Traduction par Ivan Tourgueniev.
Journal Le Temps — Feuilleton du 20 au 21 janvier 1877 (p. 9-10).

VI

L’agitation qui m’avait saisi au commencement de notre entretien s’était calmée peu à peu ; je trouvais notre rencontre étrange, et voilà tout. Toutefois ce qui me déplaisait dans M. le baron, c’était le mauvais petit sourire avec lequel il m’interrogeait, et l’expression de ses yeux qu’il dardait dans les miens. J’y trouvais quelque chose de protecteur, de hautain et de farouche, qui me causait un certain malaise. Ces yeux-là, je ne les avais pas vus dans mon sommeil. Quel étrange visage il avait, ce baron ! fatigué, flétri et gardant néanmoins un air disgracieux de jeunesse. Mon père nocturne n’avait pas non plus cette longue cicatrice qui coupait obliquement le front de ma nouvelle connaissance, et que je n’avais pas remarquée avant de m’être rapproché.

J’avais eu à peine le temps de donner au baron le nom de notre rue et le numéro de la maison, qu’un nègre de haute taille, enveloppé dans un manteau qui le couvrait jusqu’aux sourcils, lui frappa légèrement sur l’épaule. Le baron se retourna, s’écria : « Ah ! enfin ! » et, me faisant un signe de tête, il entra avec le nègre dans le café.

Je restai sous l’auvent. Je voulais attendre la sortie du baron, non pour engager avec lui une nouvelle conversation (au fond, je ne savais trop de quoi lui parler), mais pour mieux vérifier ma première impression. Une demi-heure se passa ; puis une heure entière. Le baron ne paraissait pas. J’entrai dans le café, j’en parcourus toutes les chambres, mais ne vis nulle part ni le baron ni le nègre. Ils venaient de s’éloigner par une porte de derrière.

Je ressentais un assez vif mal de tête, et, pour m’en délivrer, je me dirigeai, en suivant le bord de la mer, vers un grand parc situé hors de la ville ; et, après m’être promené une heure ou deux à l’ombre des vieux chênes, je regagnai la maison.