Traduction par Ivan Tourgueniev.
Journal Le Temps — Feuilleton du 20 au 21 janvier 1877 (p. 24-25).

XVI

Voilà que de nouveau je foule le sable de la dune ; pas seul, cette fois. Je conduis ma mère. Le flot s’est retiré ; la mer se calme, mais son bruit, même affaibli, est encore sinistre et menaçant. Voici qu’enfin se montre à nous la roche solitaire, voici les joncs qui l’entourent. Je m’efforce de distinguer cet objet arrondi et noirâtre étendu sur la vase. Je ne vois rien. Nous approchons. Je ralentis involontairement le pas… Où est-il donc, lui ? Les seules tiges des joncs s’élèvent tristes et sombres par-dessus le sable déjà séché. Nous sommes devant la roche. Le cadavre n’y est plus, et seulement sur la place où il était couché, on peut distinguer par de légers creux la place du corps, des pieds et des mains. Tout autour, les joncs semblaient froissés, et l’on apercevait les pas d’un seul homme. Ces traces traversaient le sable de la dune et se perdaient dans les galets du rivage.

Nous échangeons un regard, ma mère et moi, et nous nous effrayons de ce que nous lisons sur nos visages. Se serait-il relevé ? Serait-il parti ?

— Tu l’as pourtant vu bien mort ? me demanda ma mère à voix basse.

Je ne répondis que par un signe de tête. À peine trois heures s’étaient écoulées depuis que j’avais découvert le corps du baron. Quelqu’un l’aurait-il trouvé après moi ? L’aurait-il emporté ? C’était ce dont il fallait s’assurer à tout prix. Mais d’abord je dus m’occuper de ma mère. Aussi longtemps qu’elle avait marché avec moi vers l’endroit fatal, la fièvre l’agitait, mais elle avait pu se vaincre et garder la possession d’elle-même. La disparition du cadavre l’avait frappée comme un malheur sans remède. Fixe, l’œil hagard, elle me donnait des craintes sur sa raison. J’eus beaucoup de peine à la ramener chez nous. De nouveau je la remis au lit ; de nouveau j’allai chercher le médecin ; mais dès qu’elle eut un peu recouvré ses sens, elle exigea que je partisse aussitôt à la recherche de « cet homme. » J’obéis.