Le Règne de l’Argent
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 762-786).
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LE RÈGNE DE L'ARGENT

IV[1]
LES GRANDES COMPAGNIES
L’ÉTAT ET LE COLLECTIVISME

Que le mouvement de concentration des forces économiques et des capitaux est loin d’aboutir, partout et toujours, à l’accumulation des richesses aux mains de quelques individus ou de quelques familles, nous croyons l’avoir amplement démontré. Les agens de cette concentration sont, le plus souvent, des sociétés, des compagnies, c’est-à-dire des collectivités. Les sociétés par actions sont, à tout prendre, le trait dominant de l’organisation économique du monde moderne. Industrie, finance, commerce, agriculture même, entreprises coloniales, elles s’étendent à tout, s’emparant peu à peu des domaines qui semblaient leur devoir rester fermés, projetant au loin, dans toutes les directions, leurs bras multiples et leurs longs tentacules. Elles sont, déjà, chez presque tous les peuples, l’instrument habituel de la production mécanique et de l’exploitation des forces de la nature. Le présent leur appartient, et, si les signes des temps ne nous trompent, l’avenir est à elles. La société anonyme (limited) semble appelée à devenir la reine du globe ; c’est elle la véritable héritière des aristocraties déchues et des féodalités anciennes. A elle l’empire du monde, car l’heure vient où le monde va être mis en actions. Les compagnies s’emparent des premières places dans le royaume des affaires. Les ennemis du « capitalisme » les dénoncent comme le ministre favori du roi Capital et du dieu Mammon. Ils identifient leur empire avec le règne de l’argent, avec la ploutocratie, avec ce qu’ils dénomment improprement « la féodalité financière et industrielle. » C’est, nous l’avons déjà montré, une méprise singulière[2]. Ceux qui ne voient dans les compagnies qu’un rejeton et qu’un agent de la ploutocratie s’abusent étrangement. Les sociétés par actions sont le produit naturel, le produit spontané de l’état démocratique. Loin de toujours procéder des ploutocrates, elles ne peuvent naître et prospérer que dans les pays où les capitaux sont disséminés. Elles représentent le nombre, elles représentent les petits et les moyens capitaux, impuissans à rien entreprendre seuls, obligés, pour aborder les grandes affaires, de se coaliser ensemble. Elles représentent l’association; et dans notre monde moderne, dans notre France du moins, encore si malhabile à pratiquer l’association, le libre groupement des capitaux est presque le seul qui ait réussi à s’acclimater. Les intérêts matériels ont su faire, dans les domaines les plus variés, ce qu’ont rarement accompli, autour de nous, les intérêts moraux. Il est vrai que, presque partout, l’État, la loi, la politique se sont montrés moins défians des intérêts matériels que des intérêts moraux, n’osant interdire aux uns ce qu’ils n’osaient permettre aux autres. N’importe! si peu glorieux qu’il soit pour nos gouvernemens et pour nous-mêmes, force nous est de reconnaître le fait. La société anonyme ou en nom collectif, l’association des capitaux pour entreprendre des affaires, a été la seule forme d’association qui se soit pleinement implantée chez nous, la seule qui ait su se faire accepter de tous et pénétrer partout; et cela sans doute parce que, de toutes les associations, celle des capitaux était encore la plus urgente, celle dont notre civilisation industrielle eût pu)e moins se passer.

Tandis que certains nous dépeignent les sociétés, les grandes compagnies, comme l’instrument accoutumé, l’agent préféré de la ploutocratie, d’autres, et souvent les mêmes, prétendent découvrir en elles les précurseurs inconsciens et comme les pionniers involontaires du collectivisme futur. En ruinant sur leur passage les petites exploitations, en brisant impitoyablement les petits métiers, en abattant les cloisons et les murs des petits ateliers, en expropriant la petite industrie et le petit commerce, en habituant les peuples à la production en grand et en contraignant les hommes à la fabrication en commun, les grandes compagnies et la grande industrie travailleraient, malgré elles, à une œuvre qui les dépasse et qu’elles ne comprennent point. Elles ont, nous assure-t-on, dans l’évolution économique contemporaine, une fonction qu’elles remplissent d’autant mieux qu’elles n’en ont pas conscience : elles sont chargées de frayer la voie au collectivisme de l’avenir. Elles sont, à leur insu, ces orgueilleuses compagnies, l’agent le plus actif de la transformation sociale qui doit faire passer les nations modernes de l’industrie privée à l’industrie en commun, et de la propriété individuelle à la propriété collective. La grande manufacture, la grande banque, le grand magasin du capitalisme actuel concentrent les forces économiques au profit du collectivisme de demain. Avec leur organisation bureaucratique, avec leurs légions d’employés et leurs armées d’ouvriers enrégimentés militairement, avec leurs vastes services assimilables aux services publics, ces sociétés géantes, opérant d’un bout à l’autre du territoire, constituent la transition naturelle entre la société morcelée de l’individualisme, où chaque producteur vivait isolé dans son atelier, et la future cité du collectivisme, où commerce, agriculture, industrie, tout étant devenu commun, tous les producteurs associés travailleront également pour la communauté. L’odieuse concentration capitaliste n’est qu’une brève phase historique qui aura pour dernier terme la concentration collectiviste ; l’une conduit à l’autre. Le « capitalisme, » de même que la Révolution, doit dévorer ses enfans; le capital, en accumulant les richesses de la nation aux mains des sociétés anonymes, forge lui-même l’engin de sa destruction, ou mieux de sa nationalisation prochaine. Car la société collectiviste de l’avenir ne sera qu’une gigantesque compagnie réunissant tous les capitaux et tous les moyens de production, une compagnie ayant, à la fois, pour actionnaires et pour employés, tous les citoyens. Ne sont-elles pas déjà, elles-mêmes, ces sociétés anonymes, des collectivités? des collectivités partielles et inégales il est vrai, érigées dans l’intérêt égoïste de certains groupes et de certaines classes, mais enfin des collectivités qui font l’éducation collectiviste des peuples, et préparent l’avènement de la collectivité égalitaire, universelle, définitive? Pour accomplir le vieux rêve de l’humanité et faire de l’utopie d’hier la réalité de demain, il n’y aura bientôt qu’à réunir les compagnies, à fusionner les sociétés anonymes, et à leur substituer l’État, la nation.

Voilà qui tend à devenir un des lieux communs du socialisme. Que de confusion en de pareils rapprochemens, et comment n’en pas sentir le sophisme? Les socialistes, — et leurs crédules élèves, — se laissent prendre ici à des analogies tout extérieures. Les compagnies anonymes, les sociétés par actions sont bien des collectivités dont les membres se comptent par milliers et par dizaines de milliers; mais ce sont des collectivités volontaires et spontanées, où l’on entre, d’où l’on sort librement; mais, au rebours de la société collectiviste vers laquelle on veut qu’elles nous acheminent, elles sont entièrement fondées sur la propriété privée. Leur objet est de conserver, jusque dans l’association, rapport individuel, et leur mérite est de faire à chacun, dans l’avoir commun, une part proportionnelle à ses apports. Appelez-vous cela du collectivisme, c’est le seul fondé en droit et en raison, le seul pratique, le seul fécond et le seul légitime, parce que, avec la propriété, il respecte l’individu et les droits individuels. Mais ne nous payons pas de mots; c’est tromper les autres ou se duper soi-même que de jouer avec de pareilles équivoques. N’en déplaise aux socialistes, les sociétés par actions n’ont rien du collectivisme; par leur but, par leur composition, par leur organisation tout entière, elles en sont l’opposé. Bien plus, au lieu de lui frayer la voie, comme certains l’imaginent, ce sont elles, en réalité, elles surtout qui lui barrent la route; car, — nous y reviendrons tout à l’heure, — elles accomplissent, dans notre civilisation industrielle, ce que ne peut tenter l’individu isolé, ce que, faute de libres sociétés privées, pourraient seuls faire l’Etat et la collectivité.

Et ainsi, quelque opinion qu’on en ait, quelques défauts qu’on leur découvre (et nous en indiquerons dans un instant quelques-uns), il n’est pas vrai que les sociétés par actions soient les fourriers du collectivisme, comme il est faux qu’elles ne soient que les pourvoyeurs du mammonisme et les rabatteurs de la ploutocratie. A bien les regarder, leur rôle est plutôt de nous défendre contre l’une et l’autre tyrannie, contre une égoïste oligarchie de ploutocrates et contre \me grossière démocratie collectiviste. Elles seules, peut-être, sont en état de nous préserver à la fois de la seigneurie humiliante de quelques Crésus bourgeois et du joug énervant d’un collectivisme niveleur. Sans elles, sans ces compagnies aveuglément conspuées, nous n’aurions guère que le choix entre l’un et l’autre servage.


I

Les sociétés par actions, avons-nous dit, sont le produit naturel de la démocratie et sortent spontanément de la dissémination des capitaux. Elles ne peuvent naître, elles ne peuvent grandir surtout que dans les pays où la richesse est répartie entre un grand nombre de mains. Plus le morcellement des héritages fractionne les fortunes et hache la richesse, plus les sociétés anonymes se multiplient, car l’émiettement des capitaux les contraint à se grouper pour aborder en commun ce qu’ils ne sauraient tenter isolément. Ainsi s’explique comment chez les peuples où les conditions territoriales ont favorisé l’éclosion d’immenses fortunes individuelles, dans la patrie des ploutocrates, notamment, aux Etats-Unis, les grandes compagnies étaient, hier encore, relativement moins nombreuses et moins puissantes qu’en Europe[3].

Par leur composition, sinon toujours par leur organisation, les compagnies demeurent l’élément bourgeois, ou mieux, l’élément démocratique de l’industrie et de la finance[4]. Elles représentent une chose particulièrement respectable, une chose qui partout est un des grands moteurs du progrès social et que, pour notre malheur, à nous Français, nos gouvernemens ont trop longtemps étouffée ou découragée : l’association.

C’est là une vérité que, à l’instar du public ignorant, la législation française a trop souvent méconnue. Si, pour les entreprises industrielles ou commerciales, la loi admet différentes formes de sociétés, le fisc se complaît à les taxer et à les surtaxer, accumulant sur elles des impôts de toute sorte — droits de timbre et d’enregistrement, droits de mutation ou de transfert, taxes sur les valeurs mobilières, impôt sur les transactions de la Bourse, — sans paraître se douter qu’en frappant, en « tapant » de préférence sur l’association, il frappe, le plus souvent, les petites bourses et les moyennes fortunes. Quoi de plus illogique, en effet, dans une démocratie, que de voir les compagnies, les sociétés financières, commerciales, industrielles, assujetties à des impôts spéciaux, à des taxes de surérogation, dont sont affranchis les grands industriels, les grands commerçans, les grands financiers assez bien pourvus de capitaux pour fonder des banques, pour ouvrir de vastes magasins ou monter des manufactures, sans le secours d’associés ? On n’a pas réfléchi qu’en faisant peser sur les sociétés par actions des charges aussi lourdes, on créait, indirectement, une sorte de privilège au profit des grands industriels ou des grands financiers, des ploutocrates et des grosses fortunes. L’égalité devant l’impôt se trouve ainsi violée aux dépens des petits, et cela, par des législateurs assez ignorans ou assez légers pour ne pas apercevoir les conséquences des lois qu’ils votent. Car, avec leurs mesures fiscales et leurs réformes apparentes, ils nous font sans cesse penser, ces législateurs présomptueux, aux idoles du Psalmiste qui ont des yeux et ne voient pas, qui ont des oreilles et n’entendent point.

Nous avons, chez nous, en France, un impôt sur le revenu des valeurs mobilières, impôt récemment encore aggravé, en pleine paix, par la République française[5]. Cet impôt spécial aux valeurs mobilières, que de gens, dans les Chambres ou dans la presse, en méconnaissent le caractère véritable ! Qu’est-ce, en effet, sinon un impôt de superposition qui, en réalité, ne frappe qu’une chose, l’association ; — car industrielles, commerciales, financières, agricoles, les compagnies astreintes à cette charge de surcroît sont d’ailleurs soumises à toutes les taxes, à toutes les contributions, patentes ou autres, acquittées par les entreprises individuelles similaires[6]. Il suffit de mettre une usine, une banque, un magasin, voire une exploitation agricole en actions pour être assujetti à ce nouvel impôt.

Et si grands sont l’ignorance ou les préjugés du public que, non contens de trouver cette taxe sur l’association légitime, nombre de prétendus réformateurs, nombre de soi-disant défenseurs des petits en réclament ingénument l’aggravation, se figurant bonnement frapper le capital et l’odieux « capitalisme »[7]. Le fait, en tout cas, est acquis. Dans les compétitions industrielles ou commerciales qui ont succédé, chez les peuples civilisés, aux luttes à main armée des tribus ou des peuplades primitives, les sociétés, c’est-à-dire les petits, les faibles qui s’associent pour entreprendre ensemble ce qu’ils n’auraient pas la force de tenter isolés, sont frappés, par l’Etat démocratique, d’une sorte d’amende sous forme d’impôt[8]. Imaginez un champ de courses, où de petits cultivateurs syndiqués oseraient disputer le prix aux grandes écuries des amateurs en renom, et supposez que, pour être admis sur le turf, les chevaux achetés à frais communs par des paysans ou de modestes fermiers soient condamnés, de par les règlemens hippiques, à porter une surcharge de quelques kilogrammes : vous avez une image de notre législation républicaine sur les sociétés.


II

Par ce fait qu’elles représentent l’union, la fédération des petits capitaux appliqués à l’industrie, au commerce, à la finance, ces sociétés, si durement traitées par le fisc, semblent avoir pour mission d’émanciper les petits de la domination des grands. S’il leur était difficile d’évincer entièrement les grandes maisons, il semble, à tout le moins, qu’elles en devaient limiter ou contrebalancer le pouvoir. Et c’est bien ce qu’elles ont fait, en réalité, dans le domaine de l’industrie et même, quoique à un moindre degré, dans la finance; car, si l’on excepte une maison, la première il est vrai de la place, les sociétés de crédit ont, jusque sur le marché de Paris, distancé les banques individuelles. En province, leur victoire est complète[9].

Des sociétés qui se sont risquées trop loin sur les sables mouvans de la Bourse, beaucoup se sont enlisées. On a vu, plusieurs fois, en France et à l’étranger, des compagnies anonymes, sous la conduite de vaillans et parfois téméraires directeurs, engager, à coups de millions, une lutte ouverte contre la haute banque, cherchant à détrôner de vive force les potentats de la finance et les rois du marché. Inutile de rappeler ici la retentissante et désastreuse campagne de l’Union générale. Nous aurons sans doute, plus tard, l’occasion de revenir sur ces peu glorieuses batailles de Bourse. On sait que la victoire n’est pas restée aux légions anonymes enrôlées sous la bannière de l’Union. Bien des choses, — à commencer par la présomption de ses chefs, par la témérité de leurs manœuvres, par l’outrance coupable de leurs procédés de spéculation, — expliquent la défaite des imprudens qui s’étaient flattés d’emporter d’assaut, à force d’audace, l’empire de la Bourse. Il faut bien reconnaître que pareil exemple était peu encourageant; toujours est-il que, après des luttes plus ou moins vives et des pertes plus ou moins sensibles, des deux côtés, la paix s’est faite, sur la plupart des marchés, entre les sociétés d’une part et les grandes maisons de l’autre. Elles ont renoncé à se détruire mutuellement; elles ont senti qu’elles ne pouvaient entièrement se supplanter. Elles se sont résignées à vivre côte à côte, et, au lieu de batailler ensemble, elles se sont décidées à conclure des alliances. Il s’est établi une sorte de modus vivendi entre les sociétés nouvelles et les anciennes puissances financières. On a vu ainsi les chefs ou les associés des grandes maisons de banque entrer dans les sociétés anonymes, comme administrateurs ou comme présidens des conseils d’administration[10].

Autre fait connexe du précédent : il s’est formé une sorte d’état-major financier qui a pris la conduite et la gestion de la plupart des sociétés par actions. Les présidens, directeurs, administrateurs, censeurs, commissaires des sociétés anonymes sont bien élus par les actionnaires, mais ils sont, d’habitude, désignés aux actionnaires par les fondateurs des sociétés ou par les conseils d’administration. Les actionnaires ont beau être réunis en assemblées générales, comme d’ordinaire ils ne se connaissent point, et que leur rencontre est fortuite et passagère, ils ratifient, le plus souvent, sans opposition, les choix qui leur sont proposés. Sous couleur d’élection, les conseils d’administration se renouvellent ainsi, pour la plupart, à la manière des Académies, par une sorte de cooptation. Comme ils sont, généralement, les seuls juges des titres et de la compétence des candidats, les directeurs et les administrateurs sont enclins à porter leur choix sur leurs amis et sur leurs parens. Il s’est ainsi formé, à la tête des sociétés anonymes, une sorte de consorteria ou de franc-maçonnerie dont les membres, parfois divisés en coteries hostiles, se retrouvent dans l’administration de presque toutes les grandes entreprises. C’est là, si l’on y tient, la nouvelle féodalité financière, celle qui, par voie détournée, a su ériger en coutume l’hérédité des offices.

On se tromperait, cependant, en croyant que ce personnel se recrute uniquement dans les familles de financiers ou d’industriels, chez lesquelles l’aptitude aux affaires semble un effet de l’éducation, ou un don de l’hérédité. Nullement; ce n’est pas là une règle sans exception. Nous avons beau lire les mêmes noms en tête des comptes rendus de nombre de sociétés, le haut personnel des conseils d’administration, tout en se recrutant, le plus souvent, dans les mêmes familles ou dans les mêmes cercles, n’en offre pas moins à l’œil un aspect bigarré. Prenez les rapports annuels de nos grandes sociétés industrielles ou financières, vous rencontrerez, dans la liste des administrateurs, des hommes d’origine et de situation fort différentes, depuis les parvenus de l’industrie et du commerce, jusqu’aux descendans titrés de l’ancienne aristocratie, le tout allié aux fruits secs de la politique et aux vétérans de tous les partis qui se sont successivement arraché le pouvoir. Les hommes du monde y coudoient les hommes d’affaires; et à côté des lourds millionnaires à la carrure solide comme leur fortune, il n’est pas rare d’y voir siéger d’élégans et besogneux clubmen, à la cervelle aussi légère que leur bourse. Les uns apportent leur expérience et leur compétence technique ; les autres, leur belle prestance ou l’éclat décoratif de leur nom et de leurs titres civils ou militaires, sorte d’enseigne à rehausser le prestige des sociétés ; quelques-uns, comme dans la complainte, n’apportent rien, — que leurs appétits et leur complaisante docilité.

Un des défauts de cette organisation, — le plus grave peut-être, — c’est que les mêmes hommes sont souvent intéressés à trop d’affaires pour être en état de les suivre avec soin ; partant, il arrive, trop fréquemment, que ni les conseils d’administration n’administrent, ni les conseils de surveillance ne surveillent. Faute de temps, ou faute de compétence, ou encore faute d’indépendance, ils sont obligés de s’en rapporter au directeur ou au président, qui mène l’affaire à son gré. Les administrateurs sont en général trop nombreux, et, contrairement au préjugé public, leurs fonctions sont trop peu rémunérées. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, l’opinion fait fausse route; pour que le contrôle des conseils d’administration demeurât toujours effectif et vigilant, il faudrait que leur responsabilité fût partagée entre peu de personnes dont les services fussent rétribués largement.

De toutes les réformes à proposer dans l’administration des sociétés, celle-là est la plus simple, et ce serait sans doute la plus efficace. Trop de gens ne voient, dans ces délicates fonctions d’administrateurs ou de censeurs, qu’une lucrative sinécure. Certains ne viennent guère au conseil que pour signer la feuille de présence ; et si le traitement est mince et les « jetons » peu rémunérateurs, beaucoup cherchent à se rattraper sur les participations et sur les syndicats. Il y a là une sorte de parasitisme financier. Mais, qu’on veuille bien nous entendre, le parasite ici ce n’est pas le banquier, l’industriel, le financier de profession : — les parasites, c’est tout cet essaim d’hommes du monde ou de politiciens qui voltigent autour des sociétés industrielles et des maisons de banque, se disputant les restes des financiers, cherchant, après eux, quelque grain à grappiller, quelques miettes à croquer.

Les plus avides, et aussi les plus suspects, sont les politiciens, membres du Parlement, anciens ministres ou autres, qui prétendent battre monnaie avec leur mandat, faisant valoir leurs relations officielles et apportant, à défaut de compétence et de travail, leur influence dans les bureaux des ministères. Pour beaucoup de parlementaires, on le sait, pour toute cette légion affamée de politiciens besogneux qui envahissent les assemblées électives, la politique n’est guère qu’un moyen de se tirer de la gêne ou de la médiocrité, une façon de faire brèche dans les murs escarpés de la cité de Mammon, où règne la fortune et où habite le plaisir. Le mandat populaire leur semble une sorte de traite ou de lettre de change à tirer sur les banques et sur les sociétés industrielles, à défaut des ministères ou des hauts emplois de l’État. Pauvres députés ou anciens députés ! on n’ose trop leur en vouloir: ils sont, en vérité, plus à plaindre qu’à blâmer. Il faut bien vivre, et l’aride politique ne nourrit pas toujours ceux qui labourent ses maigres sillons. Ce n’est pas avec les 9 000 francs de l’indemnité parlementaire que les grands hommes d’arrondissement envoyés dans la capitale par la confiance de leurs compatriotes peuvent mener la vie de Paris. Ceux qui n’ont pas d’autres ressources s’ingénient à s’en créer, et il leur semble légitime que toutes les portes s’ouvrent devant la médaille de représentant du pays.

« Sénateurs et députés de droite, de gauche, du centre, remarquait, il y a une quinzaine d’années, déjà, un journal indépendant[11], se jettent sur les sociétés financières, comme sur une proie ; le titre d’ancien ministre (titre dont la cote a singulièrement baissé dans ces derniers temps) vaut une place de président de conseil d’administration; le commun des sénateurs et députés se contente d’une place d’administrateur. » Ils étaient bien déjà, selon la même feuille, deux ou trois cents parlementaires acharnés à se tailler dans les sociétés anonymes « quelques sinécures assez maigres par les profits directs qu’elles donnent, mais que l’on espère rendre plus productives par les profits indirects, les émissions à primes, les participations dans les syndicats[12]. » Je sais, quant à moi, des politiciens qui, manquant de capitaux pour acheter les titres des compagnies qu’ils prétendent administrer, s’efforcent, sans toujours y réussir, de se les faire avancer par les sociétés de crédit.

Le mal sévit surtout dans les compagnies que leurs affaires mettent en contact fréquent et forcé avec l’Etat, ou avec les municipalités. Sociétés industrielles, compagnies de transport ou d’éclairage, subissent là une sorte de violence : force leur est d’admettre dans leurs conseils d’administration des politiciens, députés ou conseillers municipaux, qui s’offrent à elles comme une sorte de paratonnerre, capable de détourner la foudre des jalousies démocratiques.

Les socialistes ont, plus d’une fois, dénoncé à la tribune ce que l’un d’eux appelait « la pénétration mutuelle de la politique et de la finance[13]. » Ils ont raison, c’est là une des plaies de ce temps. Rien de plus corrupteur pour les mœurs publiques comme pour les mœurs privées. Mais cette pénétration, cette infiltration réciproque de la finance et de la politique, l’une chez l’autre, — au rebours des préjugés vulgaires, elle s’accomplit moins souvent par l’intrusion des financiers dans la politique que par celle des politiciens dans la finance, où tant de parlementaires s’efforcent de s’insinuer[14]. Or, il n’est pas bon que la finance et la politique demeurent en contact : elles s’altèrent et se corrompent l’une l’autre. Les régions où elles voisinent sont celles d’où montent, autour de nous, les miasmes les plus délétères. Ainsi, sur les côtes basses des maremmes, où elles croupissent ensemble, les eaux douces et les eaux salées, viciées par leur mélange, empestent l’air de leurs exhalaisons malsaines et répandent au loin la fièvre.


III

Veut-on assainir les champs de la finance et purifier l’atmosphère industrielle, la première chose serait d’en écarter la politique et les politiciens. Entre la politique et la finance, le mieux serait de dresser un muret, s’il était possible, une cloison étanche. Ce n’est pas ce que conseillent la plupart de nos réformateurs : au lieu d’opposer une digue à l’irruption de la politique et des politiciens dans les affaires, ils demandent que les compagnies financières et les sociétés industrielles soient, étroitement, subordonnées à l’État et aux agens du pouvoir. Ce que les plus bruyans préconisent, sans toujours s’en rendre compte, — beaucoup ne sont même pas assez clairvoyans pour distinguer où conduit la route qu’ils veulent nous faire prendre, — c’est l’absorption de la finance et des grandes compagnies par l’État, c’est-à-dire, en dernier ressort, la confusion des affaires et de la politique, au profit des politiciens. Car la mainmise de l’État sur les compagnies, c’est, qu’on le veuille ou non, la mainmise de la politique et des politiciens sur toutes les grandes affaires.

On comprend que nombre de politiciens y poussent. Si tous nos députés ou aspirans députés, si tous nos conseillers généraux ou municipaux se pouvaient assurer-des rentes aux dépens du bilan des sociétés anonymes, les grandes compagnies auraient, dans les Chambres et dans la presse, moins d’adversaires. Mais beaucoup n’y réussissent point; ils sont trop, et leur compétence ou leur moralité offre trop peu de garantie. Inde iræ. Ceux qui se sentent exclus, à jamais, de cet Éden de la finance deviennent les ennemis irréconciliables de la « féodalité financière » qui n’a pas su leur faire une petite place dans son paradis. Leur rêve secret, rêve encouragé par la sottise du public, c’est que mines, assurances, chemins de fer, gaz, voitures, omnibus, banques, institutions de crédit, toutes les grandes affaires soient dans la dépendance du gouvernement ou des villes ; que tous les conseils d’administration ou de surveillance, toutes les places, hautes ou modestes, en soient à la nomination du pouvoir, c’est-à-dire au choix des ministres ou des municipalités. Ce serait alors vraiment l’âge d’or des politiciens. Quel accroissement d’autorité et d’influence pour tous les élus du peuple souverain! A défaut des emplois publics que nos législateurs s’ingénient à multiplier sans parvenir à satisfaire les appétits de leur clientèle, que de débouchés nouveaux pour les aspirans fonctionnaires ; que de postes lucratifs où caser ses enfans, ses parens, ses protégés, ses électeurs ! Avec les sociétés privées et les grandes compagnies, il reste des emplois, des fonctions indépendantes des pouvoirs publics, qui offrent un refuge aux vaincus de la politique, un abri aux esprits indépendans. C’est là un abus qu’il est temps de faire cesser. L’Etat démocratique ne doit admettre aucune carrière libre, aucune situation indépendante. Institutions de crédit, assurances, voies ferrées, sociétés de transport ou d’éclairage, aux favoris du peuple et à leurs amis, toutes les places, toutes les grasses ou maigres prébendes, trop longtemps accaparées par les détenteurs du capital; car il est de foi, aujourd’hui, que le caprice des foules et l’investiture populaire confèrent toutes les capacités. Voilà, en fin de compte, à quoi se ramène, pour beaucoup de nos démocrates, la révolution sociale; et c’est pour cela qu’il faut détruire les grandes compagnies et renverser la « féodalité financière ». La réforme aboutirait, pratiquement, à une extension démesurée du fonctionnarisme.

Pour nous affranchir du joug de la féodalité nouvelle, nombre de « sociologues » ont, en effet, un procédé fort simple. Aux sociétés privées, aux compagnies anonymes, nous n’avons, à les en croire, qu’à substituer la puissance publique : l’Etat. C’est ce que, euphémisme hypocrite, nos radicaux français appellent « la reprise par l’État des grands services publics[15]. » Et, à les entendre, il semble que chemins de fer, tramways, transports terrestres ou maritimes, houillères, gaz ou électricité, la plupart des grandes industries créées, depuis un siècle, par des sociétés privées, soient des services publics, comme autant de riches provinces, autant de grands fiefs ou d’apanages financiers, indûment détachés des domaines de l’Etat, pendant la longue minorité du peuple, par une féodalité toujours prompte à empiéter sur les droits du souverain.

De naïfs bourgeois, dupes d’apparentes similitudes, font écho aux bruyantes déclamations des radicaux socialistes. On invoque hautement, dans la Chambre et dans la presse, le Richelieu laïc qui saura décapiter la fastueuse aristocratie d’argent, réduire l’oligarchie financière, abaisser les grandes compagnies, supprimer « les privilèges capitalistes », abolir les monopoles ploutocratiques et centraliser aux mains de l’État (jadis, on aurait dit aux mains du roi) toute la puissance économique et financière de la nation. De même que, autrefois, la propriété féodale et l’aristocratie foncière, l’industrie, la finance, l’argent sont devenus, petit à petit, une sorte de pouvoir; et l’Etat moderne, l’État démocratique surtout, ne saurait tolérer de pouvoir en dehors ou en face de l’Etat. Temporelle ou spirituelle, morale ou matérielle, aucune force ne doit demeurer indépendante du « souverain » ; et après avoir brisé la puissance de la noblesse et l’autorité de l’Église, il faut renverser celle de l’argent, celle de la finance et des grandes compagnies. A leur tour de passer sous le niveau commun, car l’État n’est rien, s’il n’est le maître partout. Il y a, aux mains de ces grandes compagnies, chez ces modernes grands vassaux en révolte contre le maître légitime, de vastes fiefs, des comtés et des duchés plus opulens que ceux de la féodalité, à réunir au domaine public ; — et ce faisant, la République continuera tout ensemble l’œuvre de nos rois et l’œuvre de la Révolution.

C’est ainsi, — avec un spécieux appareil scientifique, chez les hommes qui se targuent de philosopher sur l’évolution des sociétés ; avec une brutalité plus cynique et moins d’hypocrite pédantisme chez les autres, — qu’on pousse l’État à s’annexer les banques et les institutions de crédit, les mines, les entreprises de transport, toutes les grandes sociétés qui, elles aussi, dit-on, forment autant d’États dans l’État. Et ne croyons pas que pareils conseils soient donnés, uniquement, par des ennemis déclarés de l’ordre social. Nous les rencontrons, chaque matin, sur les lèvres de bonnes gens qui ne se disent, ni ne se croient socialistes. Le préjugé public, ce qu’on appelait naguère avec une sotte révérence l’opinion publique, — la présomptueuse reine du monde, — semble devenir de plus en plus hostile à ces grandes sociétés anonymes. Elles sont décidément impopulaires; le fantôme des grandes compagnies est de ces spectres avec lesquels il est le plus aisé de soulever les terreurs et les haines des hommes assemblés. Il s’est formé contre elles un courant de défiances et de rancunes dont la force est telle que, en France du moins, il menace d’entraîner tous les partis[16].

Irréflexion des foules ignorantes et imprévoyance naïve d’aveugles réformateurs qui, pour instrument d’émancipation, nous offrent la plus dure des servitudes ! A de prétendus monopoles, qui, le plus souvent, n’en sont point, qui, en tout cas, restent locaux et temporaires et demeurent fractionnés entre des entreprises diverses, on veut substituer, comme moyen d’affranchissement, un monopole unique et universel, un monopole perpétuel, le monopole par excellence, celui de l’État, maître omnipotent, pouvoir absorbant qui ne lâche jamais ce qu’il tient. L’on se plaint, comme d’un mal notoire, de ce que le jargon des politiciens appelle « les centralisations financières, commerciales et industrielles[17]», et pour remède, on adjure les pouvoirs publics de tout concentrer aux mains de l’Etat centralisateur. C’est alors que le pays et les particuliers risqueraient de voir leurs droits méconnus et de tomber sous un joug autrement tyrannique que celui de la haute banque et des grandes compagnies.

L’étatisme, pour emprunter le barbare néologisme de démocrates qui prétendent identifier la toute-puissance de l’État et la souveraineté du peuple; l’étatisme, s’il vient, par malheur, à triompher, nous réserve le despotisme le plus lourd qu’ait connu le monde, depuis la victoire de la croix du Christ. Car, en élargissant à l’infini la compétence et les attributions de l’État, l’étatisme en décuplerait la puissance et en ferait pénétrer, jusque dans la vie privée, la main pesante et l’œil inquisiteur. Richelieu et Louis XIV opéraient au moins, d’habitude, sur ce qui semble du domaine propre de l’État; — et si haut qu’ils aient porté la gloire et la puissance de la France, nous ne pouvons plus nous dissimuler que, à force de concentrer tous les pouvoirs, ils ont affaibli les ressorts vitaux et les énergies natives du pays. De même que l’œuvre intérieure de Richelieu et de Louis XIV, de même que l’unification administrative et la concentration politique de l’ancien régime ont conduit la France à l’absolutisme royal, à une centralisation déprimante, à l’étiolement des forces locales, à l’usure des ressorts gouvernementaux, pour aboutir à la déification du Roi Soleil et au règne de la Pompadour ou de la Du Barry, la concentration des forces économiques aux mains de l’État conduirait la France nouvelle à la ruine des initiatives privées, à l’abâtardissement des volontés et des énergies individuelles, pour aboutir à une sorte de servage bureaucratique ou de césarisme parlementaire, énervant à la fois et démoralisant pour le pays appauvri[18].

Qui ne sait que, chaque fois qu’il empiète sur le domaine de l’industrie privée, pour tout ce qui concerne la production, la fabrication, le commerce, l’action de l’État est tout ensemble moins prévoyante et plus coûteuse, moins régulière et plus routinière que celle des particuliers ou des compagnies? Vérité si banale qu’il est oiseux d’insister. Dans la plupart des États, veut-on améliorer le fonctionnement d’un monopole, augmenter le produit d’une régie de l’État, il n’y a qu’à en charger une société privée. Presque toujours, l’État fait plus cher, et l’État fait moins bien. Le rendement des administrations publiques, là même où le « coulage » est le moindre, là même où elles sont le mieux outillées et où leur personnel est le plus compétent, est rarement en proportion de ce qu’elles coûtent. Ce sont, d’habitude, de lourds et encombrans mécanismes, aux ressorts paresseux, souvent surannés, maniés par des mains malhabiles ou distraites. Il semble que l’énormité de la machine, la longueur des courroies de transmission, l’inutile complication des rouages entraînent fatalement une déperdition de force[19].

Les administrations de l’État, chez nous au moins, avaient naguère une supériorité dont nous nous sentions tiers : elles l’emportaient par la probité, par le scrupule en tout ce qui touche l’argent. Hélas! prenons garde que cela ne soit devenu un préjugé du passé. Cela pouvait être vrai, alors que l’accès des fonctions publiques demeurait réservé à des familles chez lesquelles les traditions d’honneur et d’honnêteté étaient un patrimoine toujours intact, — avant l’invasion des nouvelles couches avides et besogneuses, — avant que l’intérêt électoral ne vînt dominer et fausser tous les choix des gouvernans. Ce temps est déjà loin, et je crains que, des deux côtés de l’Atlantique, nos démocraties modernes n’aient de la peine à le revoir. Aujourd’hui, la fraude en grand, les prévarications, les abus de toute sorte sont plus malaisés avec les sociétés privées qu’avec la gérance de l’Etat. Au milieu même des germes de corruption qui fermentent partout autour de nous, les compagnies ont plus de chance d’échapper à l’infection du microbe et des bacilles les plus dangereux de ce temps, la politique et les politiciens.

Que l’intervention de l’Etat expose à des tentations, il serait facile d’en montrer des exemples récens et attristans, pas bien loin de nous : j’en noterai un ou deux, en France et à l’étranger.

Prenons les banques d’émission. Les scandales de la Banque Romaine nous ont fait voir que, au lieu de mettre leur vertu à l’abri de tout reproche, la tutelle de l’État pouvait être, pour les banques, un péril de plus. L’Etat ressemble souvent à ces tuteurs qui abusent de leur autorité pour mettre leur pupille à mal. Ainsi, en Italie, de cette infortunée Banque Romaine, dont le scandaleux procès a, durant des mois, passionné nos voisins et mis le pays en demeure de choisir entre un parlement discrédité et un gouvernement prévaricateur[20]. La Banque, sous la pression du pouvoir, employait les fonds déposés dans ses caisses à relever artificiellement les cours de la rente italienne, c’est-à-dire à fausser les cotes de la Bourse ; elle était contrainte d’ouvrir des comptes courans et de faire des avances à des députés et à des hommes politiques sans ressources, pour rembourser leurs dettes. Son encaisse et son capital, entamés depuis longtemps, étaient fictifs ; le nombre de ses billets en circulation dépassait le chiffre autorisé par la loi ; et tout cela s’était fait sous l’œil bienveillant de l’Etat, au nom du patriotisme et de l’intérêt public, avec la complicité ou, mieux, sur l’ordre des ministres, au su des inspecteurs, qui approuvaient ou se taisaient; si bien que, le jour où ces édifiantes pratiques furent découvertes, le jury ne s’est pas cru en droit de condamner les prévenus cités devant lui. Les plus grands coupables étaient au gouvernement, et non sur les bancs des accusés.

Si d’aussi gros scandales n’ont pas éclaté chez nous, cela ne tient peut-être pas uniquement à ce que nous sommes encore plus embarrassés de scrupules que nos voisins, mais peut-être autant à ce que, grâce à Dieu, nous n’avons pas, en France, de banque d’émission dans une aussi étroite dépendance de l’Etat. En France même, les établissemens de crédit dont l’Etat nomme les gouverneurs se sont fait soupçonner plus d’une fois (à tort, je le veux croire), de violer leurs statuts en consentant aux amis du pouvoir et aux gens en place des avances imprudentes ou des prêts exagérés. Justifiées ou non, grossies ou atténuées par la malignité des uns et par l’indulgence des autres, de pareilles accusations montrent l’inconvénient de mettre la main du gouvernement dans les coffres des banques.

Le danger n’est pas le même, semble-t-il, avec les chemins de fer ou les tramways, les entreprises de navigation ou les câbles sous-marins. En est-on bien sûr? S’il y a place à moins d’abus, les compagnies offrent, ici encore, plus de garanties que l’Etat. Elles sont bien vilipendées, chez nous, les compagnies de chemins de fer. On leur reproche jusqu’aux conventions qu’il leur a fallu subir, qui leur ont imposé des lignes inutiles et improductives et qui, pour presque toutes, ont réduit notoirement leur dividende ; — ces onéreuses conventions que l’État interprète après coup d’une manière léonine, sans souci d’avoir dupé les assemblées d’actionnaires, sans même avoir la loyauté de se résigner au jugement de ses propres tribunaux administratifs. On oublie qu’en résistant aux demandes intéressées des politiciens, ou en se défendant contre les exigences de gouvernemens avant tout préoccupés d’intérêts électoraux, c’est le plus souvent la fortune de la France autant que la leur propre, que les compagnies défendent.

Se souvient-on, chez nous, par exemple, des freins Wenger, affaire ténébreuse, restée dans la pénombre pour le public, la plus scandaleuse peut-être de toutes celles qui auront rendu fameux le nom désormais légendaire du docteur Cornélius, le valétudinaire ermite de Bournemouth[21]. Il s’agissait d’imposer aux chemins de fer, sous prétexte de hâter la mobilisation de nos armées, une dépense de trois cents millions, le tout en réalité au profit de Cornélius Herz, propriétaire du brevet desdits freins Wenger. L’État et les commissions d’enquête instituées par l’Etat, le ministère de la guerre tout le premier, insistèrent, à plusieurs reprises, pour la fabrication immédiate de ces freins sauveurs; c’était une question de salut public. Les compagnies ont eu grand’peine à se soustraire à cette pression éhontée; et des feuilles qui n’étaient pas toutes à la solde du pseudo-docteur germano-américain n’ont pas manqué de leur reprocher leur défaut de patriotisme. Supposez les chemins de fer aux mains de l’Etat, les amis de Cornélius l’emportaient, et le méphistophélique docteur empochait, avec ses complices, une commission de trente ou quarante millions. — Et qu’on n’aille pas croire que ce soit là un fait sans analogue ! S’il en est peu d’un cynisme aussi impudent, la construction ou l’exploitation des chemins de fer ou des tramways, la pose des télégraphes et des câbles sous-marins, le creusement des ports, l’établissement des docks, les sociétés de navigation, toutes les industries en un mot qui ont besoin de concessions de l’État ont maintes fois prêté, des deux côtés de l’Atlantique, à de ténébreuses combinaisons qui, pour n’avoir pas toujours été ébruitées, n’en étaient pas moins criminelles.

Bref, à tout prendre, les compagnies privées assurent au public plus de garanties d’intelligence, d’initiative, d’économie, d’honnêteté, que les entreprises de l’État. Si elles restent souvent au-dessous des entreprises dirigées par un seul, le sentiment de la responsabilité tendant à s’affaiblir en se partageant; si elles sont parfois, elles aussi, pédantes et routinières, elles demeurent, à cet égard même, fort au-dessus des administrations publiques. Quelques défauts qu’on puisse signaler chez certaines d’entre elles, les sociétés privées offrent encore moins de prise aux abus que les administrations de l’Etat. Une chose surtout est manifeste : les compagnies privées sont moins oppressives[22]. Si elles ne sont pas toujours moins partiales que l’Etat, elles sont partout moins tyranniques ; elles offrent plus de recours à tous les droits, — ne fût-ce que pour cette raison que, n’étant pas une délégation de la puissance souveraine, elles ne peuvent être omnipotentes. Au-dessus d’elles, il y a toujours l’Etat et la loi, tandis que, au-dessus de l’Etat, il n’y a rien.


IV

Encore n’est-ce là, selon moi, que le moindre mérite des sociétés privées. Le grand avantage des compagnies, j’oserai le dire, ce qui fait, à mon sens, leur supériorité sociale et leur supériorité politique, c’est, précisément, ce qui leur vaut l’antipathie de tant de politiciens; c’est que, république ou monarchie, elles mettent une limite à l’arbitraire de l’Etat. Songez à l’importance de ce fait, pour qui garde le souci des libertés individuelles; les compagnies sont une borne à l’omnipotence de l’Etat, les compagnies sont un obstacle à l’oppression bureaucratique, un frein aux caprices des gouvernemens de partis et aux vexations des majorités parlementaires. N’y eût-il que cette raison, les monopoles de l’Etat nous sembleraient haïssables; et la détresse même des finances publiques ne suffirait point à nous en faire accepter de nouveaux.

C’est ici le cas de faire une application pratique de la fameuse et décevante théorie de la séparation des pouvoirs. Que de mécomptes n’a-t-il pas valus aux philosophes de la politique, ce beau principe de la séparation des pouvoirs! C’est le problème par excellence des gouvernemens libres, et après un siècle d’efforts et de tâtonnemens, il est devenu, pour les modernes, quelque chose comme la quadrature du cercle. A cet égard encore, le régime de la souveraineté du peuple ne s’est montré que trop semblable au régime de la souveraineté du prince. Maintenir séparés l’ « exécutif » et le « législatif », assurer l’indépendance du pouvoir judiciaire n’est guère moins malaisé avec les démocraties contemporaines qu’avec les monarchies anciennes[23]. Il semble qu’il faille en prendre notre parti et que notre Europe, que notre France du moins, doive faire son deuil de cette séparation des pouvoirs politiques, si longtemps et si justement considérée comme la meilleure sauvegarde de la liberté. A peine si, entre eux, nos fictions constitutionnelles suffisent à conserver une mince cloison de papier. Mais, si grande que soit leur importance, les trois pouvoirs de la théorie classique ne sont pas tout dans les sociétés humaines. En dehors de la politique, en dehors de la sphère propre de l’État, s’étend tout un vaste domaine qu’il nous est encore permis de maintenir indépendant des pouvoirs publics : l’industrie, le commerce, la finance, le domaine économique en un mot. Ici, la séparation n’est pas une chimère de spéculatifs ; elle est visiblement dans la nature des choses ; elle existe, en fait, dans tous les pays de civilisation européenne; et pour que nous soyons menacés de confusion entre cette sphère économique et la sphère politique, il faut une époque d’anarchie intellectuelle et de perturbation sociale, comme celle que nous traversons. Au risque de scandaliser les esprits timorés, j’oserai, sous ce rapport, rapprocher les intérêts économiques, les intérêts matériels des intérêts spirituels, et comparer l’industrie à la religion, et la finance à l’Eglise.

Durant des siècles, on le sait, l’État et l’Église, le temporel et le spirituel, ce que le moyen âge appelait les deux pouvoirs, sont demeurés en guerre ; il semblait à l’humanité que la paix entre eux ne pouvait être établie que par la réunion ou par la subordination de l’un à l’autre, tant il paraissait malaisé de tracer entre eux une frontière. Longtemps, l’État s’est persuadé qu’il ne pouvait être indépendant qu’en conquérant le spirituel; il semblait que, pour assurer sa liberté, il lui fallût s’annexer le mystique royaume des âmes. De Philippe le Bel à Henri VIII, et des Hohenstaufen à Napoléon, empereurs et rois, chanceliers et parlemens nous diraient ce qu’a coûté ce long conflit; il a rempli l’histoire, et après la chute des trônes et la ruine des empires, il n’a point encore partout pris fin. Le temps est passé cependant où la grande affaire des princes et des États était de mettre la main sur l’encensoir. L’Église était puissante alors, l’Église était riche; en la réunissant à leurs domaines, en incamérant ses monastères et ses biens, en conférant la crosse et l’anneau, le Hohenstaufen et le Tudor accroissaient à la fois leur pouvoir et leurs richesses. Aujourd’hui, s’ils font encore parfois mine de reprendre le vieux duel, l’État et l’Église, les deux rivaux séculaires ont beau brandir, Fun contre l’autre, des armes rouillées par les ans, la séparation entre le spirituel et le temporel est presque partout effectuée. — Elle l’est dans les mœurs, sinon toujours dans la loi. Chez nous-mêmes, en France, ce qu’on appelle du terme équivoque de séparation de l’Église et de l’État ne ferait, en coupant les derniers liens qui les rattachent l’un à l’autre, qu’achever, devant la loi, le divorce accompli dès longtemps dans la société ; — encore faudrait-il que cette séparation spécieuse ne forgeât pas, pour une des deux parties, des chaînes hypocrites, et qu’à l’Eglise, comme à l’État, elle garantît la plénitude de la liberté.

Mais d’autres forces ont grandi, et un autre champ d’action s’est ouvert, immense et fécond en richesses, dont l’État est tenté de se rendre maître. Une puissance nouvelle s’est levée qui a suscité les jalousies et les convoitises de la démocratie. Et, de même que, autrefois, sur l’Église et sur le spirituel, il se trouve des hommes pour conseiller à l’Etat d’étendre la main sur les sociétés industrielles et sur les compagnies financières. C’est une ère de luttes nouvelles qui s’ouvre pour le monde, comme une autre querelle des investitures ; et peut-être ne sera-t-elle ni moins passionnée, ni moins longue que la guerre pour la collation des bénéfices ecclésiastiques. Ici encore, s’il importe à la liberté que l’État ne soit pas assujetti par un pouvoir étranger, il importe, non moins, que l’homme privé ne soit pas asservi à l’État. Pas plus que le domaine religieux, le domaine économique ne doit devenir une simple province du domaine public. La liberté humaine exige que tous deux gardent leur autonomie ; que, entre eux et l’État, il y ait une ligne de démarcation qui s’oppose aux empiétemens de part et d’autre. Et si, devant l’autorité spirituelle constituée en pouvoir centralisé, en face de la papauté érigée en royauté souveraine et de la hiérarchie ecclésiastique rangée en armée disciplinée, il était malaisé à l’État de ne point entamer la lutte, ne fût-ce que pour défendre sa propre indépendance et maintenir sa souveraineté, je ne vois point, quant à moi, qu’il en soit de même de la sphère économique.

A l’inverse de la religion et au rebours de l’Église, l’industrie, le commerce, la finance, n’ont jamais formé, dans L’État, un véritable pouvoir. Ils ne se sont point cristallisés en un corps distinct, isolé de la nation; ils n’ont point recruté d’armée compacte, commandée par un chef national ou étranger; ils ne se sont pas incarnés dans un organisme séculaire, ayant l’audace et la force d’entrer en conflit avec l’État. Je cherche en vain, ici, un autre pouvoir, une autre souveraineté s’érigeant en rivale de l’État, se prétendant par droit divin, ou par droit de nature, supérieure à l’État et aspirant à supplanter son autorité. Pour grandes qu’on nous dépeigne leur puissance et leur arrogance, ni les grandes compagnies ni la haute banque ne rêvent d’assujettir l’Etat, ou de se rendre indépendantes de la loi. Si, comme les en accusent antisémites et socialistes, elles avaient la prétention de se soustraire à l’autorité de la loi; si elles venaient, ainsi qu’il arrive parfois aux ploutocrates et aux trusts américains, à sortir de leur sphère propre pour empiéter sur les droits et sur les attributions de l’Etat; si elles cherchaient à faire de la chose publique leur chose privée, et du gouvernement leur serf ou leur vassal, nous serions, ici, des premiers à nous révolter contre leur usurpation et à sommer les pouvoirs publics de les faire rentrer dans le droit commun. Sur le terrain économique, tout comme sur le terrain religieux, nous n’admettons pas que l’État relève d’aucune autre puissance ; mais pour établir ou pour maintenir l’indépendance de l’État, il n’est pas plus besoin d’asservir à l’État l’industrie que la religion. L’un et l’autre domaine doit demeurer libre, sous la protection des lois ; et tout homme qui tient à l’autonomie de la personne humaine a le devoir de défendre la liberté économique non moins que la liberté religieuse. Elles ont beau paraître d’essence différente et de prix inégal, la liberté du travail et la liberté de conscience sont, en réalité, deux causes connexes. Elles ont, dans le passé, triomphé ensemble ; et nous ne devons point être surpris si, des deux pôles contraires du monde moral, elles se heurtent souvent aux mêmes adversaires.


V

Il n’y a point, chez nous, de pouvoir industriel, — ce rêve d’Henri de Saint-Simon et de quelques saint-simoniens, — pas plus qu’il n’y a, chez nous, de véritable féodalité industrielle et financière[24]. Réclamer la suppression des grandes compagnies; inviter l’État à s’emparer des chemins de fer, des tramways, des docks, des mines, des assurances, des banques; pousser l’autorité publique à réunir en ses mains tous les facteurs de la production et à concentrer toutes les forces économiques de la nation, c’est vouloir transformer les citoyens en serfs de l’Etat. Car l’État, une fois maître de toutes les industries et arbitre des principaux facteurs de la production, les libertés politiques, frustrées du support des libertés privées, ne reposeront plus sur rien ; elles ne seront bientôt plus qu’une étiquette trompeuse, un semblant mensonger, une forme vide. Les partisans du collectivisme et les fauteurs de l’absolutisme sont les seuls qui puissent, logiquement et sciemment, pousser l’Etat à se substituer aux compagnies. Qu’un socialiste, comme Lasalle, qu’un autoritaire, comme Bismarck, cherchent à étendre l’action de l’Etat sur la sphère des intérêts privés, ils savent ce qu’ils font; ils n’ignorent point pour qui ils travaillent. Sur ce point, l’agitateur révolutionnaire et le ministre despotique peuvent se donner la main.

Quant aux autres, ils ne savent ni ce qu’ils font, ni où ils vont ; journalistes, députés, ou ministres, ce sont des aveugles qui mènent des aveugles. Si vous ne voulez point de l’absorption de l’industrie par l’Etat, si vous ne désirez pas aider les collectivistes à « nationaliser » toutes les branches de l’activité sociale et tous les facteurs de la production en les convertissant, un à un, en service public, — ayez au moins la clairvoyance de ne pas réclamer la substitution de l’Etat aux compagnies privées. Entre les compagnies et les monopoles de l’Etat, il faut opter. Force est de faire un choix; pas de terme moyen. Et si l’on a le bon sens de préférer aux monopoles nationaux ou municipaux les sociétés privées, il convient d’avoir la virilité de le reconnaître, — et en donnant la préférence aux compagnies, il ne faut pas s’ingénier, à l’instar de tel gouvernement ou de telle municipalité, à leur rendre l’existence impossible, à force de règlemens tyranniques ou de vexations fiscales.

Qu’on nous pardonne d’insister; c’est ici une des questions vitales de ce temps. Les compagnies, les associations de capitaux privés sont, pour les démocraties modernes, l’unique moyen d’échapper à l’absorption de l’industrie par la collectivité, partant à la confiscation de toute la vie sociale par l’Etat.

Cherchez, vous n’en découvrirez pas d’autre. Il y a bien les coopératives que, pour ma part, je souhaite ardemment voir se multiplier; mais quelques services qu’on en puisse attendre, et si grandes que soient les espérances qu’on se plaise à mettre sur elles, les coopératives, dans l’état actuel du monde économique, ne sauraient, généralement, remplacer les sociétés par actions. Puis, elles ont, elles aussi, leurs défauts ou leurs inconvéniens, comme elles ont, déjà, leurs ennemis. Les sociétés anonymes n’existeraient pas qu’il les faudrait inventer. Mais pour les produire, il n’a fallu ni un inventeur de génie ni un capitaliste avisé. Elles sont nées, spontanément, des besoins de nos sociétés modernes. On peut leur appliquer les nouvelles théories des naturalistes, et dire d’elles que c’est le besoin qui a créé l’organe. Elles sont bien, en effet, un des organes essentiels aux sociétés contemporaines, organe d’une plasticité merveilleuse, qui prend toutes les formes et se prête aux besognes les plus diverses; et le couteau barbare d operateurs ignorans n’en saurait pratiquer l’ablation, sans mutiler une société et estropier un peuple. Presque autant vaudrait lui couper les bras, et l’engager ensuite à gagner le prix de la lutte entre les nations.

Au dedans, comme au dehors, dans la mère patrie, de même qu’aux colonies, les compagnies sont seules assez fortes pour se charger des grandes entreprises qui, sans elles, seraient converties en service public, au grand détriment de la bourse des contribuables et de la liberté des citoyens. En ce sens, on l’a constaté longtemps avant nous, — car, en vérité, ce n’était pas difficile à découvrir, — ces grandes compagnies, tant vilipendées, méritent d’être défendues comme le boulevard de la liberté contre le pouvoir absolu et l’omnipotence de l’État[25]. Ce n’est pas à dire, je supplie de le remarquer, que l’État se doive désintéresser de tout ce qu’entreprennent les compagnies, qu’il doive, toujours et partout, leur laisser le champ libre et s’effacer devant elles. Non, tel n’est pas notre sentiment. Nous ne sommes pas de ceux qui veulent, en toutes choses, emprisonner l’État dans le laissez-faire et le laissez-passer. Ce n’est point ainsi que nous l’entendons. En certains pays, aux États-Unis notamment, l’État en se désintéressant de l’établissement des tarifs des lignes de chemins de fer, en laissant se constituer aux dépens du public des monopoles onéreux, l’État nous semble ne pas avoir rempli sa tâche. Il a ainsi, par sa négligence ou par son impuissance, fourni de légitimes griefs aux adversaires des compagnies et des « ploutocrates ».

L’Etat a le droit, ou mieux l’Etat a le devoir d’astreindre à sa surveillance toutes les sociétés qui, par leur objet ou par leur extension, ont plus ou moins le caractère de services publics. Mais ces grandes compagnies, l’État doit se contenter d’exercer sur elles son contrôle, — et cela, au sens français plutôt qu’au sens anglais du mot. Il ne doit pas s’immiscer dans leur administration intérieure. Son ingérence, c’est-à-dire, en somme, l’intervention de ses fonctionnaires et de sa bureaucratie, sous l’impulsion des politiciens, risque de paralyser l’initiative privée, sans compter qu’elle est, d’habitude, plus propre à fomenter les abus qu’à les corriger.

Pour conclure, le rôle de l’État est assez grand sans qu’il se fasse voiturier, transporteur, banquier ou assureur, — à plus forte raison sans qu’il se fasse industriel ou commerçant, raffineur ou distillateur. Il a, ici même, sa fonction propre, fonction essentielle, importante entre toutes, qui est de faire respecter les droits de chacun en faisant rendre la justice à tous ; et pour la bien remplir, il s’y doit renfermer. — Et ce que nous disons de l’État s’applique non moins, toute proportion gardée, aux villes, aux communes, aux cantons, aux provinces. Les municipalités sortent de leurs attributions quand elles se constituent en entreprises d’omnibus, de fiacres, de tramways, de gaz, d’électricité. Je plains nos fils si, pour être voitures, éclairés, chauffés, il leur faut avoir recours aux agens de l’Etat ou de la Ville. Et qu’on ne l’oublie point, si le collectivisme doit triompher, c’est ainsi qu’il fera ses débuts.

Le collectivisme commencera, dans les villes, par les entreprises de transport et d’éclairage; dans l’Etat, par les assurances, les chemins de fer, le monopole de l’alcool et du sucre. Après avoir éclairé et chauffé les citoyens, après les avoir abreuvés, on en viendra à vouloir les loger, les vêtir, les nourrir. Nationaux ou municipaux, les monopoles forment comme une chaîne dont les anneaux se tiennent et qui enserrera, peu à peu, toute la vie publique et privée. Le dernier mot de l’absorption des grandes compagnies par l’Etat est le collectivisme. Les compagnies sont une forme essentielle de l’activité et de la propriété privées; je comprends la haine que leur portent les ennemis de la propriété. Les socialistes savent ce qu’ils font quand ils réclament « le retour à l’Etat » de tout ce qu’ils appellent des « services publics »; et comme ils considèrent, non sans raison, les services publics comme la première étape du collectivisme, on comprend qu’ils aient hâte de tout transformer en service public[26]. Mais quand les socialistes nous montrent un chemin et qu’ils nous pressent d’y entrer, nous avons le droit de nous informer où conduit le chemin. Si l’on y plaçait un poteau indicateur, on y lirait : Route du collectivisme. La route peut être longue, mais c’est la route.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue des 15 mars, 15 avril, 15 juin 1894.
  2. Voyez la Revue du 15 juin 1894.
  3. Le fait semble incontestable pour l’Amérique du XIXe siècle. Il importe, en effet, de ne pas confondre, avec les Compagnies, les Trusts et les Pools, les Rings et les Corners, les syndicats temporaires ou permanens d’industriels ou de banquiers pour accaparer une valeur ou dominer un marché. En Amérique cependant, tout comme en Europe, les sociétés par actions tendent de jour en jour à se développer davantage, ce qui montre que, en Amérique aussi, la concentration ploutocratique des capitaux tend à devenir l’exception.
  4. Je rappellerai, par exemple, que la Banque de France elle-même comptait, en 1894, plus de 28 000 actionnaires; le Crédit Foncier, plus de 36 000; et que, pour les sociétés de crédit, aussi bien que pour les compagnies de chemins de fer, le nombre des actionnaires va sans cesse en augmentant, et par suite la moyenne des titres possédés par chacun va sans cesse en diminuant. A plus forte raison en est-il ainsi du nombre des obligataires. Voir les comptes rendus des conseils d’administration pour l’année 1894.
  5. Établi en 1872, à la suite de la guerre de 1870, sous la pression de cruelles nécessités, cet impôt, on le sait, a été porté, vingt ans plus tard, de 3 0/0 à 4 0/0.
  6. Pour comprendre la véritable nature de cet impôt sur le revenu des valeurs mobilières, il ne faut pas perdre de vue que ces valeurs, actions ou obligations, ne sont pas des biens par elles-mêmes, qu’elles représentent seulement des biens qui acquittent tous les impôts généraux, nationaux ou municipaux. On a calculé que certaines entreprises, la Compagnie générale des omnibus de Paris, par exemple, payait ainsi en impôts à l’État et à la Ville, non point 4 0/0 sur le revenu de leurs actions, mais jusqu’à 200 ou 300 0/0, soit en 1892, 121 francs ; en 1893, 131 francs de taxes diverses par action, pour un dividende de 40 francs. À la Compagnie des Petites Voitures, l’État et la Ville prélevaient, sur la recette quotidienne de chaque voiture de place, 2 fr. 44, tandis qu’il ne revenait au capital que 11 centimes. (Voir dans le Rapport du Conseil d’administration, avril 1894, p. 38, le décompte des différens impôts.) Ici, je prie le lecteur de calculer à combien s’élève le tant pour cent prélevé par le fisc.
  7. L’augmentation de l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières est ainsi un des points du programme de certains « sociologues catholiques. » Voyez notamment l’Action sociale des catholiques, par M. l’abbé Naudet; Paris, 1894. — Cf. La Sociologie catholique, 1er juin 1894, p. 390.
  8. Récemment encore, à la fin de 1894, la commission extra-parlementaire de l’impôt sur le revenu n’hésitait pas à voter le texte suivant : « Les commerces et industries doivent être plus fortement atteints par l’impôt, lorsqu’ils sont exploités par des sociétés par actions que lorsqu’ils sont exercés par des particuliers. »
  9. Sur le rapide développement des sociétés de crédit, voyez, dans la Revue du 1er janvier 1895 , l’étude de M. le vicomte G. d’Avenel.
  10. Nous nous réservons d’examiner, dans une prochaine étude spécialement consacrée à la finance, pourquoi, dans ce domaine, la prééminence est souvent demeurée aux maisons individuelles.
  11. L’Économiste français du 8 novembre 1879.
  12. L’Économiste français, ibidem.
  13. Discours de M. Jaurès, 21 juillet 1894.
  14. Voyez, dans la Revue du 15 juin 1894, l’étude ayant pour titre : le Capitalisme et la féodalité industrielle et financière.
  15. Rappelons que, sur l’initiative de M. Goblet, ce nouvel article a été ajouté, durant la législature actuelle, à l’ancien programme radical, comme étant le « minimum » des revendications socialistes.
  16. Notre France semble, malheureusement pour elle, le pays de l’Europe où les préventions contre les compagnies ont le plus de force. C’est ainsi que, pour notre œuvre de colonisation, nous demeurons dans une situation d’infériorité marquée vis-à-vis de nos concurrens anglais ou allemands, parce que notre gouvernement n’ose, à leur exemple, faire appel à de grandes compagnies privées, ou leur octroyer les droits nécessaires à de pareilles entreprises. On n’oserait rien imaginer, chez nous, de pareil à la fameuse Chartered, à la British South Africa Company qui, en quatre ou cinq ans, a su conquérir, à ses frais, pour l’Angleterre, tout un vaste empire dans l’Afrique australe.
  17. Ainsi s’exprimait, lors de la clôture de la session législative de 1894, le manifeste des députés radicaux promettant « de défendre les droits des individus et les intérêts de tous contre les monopoles et les centralisations financières, commerciales et industrielles. »
  18. Voir Taine, les Origines de la France contemporaine, le Régime moderne, t. I.
  19. En France même, l’administration des téléphones, le dernier service soi-disant accaparé par l’État, nous montre combien peu il faut compter sur l’initiative des administrations gouvernementales. « L’État, écrivait récemment M. Ch. Gide, après avoir enlevé les téléphones à la société particulière qui les avait introduits en France, l’État, sous prétexte d’en faire un service public, en a arrêté net le développement. » (Revue politique et parlementaire, août 1894.) Le monopole des allumettes ne nous semble pas plus encourageant pour les partisans des monopoles de l’Etat.
  20. Procès de la Banque Romaine (Tanlongo et consorts) devant la cour d’assises de Rome, 1894. C’est ce que les Italiens, se servant d’un diminutif immérité, ont appelé le Panamino; il eût été plus juste de dire, avec un augmentatif, le Panamone.
  21. Sur les origines de cette affaire, trop oubliée déjà, voyez le Journal des Débats du 20 avril 1891 et du 11 juin 1893. — Cf. l’Économiste français du 12 janvier 1893.
  22. Nous n’ignorons point qu’on accuse souvent les compagnies de se montrer oppressives vis-à-vis du public, et, plus encore, vis-à-vis de leur personnel ; c’est là un double grief pour lequel nous demandons au lecteur de nous faire crédit de quelques semaines, comptant l’examiner dans une prochaine étude.
  23. La manière dont la Chambre des députés a pris la sentence du Conseil d’État, lors de l’affaire des compagnies d’Orléans et du Midi, en fournissait, naguère encore, une preuve attristante.
  24. Voyez la Revue du 15 juin 1894.
  25. Ainsi Tocqueville, la Démocratie en Amérique, t. III, IIe partie, ch. VII ; ainsi Eszra Seaman, le célèbre jurisconsulte américain, Essays on the progress of nations, 1886, t. II, p. 14. Voyez Claudio Jannet, la Finance, la Bourse, la Spéculation, p. 166.
  26. On sait que certaines municipalités, celle de Roubaix entre autres, ont voulu appliquer ce système à la pharmacie. « Il est bien entendu, disait le rapport du syndicat des tailleurs et scieurs de pierres, à l’un des derniers congrès socialistes, que tous les commerces, toutes les industries doivent devenir des services publics. » Voyez les discours de M. Dupuy, président du Conseil, et de M. Guesde à la Chambre des députés (séance du 20 novembre 1894).