Le Rival de Sherlock Holmes (Fleischmann)/02

Albin Michel (p. 18-26).


CHAPITRE II

Quelques affaires mystérieuses du passé de M. William Hopkins et rapide coup d’œil sur ce passé.



Qui donc était ce William Hopkins ?

Les renseignements que, dès le lendemain de cette visite, je m’empressai de recueillir sur son compte par simple esprit de curiosité, ne manquèrent pas de me plonger davantage encore dans l’indécision où il m’avait laissé.

Il habitait dans la Black-Road l’étage inférieur à celui où je m’étais établi. La disposition de son appartement était pareille à celle du mien. Il devait être veuf ou célibataire.

Un groom, comme chez moi encore, remplissait chez lui, l’office de domestique et de cuisinier. On lui connaissait des rentes. Sa vie était bizarre. Il s’absentait souventes fois des nuits entières, ne rentrant que fort tard dans la journée du lendemain. Son groom était discret, muet comme une tombe, si on veut me permettre cette expression chère à des romanciers de Paris — et d’ailleurs.

À propos de la recherche de ces renseignements, j’ai écrit le mot : simple curiosité. Ce n’est pas tout à fait exact. À cette curiosité se mêlait un vague et obscur sentiment, indéfinissable encore pour moi et que je ne compris nettement que beaucoup plus tard, alors que l’amitié de William Hopkins eut fait de moi un collaborateur discret mais dévoué.

Cette recherche de renseignements ne laissa cependant pas de me créer quelques désillusions. J’insistai néanmoins, car dans ma famille on ne recule pas. Là-dessus les jours coulèrent et ma curiosité à l’égard de mon mystérieux voisin ne diminua guère.

On sait que le temps éloigne généralement deux individus qui se connaissent peu. Entre Hopkins et moi, ce fut le contraire qui se produisit. Nous nous rencontrions quelquefois dans l’ascenseur de la maison de Black-Road. Nous en profitions pour échanger quelques paroles qui, banales au début, ne tardèrent pas à devenir quelque peu plus familières, plus intimes. Nous nous informions mutuellement de notre santé. Hopkins plaisantait ma bonne mine :

— Nous avons un accusé qui avoue… sa santé ! disait-il avec un petit sourire qui crispait ses lèvres minces, toujours si soigneusement rasées.

Peu à peu, notre familiarité devint plus grande. Je m’enhardis à convier William Hopkins à prendre une tasse de thé et à fumer du maryland frais. Il accepta sans façon. Il vint chez moi, j’allai chez lui. Au bout d’un an, nous fûmes de parfaits amis. L’appartement de Hopkins était simple et sobre. Chez lui, le parquet était nu, mais admirablement ciré. Peu de tableaux aux murs, mais excellents. La bibliothèque se composait d’une centaine de volumes dont les romans étaient exclus. C’étaient des livres de science, de médecine, de toxicologie, des choses graves et sévères qui indiquaient clairement les tendances intellectuelles de Hopkins tourné vers les sciences exactes et positives. Dans ce studio, une table était placée devant la fenêtre à laquelle Hopkins tournait toujours le dos. Cela lui permettait de dévisager en pleine clarté le visage des visiteurs, suivant une habitude vieille déjà, mais excellente toujours, employée par les juges d’instruction.

Dans cet appartement clair, rude, simple, le groom de William Hopkins circulait silencieusement.

C’était le milieu où devait se mouvoir un homme tel que devait être le rival de Sherlock Holmès. Là, je reçus la confession, les confidences de William Hopkins et c’est cela que je vais rapporter ici avec toute la précise et méticuleuse exactitude de mes souvenirs.

Il était né à Topeka, dans le Kansas, où son père dirigeait une agglomération de huit fermes à buffles. C’était un rude métier, toujours à l’affût ou sur le qui-vive, il fallait traquer l’Indien voleur ou le cow-boy, pillard pour les troupeaux, constituaient une proie convoitée. Cela n’allait pas sans quelques dangers. On en eut la preuve le soir où le père Hopkins fut ramené à sa ferme, les deux yeux brûlés par le feu de la poudre d’un pistolet qui lui éclata dans la figure. Ce malheur changea la vie du jeune William. De libre, de sauvage, d’imprévue qu’elle était jusqu’à ce jour où il rôdait dans la forêt et galopait dans la plaine, elle devint prisonnière, triste, lugubre. On lui fit tenir compagnie au père aveugle dans la salle basse de la ferme où l’homme, statue foudroyée, regardait l’ombre de ses grandes prunelles fixes et désormais vides, veuves de regards.

Cependant le père Hopkins parlait. Ses histoires étaient extraordinaires. Grâce à lui, l’enfant connut toutes les ruses de l’Indien, les précautions du cow-boy. Il sut distinguer le pas du peau-rouge du pas de l’homme blanc. Ses facultés en éveil se dardèrent sur ces problèmes sauvages et redoutables. Son esprit devina la tactique sournoise de l’ennemi, de ces apaches des grandes prairies du Far-West pour qui le corps d’un ennemi sent toujours bon et qui n’ont pas attendu l’arrivée des « visages pâles » pour apprendre que l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, est la première règle de tout out-law.

Ces années passées à l’audition de ces récits tragiques, mystérieux et redoutables, empoignèrent profondément l’âme du jeune homme qu’était devenu l’enfant d’autrefois. La solitude, la réflexion, familiarisèrent son esprit avec la logique. La prudence se combina chez lui de la méthode mathématique et, quand il quitta la prairie où son père traquait Bas-de-Cuir, Œil-de-Faucon, Regard d’Aigle, avant que de fumer avec eux le calumet de la paix et d’enterrer en grande cérémonie le tomawack de la guerre, le jeune William Hopkins était prêt et capable de traquer dans les grandes villes de l’Union, un gibier aussi dangereux, sinon plus, que celui du Far-West. Ce ne fut pourtant point son Destin. Cette nature libre, prudente, ardente et âpre, se confina dans des bureaux où elle se plia au joug de l’exactitude. Là elle se proposait à la lecture des journaux des problèmes profonds pour les résoudre à l’aide de la logique. Là encore, durant de longues années, elle attendit le jour où, libre, elle pourrait exercer pour sa seule jouissance les admirables qualités de froide audace et de rigoureuse logique dont le hasard lui fit don.

Cette heure arriva et le premier coup de William Hopkins fut un coup de maître. Ce fut l’affaire de la bande aux cravates vertes, terreur de Baltimore. Grâce à Hopkins le chef, un certain Joë Fierling, fut pris comme un oiseau au nid. Au moment d’être électrocuté, ce gredin dit à Hopkins :

— J’aime mieux être à ma place qu’à la vôtre, car un jour vous saurez ce que mes amis vous réservent.

Cette promesse devait être tenue quelques trente ans plus tard. Je dirai, le moment venu, de quelle manière.

Volontairement après le succès de cette première affaire, William Hopkins resta dans l’ombre, laissant la police de Baltimore s’attribuer tout l’honneur de la prise de Joë Fierling. Sans amertume, mon ami considéra ce résultat. Ce n’est pas lui qui se serait écrié devant cette ingratitude si humaine :

— Ingrate patrie tu n’auras pas mes os !

Il retourna à New-York et paisiblement attendit l’occasion de mettre de la clarté dans le tragique des mystères. C’est de cette époque que datent ces affaires d’un retentissement énorme où le nom de Hopkins ne fut même pas prononcé : la maison hantée de Morfon, l’homme au masque de cire, les huit cadavres de Colonso-City, l’affaire de Prick-Salmon, la tête coupée de Philadelphie, l’homme au talon d’acier, le vol de la banque de l’Union, l’attaque de l’express de Saint-Louis, tant d’autres encore qui, à leur temps, laissèrent un frisson d’horreur, d’épouvante et de terreur.

On comprend donc toute ma surprise quand Hopkins m’eut par le menu conté la genèse de ces affaires tragiques où sa perspicacité parvint à retrouver le fil des intrigues embrouillées au point que la police les avait, pour la plupart classées, quand William Hopkins s’avisa de les reprendre et de les étudier uniquement pour le plaisir tout personnel de les résoudre et de montrer à la police les défauts de sa cuirasse.

Peut-être croira-t-on après cela que William Hopkins était aimé des gens de justice ? Ce serait une grossière erreur de l’imaginer. C’est le contraire de cela qui était arrivé. L’heureux résultat auquel parvenait le rival de Sherlock Holmès loin de lui acquérir la considération de ceux dont il se faisait l’auxiliaire par pur dilettantisme, le présentait à leurs yeux comme un être qui les humiliait profondément. Ils en voulaient à cet « amateur » (ainsi qu’ils le disaient volontiers) de cette chance heureuse qui était chez lui le fruit d’une mûre réflexion, d’une observation puissante aiguisée par l’habitude, le résultat d’une rigoureuse logique. Cependant malgré ces sentiments dénués d’urbanité sinon de reconnaissance, ils ne manquaient pas une occasion de faire appel à son concours. Jamais ils n’avaient sujet de s’en repentir, et toujours William Hopkins accédait à leurs désirs. Il savourait une mystérieuse affaire comme un fumeur savoure un pur havane, comme un gourmet apprécie un plat rare, honneur d’un moderne Vatel, comme un musicien écoute un morceau favori.

Il ne s’engageait jamais maladroitement dans une affaire, non qu’il ne fût audacieux, mais s’était persuadé que folie n’est pas courage et que la prudence discrète vaut mieux en beaucoup de cas que l’audace la plus courageuse. C’était là, avec l’observation minutieuse des choses, son seul procédé de travail. J’ai déjà indiqué au cours de ce récit, les résultats surprenants auxquels il menait William Hopkins dans ses enquêtes. Bientôt on verra l’homme à l’œuvre et mieux que la théorie la pratique démontrera la véracité et la justesse de cette méthode où le hasard était rigoureusement exclu. Les premières bases de son travail d’observation achevé, William Hopkins entrait résolument dans la carrière, et se frottant les mains vigoureusement ne manquait pas de dire :

Very well ! Je franchis le Rubicon, le sort en est jeté !

Et il marchait.

C’est là que cet homme se transfigurait.

Ce n’était plus William Hopkins.

Ce n’était plus un Américain.

Ce n’était plus un observateur.

Ce n’était plus un homme.

C’était la logique.

Véritablement, oui.