Le Roi/Le Capitaine VII

Le Roi (1900)
Flammarion (p. 187-197).

VII


L’homme qui n’avait semblé que badin, trousseur de cottes et empanaché se montra dès lors tel qu’il fut toujours : politique avisé, général ardent, organisateur et soldat. La cour de France le comprit. Et c’est pour empêcher la continuation de tels progrès que le duc de Joyeuse, à la tête d’une formidable armée, s’achemina vers le Poitou.

Campée dans les environs de Coutras, la bande du roi de Navarre montra pour la première fois de la crainte.

— Sire, dit Turenne, les troupes de M. de Joyeuse nous sont bien supérieures en nombre et en qualité.

— Faudrait expliquer, monsieur, ce que vous pensez par la qualité ?

— De ce que les plus galants hommes de cour ont pris les armes.

— La poule à ma tante ! nargua le roi, et après ?

Ce ne sont, dirent Clermont-Gallerande et La Trémouille, que gens d’armes de satin et soie.

— En panaches par le visage.

— Pourpoints brodés.

Le Gascon riait.

— Quels dits bavardez-vous là ! Ignorez-vous que la faveur, l’aise et le luxe des cours rendent les soldats plus efféminés qu’héroïques. (Il montra le camp bourdonnant) En face des paladins qui s’approchent, j’ai bon espoir, moi, dans une armée saine de cœur comme d’esprit qui dédaigne aux batailles les ornements qu’on met aux salons, s’habille de buffle et d’airain et ne prise à la guerre que la parure des victoires !

— Sire, dit Condé, vous avez toujours le bon mot ; mais si vous n’y mettez ordre, les actes cette fois s’en iront au rebours des mots. Je viens d’inspecter les troupes, elles murmurent.

— Que veulent-elles ?

— Nos batteurs d’estrade leur ont dit que l’armée de M. de Joyeuse était de vingt-cinq mille hommes, que vous n’en aviez que cinq mille, et que vous seriez battu de ce fait ; c’est la cause des mutineries.

Inquiet, l’oreille ouverte et piquant son cheval d’un talon nerveux, le roi passa dans les compagnies. À sa vue, silence.

— Cette paix subite ne présage rien de bon, murmura Condé.

— Oui, approuva Turenne, nous allons à un grand malheur. Joyeuse accourt, le temps presse ; il n’y a qu’un moyen de salut. Maintes fois, nous vous avons vu tourner l’opinion et changer les corbeaux en cygnes. Un discours de vous recalerait nos gens.

— Parlez, sire ! implora Rosny, jouez-leur le tour d’un homme fin. Les armées les meilleures sont faciles au désespoir, et si nous ne remettons point celle-ci dans sa première confiance, c’est au bout du bout la défaite.

— J’ai trouvé l’amorce, dit le roi rêveur ; faites ranger l’armée en bataille.


D’un bout à l’autre de l’aurore, les trompettes sonnèrent. Et devant les troupes rassemblées, à cheval, frane comme un écu au soleil, sans cérémonie et formalités le roi s’arrêta :


Mes amis !

— Je vous ai fait venir parce qu’une partie d’entre vous murmurait d’aller à l’action. En ceci vois-je une fois de plus que la malignité des hommes gâte les meilleures choses. Ne faut point se régler sur la badaudaille ou petit monde qui caquette à perte de salive sur les actes qu’elle voit faire, et n’en sait cependant rien plus. Sans vous précipiter à croire légèrement, vous allez juger s’il y a l’apparence, en mon intérieur, d’une crainte ou d’une panique, car étant d’éveillés Français, inhabiles à poser dans les garnisons, si je vous arrête en cette plaine dans la certitude de combattre, c’est que je sais bien que vous aimez l’honneur, que vous savez bien que je vous aime, qu’il n’est prodiges de vaillance auxquels vous ne soyez prêts, et qu’à vous tous, quatre mille qui valez cent mille, votre merveilleuse boutée hachera en pâte à corbeaux les jolis danseurs qui s’avancent. Glissez ce compliment-là dans vos pochettes, c’est à vous. Et puisque nous avons une heure à faire baguenaudes, suivez mon dire qui sera ce matin une histoire ancienne.


Allègres paroles, elles passèrent comme un vent frais sur des fumées.


— Y avait une fois ! s’écria le Gascon dressé, un général de la nation française, nommé communément Lonlenlas pour ce qu’il avait été reconnu par tous, au dire des vieillards comme des jeunets, l’homme le plus tranquille de sa province. Vos mères, dans le temps passé, vous prenant le soir en leurs bras pour vous endormir, ont dù vous chantonner ce merveilleux conte, entre autres la froideur que le général apportait en tout, l’immensité de ses réflexions, de ses gestes et de ses paroles ; et cette longitude, lenteur et lassitude dont le guerrier tirait son nom lui était devenue à la fin si familière, qu’élevant le bras sur le mail pour vous honorer d’un salut, on pouvait s’étendre et tirer son somme avant qu’il eût fini d’ôter son bonnet, et qu’on avait tout loisir d’aller mettre vin en bouteilles avant qu’il eût eu le temps de dire mon ami. Mais revenons à notre propos.

Quatre mille faces claires, déjà, souriaient au subtil Gascon.

— Tels chefs, tels soldats ! continua-t-il d’une voix forte. Ce général avait une armée à son image ; mais les longues troupes sont lentes, et lenteur est signe de lassitude. Longuement donc, lentement et lassement, ils vinrent se ranger par-delà frontières, en ordre de bataille ; mais la Germanie a des noms si revêches qu’il ne me souvient de ce lieu. (Tout embarrassé, le Gascon se gratta la tête ; on voyait qu’il improvisait) Sachez uniment qu’ils se présentèrent en si grand foule que leurs bataillons s’étendaient d’un côté du pays à l’autre, comme une roide corde d’arbalète. Ils étaient sur le champ quelque deux cent mille. habillés à la mode du mignon seigneur Lonlenlas, en pourpoints de toile d’argent, chausses de satin, plumails précieux, avec fusils gravés, canons à bonbons, drapeaux de dentelles, tout appesantis par leur nonchalance et fortune, et se bafouant et gaussant des autres qui n’étaient que quatre milliers, mais quatre milliers d’hommes trapus, agrestes, vifs comme des goujons dans la poêle. (Un grand silence montait des sombres troupes naïves, le roi satisfait piqua son cheval) Or done ! clama-t-il, voilà qu’au moment où les quatre mille gas se présentaient, le sempiternel général voulut faire tourner ses hommes pour qu’ils eussent l’ennemi dans le plein visage, et fort méthodiquement convia ses officiers en conseil. Y avait toujours conseil dans cette tête-là ! (Ce fut le tour de rire aux capitaines. À ce moment, le soleil se leva, il était six heures) Après avoir ouï chacun, scanda l’âpre voix, fut convenu ensemble de la manœuvre. S’étant bien curé la narine, amusette qui dura trois tours au cadran de la grosse horloge : « Vous n’ignorez point, messieurs, dit enfin le lent général, que pour exécuter ce face à droite, faut sur toutes choses que les rangs et files soient alignés, que les soldats gardent leurs distances, et mettre un capitaine entendu près du chef de file de l’aile droite, avec des sergents sur les ailes et à la queue des bataillons, et empêcher que les rangs, non plus que les files, se séparent, l’aile gauche partant la première et marchant le grand tour sans se rompre, tandis que l’aile adverse ne fera quel tourner sur place. » Après ce discours, les chefs s’en revinrent à leurs bataillons, escortant leur général qui cria pour lors à l’armée : Quart de conversion à droite ! Faut dire à sa décharge qu’il avait bon souffle et qu’on l’entendit jusques à la mer. Puis, s’élevant à cheval comme sur un tertre, aperçut aux diables, à cent lieues, tout à l’autre bout de la nation, l’aile gauche, fine comme une ligne, qui se commençait à ébranler. « Bien, dit le Lonlenlas ; messieurs les capitaines, surveillez la manœuvre, et à mon revenir me direz si le tour s’est proprement fait, je vais voir mes fermes. Le bonjour ! »

Rien ne frémit dans les régiments. Ces âmes de soldats erraient dans l’immense, dans le fantastique et le rêve. Les terreurs étaient oubliées.

— Les mutins se sont tus, souffla Rosny.

— Tout le monde écoute…

Pour saisir avec plus de force ces campagnards dépaysés, le royal terrien continua sur les champs qu’il connaissait mieux que personne, et d’un geste courbe de laboureur désigna le vaste horizon :

— Après ce salut à ses colonels, le guerrier partit au jour de Saint-Pierre, en janvier, dont on dit que s’il pleut en ce matin-là toute vigne est réduite au tiers, entra en France, lut sur l’almanach février : « Février le court, dit-il, ch’est l’pire ed’tous », s’achemina, promenant, vers ses fermes de Picardie, tâta la jeune avoine et les groseilliers, s’y applaudit du soleil qui lui promettait rouges pommes, continua son chemin, petits pas petits, avec ses valets, grogna sur le gel de mars, fit bombance dans les châteaux, erra par l’avril pluvieux en ses autres terres, y ordonnant de semer l’orge malgré la foudre, envoya missive à sa femme qu’il l’irait baiser à la Saint-Laurent que les noisettes sont creuses, tempêta par coups de gros mots contre la lune de mai dont allaient mourir ses bons fruits et reçut non sans grommeler dix-sept jours d’eau qui plurent à piques, de quoi, bien au contraire, eût dù s’enchanter, car la fange en mai donne épis en août. Pendant ce temps, l’armée tournait. Juin le fit triste : s’il pleut un 19, gare aux blés ; fit la fête des moissonneurs, et leur mit en juillet la faucille aux mains ; puis le Lonlenlas, fatigué, songea pour lors à madame. La Saint-Laurent d’août survenue, ressaisit la selle, entra au château, vint à sa vieille chatte, et malgré qu’elle eût les dents croches, l’embrassa en bouche, disant : « Je me suis absenté des guerres où maintes fois, pour l’amour de vous, j’entendis le tip tap sip sap de la mort ; oh ! les belles batteries ! » De quoi, vous le pensez, mentait effrontément par la gorge ; mais ce qui n’est vu n’est point su. (L’armée commençait à rire) Pendant ce temps, là-bas, en Allemagne, l’aile droite continuait toujours à marcher. (Les hommes rirent tout à fait) Or bien ! mugit le roi que ce conte égayait lui-même, M. de Lonlenlas qui n’était point homme à façons sortit de sa demeure à la Saint-Michel pour continuer sa visite, car l’air était beau et septembre est le mai d’automne, fit semer dans le mois suivant, dès le 4, pour avoir grains drus, assista aux lessives qui ont lieu en cette quinzaine, et y fit buer ses mouchoirs car il éterniflait à mort. Et donc, les charrues rangées, repassant en lui le trajet de ses bataillons, car faut dire que l’armée lointaine, sans cesse, exécutait son mouvement, il pensa soudain au départ, et comme il avait encore plusieurs fermes, ressema du blé, goûta le vin de novembre, mit les fruits en resserre, et à la Sainte-Luce que le jour croit, dit-on, d’un saut de puce, déboucha devant son armée à l’instant précis qu’elle terminait l’incommensurable manœuvre. Il redressa de sa belle voix, au juste alignement, le quarante mille cinq cent trente-cinquième homme du front des troupes qui sortait un nez de toucan, et demanda nouvelles de l’ennemi. — « N’est plus là, dit un officier. — Bien, monsieur, et où est ? — Établi en ses foyers. — Lesquels foyers, monsieur ? — Eh bien, ceux que nous devions prendre. — Lors, dit le général, puisque l’ennemi veut garder ce que nous venions lui saisir, quant et quant demi-tour ! » Et ils s’en allerent.


La foudre d’un énorme rire s’élança des quatre mille hommes ; les chevaux eux-mêmes, hagards, montrèrent joyeusement leurs dents, et les nerfs crispés en un spasme accolèrent les durs mousquets. Le roi sourit.

— Sire, l’heure approche… murmura tout bas d’Aubigné.

Le Gascon se dressa soudain, solennel :


— Ceci, hurla-t-il aux troupes, est pour vous montrer qu’il ne faut pas craindre le nombre ! À hardi homme court bâton ! À vif général fine armée ! Tel qu’Agésilas de Sparte qui pour encolérer ses hommes leur montra un Persan tout nu, si je pouvais jeter sous vos yeux quelques-uns de ces courtisans qui s’avancent et vous faire toucher leur chair délicate, vous bondiriez au devant ! (Un horrible frisson agitait déjà les cornettes) Les Romains et Grecs n’étaient pas nombreux, mais leur bande a couché à terre des multitudes. Les liseurs de grimoires savent que Pyrrhus se faisait honneur d’attaquer le monde avec huit mille hommes. L’histoire que j’ai dite est applicable à nous. Une courte armée se retourne en un bref instant, mais les foules sont lentes, comme vous avez pu voir. Notre Lonlenlas va venir. M. de Joyeuse a beau se faire suivre de douze mille badins, c’est un nouveau marié alourdi d’argent qui traine à la guerre, en coffres, les trésoreries de sa femme, et avant qu’il menacera nous aurons frappé ! (Sa voix mourut dans l’ardente huée des troupes) Donc, curée aux braves ! Il n’y aura si petit d’entre vous qui ne soit désormais monté sur vastes chevaux et servi en vaisselle d’or ! Aussi vrai que trois choses ne mourront jamais, qui sont le soleil, le feu et le cœur des hommes, l’ennemi est à nous, je le jure ! je le sens par l’envie que vous avez tous de combattre ! (Une rumeur de tambours, lointaine, précipita le roi en avant, il tira son épée soudain :) Mestres de camp, garde à vous !

Sa voix était changée. En une seconde, il devint tout flamme et tout nerfs :


Quart de conversion à droite !Marche !


D’Aubigné comprit. Destiné à tromper la terreur des troupes, le conte du roi, préparé, servait aussi la manœuvre, le mouvement le plus dangereux, celui qui découvrait l’armée catholique. L’ordre s’exécuta au pas de course, dans un hurlement ; et cette « conversion à droite » ramenant les yeux sur un nouveau point, les compagnies, sans trembler, aperçurent l’horizon plein d’hommes.