princesse Perle ; et à la fin de l’histoire, les deux pierres précieuses feront un bel anneau de fiançailles ! Mais tu es habillé en Chevalier-au-Cygne ? Alors, je me nomme Elsa. Dis, mon Fried, est-ce que c’est un vrai ciel, là, sur nos têtes, et une vraie lune, et des étoiles véritables ? Ici, il est minuit ; dehors, il est midi. De l’eau, ce lac ? Un oiseau, ce cygne ? Non, n’est-ce pas ? Tu sais, continua-t-elle un peu moins gaie, je suis très contente de voir cela, je suis inquiète aussi. Il y a quelque chose qui me gêne dans le plaisir que j’ai. Peut-être parce que ces belles choses ne sont pas naturelles. Enfin, c’est du mensonge qui nous entoure ? Ce ne doit pas être bien de contrefaire ainsi la création divine. Il n’est pas permis, sans doute, d’avoir un autre ciel que le ciel. Tu connais l’histoire de l’Ange mélancolique et révolté qui, ayant vu l’Eden, en voulut faire un à son tour ? C’est à ce paradis diabolique que doit ressembler le paysage où nous sommes. Il est tout pareil à la réalité des plaines, des eaux, du soir ; mais on éprouve, à le regarder, un malaise qui serre le cœur et le glace. Oh ! vois-tu, c’est que Dieu n’est pas ici. Et toi-même, mon Fried, tu es comme si tu n’existais pas à la façon des autres hommes. Tu es différent. Je ne suis pas bien sûre que tu me voies, ni que tu m’entendes. Peut-être tu n’es pas plus Frédérick que ces astres ne sont des étoiles. Tu vis, toi aussi, de la vie menteuse que tu as donnée aux choses. Oh ! mon bien-aimé, rappelle-toi la belle campagne vraie où nous courions ensemble, les grands arbres baignés de chaleurs dorées ou pâlissants de lune, et le bon souffle frais de l’espace, qui mêlait nos cheveux ! Que la nature était vaste et douce ! Ici, l’on est comme des âmes en cage. Il faudra retourner à Liliensée. C’est là que l’eau est pure et claire, et reflète tout le ciel ! Dis, te souviens-tu de ces roseaux penchés sur le bord de l’étang, qui nous faisaient un toit de verdures tremblantes, et où nous étions comme dans une maisonnette de feuilles et de soleil ? Une bonne odeur montait de la terre mouillée, et le vent nous apportait avec la fraîcheur de l’eau les petits cris des hirondelles qui rasent l’onde et la chanson des laveuses, là-bas !

Maintenant il l’écoutait, plus attentif, moins effrayé. Il avait baissé la tête vers ce jeune visage rose où le rire frivole s’était fondu en un sourire un peu triste, presque plaintif. Il se souvenait, certainement. Il avait dans les yeux comme un consentement attendri.

Lisi vit bien qu’il n’était plus ni fâché, ni sauvage. Toute joyeuse, elle s’écria en frappant des mains :

— Te voilà comme je te veux et comme je t’aime !

Et elle lui sauta au cou, lui mettant ses lèvres aux lèvres.

Il bondit en arrière, les cheveux secoués, farouche, pareil à un homme qu’une vipère a mordu.

— Oh ! malheureuse folle, laisse-moi !

— Frédérick ?

— Laisse-moi ! Va-t’en !

— Qu’ai-je fait de mal ? répondit-elle en essayant de lui prendre les mains. Est-ce que ta bouche n’est pas celle de mon fiancé ?

— Tu t’en iras, te dis-je !

Et, après l’avoir repoussée d’un geste dur, il se baissa pour prendre la rame, voulant regagner le bord ; mais elle la saisit avant lui et la jeta dans le lac dont l’eau rejaillit dans un éparpillement d’étincelles.

— Tu l’auras donc voulu ! cria le roi en étendant le bras avec un geste qui commande.

Comme si ce mouvement eût été un signal, un fracas formidable ébranla le paysage lunaire. Pendant qu’un lourd nuage, déchiré d’éclairs, et d’où sortait un grondement de tonnerre, envahissait le ciel en éteignant l’azur et les étoiles, de brusques rafales de toutes parts se ruèrent à travers les roseaux fracassés et firent du lac paisible une mer orageuse dans l’ombre, où la barque ballottée montait et descendait parmi le bouleversement de l’onde.

Lisi jeta un cri de détresse en se cramponnant à la robe du roi ; lui, calme, il se tenait debout, forme pâle au milieu des ténèbres ; et il n’y avait de clarté qu’aux ailes d’argent de son casque.

Puis, sous un lourd paquet d’eau, la nacelle chavira, tourna, sombra. Plus rien n’était visible dans la tempête, que la blancheur palpitante du cygne qui, retenu par la chaîne d’or, planait sur le tumulte du lac, comme l’écume ailée des vagues.