Le Roi vierge/Livre 1, 5

Édouard Dentu (p. 45-118).
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Livre premier — Gloriane

V

Brascassou, coiffeur de Mme Gloriane Gloriani, avait une histoire qui vaut la peine d’être racontée.

Un soir, un caporal de la garnison de Toulouse, — il y a très longtemps de cela, — se promenait le long du canal, non loin de la statue de Riquet. Là-bas, dans la ville, sur la place du Capitole, la retraite sonnait sa fanfare. Le caporal continua sa promenade avec un air de satisfaction ; il avait la permission de dix heures ; et il attendait Mlle Mion, une petite servante du pays basque, qui avait promis de le rejoindre après le coucher de ses maîtres. Elle vint. Petite et maigre, sèche, la peau dure, des moustaches, un signe noir au coin de la bouche, presque une mauricaude sous le foulard rouge, tordu et noué, dont les deux pointes se dressent : ce qu’on appelle une brune piquante. Lui, l’air bête et réjoui, elle, presque laide, ils s’adoraient l’un l’autre, faute de mieux ; on emploie comme on peut l’amour qu’on a en soi. Quand ils se furent assis, le caporal sur un banc de pierre, Mion sur les genoux du caporal, elle se détourna vivement : « Escouto ! » dit-elle. Il y avait eu un bruit comme d’un objet lourd qui tombe à l’eau ; ils virent une femme s’éloigner en courant et s’élancer dans une ruelle, vers la ville. Le militaire eut d’abord l’idée de poursuivre la femme, mais une petite plainte s’élevait du canal. « Un enfant ! » dit le caporal. « Qu’uno garso ! » s’écria Mion. Ils s’approchèrent de la rive presque à fleur d’eau, à cause des écluses fermées. Quelque chose flottait dans la grisaille du soir sur la surface immobile ; quelque chose d’un peu long et de blanc : l’aspect d’un panier plein de linge dont on ne verrait pas l’osier. C’était de là que tenaient les cris. Comme cette espèce de nacelle se soutenait assez près du bord, le caporal put facilement l’accrocher du bout de son sabre et l’amener à eux. Un panier, en effet, et, dedans, un petit être presque nu, tout éclaboussé d’eau, qui se tordait en vagissant, les poings devant la bouche ouverte, toute la face plissée comme une vieille petite pomme. « O ! qu’es poulit, lou pitchou ! » dit Mion. Il était hideux. Mais toutes les femmes ont de ces tendres complaisances pour les nouveau-nés ; pas une qui, à la première vue d’un enfant, n’ait un instant de maternité. Le caporal montra plus de froideur. « Portons ça chez le commissaire », dit-il. En réalité, il enrageait d’avoir été troublé dans ses amours. Cette femme aurait bien pu jeter son enfant à l’eau un peu plus loin. Il est ennuyeux d’être charitable, quand on n’a pas le temps.

On fit une enquête. On découvrit la mère. Une pauvre fille de la rue des Jardiniers, vieille déjà. Le soir, en peignoir blanc, de gros fard sur les joues, acheté au rabais, — un ciment de brique pilée, qui se cassait entre les rides, — elle passait la tête dans l’entre-baillement lumineux de ses volets, au rez-de-chaussée, et faisait des signes aux hommes, à ceux qui portaient des blouses ou qui avaient des pantalons garance. Les étudiants n’auraient pas voulu d’elle, parce qu’elle n’avait plus de cheveux et qu’il lui manquait des dents. Le passé de cette misérable ? Elle-même l’avait oublié. Elle était une ordure qui se trouvait là par hasard ; un fruit pourri, tombé, dont on ne voit pas la branche. D’ordinaire, ces filles n’ont pas d’enfants, par une pitié du sort. Elle en eut un, étonnée, à quarante ans. Le père ? est-ce qu’on savait ? Un jour, quelqu’un demandait à un petit garçon, fils d’une marcheuse : « Et le soir, que faites-vous, mon pauvre mignon ? » L’enfant répondit : « Le soir, maman me couche, et puis elle va chercher papa. » C’était ce père-là qu’avait eu le nouveau-né jeté dans le canal. La mère, lorsqu’on l’interrogea, avoua tout de suite son crime ; elle n’avait pas de regret de ce qu’elle avait fait ; aucun remords dans cette âme obscure ; la conscience n’est pas une lumière à plusieurs flammes, dont quelques-unes peuvent éclairer encore lorsque les autres sont déjà mortes ; non, cette lueur-là s’éteint tout entière, d’un seul coup. Seulement quand on apprit à la mère que son fils avait été sauvé : « Eh ! bien, tant pis pour lui ! » Elle fut jugée condamnée à cinq ans de réclusion. Elle mourut à la maison centrale de Nîmes. Quant au petit garçon, on le mit à l’hospice des Enfants-Trouvés, et il ne mourut pas, parce qu’il avait, quoique chétif, la vie entêtée.

Il grandit, devint plus laid, fut pris en grippe par les bonnes sœurs. Malingre, rabougri, morose à l’âge où les petits anges rient, il se tenait dans les coins, sournois, à demi tourné, avec un air de vouloir entrer dans la muraille. Il avait du mal aux yeux, toujours des croûtes, aux lèvres. « C’est dans le sang, » disaient les sœurs. Elles ne se trompaient pas. Cet innocent, fils d’un passant ivre et d’une fille — la vomissure fécondant l’égout — avait hérité la maladie du vice. À cause de cela, les religieuses le haïssaient. Ce qui aurait dû faire pitié fit horreur aux dures vierges. Ces dartres étaient l’infamie maternelle devenue ulcères ; elles maltraitèrent la prostituée dans son avorton malsain, croyant faire œuvre pie. Un dégoût plein de colère : l’idée de venger Dieu et de châtier le péché. Lui, battu, s’étonnait, ne comprenant pas pourquoi on lui faisait du mal parce qu’il était malade.

Il eut la chance qu’un maître corroyeur ayant besoin d’un apprenti s’avisa de venir chercher un enfant à l’hospice. On lui demanda s’il voulait Brascassou. Brascassou, c’était le petit qu’on battait et qu’on n’aimait pas. Il n’a jamais su pourquoi on lui avait donné ce nom ; le fait est qu’on l’avait toujours appelé ainsi, depuis le jour de son entrée à l’hospice : le patois a des mystères. Le corroyeur répondit : « Celui-là ou un autre. » On préféra se débarrasser de « cette pourriture. » L’homme d’abord fit la grimace, en voyant ce garçon chétif, vilain, sans regard et la teigne au crâne. « Bah ! dit-il, l’odeur des peaux est bonne à la santé ; ça lui refera le tempérament ; » et il l’emmena, après lui avoir flanqué deux gifles en manière de plaisanterie. Tel fut le commencement de l’apprentissage.

Brascassou jusqu’alors avait été battu, mais n’avait jamais travaillé. Maintenant, il dut travailler sans cesser d’être battu. Ceci lui parut dur. Le châtiment après la besogne, au lieu de la récompense, obscurcit la vague notion du bien et du mal qui, faiblement, comme une clarté qui tremble, s’était levée en lui, lumière à peine allumée, aussitôt éteinte. Après avoir eu l’étonnement, il eut la colère, avec un désir de faire du mal, lui aussi. Il en fit. Quand le patron tournait le dos, il déchirait vivement quelque peau précieuse, et, si l’on recherchait le coupable, il désignait l’autre apprenti, grand dadais plus bête que bon, qui laissait dire, ne comprenant pas. En même temps, des idées sales lui venaient. Ce n’est pas seulement son corps qui était gangrené : son âme aussi. Une fois, en passant dans la rue des Jardiniers, — il faisait une course pour son patron, — il s’était arrêté, en pouffant de rire, devant deux volets gris entr’ouverts, comme s’il les eût reconnus. Il fut le gamin ignoble, s’attardant dans les lieux malpropres, traçant du doigt de gros mots sur la muraille, faisant des farces, fourrant des ordures dans le panier de la ménagère, ricanant en dessous quand, le soir, pendant le souper, le maître corroyeur, pris de dégoût, crachait la viande dans son assiette ; de sorte que celui-ci, un beau jour, jeta son apprenti dans la rue en lui fouaillant les reins à coups de souliers. Un tel dénouement n’avait rien que de logique. Ce qui avait commencé par des gifles s’achevait par des coups de pieds.

Quinze ans, maigre, les yeux petits, aux cils collés d’humeurs, les lèvres jaunes, la peau grise et mangée d’anciennes plaies, il s’en alla par les rues dans les loques de sa blouse, son pantalon déchiré aux genoux. En passant devant un bazar, rue de la Pomme, il vit une boîte verte, avec des brosses et des pots de cirage dessus. Il n’y avait ni marchands ni chalands dans la boutique. Il s’approcha de la boîte, la trouva belle, passa la main sur les poils des brosses, et, personne ne le voyant, emporta le tout. Il fit cela sans raison précise, pour le plaisir de voler ; à moins qu’il n’eût l’intention de vendre la boîte. Il ne la vendit pas. Un hasard peut faire naître une vocation. Le lendemain, Brascassou se tenait assis sur une borne, place Lafayette, près de l’hôtel Capoul, la boîte devant lui, toute neuve, audacieusement offerte aux passants : Brascassou était décrotteur.

Il fut heureux. Libre ! Plus de nonnes, plus de patron ! Couché sur le ventre, le menton dans le sable tiède, le dos brûlé par le dur soleil blanc qui chauffait toute la place, il lézardait avec délices, regardant son ombre longue traverser la chaussée, ne s’interrompant de son farniente de lazzarone que pour cirer les bottes poussiéreuses de quelque passant, ou pour écouter les histoires que se racontaient les cochers, groupés, le fouet à la main, devant leurs énormes fiacres. Il connut ce délice de la paresse : le rêve ! Les tendresses de l’adolescence faillirent le rendre bon. Deux choses attiraient ses yeux souvent : une grande affiche de théâtre, jaune, aux grandes lettres noires, placardée sur le mur de l’hôtel, et, de l’autre côté de la place, une boutique de coiffeur où se frisaient des perruques, où pendaient des nattes longues, entre lesquelles tournaient incessamment deux bustes de femmes, blancs et roses, très décolletés. Le théâtre ! les femmes ! En regardant l’affiche de ses yeux écarquillés, il voyait s’animer, remuer, se transformer les caractères. Bien qu’il ne fût jamais entré dans une salle de spectacle, il s’imaginait, d’après des choses qu’on lui avait dites, les quinquets, des lustres, les plafonds peints, des toilettes dans les loges, et, sur la scène, entre les décors lumineux, des formes vagues, éloignées, levant des bras d’où pendaient des franges, ouvrant des bouches d’où sortaient des musiques, — plus que des hommes, des dieux peut-être ! À ces illusions se mêlaient des réminiscences, reste des leçons des bonnes sœurs : lorsque, les prunelles fatiguées de la contemplation de l’affiche où les noms des acteurs lui apparaissaient en lettres de flammes, il se vautrait, la tête sur la boîte verte, en plein soleil, il lui arrivait, presque endormi, de voir, dans l’apothéose de la rampe, un Jésus-Christ à la couronne d’épines lumineuses, pâmé sur une croix d’or, et chantant ! Mais Jésus portait un lorgnon comme le premier ténor du théâtre, dont Brascassou avait quelquefois ciré les bottes sur la place Lafayette. Des femmes, en même temps, passaient dans ces songes visionnaires, presque toujours ressemblantes aux deux poupées qui montraient leur chair de cire peinte derrière la vitrine du coiffeur. Elles aussi, elles chantaient, laissant traîner sur des mosaïques de pierreries des robes de vermeil et de satin ponceau ; mais ces robes ayant la transparence du rêve, des nudités devinées l’éblouissaient à travers la splendeur des étoffes. Réveillé de sa rêverie, il voyait l’affiche jaune et considérait le tournoiement inanimé des bustes. Alors, il se frottait les yeux, se grattait l’oreille, et s’asseyait sur sa boîte, ennuyé.

Une fois, il dit au ténor dont il cirait les bottes : « Deux sous par jour, ça fait quatorze sous au bout de la semaine. Quatorze sous, c’est le prix d’un billet de troisième. Je vous cirerai pour rien pendant sept jours, si vous voulez me donner un billet. » Le ténor éclata de rire, au risque de gâter sa voix, et dit : « Tu aimes donc le théâtre, petit ? Viens au Capitole ce soir ; tu diras mon nom au contrôle, on te laissera passer. » Extasié au point de devenir généreux, Brascassou versa tout son pot de cirage sur les bottes du ténor et les fit si bien reluire qu’il crut voir, dans le miroir du cuir, tourner, resplendissantes, les deux poupées du coiffeur.

En face de la vraie scène, des actrices et des acteurs réels, il demeura froid et d’abord triste. Il constata tout de suite, — certaines âmes ont cette faculté de désillusion rapide, — le mensonge grossier des décors, le fard trop rouge des femmes, le clinquant usé des dorures sur le pourpoint des hommes ; et, s’attendant à des lumières, à des parfums de paradis, il trouva que les quinquets louches puaient. Chez un enfant poëte, l’amour du rêve aurait nié la réalité, aurait admiré des replis d’ailes d’anges dans l’envolement des gazes fripées et des rougeurs de vierge dans la grosse pourpre des joues ; lui, gamin bestial, qui avait dû à l’éveil de l’adolescence une heure de vision, il comprit soudainement la vérité, et, après un instant de mélancolie, l’accepta. Le rêve, à un moment donné, se lève dans tout esprit : bulle de savon en la plupart des hommes, prismatique, mais qui se résout vite en une goutte sale ; bulle aussi dans l’âme des songeurs tenaces, mais faite d’un métal transparent, qui résiste. Tout poète est un enfant rêveur continué et solidifié en homme. Brascassou fit mieux, ou pis, que d’admettre ce qu’on nomme le vrai, il s’y habitua, et l’aima. Sa mère aussi, peut-être, avait aimé cette chose. Le fils de la prostituée retrouvait et suivait la pente de sa race. Il retourna au théâtre presque tous les soirs, un peu avant la fin du spectacle, grâce aux contre-marques qu’il mendiait aux spectateurs ennuyés, en cachant sa cigarette derrière son dos pour avoir l’air plus convenable. Bientôt, aux troisièmes, il fut chez lui ; jugeant les fortes chanteuses, émettant des doutes à l’endroit du baryton, applaudissant ou sifflant, quelquefois parce qu’on le payait pour siffler ou pour applaudir. Chef d’un groupe de polissons, il devint une espèce de puissance avec laquelle les artistes devaient compter, les soirs de début ; il organisait des succès ou des chutes. Les abonnés du théâtre connaissaient sa petite tête chafouine, mièvre, laide, aux yeux demi-fermés, qui s’avançait, le menton entre les poings, sous la barre de fer de la troisième galerie ; s’il faisait la grimace, on disait : « Il y aura du bruit. » Mais il était clément pour les actrices, et bien qu’il enrageât de n’être assis ni dans les fauteuils d’orchestre, d’où l’on voit la mousseline feuilletée des jupons de dessous, ni dans les avants-scène, d’où l’on plonge les regards jusqu’au fond des corsages, il avait des indulgences pour celles des chanteuses qui étaient très grasses. Un jour on lui offrit cinq francs pour chuter une dugazon ; il prit la pièce, mais applaudit, parce que la débutante avait des bras gros comme des jambes, qu’elle levait, en chantant faux, hors de son corsage sans manches. D’ailleurs, hargneux, brutal, gouailleur, disant avec un accent qui prolongeait l’ignominie du propos : « Toutos cagnos, tè ! » Gamin devenu voyou. Un soir, traversant la place Lafayette, il revit l’affiche jaune et les deux poupées tournantes ; il s’arrêta, ayant honte, — pour la dernière fois ; bah ! il déchira l’affiche, cracha sur la vitrine et se détourna en haussant les épaules. C’était fini.

Il se tint derrière le théâtre, près de l’entrée des artistes, fréquenta les abords du Conservatoire. Il allait et venait sur le trottoir, les mains dans les poches, la blouse et la chemise ouvertes, s’offrant à qui voulait pour suivre des femmes ou porter des lettres. Il fut remarqué. Les étudiants amoureux de choristes s’adressaient à lui, avec timidité, parce qu’il semblait exercer une fonction. On savait qu’il était très bien avec le concierge du théâtre. Il avait autour de lui le mystère d’être quelqu’un qui entre dans les coulisses. Lorsqu’il était redescendu, apportant une réponse, puis attendait, avec un dandinement de jambes, la pièce de monnaie promise, les adolescents troublés, regardaient avec une surprise où il y avait de l’épouvante celui qui avait traversé tranquille, l’Éden prodigieux du théâtre ; et ils humaient, dans l’odeur de ses haillons, des parfums de fruits défendus. Un soir qu’il avait de la poudre de riz sur la manche de sa blouse, il s’écria en français, car il commençait à renoncer au patois : « Dame ! elles m’ont embrassé ! » Dès lors, il fut envié. Ceci le flatta, et haussa son ambition. À force d’intrigues, il devint figurant, et plus tard choriste, ayant une espèce de voix. Il porta, lui aussi, des pourpoints dorés, dont les galons se décousent ; et, quand il se trouvait près de la rampe, il soignait ses gestes, se piétant, le poing sur la hanche, gracieux et fier. Grâce à une forte barbe volée dans la loge de la basse profonde, et qui lui cachait la moitié de sa laide face, il fut très apprécié des grisettes — il y avait encore des grisettes à Toulouse — que l’on voyait, le dimanche, aux stalles des secondes. Il eut l’honneur d’être préféré à des commis qui avaient de fort belles cravates, même à des sous-lieutenants. Mais, délicat et se piquant d’aristocratie, il dédaignait les filles en mouchoir, se contentait des bonnets, avec dédain, aspirait aux chapeaux. Au théâtre aussi, il eut des aventures. Clignant des yeux, retroussant sa narine, il montrait une laideur gaie, faisait des farces, disait de gros mots. « Oh ! le sale ! » Mais tout cela amusait les figurantes, des coureuses à qui on donnait quinze sous par soirée. Il leur apportait le bruit et l’odeur du ruisseau ; l’ordure est agréable aux nostalgiques de la boue. D’ailleurs, il était habile à profiter auprès d’elles de la longueur d’un entr’acte ou des hasards d’un déshabillement. Il les prenait par la taille en leur soufflant dans l’oreille, leur enfonçait ses ongles entre les lacets du corset ; ça leur faisait voir trente-six chandelles, comme on dit. Quand la clochette du régisseur sonnait dans les couloirs, elles se secouaient en disant : « Faut-il être bête, tout de même ! » et lui se lissait la barbe devant la glace, pendant qu’elles enfilaient à la hâte leur jupe de Suissesse ou de dame d’honneur.

Cependant le soin de ses plaisirs ne lui faisait pas oublier ses intérêts. Très allumé, mais très pratique, il continuait à servir d’intermédiaire, exerçant ses fonctions dans des sphères plus hautes. Recommander un étudiant à une choriste ? Fi donc ! cela est bon pour les voyous amis du concierge, qui rôdent le soir, les mains dans les poches, près de l’entrée des artistes. Le temps était loin où il acceptait de menues pièces de monnaie en échange de ses bons offices ; il ne se dérangeait plus à moins de quelques louis. Une lettre dans un gousset, un écrin de bague dans l’autre, il guettait les premières chanteuses au moment où elles sortaient de leurs loges, les suivait, leur faisait signe et leur parlait à l’oreille, derrière un portant. Il devint un spécialiste renommé. Il fut le messager actif entre le libertinage de la salle et la prostitution des coulisses. On savait qu’il fallait s’adresser à lui. Il eut une situation presque officielle. Au commencement de la saison théâtrale, c’était M. Brascassou qui présidait, avec une espèce d’impartialité bien rétribuée, à la distribution des belles filles de la troupe parmi les « messieurs » de la ville. Il gagnait gros, et faisait des économies, n’ayant jamais payé un foulard de cotonnade à une figurante de théâtre, ni un bouquet de cerises à une grisette du quartier du Polygone. De sorte qu’un dimanche, — il avait alors vingt-cinq ans, — on le vit se promener sur les allées Lafayette, à l’heure de la musique, redingote, chapeau noir, des bagues aux doigts, une chaîne d’or sonnante sur le ventre, et faisant le moulinet entre le double rang des chaises avec une canne à pomme de cornaline.

Sa fortune l’éblouit. Son ambition ne connut plus de bornes. Il lâcha la figuration qui lui dérobait trop d’instants, le détournait de son industrie principale. Il élargit le cercle de ses connaissances, fraya avec les étudiants riches qu’il divertissait par son bavardage d’arsouille, s’insinua dans les cercles aristocratiques où fut inventée par lui la fonction chimérique d’aide-croupier. Prêt à tout, ne répugnant à rien ; connaissant les bons endroits où l’on soupe et les mauvais lieux où l’on aime ; sans égal pour dresser les menus, sans pareil pour choisir les filles ; excellant à calmer les créanciers hargneux et les maîtresses irascibles, faisant les courses ; souvent familier et toujours obséquieux, presque un ami, tout à fait un domestique, dînant quelquefois dans la salle à manger et ne refusant jamais de descendre à la cave, offrant de vous servir de témoin et cirant vos bottes le matin du duel, — remarquable d’ailleurs par un instinct de se trouver précisément où l’on avait besoin de lui, — il fut l’indispensable factotum du libertinage de toute une ville.

Il eut la chance de rencontrer deux associés dignes de lui : Minuche et Filouse.

Minuche, long, maigre, et bossu, — l’air d’un échalas où il y aurait un gros nœud, — était quelqu’un de qui on disait qu’il faisait des affaires. Quelles affaires ? On ne savait pas au juste. En réalité, il servait d’agent à deux ou trois banquiers qui prêtaient volontiers de petites sommes aux jeunes gens dans l’embarras, au taux de cinquante pour cent, bien entendu, et sur de bons gages, naturellement. Le proxénète de l’usure.

Filouse, vieux, déguenillé, malpropre, la lèvre qui pend, l’œil qui pleure, répétant sans cesse : « Là ! là ! là ! » avec des claquements de langue, idiot, plaintif, avait pour métier apparent de vendre des passe-lacets et des paquets d’aiguilles anglaises dans les cafés d’étudiants ; mais jamais il ne vendit un seul paquet d’aiguilles ni un seul passe-lacet ! La vérité, c’est qu’il connaissait les adresses des petites grisettes pas encore ou récemment déniaisées ; et, tout en étalant sur les tables ses menues marchandises, il disait à l’oreille des gens qui lui inspiraient confiance : « Là ! là ! là ! une petite poulette, quatorze ans, des yeux purs comme des gouttes de rosée, là, là, là ! Une odeur de venelle au printemps. Celui qui l’embrassera croira manger des églantines. Et l’on pourrait s’entendre avec la famille. Pas cher. En cas d’accident, il y a un cousin qui épouserait, là, là, là ! »

Brascassou, Minuche et Filouse, — forces diverses, mais concordantes, — s’adaptèrent merveilleusement et, complétés l’un par l’autre, formèrent un ensemble parfait. Spécialité de Brascassou : les actrices ; spécialité de Filouse : les fillettes ; spécialité de Minuche : l’argent, indispensable dans les mansardes comme dans les boudoirs. De sorte que leurs profits communs étaient considérables.

Mais Brascassou, grisé par le succès, s’élança dans des aventures. Le rêveur peut-être n’était pas tout à fait mort en lui. Il imagina de vastes entreprises, fonda des cafés-concerts, s’avisa de donner dans un quinconce, aux portes de la ville, de grandes fêtes populaires où l’on buvait, où l’on dansait sous les arbres. Accrochés aux tringles circulaires des mâts de cocagne, pétillaient de soleil le cuivre des montres et l’argent des saucissons ; les wagons des montagnes russes emportaient dans des tournoiements affolés les grisettes qui jettent un cri en rattrapant leur coiffe et les grisous pouffant de rire sous l’envolement des jupons. Tréteaux où des musiciens habillés en houssards soufflent frénétiquement dans des trombones bossues, voitures de somnambules, tables d’escamoteurs, hercules qui jonglent avec des poids, danseur de corde ayant pour balancier un énorme mirliton, chevaux de bois qui tournent dans un immobile galop, c’était tout une immense frairie foraine ; et, dans une musique enragée, où le tonnerre des grosses caisses épouvante et disperse les cliquetis de chapeaux chinois, devant un brasier gigantesque de jeunes chênes écroulés en tisons, rôtissait en puant, cornes et cuir, un bœuf entier !

Le public, en général, se montra indifférent : Brascassou ne fit pas ses frais. Gêne, huissiers, procès, faillite. Il avait emprunté de l’argent à Minuche qui fit vendre jusqu’à la broche du bœuf.

Il espéra prendre une revanche en organisant, dans un cabaret de banlieue, une réunion hebdomadaire qu’il nomma ingénieusement le bal Bathylle : on y portait la chlamyde, pas toujours. L’entreprise prospéra d’abord, à cause d’un assez grand nombre d’Anacréons ; mais le secret fut mal gardé et la police dut s’inquiéter de la chose. Le bruit courait que des maraîchers avaient trouvé un matin, derrière le cabaret, dans la ravine du chemin, un jeune garçon étranglé au moyen d’une jarretière qu’il avait encore au cou. Par bonheur pour Brascassou, l’oncle du préfet, vieillard très respectable, eût été compromis par des débats publics. Le parquet consulta télégraphiquement le ministre de la justice, et celui-ci répondit par dépêche chiffrée : « Étouffez l’affaire. » Seulement, l’organisateur du bal athénien fut invité à quitter la ville et même la France. Minuche et Filouse, les larmes aux yeux, l’accompagnèrent à la gare. Il partit pour l’Espagne, se souvenant d’un agent de change de ses amis, qui, après une banqueroute, était allé fonder une maison d’escompte à Pampelune. Il comptait sur cet ami : tout le monde a des illusions. Quand il eut pris son billet, il dit : « Je n’ai plus un liard ; » et il demanda un louis à Minuche. Celui-ci, par un malheureux hasard, avait oublié son porte-monnaie ; Filouse, en sanglotant, donna deux francs à Brascassou. « Au moins tu pourras acheter du tabac, là ! là ! là ! »

À Pampelune, l’exilé ne trouva pas son ami. Le banqueroutier venait d’être condamné comme faux-monnayeur. « Biédase ! dit Brascassou, est-ce que je vais crever de faim, moi ? » Il avait menti à Minuche et à Filouse : il possédait deux cents francs, mais c’était peu de chose, cela. Il erra par la ville, regardant, écoutant, essayant de démêler parmi ces mœurs inconnues la possibilité de quelque industrie. Il en était à un point où il n’eût répugné à aucune besogne, même honnête. Mais Pampelune a l’air clos, renfrogné, presque hostile. Les façades d’un gris sombre, noirâtre, tiennent leurs jalousies baissées ; les portes s’ouvrent rarement et se referment vite ; partout le refus d’accueillir et même la résolution de repousser. Il marchait au hasard, inquiet. Sur la grande place, carrée, entourée d’arceaux et plantée de petits arbres également espacés, raides et froids, aucune joie, aucune vie ; à peine deux ou trois enfants mal vêtus qui se poursuivaient sans courir ; un homme couché sur un banc de pierre, dans une vieille couverture, et regardant de ses yeux mi-clos la fumée de sa cigarette monter tout droit dans l’air sans vent. La solitude d’un cimetière. Jamais un roulement de voiture : quelquefois un bruit sourd et mou d’alpargates sur le pavé. Seule, à l’un des angles de la place, dans la baie d’une arcade, une boutique vivait ; c’était celle d’un barbier, pleine d’un tumulte de gestes et de voix bavardes. Là, sans doute, se résumait tout le mouvement de la ville ; Brascassou se promit d’observer cette boutique. Il continua d’errer par les rues silencieuses, mornes, que traversait rarement une servante, le seau de cuivre sur la tête.

Il fit halte, presque aveuglé.

Il avait devant lui, en plein soleil, une vaste et prodigieuse rougeur, chaude, puissante, intense, qui lui éclaboussait les yeux comme d’une soudaine effusion de sang ; cela ressemblait à un champ écarlate d’une récente hécatombe, ou à une plaine tout empourprée de pivoines ; l’idée venait d’un carnage en fleurs.

Brascassou regarda mieux.

C’était un marché encombré, par amas hauts et larges, de ces gros piments rouges qui sont la nourriture principale des pauvres dans l’Espagne du nord. Derrière l’étagement des fruits, des vendeuses en guenilles se tenaient assises, et des ménagères rôdaient çà et là, s’arrêtant quelquefois, marchandant, jacassant ; mais toutes les couleurs, — les bruits même aurait-on dit, — se fondaient dans une énorme splendeur de pourpre qui saigne.

Cependant, comme un lever de soleil hors d’un horizon drapé de nuages ponceaux, un front de femme, coiffé de rayons fauves, émergea, seul, de tout ce rouge ; grande, blanche, sous de grosses touffes de cheveux roux, elle s’avançait, lumineuse, ayant l’air d’une Fornarine peinte sur un fond de cinabre, — éblouissement d’or sur l’éblouissement vermeil.

Elle passait.

Brascassou remarqua que les autres femmes se détournaient, laissant la route libre, rejoignant les marchandes cachées derrière les tas de piments ; la place parut vide et fut vraiment silencieuse : la passante se dressait, isolée, comme la flamme unique d’un grand foyer de braises.

Elle s’arrêta un instant, retroussant d’un air de mépris sa lèvre grasse, piment aussi, et parcourut le marché d’un regard qui dédaigne et qui défie.

Elle s’éloigna.

Il la suivit, étonné.

Il ne voyait plus maintenant que les torsades lourdes du chignon fauve et les frisons bistrés de la nuque.

Il remarqua encore que les gens s’écartaient d’elle. Plus personne sur un seuil où tout à l’heure bavardaient trois commères ; il y avait de brusques bruits de volets clos ; une vieille, sordide, au menton gris de barbe, s’élança sur un petit garçon qui jouait au milieu de la rue et l’emporta en courant ; une servante, de la fenêtre d’un second étage, répandit devant la passante le contenu puant d’un panier d’ordures, avec l’air de le faire exprès.

La grande femme continuait son chemin, sans hâte ; seulement elle tourna un peu le cou en levant la tête vers la servante ; Brascassou vit qu’elle avait toujours dans l’œil un regard de défi et le pli du mépris aux lèvres.

Dans la ville effarée et morne autour d’elle, elle était comme une reine qui traverserait sa capitale le lendemain d’un massacre, haïe et triomphante.

Elle s’engagea dans une ruelle peu large, entre de hautes murailles. Point de portes, point de fenêtres : un couloir très prolongé sous une étroite bande de ciel. Elle marcha plus vite. Elle se se trouva dans une plaine herbeuse qui monte en pente douce vers les remparts noirs et verts de la ville. Aucun arbre. On voyait se dresser, droits sur l’horizon, les deux poteaux énormes d’un pont-levis, d’où pendaient des chaînes. Elle s’arrêta au milieu de la plaine, devant une petite bâtisse carrée, basse, à deux croisées seulement, façade qui se déplâtre, toiture en chaumes de maïs échevelés par le vent. C’était une maison terne, grise et laide ; mais des rideaux d’un rouge vif ensanglantaient les fenêtres.

Avant d’entrer, la femme se retourna ; Brascassou put la regarder de tout près.

Étroitement enveloppée, plutôt que vêtue, d’une robe de soie grise, mince étoffe luisante et miroitante qui s’adaptait sans plis aux rondeurs dures de la gorge et des flancs, et serrait bien les chairs comme une autre peau sur la peau, elle était véritablement d’une beauté glorieuse, avec son épaisse chevelure d’or presque vermeil, ses grands yeux d’un bleu net et profond, plus vides que l’azur des lacs, son nez courbe dont les narines charnues se rebroussaient pour humer fortement, et sa bouche aux lèvres de sang, pareille à un gros fruit de pourpre crue, sa bouche grasse, ouverte, offerte, hautaine cependant, — impériale et bestiale.

Elle considéra Brascassou et se mit à rire d’un grand rire sonore, rouge et chaud, qui montra des dents de louve contente.

Puis elle dit :

— Tu es étranger ?

Comme beaucoup de gens du midi de la France, Brascassou entendait assez bien l’espagnol et le parlait même, avec un mélange de mots patois, de façon à se faire comprendre. Pourtant il ne répondit pas tout d’abord ; cette brusque parole, ce tutoiement impudent l’avaient ébouriffé.

Elle dit encore :

— Français ?

Il se remit ; il n’était pas de ceux chez qui les apparences de l’étonnement persistent ; habitué aux aventures, il s’installait très vite dans l’extraordinaire.

— Français, dit-il, et mieux que Français, Gascon.

— Tu m’as suivie ?

— Ma foi, oui.

— Pourquoi ?

— Parce que tu es belle.

— Oui, belle, mais tu es laid, toi. Enfin je te plais ?

— Millo dious ! s’écria Brascassou.

— Alors, viens ce soir, dit-elle dans son beau rire éhonté.

Puis elle entra dans la maison, en ferma la porte. Il resta seul au milieu de la plaine, regardant la muraille, ébahi. Si accoutumé que l’on soit aux hasards, l’invraisemblable poussé jusqu’à l’absurde a de quoi rendre perplexe. Cette aventure l’occupait au point qu’il ne songeait plus à sa situation misérable dans une ville inconnue, à ses poches presque vides. Qu’est-ce que c’était que cette femme, sur les pas de laquelle se faisaient la solitude et le silence, comme autour du spectre de la peste traversant les cités ? Pourquoi lui avait-elle dit avec ce rire : « Viens ce soir ? » Il promena ses regards autour de lui, cherchant quelqu’un qu’il interrogerait. Pas un être vivant, — sinon une sentinelle, là-bas, qui allait et venait de l’un à l’autre poteau du pont-levis. Il songea que ce militaire pouvait connaître l’habitante de la maison aux fenêtres rouges ; il se dirigea vers le pont-levis. L’ennui de la faction dispose aux causeries avec les passants ; le soldat ne se fit point prier pour entrer en conversation avec Brascassou ; il offrit une cigarette, accepta un cigare. Ils étaient déjà les meilleurs amis du monde. « À propos, camarade, savez-vous qui loge, là, dans cette maisonnette ? » Le soldat devint tout pâle, puis, comme ayant reçu quelque grave offense, marcha droit à l’étranger, la baïonnette en avant. « Biedaze ! » pensa Brascassou, en tournant les talons ; il n’était pas homme à pousser la curiosité jusqu’à l’imprudence.

Il se souvint de la boutique du barbier, bavarde et tumultueuse ; il serait facile d’y obtenir des renseignements. Brascassou retourna dans la ville, s’en alla vers la grande place ; précisément, il avait besoin de se faire raser. Mais, en entrant sous l’arcade, il eut un geste de désappointement ; la boutique était déserte, à peu près ; ce n’était plus l’heure où les habitants de Pampelune se font tailler la barbe et les cheveux en lisant les journaux madrilènes, ou attendent leur tour en commentant les nouvelles politiques avec de grands éclats de voix et des gestes de tribune. Le barbier se tenait debout, à côté d’un client unique, qu’il accommodait en silence, avec une gravité respectueuse. Néanmoins Brascassou entra, et, sur un geste poli du perruquier, s’assit devant une tablette de marbre surmontée d’un miroir qui penche ; puis il se tint coi, un peu embarrassé. Ne sachant comment occuper ses yeux, il considéra les affiches de parfumeries parisiennes, dont les cadres d’or décoraient symétriquement les quatre murs de la boutique ; il regarda aussi l’homme qui se faisait raser. Un homme de soixante ans environ, chauve, avec une frange plate de cheveux gris, qui lui descendait sur les oreilles et jusqu’à la nuque, comme une coiffe sans fond, trop large pour la tête. L’air digne, tout de noir habillé, ce devait être quelque important personnage de la ville, un fonctionnaire sans doute. Un peu inquiet de cette présence austère, Brascassou ne se hâtait pas d’engager l’entretien avec le barbier, lequel, d’ailleurs, promenant l’acier du rasoir avec une délicate prestesse sur le menton mousseux de son client, paraissait profondément absorbé dans cette occupation, et ne s’en interrompait que pour dire, en saluant jusqu’à terre : « Que Don José veuille bien pencher le cou en arrière ! » ou bien : « Que Don José daigne me permettre de lui relever le bout du nez ! » Don José penchait le cou, se laissait retrousser le nez, avec un sourire de hautaine condescendance. Enfin Brascassou prit son courage à deux mains, comme on dit. Après s’être excusé de son mauvais espagnol, il expliqua qu’il était arrivé le matin même à Pampelune, qu’il avait rencontré dans la rue une femme fort singulière, d’une grande beauté, blonde, presque rousse, et il ajouta qu’il serait curieux d’apprendre… Don José poussa un cri ! le rasoir avait pénétré dans la peau du menton, où une rougeur de sang se mêlait à la mousse. Alors le barbier fit peine à voir, véritablement ; il balbutiait, se prenait les cheveux à pleines mains, voulait se couper la gorge avec le fatal acier ! « Et pourtant ce n’était pas sa faute si sa main avait tremblé ; avait-il pu rester maître de lui-même en entendant parler de la Frascuèla, de cette exécrable et démoniaque créature, dans sa propre maison, en présence de don José, en présence de l’alcade ! » Tourné vers Brascassou, il roulait des yeux furibonds, tout luisants de haine, et brandissait le rasoir, qui étincela avec un air de colère aussi. L’alcade voulut bien s’interposer. Il dit avec un regard de bonté et d’une voix paterne qu’il n’y avait pas grand mal en tout ceci ; que la blessure était peu grave ; que sans doute ce « monsieur » aurait beaucoup mieux fait de ne point parler de la Frascuèla, mais que sa qualité d’étranger le rendait digne de pardon ; il aimait à croire d’ailleurs, lui, alcade et père de famille, que cette imprudence était le résultat d’une curiosité innocente, plutôt que d’un coupable désir ; il prononça beaucoup d’autres paroles sensées et bénignes, crut devoir conclure pourtant, — et d’un ton assez sec, — que si le voyageur persistait à s’informer de cette « créature », il ferait sagement de s’adresser ailleurs, et à d’autres personnes. Brascassou ne demandait pas mieux ! Il ne se souciait pas de se mettre mal avec l’alcade, le jour même de son arrivée à Pampelune. Il fit donc les plus humbles excuses, conseilla d’apposer sur la blessure un léger emplâtre de diachylum ; et il allait sortir de la boutique lorsque don José, debout, et les deux mains tendues vers la place, s’écria d’une voix forte :

— Attendez, monsieur ! si le respect que d’honnêtes gens se doivent à eux-mêmes nous empêche de vous dire ce que c’est que la Frascuèla, nous pouvons du moins vous montrer ce qu’elle a fait. Puisse un tel exemple vous servir d’enseignement ! Regardez, monsieur ! Regardez ! vous dis-je.

Un peu troublé par cette allocution solennelle, Brascassou ne bougeait pas ; il vit le barbier tomber à genoux sur les carreaux de la boutique et se signer en marmottant. Alors il se retourna. Un convoi funèbre défilait sur la place, entre deux rangées parallèles de petits arbres tristes.

Derrière le sacristain vêtu de mousseline plissée, et qui, marchant à pas égaux parmi quatre enfants de chœur, tenait levée la croix d’argent où s’étire le crucifié d’or, une civière était balancée sur les épaules de six hommes noirs, dans un roulis rhythmique de procession ; pardessus le grand drap couleur de neige, que soulevait la longueur d’un cercueil deviné, souriaient tristement en bouquets ou pleuraient en guirlandes des lilas blancs, des roses blanches et de blêmes asphodèles ; des femmes venaient après, courbées, pleurantes, robes de bure obscure, sous d’épais voiles noirs que gonflaient leurs sanglots ; et, à la suite, par rangs de cinq, les membres très nombreux de plusieurs congrégations se prolongeaient en un lent cortége de frocs sombres, ceux-ci bleus, ceux-là bruns, d’autres roux, où pendaient sur les dos des bandes de couleurs vives.

L’alcade reprit :

— Don Tello de Neyra était un aimable jeune homme, presque un enfant encore ; il donnait beaucoup de satisfaction à ses parents et à ses maîtres, on le destinait au service de la sainte Église, et il eût été un digne prêtre. Il était déjà fort savant ; il parlait cependant avec modestie, les yeux baissés, d’une voix douce. Maintenant, il est mort.

— Quelque maladie soudaine ? demanda Brascassou en prenant un air très suffisamment attristé.

— Non, dit l’alcade.

— Un accident ?

— Non.

— Qu’est-il donc arrivé à ce digne jeune homme ?

Don José répondit :

— Il est entré le soir dans la maison de la Frascuèla.

Et il acheva cette parole dans un geste noble, qui donnait congé. Brascassou, après un profond salut, s’esquiva. À vrai dire, il concevait assez mal quel rapport pouvait exister entre la Frascuèla et la mort de don Tello ; mais, ce qu’il comprenait à merveille, c’était le péril d’interroger les gens de Pampelune à propos de la détestée et magnifique fille. Il se le tint pour dit. À l’auberge, il n’eût garde de questionner l’hôtesse ni les servantes, redoutant d’être flanqué à la porte ; il observa le même silence circonspect dans le cabaret où on lui servit des pois chiches cuits à l’eau et des piments doux frits dans l’huile rance, convaincu que, pour unique réponse à la moindre question sur la Frascuèla, il recevrait en plein visage l’huile bouillante des piments, ou même les pois chiches, durs comme de petites balles, qui n’auraient pas manqué de lui crever un œil. Mais il d’interrogeait lui-même, avec une fièvre qui lui était peu habituelle. Brascassou, — doué de cette sorte d’intelligence médiocrement compréhensive, non ouverte, sournoise, étroite, en pointe, qui s’effile dans le museau des blaireaux et des fouines, — avait pourtant ceci de remarquable, qu’il n’était pas homme à se contenter de la première hypothèse venue, à tenir pour bonne une explication quelconque, par la seule raison qu’elle est simple. À sa place, bien des gens se seraient dit : « Bon ! une belle fille à qui l’on en veut parce qu’elle est blonde et qu’elle manque de préjugés ! » Non, il sentait qu’il y avait autour de la Frascuèla des haines, des réprobations d’une espèce particulière, très différentes de celles que s’attirent les courtisanes banales ; comme il avait flairé en elle une rare créature, imprévue, anormale, peut-être admirable, peut-être effrayante. Il y a des réalités qui ressemblent à l’impossible ; les monstres existent. En même temps, quoiqu’il ne fût point sujet aux pressentiments, il éprouvait l’intuition vague d’une entente probable, d’un accord prochain entre la Frascuèla, forte et terrible, et lui, chétif et subtil ; le renard pourrait être utile au lion ; le requin se laisse guider par ce petit poisson appelé le pilote.

Dès que ce fut le soir, il s’engagea dans l’étroite ruelle, entre les deux longs murs. Il eut un étonnement : il avait été frôlé par une robe de prêtre, qui se hâtait et le devança. « Hein ? » Mais il ne donna pas grande attention à cette rencontre. Il marchait dans l’ombre, en tâtant les murs ; il fut brusquement enveloppé d’air frais, comme on l’est lorsqu’on débouche dans un vaste espace libre.

Toute la plaine montante noircissait sous le ciel bas où roulaient par instants de sourds fracas d’orage ; les remparts n’étaient dans les ténèbres qu’une obscurité plus opaque, et la baïonnette de la sentinelle invisible reluisait au loin, çà et là, comme une couleuvre vive, qui se tiendrait en l’air, puis s’éteignait. Mais les deux fenêtres rouges, ardemment éclairées, crevaient la nuit. Fixes et comme braquées, on eût dit qu’elles menaçaient la ville. Il eut aussi la pensée de deux trappes d’enfer, ouvertes avec une offre affreuse de vertige.

Brascassou se réjouit ; ces lueurs témoignaient qu’il était attendu. Il pressa le pas. « Oh ! oh ! » s’écria-t-il. On avait marché dans la plaine. L’idée d’un piège possible lui traversa l’esprit ; il avait deux cents francs dans sa poche ; il regrettait de ne pas avoir laissé son argent à l’auberge. Inquiet, il regarda autour de lui. Des formes çà et là s’approchaient, qu’il n’avait pas aperçues d’abord, à cause de l’éblouissement des fenêtres rouges ; formes humaines, nombreuses, venues de divers points de la ville, éparses, mais toutes se dirigeant vers un but unique, semblait-il. Les lignes décrites par ces promeneurs nocturnes imitaient les branches espacées d’un éventail ouvert, qui convergent vers la charnière ; et le point de concentration, c’était la masure de la Frascuèla, où les croisées éclataient toujours, pareilles à du feu vu à travers du sang. « Millo-dious ! » dit Brascassou stupéfait. D’ailleurs, ces hommes, comme par une convention antérieure, n’avaient pas l’air de s’apercevoir l’un l’autre. Ils allaient, directs et isolés. Pas une parole, pas un signe visible. Brascassou entendait seulement, dans le grand silence, des bruits de pas, qu’assourdissait le gazon, et des souffles pressés, presque haletants, bien que les marcheurs avançassent avec lenteur, avec précaution même, courbés, ayant l’air de suivre une piste et comme prêts à bondir soudain. « Ah ! bah ! Ah ! bah ! » répétait Brascassou, d’autant plus étonné que, ses yeux s’étant habitués à l’ombre, il avait cru reconnaître, dans un homme à sa gauche, le barbier de la grande place, et l’alcade don José dans un homme à sa droite.

Il y eut, à la même seconde, chez tous les approchants, un secouement brusque, comme si une traînée de poudre, passant sous les pieds de chacun, s’était allumée partout à la fois ; et ce furent, dans un brouhaha subit, des cous qui s’allongent, des visages qui se lèvent, des bras ardemment tendus.

Toute de neige et d’or, la Frascuèla rayonnait entre les vitres rouges.

Ils se précipitèrent, mêlés, heurtés, poussés ; le noir frisson des vêtements, épars et comme battant de l’aile vers cette flamboyante fille, parodiait un vol éperdu de grands papillons de nuit, qu’un feu attire, ensorcelle, consume et tord.

Mais Brascassou s’était élancé le premier. Elle le vit ; elle dit : « Toi ! » en refermant sa fenêtre ; et, la porte s’étant ouverte, il se jeta dans la maison.

Il fut ébloui.

L’impression, d’abord, d’une violente entrée dans la splendeur d’un bûcher de parfums ; des chaleurs, des odeurs, des couleurs ; la vision aussi de se trouver tout à coup, au milieu d’un tournoiement de flammes, sous une avalanche de fleurs miraculeuses et de plumes d’oiseaux chimériques ; et il lui semblait que ces pourpres et ces ors, ces aromes, ces feux épars, étaient les vêtements tombants de la Frascuèla, qui riait, demi-nue.

Après un instant de trouble causé par le brusque passage de l’ombre à la lumière, Brascassou vit mieux les choses. Il se trouvait dans une chambre étroite, tendue d’oripeaux écarlates où s’allumaient des paillons ; des lambeaux de satin, çà et là, bleus, roses, verts, s’accrochaient aux murs, traînaient sur le tapis, sans raison, sans utilité visible, pour être des couleurs. Quelque chose comme une palette d’étoffes. Un coin de prairie artificielle, fantasquement épanoui. D’ailleurs, loques, clinquants, paillettes. Mais l’étincellement furieux de vingt bougies entre des cristaux qui devenaient des flammes, faisait chatoyer les soies, pétiller les dorures ; et la Frascuèla, blanche et grasse, éclatante hors de son peignoir tombé, sous l’enveloppement de ses cheveux fauves, — affolée, ivre peut-être, car, en reculant un peu dans un mouvement qui chancelle, elle s’appuyait au goulot d’une bouteille qui roula sur la table, — la Frascuèla, couleurs, odeurs, chaleurs, imposait par le miracle vrai de sa beauté une réalité de luxe et de joie à la chimère du décor.

Elle dit dans son rire de pourpre :

— Oh ! que tu es laid ! Mais il paraît que c’est très amusant, les Français. Tu me feras rire, dis ?

Languissante, abandonnée, avec la grâce un peu lourde d’une bête qui s’étire, elle mit les deux bras au cou du petit homme.

Lui, plein d’ébahissement, émerveillé jusqu’à la peur, il s’éloigna de la chaude et pesante étreinte en balbutiant : « Oh ! voyons, voyons, qui êtes-vous ? » car il n’osait plus la tutoyer, la trouvant trop belle.

Riant toujours, mais hautaine, elle s’écria d’une voix emportée :

— Qui je suis ? Celle qu’on désire et qui se donne. Qu’as-tu besoin d’en savoir davantage ? Tu m’as voulue, me voici. Ne suis-je pas rayonnante comme une étoile et superbe comme une grande fleur ? Mais les étoiles sont trop haut, et les fleurs attendent qu’on les cueille ; moi, je suis du feu stellaire et de la chair de lys, qui s’offrent ! Repais-toi de flammes et d’odeurs. Qu’as-tu donc ? Es-tu lâche ? As-tu peur des vertigineuses ivresses ? Ah ! oui, je devine, ils t’ont parlé, les gens de la ville, ils t’ont dit : « C’est le monstre, prends garde ! » Des poltrons ! des niais ! Pourquoi me haïssent-ils, puisque je les aime ? Les épouses pleurent, les fiancées se désolent ; est-ce que cela me regarde, moi ? Ai-je pour mission de sauvegarder le paisible sommeil des lits conjugaux et la chasteté des rendez-vous enfantins ? J’ai une destinée, qui en bouleverse d’autres ; qu’elles se garent, la mienne se précipite. Quand je passe parmi des hommes, leurs yeux chauffés se dilatent, leurs bouches baillent, molles, et leurs cous se gonflent, comme ceux des ramiers qui roucoulent des râles. Eh bien ! sans doute, puisque nulle n’est plus belle que moi ! Il est tout simple que le vent d’orage secoue les roseaux, et que l’incendie allume les granges. J’ai fait du mal, soit ; plusieurs sont morts, désespérés, parce que je leur avais dit : « Je ne veux plus » ; ou, brisés, parce que je leur avais dit : « Je veux encore. » Pourquoi les uns m’aimaient-ils toujours ? pourquoi les autres ne pouvaient-ils plus m’aimer ? Je ne suis responsable ni de l’imbécillité de ceux-ci, ni de la folie de ceux-là. D’ailleurs, qu’ont-ils à regretter, les cadavres qui furent des vivants dans mes bras ? Aujourd’hui, on a enterré don Tello, ce jeune homme ; les cloches ont sonné la plainte funèbre des glas, pendant que, sous leurs voiles noirs, sanglotaient douloureusement les pleureuses ; et toutes les mères m’ont maudite, songeant que leurs fils aussi pourraient mourir comme lui, à cause de moi. Parbleu ! Mais qu’il ressuscite, l’enfant pâli, et qu’il dise si, en échange de la vie, il n’a pas reçu assez de plaisirs et d’extases pour remplir de songes splendides l’éternité de sa tombe ! Va, va, ils le savent bien, cela, les hommes qui disent : « Je la hais ! » et qui mentent. Le sarment ne déteste pas le brasier, puisque sa joie d’être consumé pétille en étincelles. Le jour, ils me fuient, oui, mais en se détournant pour me voir encore, pour emporter un peu de moi dans leurs yeux, puis, quand l’ombre vient, — à l’heure où les démons de la luxure rôdent autour des âmes, — c’est la Frascuèla qui s’allume pour eux dans les lueurs du ciel, c’est elle qu’ils aspirent dans l’air chaud qui passe ; et, s’ils résistent à me chercher, les frissons de mes cheveux leur courent toute la nuit sous la peau dans la tiédeur fiévreuse de l’oreiller. Mais ils ne résistent pas ! Tu les as vus ! Tu les as vus ! Rampant, glissant, dans l’ombre, ils viennent. Ne les sens-tu pas tout près de nous ? Ils nous entourent d’un cercle de désirs haletants, qui se rapproche et se resserre. Les flammes où nous sommes viennent peut-être de leurs yeux, dont l’ardeur perce les murs ; leurs souffles nous enveloppent ; c’est la poussée de leur passion qui me précipite dans tes caresses, et tu m’embrasses avec tous leurs bras ! »

Elle parlait ainsi, monstrueuse, et si belle. Lui ne comprenait guère, habitué aux réticences sournoises des libertinages vulgaires, gêné par cette hautaine franchise dans l’immonde. Il avait prévu quelque chose de singulier, d’énorme quant à lui, petit, mais non pas de formidable à ce point. Gredin médiocre, il répugnait à la vraie grandeur, même dans le mal. Puis il s’accommodait mal de ces façons de s’exprimer, inaccoutumées, emphatiques, pédantes aussi, quoique farouches. Quelle femme était-ce donc là ? Un bas-bleu forcené en même temps qu’une fille ? Elle avait des gestes de prophétesse, après avoir fait signe aux passants. Mais sans doute ceci n’était chez la Frascuèla qu’une crise momentanée, — il voyait sur la table deux bouteilles presque vides ; — il n’était pas possible qu’une telle exaltation fût un état normal. En somme, il ressentait un vif besoin de revenir, — non du ciel, mais de l’enfer, — sur terre ; et il essaya de rompre le sombre enchantement par une parole bien simple, bien vulgaire, qu’il avait dite vingt fois en d’autres rencontres : « Frascuèla, est-ce que tu ne veux pas me raconter ton histoire ? »

Elle le regarda dans les yeux, étonnée.

— Bah ! est-ce que j’ai une histoire, ou, si j’en ai une, crois-tu que je m’en souvienne ? J’ignore d’où j’arrive comme j’ignore où je vais. Je sais ce que je fais, voilà tout. J’oublie l’ivresse d’hier dans l’ivresse d’aujourd’hui. Que m’importe le passé ! Ma vie n’a pas besoin de résurrections.

Mais, en disant cela, elle avait l’air de songer ; elle reprit brusquement :

— Tiens, je tâcherai pourtant de te raconter mon histoire, puisque tu en es curieux ! Je n’avais jamais cherché à me souvenir ; j’essaierai. Tu me donnes ce soir la fantaisie de me connaître moi-même, de me comprendre. Cela me divertira peut-être. J’ai lu d’autres romans ; pourquoi le mien ne m’intéresserait-il pas ? Un livre qu’on n’oserait pas écrire, sans doute. Enfin, nous verrons. Me voilà curieuse, comme tu l’es. J’aurai des surprises sans doute. Écoute si tu veux ; j’écouterai, moi.

Elle se coucha sur le tapis, se pelotonna dans les soies vivantes de son peignoir et de sa peau, et resta immobile, à demi tournée, les deux coudes dans des étoffes, le menton sur les poings, tout le visage et le corps enveloppés dans l’abondance de sa fauve chevelure : on eût dit l’une de ces chimériques bêtes des mythologies antiques, moitié chienne, moitié déesse, accroupie dans une niche d’or.

Elle parla lentement d’abord, comme dans une espèce de songe.

— Est-ce que j’ai été enfant ? Je ne crois pas. À peine née, déjà femme. Je n’ai jamais joué ; je me souviens de rondes puériles qui dansent en chantant, de cerceaux qui roulent comme de grêles roues, de volants que se renvoient l’une à l’autre les raquettes : je passais à côté des jeux et des rires sans m’y mêler, comme une grande personne qui a d’autres pensées ; ce ne devaient pas être des pensées, — des instincts plutôt. Mais, tout absorbée dans l’heure actuelle, je distingue mal mon être de jadis de mon être d’à présent. Ma vie me donne l’impression d’une continuité toujours pareille. Il me semble que je n’ai pas eu de commencement. Une arrivée sans réminiscence de départ. J’ai des souvenirs de passages devant des glaces où je m’apparaissais telle que je me vois.

« Je me trompe, c’est certain. J’ai dû être une petite fille. Attends, ne parle point, laisse-moi me chercher ; là-bas. Ah ! je me retrouve.

« Oui, petite, mais robuste et grasse, avec cette lèvre déjà, et hardie, allant droit aux gens, les regardant bien en face, comme si j’avais espéré quelque chose dans leurs yeux. On s’étonnait. Quelquefois, un visiteur, après m’avoir prise sur ses genoux, souriait d’abord de me voir, lente et câline, me serrer contre lui en renversant la tête et en fermant les yeux comme une chatte caressée ; puis il me repoussait vivement, regardait ma mère, avait l’air de chercher des paroles, se levait, saluait avec un air de gêne, ne m’embrassait pas en sortant. Je devais avoir sept ou huit ans alors.

« Je me tenais dans les coins, tapie, répétant des paroles que j’avais entendues dans les antichambres, dont je ne comprenais pas le sens, mais dont la sonorité m’entrait dans l’oreille comme une liqueur chaude et me grisait ; — ou bien regardant, avec une fixité telle que ma vue se troublait enfin, les tableaux pendus aux murailles : pâles martyrs sans vêtements, étirés sur des croix, jeunes hommes penchés qui tendaient des bras de chair blanche vers des nudités endormies. Ces formes, où j’envoyais ma vie, s’animaient, se tournaient vers moi ; elles aussi prononçaient les paroles mystérieuses qui me mettaient des flammes sous le front et des brûlures aux pommettes : je me sentais les mains toutes moites ; j’avais des chaleurs partout. Quelquefois je m’élançais, je grimpais sur une chaise, sur un meuble, pour atteindre les vivantes images, et je collais mes lèvres aux bras nus, aux beaux visages, haïssant les peintures de ne pas me rendre mon baiser, égratignant la toile plate qui ne voulait pas se plier à mon enlacement.

« La nuit, des songes. Étaient-ce des songes ? Non, des visions vagues, palpables pourtant. Aucun être précis, pareil à ceux qui vivent, mais des approches, des contacts, des caresses. Je m’éveillais, hagarde, des sueurs aux tempes, la bouche saignante sous mes dents, haletante dans l’étreinte de mes propres bras, brisée ! On disait : Pauvre petite ! elle est somnambule.

« Quand mon père et ma mère, — nous étions très riches, nous habitions à Barcelone un grand palais près de la mer, — quand mon père et ma mère s’en allaient dans quelque voyage, je couchais avec une servante qui était chargée de veiller sur moi. Cette fille avait un amant, qu’elle faisait entrer, le soir, mystérieusement, dans sa chambre. Un garçon aux allures brutales, brun, presque noir, avec une veste où il y avait de l’or brodé dessus. Quelque torero sans doute. Ils soupaient ensemble, en se racontant des histoires ou en s’embrassant ; pour s’assurer ma discrétion, ils me faisaient manger et boire avec eux. Je me souviens que cet homme me regardait souvent, à la dérobée, quand sa maîtresse tournait la tête. J’avais neuf ans, je grandissais, plus grasse. Quelquefois aussi, il me prenait la nuque, dans sa main petite, mais rude et velue ; les poils durs m’entraient dans la chair comme des pointes d’aiguille ; et il me serrait au point de me faire tirer la langue. Alors il disait des choses que je ne comprenais pas, qui devaient être très drôles, car il riait bruyamment ; elle riait aussi, moins que lui, — jalouse peut-être. Cependant, il me faisait mal, me serrant de plus en plus. Je me sentais aux yeux des chaleurs de vin et de sang ; il me semblait que mes cheveux s’allumaient tout près des racines. Une fureur me prenait. J’aurais voulu sauter sur cet homme, lui enfoncer les ongles dans la gorge, le déchirer, le mordre. Mais je ne me plaignais pas, le regardant en dessous. Et j’aurais voulu aussi qu’il m’étranglât tout à fait. Puis, la servante se levait. « Il est tard ! allons, Frascuèla, couche-toi, et dors vite. » Je me déshabillais pendant qu’il lui parlait à l’oreille dans des baisers qui faisaient du bruit.

« Ramassée sur moi-même, du côté de la muraille, dans les draps encore froids, je fermais les yeux. Le lit me paraissait un enveloppement de glace, tant ma peau était chaude, la peau des mains surtout ; mes dix doigts écarquillés sur ma poitrine s’y enfonçaient comme des griffes de strige. Mais, bien que j’eusse la fièvre, une fièvre de délire, je me tenais immobile, comprimant mes sursauts à force de me serrer contre moi-même ; et je tâchais, la gorge pleine d’un râle sourd, de respirer doucement, régulièrement, pour qu’on me crût endormie. Oh ! ces nuits ! ces nuits ! L’enfer ne m’étonnera pas, car je l’ai connu ! Un fétu sur la braise, toujours brûlé, jamais consumé, c’était moi ! Du feu aux paupières, du feu aux lèvres, suant de la flamme, prête à hurler, prête à bondir, mais muette et comme cataleptique, les poings aux dents, roidie dans ma volonté ainsi que dans une chemise de fer rouge. Une fois pourtant je criai. « Tiens ! la petite ! » dit l’homme, et il m’embrassa, terrifiée. Mais elle lui sauta au visage. Ils se battirent, on accourut aux clameurs. Cette aventure ne resta pas secrète. Quand mes parents revinrent, la servante fut jetée à la porte et l’on me mit dans un couvent.

« Je demeurai longtemps, comme hébétée, entre les grands murs froids, parmi les sœurs rigides, murs aussi. On disait de moi : « L’idiote. » L’air de ne pas penser, pensant toujours. J’eus sur les lèvres, pendant des mois, comme un charbon embrasé, le baiser qui m’avait effleurée, et je le gardai, dévorant, tant que d’autres ne l’eurent pas éteint. J’avais compris ! je savais ! Désormais, ce que je vis, ce que j’entendis, ce qu’on m’enseigna ne servit qu’à étendre, à préciser la science conquise, qu’à exaspérer les rages de l’instinct ! Tout ce qu’on jette au bûcher devient flamme, tout ce qui tombe à l’enfer devient damnation. Je fus prise de la folie de lire et d’apprendre ; peu m’importait l’objet de l’étude, tout livre m’était bon ; car il n’était point de page où, surexcitée jusqu’à l’hallucination par l’intensité croissante du désir, je ne découvrisse, éperdue, l’alléchant mystère du péché. Les légendes même des saints m’enivrèrent comme des féeries d’amour ; j’étais la tentatrice échevelée et nue des ermites en prière. Cependant, j’allais par les couloirs et sous les arceaux du cloître, errant comme une bête traquée, avec des gestes qui étonnaient, avec des mots incompris, parfois improvisant des chants et des vers dans des crises de possédée ! On m’avait appelée « l’idiote », on m’appela « la folle ». Une fois que j’étais seule dans la chapelle, les yeux ardemment levés vers l’autel, « Que regardez-vous là ? » me demanda une sœur ; — « Cet homme ! » répondis-je en lui montrant Dieu. Pourtant je n’étais pas impie, — pas encore, du moins. Je remplissais mes devoirs religieux. Je jeûnais, je me confessais, éprouvant je ne sais quels délices à l’aveu de mes désirs, qui en permettait l’expression. « Je suis amoureuse ! » dis-je un jour au jeune prêtre qui m’interrogeait. — Oh ! dit-il effrayé, de qui ? — De toi ! » lui criai-je.

« Nous partîmes ensemble. Comment ? Je ne me souviens plus. On escalade des murs, après des portes ouvertes par des tourières bien payées, qui disent : « Jésus Maria ! » et regrettent de ne pas vous suivre. Il hésitait, le beau prêtre, avait des remords, craignait l’enfer. C’était moi, petite fille de quatorze ans, qui l’entraînais. Nous courions à travers champs, sous l’ombre bleue. Quand il faiblissait, je me jetais contre lui, frémissante ; il reprenait des forces après avoir respiré mes cheveux, comme un ouvrier se remet à la besogne après une lampée de vin. Il y eut une auberge sur la route. On nous demanda : « Deux chambres ? » À cause de sa robe. Les brutes ! Une seule, puisque j’avais une robe aussi, moi ! Il rougissait jusqu’aux yeux, épouvanté du scandale. Nous fûmes seuls. Il y eut une minute douteuse. Il se détournait, s’occupant à fermer les rideaux, s’assurant si la porte avait un verrou. Moi, j’attendais. Pourquoi donc m’avait-il suivie ? Oh ! cette soutane ! Je le pris par le cou, et, sa tête sur ma poitrine, je lui mordis la tonsure, mettant ma marque où l’Église avait mis la sienne. Mais il était craintif, incertain, fuyard. Il lui aurait fallu des pentes douces pour descendre à l’abîme ; j’étais le gouffre abrupt. Je l’effrayais, il m’ennuya. Des mules, avant l’aurore, — car il fallait fuir, — firent tinter, sous la fenêtre, leurs clochettes. Je me rhabillai sans lui parler. L’imbécile ! Un des muletiers, qui me mit en selle, m’enlaça fortement, en me riant sur les lèvres. Il était jeune, beau, robuste ; il ressemblait au torero qui serrait ma nuque dans la chambre de la servante. Le goût du baiser ancien me revint à la bouche comme une plaie qui ressaigne. Je lançai ma bête au galop. Le muletier me suivit : il m’avait comprise. Un homme ! Je voyais, en tournant la tête, le prêtre devant l’auberge, une jambe levée pour mettre le pied dans l’étrier, ébahi, avec un air qui interroge ; puis il s’en alla, à pied, le front entre les mains, vers le cloître, content peut-être, pas même damné.

« Ce fut sur un lit de mousse où les insectes pullulent dans la pluie d’or du ciel, où les feuilles allumées font un brasier de chaudes émeraudes. Je me redressai, victorieuse !

« Maintenant tous mes souvenirs se brouillent, vagues et troublants comme des odeurs mêlées qui montent au cerveau.

« Peut-être, errante d’amours en amours, demandant au hasard d’aujourd’hui la joie du hasard d’hier, mendiante sur les routes avec un beau mendiant, servante dans les auberges où viennent rire et boire de jeunes voyageurs, peut-être, enfin, ai-je attendu, le soir, derrière un arbre, celui qui guettait, dans le fossé de la route, les voyageurs promis ? Je me souviens d’une prison, de vieilles murailles qui ressemblaient à celles du couvent, et d’un geôlier, que j’aimais ! Libre, je me vois dans un vaste salon trop doré, où des fleurs se fanent, où des gouttelettes de jets d’eau pétillent entre des luxes d’étoffes folles, où se pâment des encens comme dans une étrange église. Des femmes, sous un jaune flamboîment de gaz, blanches, rouges, toutes fardées, s’étalaient dans des mousselines ouvertes, ou traînaient dans la longueur des jupes des promesses de draps soyeux. Des hommes venaient ; elles riaient, ennuyées. Moi, plus belle, dans moins d’étoffes et dans plus de parfums, offerte mais prenant, acceptant de ne pas choisir, parce que rien n’existait qui ne fût mon désir, transposant le sérail, je m’épanouissais, satisfaite, dans l’accomplissement de ma destinée. Quelqu’un m’emmena, — un saltimbanque qui, riche un soir, était venu. Parmi les gazes des jupes envolées, j’ai joué des castagnettes et dansé sur la corde, m’allumant aux yeux des foules. On m’a vue entrer dans les cages des bêtes, puis, couchée sur un lion, baigner dans sa crinière la chair de mes bras blancs, mettre ma bouche à sa gueule prise à pleines mains, et l’envelopper presque tout entier de ma chevelure, rousse aussi ! Des hommes me regardaient, penchés, les yeux chauds, la lèvre mouillée, qui s’avance, et moi, me relevant hors d’un tournoiement exaspéré de fauves, mes cheveux épars sur ma gorge battante, je souriais, toute menacée de baisers et de morsures !

« Je fus riche, je ne sais comment. Le matin, je cherchais mes pots de fard dans des tiroirs où l’on avait mis de l’or. Je passais à travers des fêtes, sous des lustres, dans des salles où de grands miroirs reflétaient parmi des musiques tout un agenouillement de multitude parée, et mon triomphe. Je traversais la ville, étendue sur les satins d’une calèche, rêveuse, parmi des secoûments de grelots et des panaches de majordomes. Mon amant, je crois, était je ne sais quel ministre ; je m’égratignais la joue aux plaques de ses ordres. Alors, connaissant la force d’être belle, je consentis, une heure, à l’orgueil. J’eus des postes qui me célébrèrent sans oser me comprendre, les lâches âmes ! et moi-même je me chantai dans un glorieux poëme, pareil à ceux où les grands débauchés d’Italie exaltaient la magnificence du rut et que les peintres chrétiens imageaient de sexualités géantes ! Le libraire fut envoyé en prison. Cependant, toujours pareille à moi seule, je faisais aux plus humbles largesse de ma beauté rayonnante et publique comme le soleil ; et, sortant de mon palais, j’avais des paradis dans des bouges ! Parce qu’il avait enfoncé son épée jusqu’à la garde et du premier coup dans le cuir du taureau, je m’épris, à Madrid, de la Prima Spadá C’était un fier garçon, qui avait été au bagne, et s’en était évadé. Il me battait quand il était ivre ; je lui versais à boire, le trouvant plus beau dans la colère. Il allait quitter Madrid ; je lui dis : « Emmène-moi. » Nous partîmes avec ses compagnons, jeunes, forts, superbes, brutaux et beaux comme lui. Seule entre eux, j’errais de ville en ville, et, dans les cirques, je me tenais au premier rang, penchée, haletante, les yeux brûlés du soleil qui pétillait dans la dorure de leurs vestes. Ces tueurs de bêtes aiment bien les femmes. J’étais leur passion et leur querelle. L’un d’eux, pour moi, en assassina un autre, d’un seul coup derrière la tête, comme il eût tué le taureau ; et moi, insultée, battue, adorée, je m’enivrais, le soir, dans tous les verres, je changeais de lit dans les hôtelleries ! Un matin, celui qui m’avait emmenée m’emporta d’une chambre sur la route, et, me tirant par les cheveux, me jeta dans un fossé.

« Quand je me relevai, la gorge et les joues égratignées de cailloux, ayant aux lèvres un goût amer, sans doute à cause des vertes herbes mordues, l’auberge, à ma gauche, était silencieuse. Les toreros devaient être partis, me croyant morte peut-être. Je méprisai la route par où ils s’étaient enfuis, et détestai le lit de pierres et de plantes où l’on m’avait laissée évanouie, et seule.

« De grands murs, noirs et durs, rectangulaires, se haussaient à ma droite, et au delà, des pentes rouges, bleuâtres, grises, qui étaient des toitures, heurtaient leurs inclinaisons dans un fourmillement immobile d’où s’élançaient çà et là des pointes de clochers tintants.

« Je me souvins : c’était Pampelune. J’allai de ce côté.

« Je tenais à pleines mains les loques de ma chemise déchirée, d’où traînaient sur le chemin des passementeries de vestes, qui s’étaient, dans la lutte, accrochées à la baptiste. L’air frais du matin m’enveloppait, glissant, mouillant ma peau de rosées qui séchaient tout de suite. J’allais, honteuse d’être vue ainsi par toute la lumière ? non, contente d’être nue en plein soleil, comme les lys !

« À l’angle de la première rue, qui ressemblait à une route dans un champ parmi des maisonnettes, une fenêtre s’ouvrit, au rez-de-chaussée ; un jeune homme s’accouda, en manches de chemises, respirant la matinée ; je voyais derrière lui l’oreiller d’un petit lit aux couvertures pendantes. Il me regarda, étonné, presque effrayé. « Oh ! dit-il, où allez-vous ? » Je lui répondis : « Chez toi. » J’ai su depuis qu’il s’appelait don Tello.

« Pampelune, ou une autre ville, peu m’importait. Les bêtes marines n’ont pas souci du nom des océans, il leur suffit qu’ils soient des flots ; toute cité m’était bonne, étant une foule.

« J’achetai cette masure : ce pauvre don Tello avait brisé la tire-lire sonnante des réaux que lui avait donnés sa mère ; et je pendis aux murs des loques écarlates parce que je suis une espèce de génisse farouche que le rouge divertit.

« La ville s’effara. Il y eut des chuchotements d’abord, avec des regards qui se détournent. Des doigts me montraient, pendant que les jeunes gens se parlaient à l’oreille ; puis, les gestes, sous mon regard direct, se rétractaient dans une indifférence immobile, qui avait envie pourtant, mais qui avait peur. Je me rapprochai, avec mon rouge rire, comme disant : « Eh bien ? » Une fois, impudente, je baisai don Tello sur la bouche en pleine foule. « Voyez ! » Les plus hardis se hasardèrent ; je m’éloignai, suivie, de loin encore. Je sentais des prolongements de souffles venir vers mes cheveux ; le frisson de ma robe traînante faisait comme une pente douce où glissaient les luxures. Des passants virent que ma porte restait entr’ouverte, le soir, entre les fenêtres allumées. Alors ce bâillement, au fond duquel, accroupie, je guettais et attendais, mystérieuse araignée parmi la toile d’or de mes cheveux, fut l’inquiétude de tout un peuple ; on savait que j’étais là, avec le vertige béant de ma volonté qui maîtrise et possède de loin ; on sentait, même en fuyant, l’attirance de l’étroite ouverture où convergeaient de toutes parts les désirs et les épouvantes ; et la ville se fit plus silencieuse, plus morne, comme déserte ; rentrées, enfermements, disparitions ; pareille à tout un bois où les oiseaux se cachent et se taisent parce qu’une gueule de couleuvre baille sous la broussaille.

« Un homme se jeta ! je l’avais déjà saisi. En se retirant, le lendemain, par un chaud midi d’été, il frissonnait, trouvant l’air froid et le soleil glacé. Et la ville m’appartint. Oui, toutes les mouches furent prises dans la toile d’or. Ils m’apportèrent, heureux et ravis, ces hommes, leurs cœurs, leur sang, leur vie, et j’ai ruiné les plus riches pour enrichir les plus pauvres. Conquérante insatiable, je me suis approprié les âmes et les sens d’une multitude ; je la tiens vaincue, et pantelante sous la rage despotique de mon baiser. Je suis reine, même des révoltes, et, même absente, je suis là. Le marchand, dans la monnaie d’or qu’il compte, reconnaît la rougeur fauve de mes cheveux ; l’artisan se souvient de mes bras quand le fer plie entre les mâchoires de l’étau et mes yeux, qui ne se troublent jamais, sourient aux écoliers dans l’azur pur des matinées ! Certes l’on me hait et l’on me méprise autant que l’on m’adore ; je triomphe, abominable ! Mais de quel droit me haïssent-ils, puisque je suis leur joie ? Qui leur a permis de détester leur ivresse ? Ah ! c’est vrai, les épouses se lamentent et les jeunes filles aussi. Eh bien ! je ris, moi, avec toutes mes dents blanches de bête satisfaite ! La force du rire me fut donnée, comme à elles la faiblesse des larmes. Où est mon crime ? La Frascuèla se prostitue comme d’autres se refusent, par une volonté qu’on ignore. Puisque la flamme est en moi, je consume. Ne comprend-on pas que je me brûle aussi, moi-même ? Je suis la maison incendiée où s’allume la ville. Qui a mis le feu ? Tout être suit sa loi, qu’il n’a pas choisie. Le tigre mord, l’oiseau becquête ; est-ce que le ramage a des reproches à faire au rugissement ? Je suis celle que je suis, vous dis-je ! et si j’épouvante, ce n’est pas à cause du danger qui est en moi, mais de la lâcheté qui est en vous. Ah ! je l’ai cru souvent, j’aurais valu de vivre sous d’autres cieux, en d’autres âges, puisque je hais l’hypocrisie de vos pudeurs et de vos vêtements, puisque j’ai le superbe devoir d’être amoureuse et d’être nue ! Au temps où la Beauté sortait de la mer, elle pouvait se jeter dans la foule ; et moi, infâme à présent, j’aurais été alors, dans les temples où l’on s’agenouille sans baisser les regards, l’auguste Vénus Pandémie, femelle universelle des hommes et des dieux ! »

La Frascuèla se tut, haletante, du sang aux lèvres, aux narines, aux joues, et, debout, dans un écartement furieux d’étoffes, chancelant vers Brascassou avec des gestes vagues, qui cherchent des appuis, elle semblait comme soûle de son orgueilleuse ignominie.

Des heures s’écoulèrent. La flamme des bougies se fit pâle, l’aurore ensanglanta sur le lit d’étoffes la crinière éparse et le grand corps nu, tout ramassé, de la Frascuèla qui dormait avec un souffle fort son sommeil de lionne repue.

Elle s’éveilla à cause du jour, ou à cause d’un bruit ; et, ouvrant à demi les yeux, bâillant, elle s’étira sous sa chevelure dont les ondes soulevées glissèrent en ruisseaux dans l’écartement des doigts.

Brascassou n’était plus à côté d’elle. Elle regarda vaguement par la chambre ; elle le vit près de la fenêtre, rhabillé, courbant le dos, faisant aller et venir l’un de ses bras le long d’une jupe accrochée à l’espagnolette.

— Viens ! dit-elle d’une voix encore lourde et un peu grasse de sommeil.

— Je brosse ta robe. Elle était toute pleine de poussière. Tu n’as pas de soin.

— Comment ?

— Moi, j’ai de l’ordre. Regarde. J’ai tout rangé ici. Ça manque de meubles ; j’ai fait des espèces de fauteuils avec les coussins. Les vitres sont propres, hein ? On souffle dessus, et puis on frotte avec un linge très sec ; quand on a du blanc d’Espagne, c’est plus vite fait. Ah ! dis donc, une autre fois, il faudra souffler les bougies avant de s’endormir ; les bobèches ont éclaté, et il y avait des taches de cire sur le tapis ; c’est joliment long à enlever.

— Quoi ? fit-elle.

— Très long. Mais parlons peu, parlons bien. Tu as un panier ?

— Un panier ?

— Oui.

— Je ne sais pas, c’est possible. Pourquoi ?

— Pour aller au marché. Est-ce qu’on ne mange pas chez toi ?

— Oh ! si. Les gens qui viennent apportent des vins, du gibier, des fruits.

— Mauvaise nourriture. Drogailles de restaurant. Ça gâte l’estomac. Parlez-moi d’un bon petit fricot qu’on a fait mijoter soi-même sur les cendres chaudes. Tu t’en lécheras les doigts ! Où est le panier ?

— Dans l’autre pièce, je pense.

Il sortit et revint, un panier de ménagère au bras. Elle était assise, nue, tous les cheveux tombants ; elle lui dit :

— Tu es donc mon domestique ?

— Ça te gêne ?

— Non, cela m’est égal. Comme tu voudras. Tu es drôle.

— Eh ! bien, ton domestique. Est-ce que tu as à sortir, ce matin ?

— Non.

— Je t’aurais coiffée.

— Tu sais coiffer ?

— Tu verras ! tu verras ! Allons, je vais faire les provisions. Tu n’as pas d’argent ? Ça ne fait rien. J’avancerai ce qu’il faudra. J’aurai un petit livre pour marquer les dépenses. Je te présenterai ma note quand tu seras en fonds, Je ne te tracasserai pas souvent, va !

Là-dessus, il s’en alla vers la porte, rapide, affairé, tatillon, l’air d’une servante qui ne perd pas son temps.

— À propos, dit-il en s’éloignant, si tu étais obligée de sortir tout de même, tu trouverais tes bottines sur la planche, dans l’autre chambre. J’ai ciré les bouts, et j’ai remis trois boutons qui manquaient.

Brascassou, gredin subtil, avait son idée. Certes la Frascuèla l’avait déconcerté par ses extravagants et farouches discours d’abord, et par d’autres choses ensuite. « Oh ! oh ! qu’est-ce que c’était que cette femme-là ! Il n’avait jamais rien vu de pareil, millo dious ! » Et cela le gênait que cette fille fut déesse. Mais, quoique effarouché, il avait fini par entrevoir que la Frascuèla, avec sa beauté triomphale et ses implacables ardeurs, était une créature magnifiquement monstrueuse, inquiétante pour lui, chétif, mais capable d’affoler d’autres hommes. Il avait découvert une force désordonnée, excessive, qui pouvait être mise en usage. De là vingt combinaisons. La vapeur rompt les chaudières closes ; mais, bien employée, elle entraîne les wagons. Brascassou songeait que cette vapeur-là pouvait faire tourner la roue de sa fortune. Il voyait la Frascuèla, lâchée en apparence, mais retenue et guidée par lui, se précipiter à travers le monde, hardie et chaleureuse, se donnant, se refusant aussi, — il la déciderait à cela, — et toujours, possédée ou désirée, allumant les âmes, les cœurs, les corps ! Dans les ruines de tant d’incendies, il trouverait bien, lui Brascassou, qui ne perdrait pas la tête, de quoi amasser quelque petite épargne, dont il irait vivre honnêtement, sur ses vieux jours, à la campagne, près d’une rivière où il pêcherait à la ligne. Tout en formant ces projets, il achetait des tomates et des piments doux, qui, cuits à point dans l’huile autour d’une tranche de veau bien dorée, feraient un ragoût délicat ; il était fort gourmand de ces petits plats de ménage.

Huit jours plus tard, ils quittèrent Pampelune. Il l’emmenait ; elle se laissait faire. Que lui importait d’être ici ou ailleurs ? Puis, elle commençait à obéir, parce qu’il avait l’air si obéissant. À force de petits services, il se rendait aimable ; et elle le trouvait très drôle, toujours. C’était le lion qui prend l’habitude d’avoir un roquet dans sa cage. Drôle et utile. Elle n’avait jamais aimé à être servie par des femmes. Cela lui plaisait qu’un homme mît les meubles en place, balayât les tapis pendant qu’à demi levée elle chaussait ses pantoufles ; qu’il lui apportât son peignoir et lui peignât les cheveux, en les trouvant beaux. Car la domesticité de Brascassou se compliquait de galanterie. Il fut indispensable. Quand il n’était pas là, elle était toute en peine, incapable de trouver les choses dont elle avait besoin ; il lui arriva de dire un jour : « Vraiment, je ne sais pas comment je ferais sans Brascassou ! » Du reste, il ne la gênait en aucune façon, se retirait à propos, le soir, ou à d’autres heures. Allant de ville en ville, se jetant au cou des aventures, aimant partout, partout aimée, elle put se croire libre comme par le passé. En réalité, elle devenait esclave. Il rôdait si obstinément autour d’elle, attentif, avec des soins, avec des sourires, mais rapprochant de plus en plus le cercle de l’enveloppement, qu’elle fut prisonnière enfin, tout à fait, sans s’en être aperçue. C’était, d’ordinaire, un esprit peu lucide, troublé par la griserie montante du désir, une lueur parmi de la fumée ; et, dans les rares instants de farouche enthousiasme, où, abondant en paroles, elle se haussait jusqu’à la vision grandiose d’elle-même, elle était trop violente, trop directe, trop absorbée par une pensée unique pour démêler les ruses et pour s’en dépêtrer. D’ailleurs, elle redescendait vite dans sa chaude inertie de grande bête lente qui s’étire, — les sens toujours en émoi, l’âme fainéante. Elle se laissa donc prendre, bonnement. Lui, dès qu’il fut sûr de la bien tenir, il affirma brutalement son triomphe : comme un ennemi qui s’est introduit, de nuit, par quelque issue secrète, dans une forteresse, se dévoile tout à coup et plante son drapeau. Il avait souri, familier, obséquieux ; il eut des regards durs, qui maîtrisent. Il avait flatté, cajolé, prié ; il ordonna avec des paroles tyranniques. Il lui disait : « Je te permets », ou « je te défends ». Il choisissait pour elle. « Pas celui-là. — Pourquoi ? — Parce qu’il est pauvre. » Plus souvent il ne donnait pas de raison. « Je le veux. » Rien de plus. Elle se tournait vers ceux qu’il lui désignait. Magnifique et puissante, elle obéissait à ce petit homme, allait, venait, faisait ceci, ne faisait pas cela, comme un éléphant pincé à l’oreille. Elle eut des révoltes ; il la battit. Plus forte que lui, elle aurait pu l’étrangler d’une seule main, ou, d’un coup de poing, lui enfoncer les côtes ; elle se détournait pour recevoir les dures bourrées dans le dos, où elles lui faisaient moins de mal, restait courbée, ne bougeait plus, complaisante, inerte, comme retenue par sa pesanteur. Quelquefois, après lui avoir ensanglanté les reins, il était de bonne humeur tout à coup, l’appelait « trésor », et lui faisait risette avec sa petite bouche de vipère. Elle était très contente.

Cependant les affaires n’allaient pas au gré de Brascassou. Il avait dompté la vapeur ; mais la roue de la fortune tournait très lentement encore. Des bacheliers sans avoir, des marchands avares, des rentiers obérés, c’est ce qu’on trouve dans les petites villes du nord de l’Espagne, Bilbao, Tolosa, Burgos. L’argent manquait pour se produire avec éclat dans les grandes cités libertines et riches. Il y eut un hasard heureux. Un soir que Brascassou la battait plus rudement que de coutume, la Frascuèla poussa un cri aigu, prolongé, retentissant. « Biédaze ! tu as de la voix ! » dit-il. Il la fit chanter, bien qu’elle pleurât. Une voix magnifique en effet qui, des notes profondes des contralti montait aux accents éperdus des soprani les plus élevés. Brascassou dit : « J’aurai des rentes. »

Il l’emmena en France, à Toulouse, où le scandale du bal Bathylle devait être oublié depuis longtemps ; car plusieurs années s’étaient écoulées. La Frascuèla, se laissant faire, eut des maîtres, suivit les cours du Conservatoire, s’ennuya d’abord de ces études. Mais le démon des sons la saisit aux entrailles. La volupté des mélodies l’enlaçait comme des bras vivants ; elle se pâmait parmi le bercement des harmonies. Elle se jeta dans la musique comme dans un lit de chaudes luxures, et, furieuse artiste toute imbue des ardeurs de la femme, elle fut la prostituée frénétique de l’art. Brascassou disait en se frottant les mains : « Ce sera extraordinaire ! » Pourtant, de quoi vivaient-ils ? Comment subvenait-il aux dépenses de cette éducation musicale ? Il avait installé un tripot dans une petite maison de campagne, sur le chemin de la Colonne. Des étudiants y venaient jouer et perdre. De là quelques sommes. Aucun autre profit. Car Brascassou, maintenant, veillait avec des soins austères sur la conduite de la Frascuèla. Une mère n’eût pas été plus rigide. « À cause de ta voix, millo dious ! » Enfin, quand elle n’eut plus rien à apprendre, quand il fut certain qu’elle était une grande artiste, il la fit apparaître, soudainement ! Il la « lâcha », comme il disait. Elle chanta au théâtre du Capitole — sous le nom de Gloriane, qu’il avait inventé pour elle, — fut acclamée, admirée, adorée ; partit pour l’Italie, fit fureur à Bologne, à Venise, à Florence, — sous le nom de Gloriani, qu’il lui avait imposé, trouvant jolie cette sonorité italienne et romantique ; et, dès lors, ils voyagèrent de capitale en capitale, de Turin à Berlin, de Vienne à Madrid ; elle, éperdue, toute chauffée chaque soir par les yeux embrasés des hommes, se livrant entière, possédée et possédant ; lui, satisfait, mais adroit, ne perdant pas la tête, traitant avec les directeurs et les entremetteuses, riche sans doute, — domestique et maître toujours, la coiffant et la battant ; jusqu’au jour enfin où Gloriane Gloriani, illustre déjà, débuta au théâtre des Italiens dans la Traviata de Verdi, et, grasse, blanche, aux énormes cheveux roux, fut sublime, à peine habillée de la double robe de satin vert de mer et de tulle que la reine avait portée, l’avant-veille, au bal de la maison Pompéïenne.