Traduction par Ivan Tourgueniev.
Journal Le Temps — Feuilleton du 20 au 21 janvier 1877 (p. 20-21).

XIII

Je marchais, tête basse, sans pensées, presque sans impressions, tout replié en moi-même. Un bruit, à intervalles réguliers, sourd et grondeur, me fit sortir de ma rêverie. Je levai la tête. C’était la mer ; elle était là à quelque cinq cents pas. Je m’aperçus que je marchais sur le sable de la dune. Toute mise en branle encore après l’orage de la nuit, la mer moutonnait jusqu’à l’horizon. Les crêtes retroussées des longues vagues venaient tour à tour se briser sur le rivage aplati. Je m’approchai et me mis à suivre la longue trace que le flux et le reflux dessinent sur le sable rayé, tout parsemé de débris de grasses plantes marines, de coquilles et de ces minces rubans d’algues semblables à des serpents. Des mouettes aux ailes pointues, portées par le vent, arrivaient en poussant des cris plaintifs, des vastes profondeurs de l’air ; elles s’élevaient, blanches comme des flocons de neige, sur le fond gris des nuages, tombaient brusquement, puis comme bondissant d’une vague à l’autre, s’éloignaient de nouveau et disparaissaient en étincelles d’argent dans les rainures de l’écume bouillonnante.

Je remarquai pourtant que quelques-unes de ces mouettes voletaient obstinément au-dessus d’une petite roche qui s’élevait solitaire au milieu de la nappe monotone des monticules de sable. De gros joncs d’un vert sale poussaient en touffes inégales d’un côté de la roche, et là où leurs tiges emmêlées sortaient du sable humide, il me sembla distinguer quelque chose de noir, d’arrondi, d’allongé, mais pas trop grand. Je regardai obstinément : un objet sombre était étendu là, immobile, près de la roche ; et plus j’approchais, plus cet objet prenait une forme distincte. Je n’en étais plus qu’à une trentaine de pas.

— Mais ce sont les contours d’un corps humain ! c’est un cadavre ! c’est un noyé que la mer a jeté là !

Je m’approchai de la roche… C’était le cadavre du baron, de mon père.

Je restai frappé de stupeur, et je compris enfin que depuis le matin j’étais au pouvoir d’une force mystérieuse qui me menait comme elle voulait. Pendant quelques instants, il se fit dans mon âme comme un grand vide. Le mugissement incessant de la mer et une terreur muette devant la destinée qui s’était emparée de moi : voilà les seules impressions que je ressentais.