Le Râmâyana (trad. Fauche)/Livre 1

Le Râmâyana (1854-1858)
Traduction par Hippolyte Fauche.
Librairie internationale (tome 1p. 4-150).



RAMAYANA


_____


Il est une vaste contrée[1], grasse, souriante, abondante en richesses de toute sorte, en grains comme en troupeaux, assise au bord de la Sarayoû et nommée Kauçala. Là, était une ville, célèbre dans tout l’univers et fondée jadis par Manou, le chef du genre humain. Elle avait nom Ayaudhyâ.

Heureuse et belle cité, large de trois yaudjanas, elle étendait sur douze yaudjanas de longueur son enceinte resplendissante de constructions nouvelles. Munie de portes à des intervalles bien distribués, elle était percée de grandes rues, largement développées, entre lesquelles brillait aux yeux la rue Royale, où des arrosements d’eau abattaient le vol de la poussière. De nombreux marchands fréquentaient ses bazars, et de nombreux joyaux paraient ses boutiques. Imprenable, de grandes maisons en couvraient le sol, embelli par des bocages et des jardins publics. Des fossés profonds, impossibles à franchir, l’environnaient ; ses arsenaux étaient pleins d’armes variées ; et des arcades ornementées couronnaient ses portes, où veillaient continuellement des archers.

Un roi magnanime, appelé Daçaratha, et de qui la victoire ajoutait journellement à l’empire, gouvernait alors cette ville, comme Indra gouverne son Amarâvatî, cité des Immortels.

Abritée sous les drapeaux flottant sur les arcades sculptées de ses portes, douée avec tous les avantages que lui procurait une multitude variée d’arts et de métiers, toute remplie de chars, de chevaux et d’éléphants, bien approvisionnée en toute espèce d’armes, de massues, de machines pour la guerre et de çataghnîs[2], elle était bruissante et comme troublée par la circulation continuelle des marchands, des messagers et des voyageurs, qui se pressaient dans ses rues, fermées de portes solides, et dans ses marchés, bien répartis à des intervalles judicieusement calculés. Elle voyait sans cesse mille troupes d’hommes et de femmes aller et venir dans son enceinte ; et, décorée avec de brillantes fontaines, des jardins publics, des salles pour les assemblées et de grands édifices parfaitement distribués, il semblait encore, à ses nombreux autels pour tous les dieux, qu’elle était comme la remise où stationnaient ici-bas leurs chars animés.

En cette ville d’Ayaudhyâ était donc un roi, nommé Daçaratha, semblable aux quatorze dieux, très savant et dans les Védas et dans leur appendice, les six Angas, prince à la vue d’aigle, à la splendeur éclatante, également aimé des villageois et des citadins, roi saint, célèbre dans les trois mondes, égal aux Maharshis et le plus solide appui entre les soutiens de la justice. Plein de force, vainqueur de ses ennemis, dompteur de ses sens, réglant sur la saine morale toute sa conduite, et représentant Ikshwakou dans les sacrifices, comme chef de cette royale maison, il semblait à la fois le roi du ciel et le dieu même des richesses par ses ressources, son abondance, ses grains, son opulence ; et sa protection, comme celle de Manou, le premier des monarques, couvrait tous ses sujets.

Ce prince magnanime, bien instruit dans la justice et de qui la justice était le but suprême, n’avait pas un fils qui dût continuer sa race, et son cœur était consumé de chagrin. Un jour qu’il pensait à son malheur, cette idée lui vint à l’esprit : « Qui m’empêche de célébrer un açwa-médha pour obtenir un fils ? »

Le monarque vint donc trouver Vaçishtha, il se prosterna devant son ritouidj, lui rendit l’hommage exigé par la bienséance et lui tint ce langage respectueux au sujet de son açwa-médha pour obtenir des fils : « Il faut promptement célébrer le sacrifice de la manière qu’il est commandé par le Çâstra, et régler tout avec un tel soin qu’un de ces mauvais Génies, destructeurs des cérémonies saintes, n’y puisse jeter aucun empêchement. C’est à toi, en qui je possède un ami dévoué et qui es le premier de mes directeurs spirituels, c’est à toi de prendre sur tes épaules ce fardeau pesant d’un tel sacrifice. »

— « Oui ! » répondit au roi le plus vertueux des régénérés.

« Je ferai assurément tout ce que désire Ta Majesté. » Ensuite il dit à tous les brahmes experts dans les choses des sacrifices :

« Que l’on bâtisse pour les rois des palais distingués par de nombreuses qualités ! Que l’on bâtisse même par centaines pour les brahmes invités de beaux logis bien disposés, bien pourvus en divers breuvages, bien approvisionnés en différents comestibles. Il faut construire aussi pour l’habitant des villes maintes demeures vastes, fournies de nombreux aliments et remplies de choses propres à satisfaire tous les désirs. Rassemblez encore d’abondantes victuailles pour l’habitant des campagnes.

« Que ces différentes nourritures soient données avec politesse, et non comme arrachées par la violence, afin que toutes les castes bien traitées obtiennent ainsi les égards dus à chacune d’elles.

« Passant de l’amour à la colère, n’appliquez l’injure à personne. Que les honneurs soient rendus surtout, mais en observant les degrés, aux hommes supérieurs dans les choses des sacrifices, comme aux sommités dans les arts manuels. Agissez enfin d’une âme aimante et satisfaite, ô vous, révérendes personnes, de manière que tout soit bien fait et que rien ne soit omis ! » Ensuite, les brahmes s’étant rapprochés de Vaçishtha, lui répondirent ainsi : « Nous ferons tout, comme il est dit, et rien ne sera oublié. »

Après cette réponse, ayant fait appeler Soumantra, le ministre : « Invite, lui dit Vaçishtha, invite les rois qui sur la terre sont dévoués à la justice. »

Ensuite, après quelques jours et quelques nuits écoulés, arrivèrent ces rois si nombreux, à qui Daçaratha avait envoyé des pierreries en royal cadeau. Alors Vaçishtha, l’âme très satisfaite, tint ce langage au monarque : « Tous les rois sont venus, ô le plus illustre des souverains, comme tu l’avais commandé. Je les ai tous bien traités, et tous honorés dignement. Tes serviteurs ont disposé convenablement toutes les choses avec un esprit attentif. »

Charmé à ces paroles de Vaçishtha, le roi dit : « Que le sacrifice, doué en toutes ses parties de choses offertes à tous les désirs, soit célébré aujourd’hui même. »

Ensuite les prêtres, consommés dans la science de la Sainte Écriture, commencent la première des cérémonies, l’accension du feu, suivant les rites enseignés par le soûtra du Kalpa. Les règles des expiations furent aussi observées entièrement par eux, et ils firent toutes ces libations que la circonstance demandait.

Alors Kâauçalyâ décrivit un pradakshina autour du cheval consacré, le vénéra avec la piété due, et lui prodigua les ornements, les parfums, les guirlandes de fleurs. Puis, accompagnée de l’adhwaryou, la chaste épouse toucha la victime et passa toute une nuit avec elle pour obtenir ce fils, objet de ses désirs.

Ensuite, le ritouidje, ayant égorgé la victime et tiré la moelle des os, suivant les règles saintes, la répandit sur le feu, invitant chacun des Immortels au sacrifice avec la formule accoutumée des prières. Alors, engagé par son désir immense d’obtenir une lignée, Daçaratha, uni dans cet acte à sa fidèle épouse, le roi Daçaratha vint avec elle respirer la fumée de cette moelle, que le brasier consumait sur l’autel. Enfin, les sacrificateurs de couper les membres du cheval en morceaux, et d’offrir sur le feu à tous les habitants des cieux la part que le rituel assignait à chacun d’eux.

Voici que tout à coup, sortant du feu sacré, apparut devant les yeux un grand être, d’une splendeur admirable, et tout pareil au brasier allumé. Le teint bruni, une peau noire était son vêtement ; sa barbe était verte, et ses cheveux rattachés en djatà[3] ; les angles de ses yeux obliques avaient la rougeur du lotus : on eût dit que sa voix était le son du tambour ou le bruit d’un nuage orageux. Doué de tous les signes heureux, orné de parures célestes, haut comme la cime d’une montagne, il avait les yeux et la poitrine du lion.

Il tenait dans ses bras, comme on étreint une épouse chérie, un vase fermé, qui semblait une chose merveilleuse, entièrement d’or, et tout rempli d’une liqueur céleste.

« Brahme, dit le spectre qui s’était manifesté d’une manière si étonnante, sache que je suis un être émané du souverain maître des créatures pour venir en ces lieux mêmes. — Reçois ce vase donné par moi et remets-le au roi Daçaratha : c’est pour lui que je dépose en tes mains ce divin breuvage. Qu’il donne à savourer ce philtre générateur à ses épouses fidèles ! »

Le plus excellent des brahmes lui répondit en ces termes : « Donne toi-même au roi ce vase merveilleux. »

La resplendissante émanation du souverain maître des créatures dit au fils d’Ikshwâkou avec une voix de la plus haute perfection : « Grand roi, j’ai du plaisir à te donner cette liqueur toute composée avec des sucs immortels : reçois donc ce vase, ô toi qui es la joie de la maison d’Ikshwâkou ! » Alors, inclinant sa tête, le monarque reçut la précieuse amphore, et dit : « Seigneur, que dois-je en faire ? » — « Roi, je te donne en ce vase, répondit au monarque l’être émané du créateur même, je te donne en lui ce bonheur qui est le cher objet de ton pieux sacrifice. Prends donc, ô le plus éminent des hommes, et donne à tes chastes épouses ce breuvage, que les Dieux eux-mêmes ont composé. Qu’elles savourent ce nectar, auguste monarque : il fait naître de la santé, des richesses, des enfants aux femmes qui boivent sa liqueur efficace. »

Ensuite, quand elle eut donné au monarque le breuvage incomparable, cette apparition merveilleuse de s’évanouir aussitôt dans les airs ; et Daçaratha, se voyant maître enfin du nectar saint distillé par les Dieux, fut ravi d’une joie suprême, comme un pauvre aux mains de qui tomberait soudain la richesse. Il entra dans son gynécée, et dit à Kâauçalyâ : « Reine, savoure cette boisson génératrice, dont l’efficacité doit opérer son bien en toi-même. »

Ayant ainsi parlé, son époux, qui avait partagé lui-même cette ambroisie en quatre portions égales, en servit deux parts à Kâauçalyâ, et donna à Kêkéyî une moitié de la moitié restante. Puis, ayant coupé en deux sa quatrième portion, le monarque en fit boire une moitié à Soumitrâ : ensuite il réfléchit, et donna encore à Soumitrâ ce qui restait du nectar composé par les Dieux.

Suivant l’ordre où ces femmes avaient bu la nonpareille ambroisie, donnée par le roi même au comble de la joie, les princesses conçurent des fruits beaux et resplendissants à l’égal du soleil ou du feu sacré.

De ces femmes naquirent quatre fils, d’une beauté céleste et d’une splendeur infinie : Râma, Lakshmana, Çatroughna et Bharata.

Kâauçalyâ mit au monde Râma, l’aîné par sa naissance, le premier par ses vertus, sa beauté, sa force nonpareille et même l’égal de Vishnou par son courage.

De même, Soumitrâ donna le jour à deux fils, Lakshmana et Çatroughna : inébranlables pour le dévouement et grands par la force, ils cédaient néanmoins à Râma pour les qualités.

Vishnou avait formé ces jumeaux avec une quatrième portion de lui-même : celui-ci était né d’une moitié, et celui-là d’une autre moitié du quart.

Le fils de Kêkéyi se nommait Bharata : homme juste, magnanime, vanté pour sa vigueur et sa force, il avait l’énergie de la vérité.

Ces princes, doués tous d’une âme ardente, habiles à manier de grands arcs, dévoués à l’exercice des vertus, comblaient ainsi les vœux du roi leur père ; et Daçaratha, entouré de ces quatre fils éminents, goûtait au milieu d’eux une joie suprême, comme Brahma, environné par les Dieux.

Depuis l’enfance, Lakshmana s’était voué d’une ardente amitié à Râma, l’amour des créatures : en retour, ce jeune frère, de qui l’aide servit puissamment à la prospérité de son frère aîné, ce juste, ce fortuné, ce victorieux Lakshmana était plus cher que la vie même à Râma, le destructeur invincible de ses ennemis.

Celui-ci ne mangeait pas sans lui son repas ordinaire, il ne touchait pas sans lui à quelque mets plus délicat ; sans lui, il ne se livrait pas au plaisir un seul instant même. Râma s’en allait-il, soit à la chasse, soit ailleurs, aussitôt, prenant son arc, le dévoué Lakshmana y marchait avec lui et suivait ses pas.

Autant Lakshmana était dévoué à Râma, autant Çatroughna l’était à Bharata ; celui-ci était plus cher à celui-ci et celui-ci à celui-là que le souffle même de la vie.

Joie de son père, attirant les regards au milieu de ses frères comme un drapeau, Râma était immensément aimé de tous les sujets pour ses qualités naturelles : aussi, comme il savait se concilier par ses vertus l’affection des mortels, lui avait-on donné ce nom de RAMA, c’est-à-dire, l’homme qui plaît, ou qui se fait aimer.

Un grand saint, nommé Viçvâmitra, vint dans la ville d’Ayaudhyâ, conduit par le besoin d’y voir le souverain.

Des rakshasas, enivrés de leur force, de leur courage, de leur science dans la magie, interrompaient sans cesse le sacrifice de cet homme sage et dévoué à l’amour de ses devoirs : aussi l’anachorète, qui ne pouvait sans obstacle mener à fin la cérémonie, désirait-il voir le monarque, afin de lui demander protection contre les perturbateurs de son pieux sacrifice.

« Prince, lui dit-il, si tu veux obtenir de la gloire et soutenir la justice, ou si tu as foi en mes paroles, prouve-le en m’accordant un seul homme, ton Râma. La dixième nuit me verra célébrer ce grand sacrifice, où les rakshasas tomberont, immolés par un exploit merveilleux de ton fils. » Alors, ayant baisé avec amour son fils sur la tête, Daçaratha le donna au saint ermite avec son fidèle compagnon Lakshmana.

Quand il vit Râma aux yeux de lotus s’avancer vers le fils de Kouçika, le vent souffla d’une haleine pure, douce, embaumée, sans poussière. Au moment où partit ce rejeton bien-aimé de Raghou, une pluie de fleurs tomba des cieux, et l’on entendit ruisseler d’en haut les chants de voix suaves, les fanfares des conques, les roulements des cymbales célestes.

Le magnanime anachorète était suivi par ces deux héros, comme le roi du ciel est suivi par les deux Açwins. Armés d’un arc, d’un carquois et d’une épée, la main gauche défendue par un cuir lié autour de leurs doigts, ils suivaient Viçvâmitra, comme les deux jumeaux enfants du feu suivent Sthânou, c’est-à-dire le Stable, un des noms de Çiva.

Arrivés à un demi-yaudjana et plus sur la rive méridionale de la Sarayoû : « Râma, dit avec douceur Viçvâmitra ; mon bien-aimé Râma, il convient que tu verses maintenant l’eau sur toi, suivant nos rites ; je vais t’enseigner les moyens de salut ; ne perdons pas le temps.

« Reçois d’abord ces deux sciences merveilleuses, LA PUISSANCE et L’OUTRE-PUISSANCE ; par elles, ni la fatigue, ni la vieillesse, ni aucune altération ne pourront jamais envahir tes membres.

« Car ces deux sciences, qui apportent avec elles la force et la vie, sont les filles de l’aïeul suprême des créatures ; et toi, ô Kakoutsthide, tu es un vase digne que je verse en lui ces connaissances merveilleuses. Entouré de qualités divines, enfantées par ta propre nature, et d’autres qualités acquises par les efforts d’un louable désir, tu verras encore ces deux sciences élever tes vertus jusqu’à la plus haute excellence. »

Après ce discours, Viçvâmitra, l’homme riche en mortifications, initia aux deux sciences Râma, purifié dans les eaux du fleuve, debout, la tête inclinée et les mains jointes, Le héros enfant dit, chemin faisant, au sublime anachorète Viçvâmitra ces paroles, toutes composées de syllabes douces : « Quelle est cette forêt bien grande, qui se montre ici, non loin de la montagne, comme une masse de nuages ? À qui appartient-elle, homme saint, qui brilles d’une splendeur impérissable ? Cette forêt semble à mes regards délicieuse et ravissante. »

« Ce lieu, Râma, lui répondit l’anachorète, fut jadis l’ermitage du Nain magnanime : l’Ermitage-Parfait, c’est ainsi qu’on l’appelle, fut jadis la scène où le parfait, où l’illustre Vishnou se livrait sous la forme d’un nain à la plus austère pénitence, dans le temps, noble fils de Raghou, que Bali ravit à Indra le sceptre des trois mondes.

« Le Virotchanide, enflammé par l’ivresse que lui inspirait l’éminence de sa force, ayant donc vaincu le monarque du ciel, Bali resta maître de l’empire des trois mondes.

« Ensuite, comme Bali voulait encore augmenter sa puissance par l’offrande d’un sacrifice, Indra et l’armée des immortels avec lui vint dire, tout ému de crainte, à Vishnou, ici même, dans cet ermitage :

« Ce Virotchanide d’une si haute puissance, Bali offre un sacrifice : et cependant ce roi des Asouras est déjà doué d’une telle abondance, qu’il rassasie les désirs de toutes les créatures. Va le trouver sous cette forme de nain, Dieu aux longs bras, et veuille bien lui mendier ce que trois de tes pas seulement peuvent mesurer de terre. Il doit nécessairement t’accorder l’aumône de ces trois pas, aveuglé qu’il est de sa force, comme de son courage, et méprisant dans toi-même le maître du monde, qu’il ne reconnaîtra point sous ta forme de nain. Le roi des vils Démons gratifie par l’accomplissement de leurs vœux les plus chers tous ceux qui, désirant obtenir l’objet où leur souhait aspire, invoquent sa munificence.

« Cet ermitage parfait de nom le sera donc aussi de fait, si tu veux bien en sortir un instant, ô toi, de qui l’énergie est celle de la vérité même, pour accomplir cette action parfaite.

« Conjuré ainsi par les Dieux, Vishnou, sous la forme de nain, dont s’était revêtue son âme divine, alla trouver le Virotchanide et lui demanda l’aumône des trois pas.

» Mais aussitôt que Bali eut accordé les trois pas de terre au mendiant, le nain se développa dans une forme prodigieuse, et le Dieu-aux-trois-pas[4] s’empara de tous les mondes en trois pas. — Du premier pas, noble Raghouide, il franchit toute la terre ; au deuxième, tout l’immortel espace atmosphérique ; et, du troisième, il mesura tout le ciel austral. C’est ainsi que Vishnou réduisit le démon Bali à ne plus avoir d’autre habitation que l’abîme des enfers ; c’est ainsi qu’ayant extirpé ce fléau des trois mondes, il en restitua l’empire au monarque du ciel.

« Cet ermitage, qui fut habité jadis par le Dieu aux œuvres saintes, reçoit très souvent mes visites par dévotion en l’ineffable nain. Voici le lieu où grâce à ton courage, héros, fils du plus grand des hommes, tu dois immoler ces deux rakshasas qui mettent des obstacles à mon sacrifice. »

Ensuite Râma, ayant habité là cette nuit avec Lakshmana et s’étant levé à l’heure où blanchit l’aube, se prosterna humblement pour saluer Viçvâmitra.

Alors ce guerrier, de qui la force ne trompe jamais, Râma, qui sait le prix du lieu, du temps et des moyens, adresse à Viçvâmitra ce langage opportun : « Saint anachorète, je désire que tu m’apprennes dans quel temps il me faut écarter ces Démons nocturnes qui jettent des obstacles dans ton sacrifice. »

Ravis de joie à ces paroles, aussitôt Viçvâmitra et tous les autres solitaires de louer Râma et de lui dire : « À partir de ce jour, il faut, Râma, que tu gardes pendant six nuits, dévoué entièrement à cette veille continue ; car une fois entré dans les cérémonies préliminaires du sacrifice, il est défendu au solitaire de rompre le silence. »

Après qu’il eut écouté ces paroles des monobites à l’âme contemplative, Râma se tint là debout, six nuits, gardant avec Lakshmana le sacrifice de l’anachorète, l’arc en main, sans dormir et sans faire un mouvement, immobile, comme un tronc d’arbre, impatient de voir la nuée des rakshasas abattre son vol sur l’ermitage.

Ensuite, quand le cours du temps eut amené le sixième jour, ces fidèles observateurs des vœux, les magnanimes anachorètes dressèrent l’autel sur sa base. — Déjà, accompagné des hymnes, arrosé de beurre clarifié, le sacrifice était célébré suivant les rites ; déjà la flamme se développait sur l’autel, où priait le contemplateur d’une âme attentive, quand soudain éclata dans l’air un bruit immense et tel que l’on entend le sombre nuage tonner au sein des cieux dans la saison des pluies.

Alors, voici que se précipitent dans l’ermitage, et Mârîtcha, et Soubâhou, et les serviteurs de ces deux rakshasas, déployant toute la puissance de leur magie.

Aussitôt que, de ses yeux beaux comme des lotus, Râma les vit accourir, faisant pleuvoir un torrent de sang : « Vois, Lakshmana, dit-il à son frère, vois Mârîtcha, qui vient, suivi de son cortège, avec sa voix de bruyant tonnerre, et Soubâhou, le rôdeur nocturne. Regarde bien ! ces Démons noirs, comme deux montagnes de collyre, vont disparaître à l’instant même devant moi, tels que deux nuages au souffle du vent ! »

À ces mots, l’habile archer tira de son carquois la flèche nommée le Trait-de-l’homme, et, sans être poussé d’une très vive colère, il décocha le dard en pleine poitrine de Mârîtcha.

Emporté jusqu’au front de l’Océan par l’impétuosité de cette flèche, Mârîtcha y tomba comme une montagne, les membres agités par le tremblement de l’épouvante.

Ensuite, le rejeton vaillant de Raghou choisit dans son carquois le dard nommé la Flèche-du-feu ; il envoya ce trait céleste dans la poitrine de Soubâhou, et le rakshasa frappé tomba mort sur la terre.

Puis, s’armant avec la Flèche-du-vent et mettant le comble à la joie des solitaires, le descendant illustre de Raghou immola même tous les autres Démons. Après ce carnage, Viçvâmitra avec toute la communauté des anachorètes, s’approcha du jeune guerrier, et lui décerna les honneurs, les félicitations, les présents, que méritait sa victoire :      « Je suis content, guerrier aux longs bras : tu as bien observé la parole de moi, ton maître ; en effet, cet Ermitage-Parfait est devenu, grâce à toi, plus parfait encore.

Leur mission accomplie, Râma et Lakshmana passèrent encore là cette nuit, honorés des anachorètes et l’âme joyeuse. À l’heure où la nuit s’éclaire aux premières lueurs de l’aube, et quand ils eurent vaqué aux dévotions du matin, les deux héros petits-neveux de Raghou allèrent s’incliner devant Viçvàmitra et devant les autres solitaires ; puis, les ayant tous salués avec lui, ces princes, doués d’une immortelle splendeur, lui tinrent ce discours à la fois noble et doux :

« Ces deux guerriers, qui se tiennent devant toi, ô le plus éminent des anachorètes, sont tes serviteurs ; commande-nous à ton gré : que veux-tu que nous fassions encore ? »

À ce discours, les ermites, riches de mortifications, à qui ces deux frères l’avaient adressé, laissent parler Viçvâmitra, et rendent par lui cette réponse au vaillant Râma :

« Djanaka, le roi de Mithila, doit bientôt célébrer, ô le plus vertueux des Raghouides, un sacrifice très grand et très saint : nous irons certainement. — Toi-même, ô le plus éminent des hommes, tu viendras avec nous : tu es digne de voir là cet arc fameux, qui est une grande merveille et la perle des arcs.

« Jadis, Indra et les Dieux ont donné au roi de Mithila cet arc géant, comme un dépôt, au temps que la guerre fut terminée entre eux et les Démons. Ni les Dieux, ni les Gandharvas, ni les Yakshas, ni les Nâgas, ni les Rakshasas ne sont capables de bander cet arc : combien moins, nous autres hommes, ne le saurions-nous faire ! »

Et sur le champ Râma se mit en route avec ces grands saints, à la tête desquels marchait Viçvâmitra. Attelés dans un instant, s’avançaient une centaine de chars brahmiques, où l’on avait chargé les bagages des anachorètes, qui venaient tous à leur suite. On voyait aussi des troupeaux d’antilopes et d’oiseaux, doux habitants de l’Ermitage-Parfait, suivre pas à pas dans cette marche Viçvâmitra, le sublime solitaire. Déjà les troupes des anachorètes s’étaient avancées loin dans cette route, quand, arrivées au bord de la Çona, vers le temps où le soleil s’affaisse à l’horizon, elles s’arrêtent pour camper devant son rivage.

Mais, aussitôt que l’astre du jour a touché le couchant, ces hommes d’une splendeur infinie se purifient dans les ondes, rendent un hommage au feu avec des libations de beurre clarifié, et, donnant la première place à Viçvâmitra, s’assoient autour du sage. Râma lui-même avec le fils de Soumitrâ se prosterne devant l’ermite, qui s’est amassé un trésor de mortifications, et s’assoit auprès de lui. — Alors, joignant ses mains, le jeune tigre des hommes, que sa curiosité pousse à faire cette demande, interroge ainsi Viçvâmitra, le saint : « Bienheureux, quel est donc ce lieu, que je vois habité par des hommes au sein de la félicité ? Je désire l’apprendre, sublime anachorète, de ta bouche même en toute vérité. »

Excitée par ce langage de Râma, la grande lumière de Viçvâmitra commença donc à lui raconter ainsi l’histoire du lieu où ils étaient arrivés :

« Jadis il fut un monarque puissant, appelé Kouça, issu de Brahma et père de quatre fils, renommés pour la force. C’étaient Kouçâçwa, Kouçanâbha, Amoûrtaradjasa et Vasou, tous magnanimes, brillants et dévoués aux devoirs du kshatrya.

« Kouça dit un jour : « Mes fils, il faut vous consacrer à la défense des créatures. » C’est ainsi qu’il parla, noble Raghouide, à ces princes, de qui la modestie était la compagne de la science dans la Sainte Écriture.

« À ces paroles du roi leur père, ils bâtirent quatre villes, chacun fondant la sienne. De ces héros, semblables aux gardiens célestes du monde, Kouçâçwa construisit la ville charmante de Kâauçâçwi ; Kouçanâbha, qu’on eût dit la justice en personne, fut l’auteur de Mahaudaya ; le vaillant Amoûrtaradjasa créa la ville de Prâgdjyautisha, et Vasou éleva Girivradja dans le voisinage de Dharmâranya.

« Ce lieu-ci, appelé Vasou, porte le nom du prince Vasou à la splendeur infinie : on y remarque ces belles montagnes, au nombre de cinq, à la crête sourcilleuse. — Là, coule la jolie rivière de Mâgadhî ; elle donne son nom à la ville de Magadhâ, qui brille, comme un bouquet de fleurs, au milieu des cinq grands monts. Cette rivière appelée Mâgadhî appartenait au domaine du magnanime Vasou : car jadis il habita, vaillant Râma, ces champs fertiles, guirlandes de moissons.

« De son côté, l’invincible et saint roi Kouçanâbha rendit la nymphe Ghritâtchyâ mère de cent filles jumelles, à qui rien n’était supérieur en toutes qualités.

« Un jour, ces jeunes vierges, délicieusement parées, toutes charmantes de jeunesse et de beauté, descendent au jardin, et là, vives comme des éclairs, se mettent à folâtrer. Elles chantaient, noble fils de Raghou, elles dansaient, elles touchaient ou pinçaient divers instruments de musique, et, parfumant l’air des guirlandes tressées dans leurs atours, elles se laissaient ravir aux mouvements d’une joie suprême.

« Le Vent, qui va se glissant partout, les vit en ce moment, et voici quel langage il tint à ces jouvencelles, aux membres suaves, et de qui rien n’était pareil en beauté sur la terre : « Charmantes filles, je vous aime toutes ; soyez donc mes épouses. Par là, vous dépouillant de la condition humaine, vous obtiendrez l’immortalité. »

« À ces habiles paroles du Vent amoureux, les jeunes vierges lui décochent un éclat de rire ; et puis toutes lui répondent ainsi :

« Ô Vent, il est certain que tu pénètres dans toutes les créatures ; nous savons toutes quelle est ta puissance ; mais pourquoi juger de nous avec ce mépris ? Nous sommes toutes filles de Kouçanâbha ; et, fermes sur l’assiette de nos devoirs, nous défions ta force de nous en précipiter : oui ! Dieu léger, nous voulons rester dans la condition faite à notre famille. — Qu’on ne voie jamais arriver le temps où, volontairement infidèle au commandement de notre bon père, de qui la parole est celle de la vérité, nous irons de nous-mêmes arrêter le choix d’un époux. Notre père est notre loi, notre père est pour nous une divinité suprême ; l’homme, à qui notre père voudra bien nous donner, est celui-là seul qui deviendra jamais notre époux. »

« Saisi de colère à ces paroles des jeunes vierges, le Vent fit violence à toutes et brisa la taille à toutes par le milieu du corps. Pliées en deux, les nobles filles rentrent donc au palais du roi leur père ; elles se jettent devant lui sur la terre, pleines de confusion, rougissantes de pudeur et les yeux noyés de larmes.

« À l’aspect de ses filles, tout à l’heure d’une beauté nonpareille, maintenant flétries et la taille déviée, le monarque dit avec émotion ces paroles aux princesses désolées : — « Quelle chose vois-je donc ici, mes filles ? Dites-le moi ! Quel être eut une âme assez violente pour attenter sur vos personnes et vous rendre ainsi toutes bossues ?

« À ces mots du sage Kouçanâbha, les cent jeunes filles répondirent, baissant leur tête à ses pieds : — « Enivré d’amour, le Vent s’est approché de nous ; et, franchissant les bornes du devoir, ce Dieu s’est porté jusqu’à nous faire violence. — Toutes cependant nous avions dit à ce Vent, tombé sous l’aiguillon de l’Amour : « Dieu fort, nous avons un père ; nous ne sommes pas maîtresses de nous-mêmes. Demande-nous à notre père, si ta pensée ne veut point une autre chose que ce qui est honnête. Nos cœurs ne sont pas libres dans leur choix : sois bon pour nous, toi qui es un Dieu ! » Irrité de ce langage, le Vent, seigneur, fit irruption dans nos membres : abusant de sa force, il nous brisa et nous rendit bossues, comme tu vois. »

« Après que ses filles eurent achevé ce discours, le dominateur des hommes, Kouçanâbha fit cette réponse, noble Râma, aux cent princesses : « Mes filles, je vois avec une grande satisfaction que ces violences du Vent, vous les avez souffertes avec une sainte résignation, et que vous avez en même temps sauvegardé l’honneur de ma race. En effet, la patience, mes filles, est le principal ornement des femmes ; et nous devons supporter, c’est mon sentiment, tout ce qui vient des Dieux. Votre soumission à de tels outrages commis par le Vent, je vous l’impute à bonne action ; aussi je m’en réjouis, mes chastes filles, comme je pense que ce jour vient d’amener pour vous le temps du mariage. Allez donc où il vous plaît d’aller, mes enfants : moi, je vais occuper ma pensée de votre bonheur à venir. »

« Ensuite, quand ce roi, le plus vertueux des monarques, eut congédié les tristes jeunes filles, il se mit, en homme versé dans la science du devoir, à délibérer avec ses ministres sur le mariage des cent princesses. Enfin, c’est de ce jour que Mahaudaya fut dans la suite des temps appelé Kanyakoubja, c’est à dire la ville des jeunes bossues, en mémoire du fait arrivé dans ces lieux, où jadis le Vent déforma les cent filles du roi et les rendit toutes bossues.

Dans ce temps même, un grand saint, nommé Halî, anachorète d’une sublime énergie, accomplissait un vœu de chasteté vraiment difficile à soutenir. — Une Gandharvî[5], fille d’Orûnâyou, appelée Saumadâ, s’était elle-même enchaînée du même vœu très-saint et veillait avec des soins attentifs autour du brahmatchâri, tandis qu’il se consumait dans sa rude pénitence. Elle souhaitait un fils, Râma ; et ce désir lui avait inspiré d’embrasser une obéissance soumise et pieusement, dévouée à ce grand saint, absorbé dans la contemplation. Après un long temps, l’anachorète satisfait lui dit : « Je suis content : que veux-tu, sainte, dis-moi, que je fasse pour toi ? » Aussitôt que la Gandharvî eut reçu de l’anachorète ces paroles de satisfaction, elle joignit les mains et lui fit connaître en ces mots composés de syllabes douces à quelle chose aspirait son vœu le plus ardent : « Ce que je désire de toi, c’est un fils tout éblouissant d’une beauté, qui émane de Brahma, comme toi, que je vois briller à mes yeux de cette lumière, auréole éminente, dont Brahma t’a revêtu lui-même. Je te choisis de ma libre volonté pour mon époux, moi qui n’ai pas encore été liée par la chaîne du mariage.

« Veuille donc t’unir à moi, qui te demande, religieux inébranlable en tes vœux, à moi, qui n’en demandai jamais un autre avant toi ! » Sensible à sa prière, le brahme saint lui donna un fils, comme elle se l’était peint dans ses désirs.

« Le fils de Halî eut nom Brahmadatta : ce fut un saint monarque d’une splendeur égale au rayonnement du roi même des Immortels : il habitait alors, Kakoutsthide, une ville appelée Kâmpilyâ. Quand la renommée de son éminente beauté fut parvenue aux oreilles de Kouçanâbha, ce prince équitable conçut la pensée de marier ses filles avec lui, et fit proposer l’hymen au roi Brahmadatta.

« L’offre acceptée, Kouçanâbha, dans toute la joie de son âme, donna les cent jeunes filles à Brahmadatta. Ce prince, d’une splendeur à nulle autre semblable, prit donc la main à toutes, l’une après l’autre, suivant les rites du mariage. Mais à peine les eut-il seulement touchées aux mains, que tout à coup disparut aux yeux la triste infirmité des cent princesses bossues.

« Elles redevinrent ce qu’elles étaient naguère, douées entièrement de majesté, de grâces et de beauté. Quand le roi Kouçanâbha vit ses filles délivrées du ridicule fardeau que leur avait imposé la colère du Vent, il en fut ravi au plus haut point de l’admiration, il s’en réjouit, il en fut enivré de plaisir.

« Les noces célébrées et son royal hôte parti, Kouçanâbha, qui n’avait pas de postérité mâle, célébra un sacrifice solennel pour obtenir un fils. Tandis que les prêtres vaquaient à cette cérémonie, le fils de Brahma, Kouça lui-même apparut et tint ce langage au roi Kouçanâbha, son fils :

« Il te naîtra bientôt un fils égal à toi, mon fils ; il sera nommé Gâdhi, et par lui tu obtiendras une gloire éternelle dans les trois mondes. »

« Aussitôt que Kouça eut adressé, noble Râma, ces paroles au roi Kouçanâbha, il disparut soudain, et rentra dans l’air, comme il en était sorti. Après quelque temps écoulé, ce fils du sage Kouçanâbha vint au monde : il fut appelé Gâdhi ; il acquit une haute renommée, il signala sa force égale à celle de la vérité. Ce Gâdhi, qui semblait la justice en personne, fut mon père ; il naquit dans la famille de Kouça ; et moi, vaillant Raghouide, je suis né de Gâdhi.

« Gâdhi eut encore une fille, ma sœur cadette, Satyavatî, bien digne de ce nom[6], femme chaste, qu’il donna en mariage à Ritchika. Quand cette branche éminemment noble du tronc antique de Kouça eut mérité, par son amour conjugal, d’entrer avec son époux au séjour des Immortels, son corps fut changé ici en un grand fleuve.

« Oui ! ma sœur est devenue ce beau fleuve aux ondes pures, qui descend du Swarga ou du Paradis sur le mont Himalaya pour la purification des mondes.

« Depuis lors, content, heureux, fidèle à mon vœu, j’habite, Râma, sur les flancs de l’Himalaya, par amour de ma sœur. Satyavatî, la noble fille de Kouça, est donc aujourd’hui le premier des fleuves, parce qu’elle a été pure, dévouée aux saints devoirs de la vérité et chastement unie à son époux. C’est de là que, voulant accomplir un vœu, je suis venu à l’Ermitage-Parfait, où grâce à ton héroïsme, vaillant fils de Raghou, mon sacrifice a été parfait.

« Mais, tandis que je raconte, la nuit est arrivée à la moitié de son cours ; va donc cultiver le sommeil : que la félicité descende sur toi, et puisse notre voyage ne connaître aucun obstacle !

« Les arbres sont immobiles ; les quadrupèdes et les volatiles reposent : les ténèbres de la nuit enveloppent toutes les régions du ciel. Il semble qu’on ait fardé tout le firmament avec une poussière fine de sandal ; les étoiles d’or, les planètes et les constellations du zodiaque le tiennent, pour ainsi dire, embrassé. L’astre, que le monde aime à cause de ses rayons frais, l’astre des nuits se lève, comme pour verser dans ses clartés radieuses la joie sur la terre, haletante, il n’y a qu’un instant, sous la chaleur enflammée du jour. C’est l’heure où l’on voit circuler hardiment tous les êtres qui rôdent au sein des nuits, les troupes des Yakshas, des Rakshasas et des autres Démons, qui se repaissent de chair. »

Après ces mots, le grand anachorète cessa de parler, et tous les solitaires, s’écriant à l’envi : « Bien !… c’est bien ! » saluent d’un applaudissement unanime le fils de Kouça.


Ces grands saints dormirent le reste de la nuit au bord de la Çona, et, quand l’aube eut commencé d’éclairer les ténèbres, Viçvâmitra adressant la parole au jeune Râma : « Lève-toi, dit-il, fils de Kâauçalyâ, car la nuit s’est déjà bien éclaircie. Rends d’abord ton hommage à l’aube de ce jour et remets-toi ensuite d’un pas allègre en voyage. »

Après qu’ils eurent longtemps marché dans cette route, le jour vint complètement, et la reine des fleuves, la Gangâ se montra aux yeux des éminents rishis. À l’aspect de ses limpides eaux, peuplées de grues et de cygnes, tous les anachorètes et le guerrier issu de Raghou avec eux de sentir une vive allégresse.

Ensuite, ayant fait camper leurs familles sur les bords du fleuve, ils se baignent dans ses ondes, comme il est à propos ; ils rassasient d’offrandes les Dieux et les mânes des ancêtres, ils versent dans le feu des libations de beurre clarifié, ils mangent comme de l’ambroisie ce qui reste des oblations, et goûtent, d’une âme joyeuse, le plaisir d’habiter la rive pure du fleuve saint.

Ils entourent de tous les côtés Viçvâmitra le magnanime, et Râma lui dit alors : « Je désire que tu me parles, saint homme, sur la reine des bruyantes rivières ; dis-moi comment est venue ici-bas cette Gangâ, le plus noble des fleuves, et la purification des trois mondes. »

Engagé par ce discours, le sublime anachorète, remontant à l’origine des choses, se mit à lui raconter la naissance du fleuve et sa marche : « L’Himâlaya est le roi des montagnes ; il est doué, Râma, de pierreries en mines inépuisables. Il naquit de son mariage deux filles, auxquelles rien n’était supérieur en beauté sur la terre. Elles avaient pour mère la fille du Mérou, Ménâ à la taille gracieuse, déesse charmante, épouse de l’Himâlaya. La Gangâ, de qui tu vois les ondes, noble enfant de Raghou, est la fille aînée de l’Himalaya ; la seconde fille du mont sacré fut appelée Oumâ.

« Ensuite les Immortels, ambitieux d’une si brillante union, sollicitèrent la main de la belle Gangâ, et le Mont-des-neiges, suivant les règles de l’équité, voulut bien leur donner à tous en mariage cette déesse, l’aînée de ses filles, la riche Gangâ, ce grand fleuve, qui marche à son gré dans ses voies pour la purification des trois mondes.

« Puis, les Dieux, dont cet hymen avait comblé tous les vœux, s’en vont de chez l’Himalaya, comme ils y étaient venus, ayant reçu de lui cette noble Gangâ, qui parcourt les trois mondes dans sa longue carrière.

« Celle qui fut la seconde fille du roi des monts, Oumâ s’est amassé un trésor de mortifications : elle a, fils de Raghou, embrassé une austère pénitence pour accomplir un vœu difficile. Çiva même a demandé sa main, et le mont sacré a marié avec le Dieu cette nymphe, à qui le monde rend un culte et que ses rudes macérations ont élevée jusqu’à la cime de la perfection. »

Quand cet anachorète, commodément assis, eut mis fin à son discours, Râma, joignant les mains, adressa au magnanime Viçvâmitra cette nouvelle demande : « Il n’y a pas moins de mérite à écouter qu’à dire, saint brahme, l’histoire que tu viens de conter : aussi désiré-je l’entendre avec une plus grande extension. Pour quelle raison la nymphe Gangâ roule-t-elle ainsi dans trois lits, et vient-elle se répandre au milieu des hommes, elle qui est le fleuve des Dieux ? Quels devoirs a-t-elle, cette nymphe, si versée dans la science des vertus, à remplir dans les trois mondes ? »

Alors Viçvâmitra, l’homme aux grandes mortifications, répondant aux paroles du Kakoutsthide, se mit à lui conter cette histoire avec étendue :

« Jadis un roi, nommé Sagara, juste comme la justice elle-même, était le fortuné monarque d’Ayaudhyâ : il n’avait pas et désirait avoir des enfants. De ses deux épouses, la première était la fille du roi des Vidarbhas, princesse aux beaux cheveux, justement appelée Kéçinî et qui, très-vertueuse, n’avait jamais souillé sa bouche d’un mensonge. La seconde épouse de Sagara était la fille d’Aristhtanémi, femme d’une vertu supérieure et d’une beauté sans pareille sur la terre.

« Excité par le désir impatient d’obtenir un fils, ce roi, habile archer, s’astreignit à la pénitence avec ses deux femmes sur la montagne, où jaillit la source du fleuve, qui tire son nom de Bhrigou. Enfin, quand il eut ainsi parcouru mille années, le plus éminent des hommes véridiques, l’anachorète Bhrigou, qu’il s’était concilié par la vigueur de ses mortifications, accorda, noble Kakoutsthide, cette grâce au monarque pénitent :

« Tu obtiendras, saint roi, de bien nombreux enfants, et l’on verra naître de toi une postérité, à la gloire de laquelle rien dans le monde ne sera comparable. L’une de tes femmes accouchera d’un fils pour l’accroissement infini de ta race ; l’autre épouse donnera le jour à soixante mille enfants. »

« Quand il eut ainsi parlé, ces deux femmes de Sagara, joignant les mains, dirent au solitaire, qui s’était amassé un trésor de pénitence, de justice et de vérité : « Qui de nous sera mère d’un seul fils, saint brahme, et qui sera mère de si nombreux enfants ? voilà ce que nous désirons apprendre : que cette faveur accordée soit pour nous une vérité complète ! »

« À ces mots, l’excellent anachorète de répondre aux deux femmes cette parole bienveillante : « J’abandonne cela à votre choix. Demandez-moi ce que vous souhaitez : chacune de vous obtiendra l’objet de son désir : celle-ci un seul fils avec une longue descendance, celle-là beaucoup de fils, qui ne laisseront aucune postérité. »

« D’après ces paroles du solitaire, la belle Kéçini demanda et reçut le fils unique, Râma, qui devait propager sa race. La sœur de Garouda, Soumalî, la seconde épouse, obtint le don qu’elle avait préféré, vaillant fils de Raghou, les illustres enfants au nombre de soixante mille. Ensuite, le roi salua Bhrigou, le plus vertueux des hommes vertueux, en décrivant un pradakshina autour du saint anachorète, et s’en retourna dans sa ville, accompagné de ses deux femmes.

« Quand il se fut écoulé un assez long temps, la première des épouses mit au monde un fils de Sagara : il fut nommé Asamandjas. Mais l’enfant à qui Soumati donna le jour, noble Raghouide, était une verte calebasse : elle se brisa, et l’on en vit sortir les soixante mille fils.

« Les nourrices firent pousser la petite famille en des urnes pleines de beurre clarifié, et tous, après un laps suffisant d’années, ils atteignirent dans cette couche au temps de l’adolescence. Les soixante mille fils du roi Sagara furent tous égaux en âge, semblables en vigueur et pareils en courage.

« L’ainé de ces frères, Asamandjas fut banni par son père de la ville, où ce héros exterminateur des ennemis s’appliquait à nuire aux citadins. Mais Asamandjas eut un fils, nommé Ançoumat, prince estimé par tout le monde et qui avait pour tout le monde une parole gracieuse.

« Ensuite et longtemps après, noble fils de Raghou, cette pensée naquit en l’esprit de Sagara : « Il faut, se dit-il, que je célèbre le sacrifice d’un açwa-médha.

« Dans cette contrée où le mont Vindhya et le fortuné beau-père de Çiva, l’Himalaya, ce roi des montagnes, se contemplent mutuellement et semblent se défier ; dans cette contrée, dis-je, Sagara le magnanime célébra son pieux sacrifice ; car c’est un pays grand, saint, renommé, habité par un noble peuple.

« Là, d’après son ordre, vint avec lui son petit-fils, le héros Ançoumat, habile à manier un arc pesant, habile à conduire un vaste char.

« Tandis que l’attention du roi était absorbée dans la célébration du sacrifice, voici que tout à coup un serpent sous la forme d’Ananta se leva du fond de la terre, et déroba le cheval destiné au couteau du sacrificateur. Alors, fils de Raghou, voyant cette victime enlevée, tous les prêtres officiants viennent trouver le royal maître du sacrifice, et lui adressent les paroles suivantes :

« Qui que ce soit qui, sous la forme d’un serpent, a dérobé le coursier destiné au sacrifice, roi, il faut que tu donnes la mort à ce ravisseur et que tu nous ramènes le cheval ; car son absence est dans la cérémonie une grande faute pour la ruine de nous tous. Accomplis donc ce devoir, afin que ton sacrifice n’ait aucun défaut. »

« Quand le prince eut écouté dans cette grande assemblée ces pressantes paroles de ses directeurs spirituels, il fit appeler devant lui ses soixante mille fils, et leur tint ce langage : « Je vois que ni les Rakshasas, ni les Nâgas eux-mêmes n’ont pu se glisser dans cette auguste cérémonie ; car ce sont les grands rishis qui veillent sur mon sacrifice. Qui que ce soit des êtres divins qui, sous la forme d’un serpent, s’est emparé du cheval, vous, mes fils, voyant avec une juste colère ce défaut jeté dans les cérémonies introductives de mon sacrifice, allez, soit qu’il se cache dans les enfers, soit qu’il se tienne au fond des eaux, allez, dis-je, le tuer, ramenez-moi le cheval, et puisse le bonheur vous accompagner !

« Fouillant jusque dans les humides guirlandes de la mer et creusant le globe entier avec de longs efforts, cherchez tant que vous ne verrez point le cheval s’offrir enfin à vos yeux. Que chacun de vous brise un yaudjana de la terre ; allez tous en vous suivant ainsi les uns les autres, selon cet ordre, que je vous impose, de chercher avec soin le ravisseur de notre cheval.

« Quant à moi, lié par les cérémonies préliminaires de mon sacrifice, je me tiendrai ici, accompagné de mon petit-fils et des prêtres officiants, jusqu’au temps où le bonheur veuille que vous ayez bientôt découvert le coursier. »

« Dès que Sagara eut ainsi parlé, ses fils, Râma, exécutèrent, d’une âme joyeuse, l’ordre paternel et se mirent aussitôt à déchirer la terre. Ces hommes héroïques fendent le sein du globe, chacun l’espace d’un yaudjana, avec une vigueur et des bras égaux à la force du tonnerre. — Ainsi brisée à coups de bêches, de massues, de lances, de hoyaux et de pics, la terre pousse comme des cris de douleur. — Il en sortait un bruit immense de Nâgas, de serpents aux grandes forces, de Rakshasas et d’Asouras ou tués ou blessés.

« En effet, d’une vigueur augmentée par la colère, tous ces hommes eurent bientôt déchiré soixante mille yaudjanas carrés du globe jusqu’aux voûtes des régions infernales.

« Ainsi, creusant de tous côtés la terre, ces fils du roi avaient parcouru le Djamboudwîpa, c’est-à-dire l’Inde, hérissé de montagnes.

« Ensuite, les Dieux avec les Gandharvas, avec le peuple même des grands serpents, courent, l’âme troublée, vers l’aïeul suprême des créatures, et, s’étant prosternés devant lui, tous les Souras, agités d’une profonde épouvante, adressent au magnanime Brahma les paroles suivantes : « Heureuse Divinité, toute la terre est creusée en tous lieux par les fils de Sagara, et ces vastes fouilles causent une destruction immense des créatures vivantes. « Voici, disent-ils, ce Démon, perturbateur de nos sacrifices, le ravisseur du cheval ! » et, parlant ainsi, les fils de Sagara détruisent l’une après l’autre toutes les créatures. Informé de ces troubles, Dieu, à la force puissante, daigne concevoir un moyen dans ta pensée, afin que ces héros, qui cherchent le cheval dévoué au sacrifice, n’ôtent plus à tous les animaux une vie qu’ils ont reçue de toi. »

« À ces mots, le suprême aïeul des créatures répondit en ces termes à tous les Dieux tremblants d’épouvante : « Le ravisseur du cheval est ce Vasoudéva-Kapila, qui soutient seul tout l’univers et de qui l’origine échappe à toute connaissance. S’il a dérobé la victime, c’est parce qu’il en avait jadis vu dans l’avenir ces conséquences : le déchirement de la terre et la perte des Sagarides à la force immense : voilà quel est mon sentiment. »

« Après qu’ils eurent entendu parler ainsi l’antique père des créatures, les Dieux, les Rishis, les mânes des ancêtres et les Gandharvas s’en retournèrent, comme ils étaient venus, dans leurs palais du triple ciel.

« Ensuite, bruyante comme le tonnerre de la foudre, s’éleva la voix des vigoureux fils de Sagara, occupés à fouir la terre. Ayant fouillé entièrement ce globe et décrit un pradakshina autour de lui, tous les Sagarides s’en vinrent à leur père et lui dirent ces paroles :

« Nous avons parcouru toute la terre et fait un vaste carnage d’animaux aquatiques, de grands serpents, de Daityas, de Dânavas, de Rakshasas ; et cependant nulle part, ô roi, le perturbateur de ton sacrifice ne s’est offert à nos yeux. Que veux-tu, père chéri, que nous fassions encore ? Réfléchis là-dessus, et donne-nous tes ordres. »

« Alors Sagara se mit à songer, et fit cette réponse à ce discours de tous ses fils : « Cherchez de nouveau mon cheval, creusez même ces régions infernales, et, quand vous aurez saisi le ravisseur de mon coursier, revenez enfin, couronnés du succès. »

« À ces mots de leur auguste père, les soixante mille fils de Sagara courent de tous les côtés aux régions infernales.

« Mais, tandis qu’ils travaillent de toutes parts à creuser la terre, voici qu’ils aperçoivent devant eux l’auguste Nârâyana et le cheval, qui se promène en liberté auprès de ce Dieu, nommé aussi Kâpila. À peine ont-ils cru voir en Vishnou le ravisseur du cheval, que, tout furieux, ils courent sur lui avec des yeux enflammés de colère, et lui crient : « Arrête ! arrête là ! »

« Alors ce magnanime, infini dans sa grandeur, envoie sur eux un souffle de sa bouche, qui rassemble tous les fils de Sagara et fait d’eux un monceau de cendres. »

« Étant venu à penser, noble rameau de l’antique Raghou, que ses fils étaient déjà partis depuis longtemps, Sagara tint ce langage à son petit-fils, qu’enflammait un héroïsme naturel : « Va-t’en à la recherche de tes oncles et du méchant qui a dérobé mon coursier ; mais songe que dans les cavités de la terre habite un grand nombre d’êtres. Ne marche donc pas sans être muni de ton arc et préparé contre leurs attaques. Quand tu auras, bien-aimé fils, trouvé tes oncles et tué l’être qui met des entraves à mon vœu, reviens alors, couronné du succès, et conduis-moi à l’accomplissement de mon sacrifice : tu es un héros, tu possèdes maintenant la science, et ta bravoure est égale à celle de tes aïeux. »

« À ces paroles du magnanime Sagara, Ançoumat prit son arc avec son épée, Râma, et se mit en route d’un pas accéléré. Sans délai, suivant le même chemin qu’ils avaient déjà parcouru, l’adolescent marcha d’une grande vitesse à la recherche de ses oncles.

« Il contempla ce vaste carnage d’Yakshas et de Rakshasas, que les nobles fossoyeurs avaient exécuté, et vit enfin debout devant lui ce pilier vivant de la plage orientale, l’éléphant Viroûpâksha. — Ançoumat lui rendit l’honneur d’un pradakshina, lui demanda comment il se portait, et s’informa ensuite de ses oncles, puis de l’être inconnu qui avait dérobé le cheval. À ces questions d’Ançoumat, l’éléphant, soutien de ce quartier, répondit au jeune homme, debout près de lui : « Ton voyage sera heureux. » — Ces paroles entendues, le neveu de soixante mille oncles reprit son chemin et continua à s’enquérir successivement avec le respect convenable auprès des trois autres éléphants de l’espace. Cette réponse même fut rendue au jeune et bouillant héros Ançoumat : « Tu retourneras chez toi, honoré et maître du cheval. »

« Quand il eut recueilli ces bonnes paroles des éléphants, il s’avança d’un pied léger vers l’endroit où les Sagarides, ses oncles, n’étaient plus qu’un monceau de cendres. Et, devant le funèbre spectacle de ce tumulaire amas, le fils d’Asamandjas, accablé sous le poids de sa douleur, se répandit en cris plaintifs.

« Il vit aussi errer non loin de là ce coursier qu’un serpent avait enlevé, un jour de pleine lune, dans le bois de la Vélà.

« Ce héros à la splendeur éclatante désirait célébrer, en l’honneur de ces fils du roi, la cérémonie d’en arroser les cendres avec les ondes lustrales : il avait donc besoin d’eau, mais nulle part il ne voyait une source. Tandis qu’il promène autour de lui ses regards, voici qu’il aperçoit en ce lieu, vaillant Râma, l’oncle maternel de ses oncles, Garouda, le monarque des oiseaux. Et ce rejeton de Vinatâ aux forces puissantes lui tint ce langage : « Ne t’afflige pas, ô le plus éminent des hommes ; cette mort sera glorifiée dans les mondes. C’est Kapila même, l’infini, qui a consumé ces guerriers invincibles : voici, héros, la seule manière dont tu puisses verser de l’eau sur eux. La fille aînée de l’Himalaya, la purificatrice des mondes, la Gangâ, cette reine des fleuves, doit laver de ses ondes tes infortunés parents, dont Kapila fit un monceau de cendres. Aussitôt que le Gangâ, chérie des mondes, aura baigné cet amas de leurs cendres, tes oncles, mon bien-aimé, s’en iront au ciel !

« Amène, s’il t’est possible, du séjour des Immortels, la Gangâ sur la face de la terre ; procure ici-bas, et puisse le bonheur sourire à ton noble dessein ! procure ici-bas la descente du fleuve sacré. Prends ce coursier et retourne chez les tiens, comme tu es venu : il est digne de toi, vaillant héros, de mener à bonne fin le sacrifice de ton aïeul. »

« Docile aux paroles de Garouda, le vigoureux autant qu’illustre Ançoumat s’empara du cheval et revint d’un pied hâté au lieu où cette victime devait être immolée.

« Arrivé devant le roi au moment où celui-ci venait enfin d’achever les cérémonies initiales de son açwamédha, il répéta à son aïeul, noble fils de Raghou, les paroles de l’oiseau Garouda ; et le monarque, ému au récit affreux d’Ançoumat, termina le sacrifice avec une âme pleine de tristesse. — Quand il eut achevé complètement sa grande cérémonie, ce maître sage d’un vaste empire s’en retourna dans sa capitale, mais il n’arriva point à trouver un moyen pour amener la Gangâ sur la terre ; et, ce dessein échoué, il paya son tribut à la mort, après qu’il eut gouverné le monde l’espace de trente mille années. »

« Dès que le noble Sagara fut monté au ciel, digne rejeton de Raghou, ô Râma, le vertueux Ançoumat fut élu comme roi par la volonté des sujets. Ce nouveau souverain fut un monarque bien grand, et de lui naquit un fils, nommé Dilîpa. Ançoumat, prince d’une haute renommée, remit l’empire aux mains de ce Dilîpa, et se retira sur une cime de l’Himalaya, où il embrassa la carrière de la pénitence. Ce meilleur des rois, Ançoumat, que la vertu ceignit d’un éclat immortel, voulait obtenir à force de macérations, que la Gangâ descendît purifiante ici-bas ; mais, n’ayant pu voir son désir accompli, malgré trente-deux mille années de la plus rigoureuse pénitence, le magnanime saint à la splendeur infinie passa de la terre au ciel.

« Dilipa même, éblouissant de mérites, célébra de nombreux sacrifices et régna vingt mille ans sur la terre-mais, conduit par la maladie sous la main de la mort, il n’arriva point, ô le plus éminent des hommes, à dénouer le nœud pour la descente du Gange ici-bas. S’en allant donc au monde du radieux Indra, qu’il avait gagné par ses œuvres saintes, cet excellent roi abandonna sa couronne à son fils Bhagîratha, qui fut, rameau bien-aimé de Raghoti, un monarque plein de vertu ; mais il n’avait pas d’enfant, et le désir d’un fils semblable à son père était sans cesse avec lui.

« Ascète énergique, il se macéra sur le mont Caukarna dans une rigide pénitence : se tenant les bras toujours levés en l’air, se dévouant l’été aux ardeurs suffocantes de cinq feux, couchant l’hiver dans l’eau, sans abri dans la saison humide contre les nuées pluvieuses, n’ayant que des feuilles arrachées pour seule nourriture ; il tenait en bride son âme, il serrait le frein à sa concupiscence.

« À la fin de mille années, charmé de ses cruelles mortifications, l’auguste et fortuné maître des créatures, Brahma vint à son ermitage ; et là, monté sur le plus beau des chars, environné même par les différentes classes des Immortels, adressant la parole au solitaire dans l’exercice de sa pénitence : « Bienheureux Bhagîratha, lui dit-il, je suis content de toi ; reçois donc maintenant de moi la grâce que tu souhaites, saint monarque de la terre. »

« Ensuite, à cet aspect de Brahma, venu chez lui en personne, l’éblouissant anachorète, creusant les deux paumes de ses mains jointes, répondit en ces termes :

« Si Bhagavat est content de moi, s’il est quelque valeur à ma pénitence, que les fils de Sagara obtiennent par moi en récompense la cérémonie des eaux lustrales ; que, cette cendre vaine de leurs corps une fois lavée par la Gangâ, tous nos aïeux purifiés entrent sans tache dans le séjour du ciel ; que cette race illustre ne vienne jamais à s’éteindre en aucune manière dans la famille d’Ikshwâkou ! Je n’ai rien à demander qui me soit plus cher. »

« À ces paroles du royal solitaire, l’aïeul originel de tous les êtres lui répondit en ce gracieux langage orné de syllabes douces : « Bienheureux Bhagîratha, distingué jadis par ton adresse à conduire un char, maintenant par la richesse de tes mortifications, que la famille d’Ikshwâkou impérissable, comme tu veux, ne soit jamais retranchée des vivants.

« Tombée des cieux, la Gangâ, qui est le plus grand des fleuves, briserait entièrement la terre dans sa chute par la masse énorme de ses flots. Il faut donc, ô roi, supplier d’abord le dieu Çiva de porter lui-même cette cataracte ; car il est certain que la terre ne pourra jamais soutenir le saut du Gange. Je ne vois pas dans le monde une autre puissance que Çiva capable de supporter l’impétuosité écrasante du fleuve tombant : implore donc cette grande divinité. »

« Il dit, et, quand il eut de nouveau engagé ce roi à conduire le Gange sur la terre, l’aïeul primordial des créatures, Bhagavat s’en alla dans le triple ciel. »

« Après le départ de cet aïeul originel de tous les êtres, le royal anachorète jeûna encore une année, se tenant sur un pied, le bout seul d’un orteil appuyé sur le sol de la terre, ses bras levés en l’air, sans aucun appui, n’ayant pour aliment que les souffles du vent, sans abri, immobile comme un tronc d’arbre, debout, privé de sommeil et le jour et la nuit. Ensuite, quand l’année eut accompli sa révolution, le Dieu que tous les Dieux adorent et qui donne la nourriture à tous les animaux, l’époux d’Oumâ parla ainsi à Bhagiratha :

« Je suis content de toi, ô le plus vertueux des hommes ; je ferai la grande chose que tu désires : je soutiendrai, tombant des cieux, le fleuve au triple chemin. »

« À ces mots, étant monté sur la cime de l’Himalaya, Mahéçwara, adressant la parole au fleuve qui roule dans les airs, dit à la Gangà : « Descends ! »

Il ouvrit de tous les côtés la vaste gerbe de son djata, formant un bassin large de plusieurs yaudjanas et semblable à la caverne d’une montagne. Alors, tombée des cieux, la Gangâ, ce fleuve divin, précipita ses flots avec une grande impétuosité sur la tête de Çiva, infini dans sa splendeur.

« Là, troublée, immense, rapide, la Gangâ erra sur la tête du grand Dieu le temps qu’il faut à l’année pour décrire sa révolution. Ensuite, pour obtenir la délivrance du Gange, Bhagiratha de nouveau travailla à mériter la faveur de Mahadeva, l’immortel époux d’Oumâ. Alors, cédant à sa prière, Çiva mit en liberté les eaux de la Gangâ ; il baissa une seule natte de ses cheveux, ouvrant ainsi de lui-même un canal, par où s’échappa le fleuve aux trois lits, ce fleuve pur et fortuné des grands Dieux, le purificateur du monde, le Gange, enfin, vaillant Râma.

« À ce spectacle assistaient les Dieux, les Rishis, les Gandharvas et les différents groupes des Siddhas, tous montés, les uns sur des chars de formes diverses, les autres sur les plus beaux des chevaux, sur les plus magnifiques éléphants, et les Déesses venues aussi là en nageant, et l’aïeul originel des créatures, Brahma lui-même, qui s’amusait à suivre le cours du fleuve. Toutes ces classes des Immortels à la vigueur infinie s’étaient réunies là, curieuses de voir la plus grande des merveilles, la chute prodigieuse de la Gangâ dans le monde inférieur.

« Or, la splendeur naturelle à ces troupes des Immortels rassemblés et les magnifiques ornements dont ils étaient parés illuminaient tout le firmament d’une clarté flamboyante, égale aux lumières de cent soleils ; et cependant le ciel était alors enveloppé de sombres nuages.

« Le fleuve s’avançait, tantôt plus rapide, tantôt modéré et sinueux ; tantôt il se développait en largeur, tantôt ses eaux profondes marchaient avec lenteur, et tantôt il heurtait ses flots contre ses flots, où les dauphins nageaient parmi les espèces variées des reptiles et des poissons.

« Le ciel était enveloppé comme d’éclairs jaillissants çà et là : l’atmosphère, toute pleine d’écumes blanches par milliers, brillait, comme brille dans l’automne un lac argenté par une multitude de cygnes. L’eau, tombée de la tête de Mahadéva, se précipitait sur le sol de la terre, où elle montait et descendait plusieurs fois en tourbillons, avant de suivre un cours régulier sur le sein de Prithivî.

« Alors on vit les Grahas, les Ganas et les Gandharvas, qui habitaient sur le sein de la terre, nettoyer avec les Nâgas la route du fleuve à la force impétueuse. Là, ils rendirent tous les honneurs aux limpides ondes, qui s’étaient rassemblées sur le corps de Çiva, et, l’ayant répandue sur eux, ils devinrent à l’instant même lavés de toute souillure. Ceux qu’une malédiction avait précipités du ciel sur la face de la terre, ayant reconquis par la vertu de cette eau leur ancienne pureté, remontèrent dans les palais éthérés. Tout au long de ses rives, les Rishis divins, les Siddhas et les plus grands saints murmuraient la prière à voix basse. Les Dieux et les Gandharvas chantaient, les chœurs des Apsaras dansaient, les troupes des anachorètes se livraient à la joie, l’univers entier nageait dans l’allégresse.

« Cette descente de la Gangà comblait enfin de plaisir tous les trois mondes. Le royal saint à la splendeur éclatante, Bhagîratha, monté sur un char divin, marchait à la tête. Ensuite, avec la masse de ses grandes vagues, noble fils de Raghou, la Gangà venait par derrière, comme en dansant. Dispersant çà et là ses eaux d’un pied allègre, parée d’une guirlande et d’une aigrette d’écume, pirouettant dans les tourbillons de ses grandes ondes, déployant une légèreté admirable, elle suivait la route de Bhagîratha et s’avançait comme en s’amusant d’un folâtre badinage. Tous les Dieux et les troupes des Rishis, les Daityas, les Dànavas, les Rakshasas, les plus éminents des Gandharvas et des Yakshas, les Kinnaras, les grands serpents et tous les chœurs des Apsaras suivaient, noble Râma, le char triomphal de Bhagiratha.

« De même, tous les animaux qui vivent dans les eaux accompagnaient joyeux le cours du fleuve célèbre, adoré en tous les mondes. Là où allait Bhagîratha, le Gange y venait aussi, ô le plus éminent des hommes. Le roi se rendit au bord de la mer, aussitôt, baignant sa trace, la Gangà se mit à diriger là sa course. De la mer, il pénétra avec elle dans les entrailles de la terre, à l’endroit fouillé par les fils de Sigara ; et, quand il eut introduit le Gange au fond du Tartare, il consola enfin tous les mânes de ses grands-oncles et fit couler sur leurs cendres les eaux du fleuve sacré. Alors, s’étant revêtus de corps divins, tous de monter au ciel dans une ivresse de joie. Quand il eut vu ce magnanime laver ainsi tous ses oncles, Brahma, entouré des Immortels, adressa au roi Bhagîratha ces paroles :

« Tigre saint des hommes, tu as délivré tes antiques aïeux, les soixante mille fils du magnanime Sagara. En mémoire de lui, ce réceptacle éternel des eaux, la grande mer, appelée désormais Sàgara dans le monde, portera, n’en doute point, ce nom d’âge en âge à la gloire.

« Aussi longtemps que l’on verra subsister dans ce monde-ci l’immortel Sàgara, c’est-à-dire la mer, aussi longtemps doit habiter dans le Paradis le roi Sagara, accompagné de ses fils. Cette Gangâ, saint monarque, deviendra même ta fille.

« Elle sera donc appelée Bhaghîrathî, nom sous lequel on connaîtra cette nymphe dans les trois mondes, comme elle devra à sa venue sur la terre le nom de Gangâ[7].

« Aussi longtemps que ce grand fleuve du Gange existera sur la terre, aussi longtemps ta gloire impérissable marchera disséminée dans les mondes ! Célèbre donc, ici la cérémonie de l’eau en l’honneur de tes ancêtres ; accomplis ce vœu en mémoire de tous, ô loi. qui règnes sur les enfants de Manou ! Ton illustre bisaïeul, ce vertueux Sagara, le plus juste des hommes justes, ne put satisfaire en cela son désir.

« De même, Ançoumat, d’une splendeur incomparable dans le monde, ne put, cher ami, effectuer son vœu de faire descendre le Gange, qu’il invitait à couler sur la terre.

« Dilîpa même, ton illustre père, si ferme en tous ses devoirs de kshatrya, était d’une énergie sans mesure ; il désirait voir le Gange ici-bas, mais il échoua dans sa pieuse tentative : et cependant ses mortifications n’avaient point eu d’égales parmi celles des antiques rois, qui avaient embrassé la vie d’anachorète et que la vertu illuminait d’une splendeur semblable à la sainte auréole des Maharshis.

« Par toi seul, noble taureau des hommes, cette grâce a donc été obtenue ; tu as acquis par là une renommée incomparable dans le monde et même estimée dans le ciel par tous les treize plus grands Dieux. Cette descente du Gange, dont tu as gratifié la terre, vaillant dompteur des ennemis, élève bien haut pour toi un trône de vertus, où elle te fait monter, ascète sans péché.

« Purifie-toi d’abord toi-même, ô le plus grand des hommes, dans ces ondes éternellement dignes, et, devenu pur, goûte le fruit de ta pureté, ô le plus vertueux des mortels. Ensuite, célèbre à ton aise en l’honneur de tes ancêtres la cérémonie des eaux lustrales. Adieu, noble taureau des hommes ; sois heureux : je retourne au monde du Paradis ! »

« Quand elle eut ainsi parlé au vaillant Bhagîratha, la Divinité sainte de s’en aller, accompagnée des Immortels, au monde de Brahma, où ne pénètrent pas les maladies.

« Maintenant, Râma, je t’ai pleinement exposé l’histoire du Gange : le salut soit donc à toi, et puisse sur toi descendre la félicité ! voici arrivée l’heure de la prière du soir. Cette descente du Gange, dont je viens de présenter le récit, procure à tous ceux qui l’entendent raconter les richesses, la renommée, une longue vie, le ciel et même la purification des péchés. »

Viçvâmitra se rendit, accompagné du jeune Raghouide, à la ville du roi Viçâla, aussi ravissante et non moins céleste que la cité du Paradis. Là, arrivé dans cette ville, appelée Vêçâli, Râma, tenant ses mains jointes devant soi, Râma à la haute intelligence adressa au saint homme cette demande :

« De quelle royale famille est donc sorti ce magnanime Viçâla ? Poussé d’une vive curiosité, je désire l’apprendre, bienheureux anachorète. »

À ces mots du prince, qui possède à fond la science de soi-même, l’homme aux grandes mortifications Viçvâmitra se met à raconter ainsi :

« Il y avait dans l’âge Krita, vaillant Râma, les fils de Ditî, doués d’une grande force, et les fils d’Aditî, pourvus d’une grande vigueur : tous, ils étaient enivrés de leur puissance et de leur courage ; tous, ils étaient frères, nés d’un seul père, le magnanime Kaçyapa ; mais deux sœurs, Ditî et Aditî, leur avaient donné le jour : ils étaient rivaux, toujours en lutte, et brûlants de se vaincre mutuellement.

« Ces héros d’une énergie indomptée s’étant donc un jour assemblés, voici en quels termes ils se parlèrent, digne rameau de l’antique Raghou : « Comment pourrons-nous être exempts de la vieillesse et de la mort ? »

« Dans leur conseil, une résolution fut ainsi arrêtée : « Tous, réunissant nos efforts, recueillons tous les simples de la terre, semons çà et là ces plantes annuelles dans la mer de lait ; puis, barattons l’océan lacté ; et buvons la divine essence, qui doit naître de ce mélange vigoureusement brassé. Par elle, dans le monde, nous serons affranchis de la vieillesse et de la mort, exempts de la maladie, pleins de force, de vigueur et d’énergie, doués tous d’une splendeur et d’une beauté impérissables. »

« Quand ils eurent ainsi arrêté cette résolution, ils se firent une baratte avec le mont appelé Mandara, une corde avec le serpent Vâsouki, et se mirent à baratter sans repos le séjour de Varouna.

« Au sein des ondes remuées, on vit naître de cette liqueur les plus belles des femmes : elles furent nommées Apsaras[8], parce qu’elles étaient sorties des eaux.

« Destinées pour le plaisir du ciel, elles avaient des formes célestes et rehaussaient avec des ornements célestes la grâce de leurs célestes vêtements. Éblouissantes de splendeur, elles étaient riches en tous les dons de la beauté, de la jeunesse et de la douceur. Il y eut alors de ces Apsaras soixante dizaines de millions ; mais leurs suivantes, Râma, étaient en nombre impossible à calculer. Ni les Dieux, ni les Daîtyas ne prirent ces nymphes, vaillant fils de Raghou ; et, pour cette cause, toutes, elles restèrent en commun.

« Ensuite, cherchant un époux, Vârounî sortit des eaux lactées : les enfants de Ditî refusèrent cette fille de Varouna ; mais la nymphe fut acceptée comme épouse avec une grande joie par les enfants d’Aditi. De là fut donné aux Dieux le nom de Souras, parce qu’ils avaient épousé Vârouni, appelée d’un autre nom Sourâ ; et les Daityas, parce qu’ils avaient dédaigné cette fille des ondes, furent nommés Asouras.

« Alors s’élança hors des flots agités le cheval Outch-tchéççravas[9] : aussitôt après lui parut Kâaustoubha, la perle des perles ; ensuite, on vit surnager au-dessus des eaux brassées la divine ambroisie même ; puis, du sein de l’océan lacté, naquit le roi des médecins, Dhanvantari, qui portait dans ses mains une aiguière, toute pleine de nectar.

« Après celui-ci émergea des eaux barattées le poison destructeur des mondes, et qui, lumineux comme le soleil flamboyant, fut avalé par tous les serpents.

« Alors une terrible guerre, exterminatrice de tous les mondes, s’éleva entre ces puissants rivaux, les Dieux et les Démons, pour la possession de l’ambroisie. Dans ce grand et mutuel carnage, où s’entre-déchiraient ces héros à la vigueur infinie, les fils d’Aditî battirent les enfants de Ditî.

« Quand il eut terrassé les Daîtyas et reçu la couronne du ciel, Indra, le Briseur de villes, monté au comble de la félicité, s’enivra de plaisir, environné d’hommages par tous les immortels. Victorieux de ses ennemis, inaccessible aux chagrins, il se réjouit avec les Dieux ; et tous les mondes alors de partager sa joie, avec les essaims des Rishis et les bardes célestes.

« Ensuite Ditî la Déesse, que la déroute de ses fils, battus par les Dieux, avait conduite au plus haut point de la douleur, tint ce langage à Kaçyapa, son époux, fils de Maritchi : « Ô bienheureux, je souffre dans mes enfants, qu’Indra et tes autres fils ont taillés en pièces, je désire mériter par de longues mortifications un fils qui soit le destructeur de Çakra. Oui, je vais marcher dans les voies de la pénitence : ainsi, daigne confier à mon sein le germe d’un fils ; et qu’ici, fécondé par toi, il enfante un jour le vainqueur de Çakra. »

« Ce discours de la Déesse entendu, le Maritchide Kaçyapa, rayonnant de splendeur, fit cette réponse à Ditî, plongée dans sa douleur : « Qu’il en soit ainsi ! Daigne sur toi descendre la félicité ! Sois pure, femme riche en piété ! car, si tu peux rester mille années sans tache, tu mettras au monde ce fils, que tu désires, ce vainqueur d’Indra, au bout de cette révolution complète. » Quand il eut dit ces mots, le saint, illuminé de splendeur, lui fit une seule caresse avec la main. L’ayant ainsi chastement touchée : « Adieu ! » lui dit Kuçyapa ; et l’anachorète aussitôt de retourner à ses macérations. Après son départ, Diti, ravie de joie, embrassa la plus austère pénitence dans un lieu où la pente conduisait toutes les eaux.

« Tandis qu’elle marchait dans sa carrière de mortifications, Çakra s’astreignit à la plus basse des conditions ; il s’attacha de lui-même au service de la pénitente ; et, dérobant sa grandeur sous les humbles fonctions, qu’il remplissait avec un zélé dévouement, Pourandara s’empressait d’apporter à la sainte femme ce qui était à-propos, du bois, des racines, des fruits, des fleurs, du feu, de l’eau ou de l’herbe Kouça. Il frottait les membres de la vieille anachorète, il dissipait sa lassitude. Le roi du ciel enfin servait Diti en tous les bons offices d’un vigilant domestique.

« Quand il se fut ainsi écoulé dix siècles, moins dix années, Diti joyeuse adressa, noble fils de Raghou, les mots suivants à la Déité aux mille yeux : « Je suis contente de toi, homme à la grande énergie : dix ans nous restent à passer, mon enfant ; mais alors, sois heureux ! il te naîtra de mon sein un noble frère : à cause de toi, mon fils, je veux faire de lui un héros ardent à la victoire. Uni à toi par le doux nœud de la fraternité, il te donnera certainement un royaume ! »

« Ensuite, quand elle eut ainsi parlé à Çakra, la céleste Ditî, à l’heure où le soleil arrive au milieu du jour, fut saisie par le sommeil à côté de ce Dieu travesti, et s’endormit, fils de Raghou, sans rien soupçonner, dans une posture indécente. À la vue de cette obscène attitude, qui rendait impure la sainte anachorète, Indra en fut ravi de joie et se mit à rire.

« Aussitôt le meurtrier du mauvais Génie Bala se glissa dans le corps mis à nu de cette femme endormie, et fendit en sept avec sa foudre aux cent nœuds le fruit qu’elle avait conçu. Puis il recoupa en sept chaque part du malheureux embryon ; lesquelles sept, noble Râma, lui résistaient chacune de toute sa force et pleuraient d’une voix plaintive.

« Tandis que le Dieu armé du tonnerre déchirait le fœtus avec sa foudre au sein de la mère, l’embryon pleurant, ô Râma, poussait de grands cris, et Ditî en fut réveillée.

« Ne pleure donc pas ! disait le fils de Vasou au fœtus éploré, et la foudre en même temps divisait l’embryon, malgré ses larmes. « Ne le tue pas ! s’écria Diti, ne le tue pas ! » À ces mots, respectant cette majesté, qui est dans la parole d’une mère, Indra sortit, et, debout, hors du sein, les mains jointes, devant elle : « Déesse, tu es devenue impure, lui répondit le Dieu, parce que tu es couchée dans une posture indécente. Moi, saisissant l’occasion, j’ai tué l’enfant déposé en ton sein pour ma ruine ; daigne me pardonner cette action, Déesse auguste ! »

« Voyant son fruit divisé en quarante-neuf portions. Ditî pleine de tristesse dit à l’invincible Déité aux mille yeux : « C’est ma faute si mon fruit, mis en pièces, n’est plus qu’un tas de morceaux : la faute, roi des Dieux, n’en peut retomber sur toi, car naturellement tu devais souhaiter ici et chercher ton avantage personnel. Puisqu’il en est arrivé ainsi, veuille bien, Dieu puissant, veuille faire une chose agréable pour moi. Que les sept fragments septuples de mon fruit, célèbres sous le nom de Maroutes et devenus tes serviteurs, parcourent le monde, portés sur les sept épaules des sept Vents. Terrasse, avec le secours de ces Maroutes, mes fils, terrasse, immole les ennemis.

« Qu’ils aillent, ceux-ci dans le monde de Brahma, ceux-là dans le monde d’Indra : et qu’ils voyagent à tes ordres dans toutes ces plages du ciel ! Que les Maroutes, tes légers serviteurs, Indra, soient revêtus de corps célestes et qu’ils savourent l’ambroisie pour aliment ! Daigne accomplir cette parole de moi ! »

« À ces mots de la sainte anachorète, fils de Raghou, Çakra, le plus fort des êtres forts, creusant la paume de ses mains jointes, lui répondit en ces termes : « Qu’il en soit ainsi ! Tes fils seront appelés Maroutes de ce nom même que tu as inventé pour eux : je ferai, sans qu’il y manque rien, toutes ces choses suivant ton désir ; ils seront doués par mon ordre, tes fils, d’une beauté céleste et mangeront avec moi l’ambroisie. Sans crainte, exempts de maladie, ils voyageront dans les trois mondes. Sois tranquille, et puisse descendre la félicité sur toi ! j’accomplirai ta parole : oui ! tout cela sera fait comme tu l’as dit, n’en doute pas !

« Après qu’ils eurent ainsi, de l’une et l’autre part, conclu cette convention, la mère et le fils s’en retournèrent dans le triple ciel : voilà, jeune Râma, ce qui nous fut raconté. Ce lieu-ci, Kakoutsthide, est celui même qui fut habité jadis par le grand Indra. C’est ici même qu’il servait ainsi l’anachorète Ditî, arrivée dans sa pénitence au sommet de la perfection. »

Sur la nouvelle que le saint ermite Viçvàmitra était arrivé dans son royaume, aussitôt Djanaka saisit les huit, parties composantes de l’arghya ; puis, donnant le pas sur lui à Çatânanda, son pourohita sans péché, et s’entourant de tous les autres prêtres attachés au service de son pieux oratoire, il vint en toute hâte saluer Viçvàmitra et lui offrir la corbeille sanctifiée par les prières.

Quand il eut reçu un tel honneur du magnanime Djanaka, Viçvâmitra, le plus vertueux des anachorètes, s’enquit lui-même et sur la santé du roi et à quel point déjà il en était venu du sacrifice ; ensuite il demanda tour à tour, suivant les bienséances, à chacun de tous les ermites venus à sa rencontre avec le pourohita, comment il se portait.

Çatânanda ensuite adressa ce discours à Râma : « Sois le bienvenu ici, ô le plus vaillant des Raghouides ! c’est ta bonne fortune qui t’amène, mon seigneur, accompagné de Viçvâmitra, à ce pieux sacrifice du magnifique roi. En effet, il est insaisissable à toute pensée, ce roi qui s’est élevé à l’état de rishi, le juste Viçvâmitra, à la grande puissance, à la splendeur infinie, qui te fut donné pour ton gourou suprême.

« Il n’existe pas un être, quel qu’il soit, Râma, plus heureux que toi sur la terre, puisque Viçvâmitra, ce trésor de pénitence, a fait de ton bonheur l’objet de ses plus chers désirs. Écoute donc l’histoire de ce magnanime fils de Kouçika, quelle est la force de cet anachorète illustre, quelle est son héroïque énergie, quelle est enfin la puissance de son absorption en Dieu.

Jadis la terre eut un maître nommé Kouça : il était fils de Brahma, l’antique aïeul des créatures, et ce fut lui qui donna le jour au puissant et vertueux Kouçanâbha. Celui-ci eut un fils appelé Gâdhi, prince à la haute intelligence, duquel est né le grand anachorète, ce flamboyant Viçvâmitra. — Or, Viçvâmitra gouverna ce globe en roi, qui semblait une incarnation de la justice, et garda l’empire dans ses mains plusieurs myriades d’années.

« Une fois, ayant rassemblé les six corps d’une armée complète, il se mit, environné de cette formidable puissance, à parcourir la terre. Traversant les fleuves et les montagnes, les forêts et les villes, ce roi fameux arriva de marche en marche jusqu’à l’ermitage de Vaçishtha, ombragé de nombreux arbres, soit à fleurs, soit à fruits, tout rempli de nombreuses bandes d’animaux inoffensifs, hanté par les Siddhas et les Tchâranas, toujours plein de magnanimes anachorètes, fidèles à leurs vœux, semblables à Brahma, tous purifiés par l’exercice de la pénitence, tous resplendissants comme le feu. n’ayant tous pour seule nourriture que l’eau, le vent, les feuilles tombées, les racines et les fruits ; âmes domptées, qui ont vaincu la colère, qui ont vaincu les organes des sens, qui font un saint usage des ablutions, qui ont pour mortier les dents et pour seul pilon une pierre ; hermitage fortuné, où se plaisent les rishis Bâlikhilyas, voués à la prière et au sacrifice.

« Aussitôt que Viçvâmitra, ce héros à la force puissante, eut aperçu Vaçishtha, le plus distingué parmi ceux qui récitent la prière,, il fut porté au comble de la joie et s’inclina devant lui avec respect : — « Sois le bienvenu chez moi ! » lui dit Vaçishtha le magnanime, qui offrit poliment un siège à ce maître de la terre.

« Ensuite, quand le sage Viçvâmitra se fut assis sur un siège éminent d’herbe kouça, le prince des anachorètes lui présenta des racines et des fruits. Après qu’il eut reçu de Vaçishtha ces honneurs, le meilleur des rois, le resplendissant, Viçvâmitra lui demanda s’il voyait tout prospérer dans son feu sacré, ses disciples et ses bouquets d’arbres. Le plus vertueux des anachorètes, le fils de Brahma, l’ascète aux dures macérations, Vaçishtha répondit que la santé régnait partout, et renvoya ces questions au fils de Gâdhi, au plus éminent des vainqueurs, au roi Viçvâmitra, commodément assis.

« Ensuite, ce monarque, d’une splendeur éblouissante, répondit avec un air modeste au pieux Vaçishtha que la félicité régnait chez lui de tous les côtés.

« Alors qu’ils eurent passé dans ces mutuels récits un assez long temps, exerçant l’un sur l’autre une puissance de charme réciproque et tous deux pleins du plus vif plaisir, le bienheureux Vaçishtha, le plus saint des anachorètes, souriant à Viçvâmitra, lui tint ce langage, à la fin de ce vertueux entretien : « Monarque puissant, j’ai envie de servir un banquet hospitalier à ton armée et à toi, de qui la grandeur est sans mesure : accepte ce festin, qui sera digne de toi. Que ta majesté daigne recevoir l’hospitalité offerte ici par moi : tu es le plus noble des hôtes, ô roi, et je dois maintenant déployer tout mon zèle pour te fêter.

« À ces paroles de Vaçishtha, le roi maître de la terre, Viçvâmitra lui répondit ainsi : « C’est déjà fait ! tu m’as rendu complètement les honneurs de l’hospitalité avec ces racines et ces fruits, qui sont tout ce que tu possèdes, auguste et bienheureux solitaire, avec cette eau pour nettoyer mes pieds, avec cette onde pour laver ma bouche, et surtout avec ton saint visage, dont tu m’offres la vue. J’ai reçu ici de toute manière les honneurs d’une hospitalité digne : je m’en vais ; hommage à toi, resplendissant anachorète ! daigne jeter sur moi un regard ami !

« Mais, quoiqu’il parlât ainsi, Vaçishtha au cœur immense, à l’âme généreuse, n’en pressait pas moins le monarque de ses invitations plusieurs fois répétées.

« Eh bien ! soit ! répondit enfin à Vaçishtha le royal fils de Gâdhi ; qu’il en soit donc comme il te plaît, noble taureau des solitaires !

« Quand il eut ainsi parlé, le resplendissant Vaçishtha, le plus distingué entre ceux qui récitent la prière à voix basse, appela joyeux la vache immaculée, dont le pis merveilleux donne à qui trait sa mamelle toute espèce de choses, au gré de ses désirs.

« Viens, Çabalâ, dit-il, viens promptement ici : écoute bien ma voix ! J’ai résolu de composer un banquet hospitalier pour ce roi sage et toute son armée avec les nourritures les plus exquises : fournis-moi ce festin. Quelque mets délicieux que chacun souhaite dans les six saveurs, fais pleuvoir ici, pour l’amour de moi, céleste Kâmadhoub, fais pleuvoir toutes ces délices. Hâte-toi, Çabalâ, de servir à ce monarque un banquet hospitalier sans égal avec tout ce qui existe de plus savoureux en mets, en breuvages, en toutes ces friandises, que l’on suce ou lèche avec sensualité ! »

« Quand Vaçishtha l’eut ainsi appelée, vaillant immolateur de tes ennemis, Çabalâ se mit à donner toutes les choses désirées, au gré de quiconque trayait sa mamelle : des cannes à sucre, des rayons de miel, des grains tout frits, le rhum, que l’on tire des fleurs du lythrum, le plus délicieux esprit de l’arundo saccharifera, les plus exquis des breuvages, toutes les sortes possibles d’aliments, des mets, soit à manger, soit à sucer, des monceaux de riz bouilli, pareils à des montagnes, de succulentes pâtisseries, des gâteaux, des fleuves de lait caillé, des conserves par milliers, des vases regorgeants çà et là de liqueurs fines, variées, dans les six agréables saveurs.

« Cette foule d’hommes, et toute l’armée de Viçvamitra, si magnifiquement traitée par Vacishtha, fut pleinement satisfaite et rassasiée à cœur joie. À chaque instant, Çabalâ faisait ruisseler en fleuves tous les souhaits réalisés au gré de chaque désir. L’armée entière de ce grand Viçvâmitra, le roi saint, fut donc alors joyeusement repue dans ce banquet, où, terrible immolateur de tes ennemis, elle fut régalée de tout ce qu’elle eut envie de savourer.

« Le monarque, pénétré de la plus vive joie, avec sa cour, avec le chef de ses brahmes, avec ses ministres et ses conseillers, avec ses domestiques et son armée, avec ses chevaux et ses éléphants, adressa ce discours à Vaçishtha : « Brahme, qui donne à chacun ce qu’il veut, j’ai été splendidement traité par toi, si digne assurément de toute vénération. Écoute, homme versé dans l’art de parler, ju vais dire un seul mot : Donne-moi Çabalâ pour cent mille vaches. Certes ! c’est une perle, saint brahme, et les rois ont part, tu le sais, aux perles trouvées dans leurs États : donne-moi Çabalâ ; elle m’appartient à bon droit ! »

« À ces paroles de Viçvâmitra, le bienheureux Vacishtha, le plus vertueux des anachorètes et comme la justice elle-même en personne, répondit ainsi au maître de la terre : « Ô roi, ni pour cent milliers, ni même pour un milliard de vaches, ou pour des monts tout d’argent, je ne donnerai jamais Çabalâ. Elle n’a point mérité que je l’abandonne et que je la repousse loin de ma présence, dompteur puissant de tes ennemis : cette bonne Çabalâ est toujours à mes côtés, comme la gloire est sans cesse auprès du sage, maître de son âme. Je trouve en elle, et les oblations aux Dieux, et les offrandes aux Mânes, et les aliments nécessaires à ma vie : elle met tout près de moi, et le beurre clarifié, que l’on verse dans le feu sacré, et le grain, que l’on répand sur la terre ou dans l’eau, en signe de charité à l’égard des créatures. Les sacrifices en l’honneur des Immortels, les sacrifices en l’honneur des ancêtres, les différentes sciences, toutes ces choses, n’en doute pas, saint monarque, reposent ici vraiment sur elle.

« C’est de tout cela, ô roi, que se nourrit sans cesse ma vie. Je t’ai dit la vérité : oui, pour une foule de raisons, je ne puis te donner cette vache, qui fait ma joie ! »

« Il dit ; mais Viçvâmitra, habile à manier la parole, adresse encore au saint anachorète ce discours, dans le ton duquel respire une colère excessive : « Eh bien ! je te donnerai quatorze mille éléphants, avec des ornements d’or, avec des brides et des colliers d’or, avec des aiguillons d’or également pour les conduire ! Je te donne encore huit cents chars, dont la blancheur est rehaussée par les dorures : chacun est attelé de quatre chevaux et fait sonner autour de lui cent clochettes. Je te donne aussi, pieux anachorète, onze mille coursiers, pleins de vigueur, d’une noble race et d’un pays renommé. Je te donne enfin dix millions de vaches florissantes par l’âge et mouchetées de couleurs différentes ; cède-moi donc à ce prix Çabalâ ! »

« À ces mots de l’habile Viçvâmitra, le bienheureux ascète répondit au monarque, enflammé de ce désir : « Pour tout cela même, je ne donnerai pas Çabalâ ! En effet, elle est ma perle, elle est ma richesse, elle est tout mon bien, elle est toute ma vie. Elle est pour moi, et le sacrifice de la nouvelle, et le sacrifice de la pleine lune, et tous les sacrifices, quels qu’ils soient, et les dons offerls aux brahmes assistants, et les différentes cérémonies du culte : oui ! roi, n’en doute pas ; toutes mes cérémonies ont dans elle leurs vives racines. À quoi bon discuter si longtemps ? Je ne donnerai pas cette vache, dont la mamelle verse à qui la trait une réalisation de tous ses désirs. »

« Quand Vaçishtha eut refusé de lui céder la vache merveilleuse, qui change son lait en toutes les choses désirées, le roi Viçvâmitra dès ce moment résolut de ravir Çabalâ au saint anachorète.

« Tandis que le monarque altier emmenait Çabalâ, elle, toute songeuse, pleurant, agitée par le chagrin, se mit à rouler, en soi-même ces pensées : « Pourquoi suis-je abandonnée par le très-magnanime Vaçishtha, car il souffre que les soldats du roi m’entraînent plaintive et saisie de la plus amère douleur ? Est-ce que j’ai commis une offense à l’égard de ce maharshi, abîmé dans la contemplation, puisque cet homme si juste m’abandonne, moi innocente, sa compagne bien-aimée et sa dévouée servante ? »

« Après ces réflexions, fils de Raghou, et quand elle eut encore soupiré mainte et mainte fois, elle retourna avec impétuosité à l’ermitage de Vaçishtha ; et, malgré tous les serviteurs du roi, mis en fuite devant elle par centaines et par milliers, elle vint, rapide comme le vent, se réfugier sous les pieds du grand anachorète.

« Arrivée là, pleurant de chagrin, elle se mit en face du solitaire, et, poussant un plaintif mugissement, elle tint à Vaçishtha ce langage : « M’as-tu donc abandonnée, bienheureux fils de Brahma, que ces soudoyers du roi m’entraînent ainsi loin de ta vue ? »

« À ces paroles de sa vache malheureuse, au cœur tout consumé de tristesse, le saint brahme lui répondit en ces termes, comme à une sœur : « Je ne t’ai point abandonnée, Çabalâ, et tu n’as point commis d’offense contre moi : non ! c’est malgré moi qu’il t’emmène, ce roi à la force puissante ! En effet, je ne crois pas que l’on puisse trouver une force égale à celle d’un roi, surtout parmi les brahmes : celui-ci est puissant, il est kshatrya de race, il est même le maître de toute la terre. Ce que tu vois est une armée complète, où s’agitent d’un mouvement inquiet les chars, les coursiers, les éléphants ; car il est venu environné d’une force supérieure à la mienne par ses fantassins, ses drapeaux et ses grandes multitudes d’hommes ! »

« À ces mots de Vaçishtha, la vache, instruite à parler, répondit modestement au saint brahme, environné d’une splendeur infinie : « La force du kshatrya n’est pas supérieure, dit-on, à la force du brahme. La puissance du brahme est céleste et l’emporte sur la puissance du kshatrya. Tu possèdes une force incalculable : ce Viçvâmitra à la grande vigueur n’est point, ô brahme, plus fort que toi : il est difficile de lutter contre ton invincible énergie. Donne-moi tes ordres, à moi, que ta puissance a fait naître, éblouissant anachorète ; commande que je détruise la force et l’orgueil du monarque injuste. »

« À ce discours de sa vache : « Allons ! dit Vaçishtha, l’ermite aux bien grandes macérations, allons ! produis une armée qui mette en pièces l’armée de mon ennemi ! »

« Alors, vaillant prince, enfantés par centaines de son mugissement, les Pahlavas[10] se mirent à porter la mort, sous les yeux mêmes du roi, dans toute l’armée de Viçvâmitra : mais lui, pénétré de la plus vive douleur et les yeux enflammés de colère, extermina ces Pahlavas avec différentes sortes d’armes.

« À l’aspect de Viçvâmitra moissonnant par centaines ses Pahlavas, Çabalâ en créa de nouveau ; et ce furent les formidables Çakas[11], mêlés avec les Yavanas[12].

« Toute la terre fut couverte de ces deux peuples unis, agiles à la course, pleins de vigueur, serrés en bataillons comme les fibres du lotus, armés de longues épées et de grands javelots, défendus sous des armes d’or comme leur cotte de mailles. Dans l’instant même, toute l’armée du roi fut consumée par eux, telle que par des feux dévorants.

« À la vue de son armée en flammes, Viçvâmitra le très-puissant de lancer contre l’ennemi ses flèches d’un esprit égaré et dans le trouble des sens.

« Ensuite, quand il vit ses bataillons éperdus, mis en désordre sous les traits du monarque, Vaçishtha aussitôt jeta ce commandement à sa vache : « Fais naître de nouveaux combattants ! »

« À l’instant, un autre mugissement produit les Kambodjas, semblables au soleil : les Pahlavas, des javelots à la main, sortent de son poitrail ; les Yavanas, de ses parties génitales ; les Çakas, de sa croupe ; et les pores velus de son derme enfantent les Mlétchas, les Toushâras et les Kirâtas.

« Par eux et dans l’instant même, fils de Raghou, cette armée de Viçvâmitra fut anéantie avec ses fantassins, ses chars, ses coursiers et tous ses éléphants.

« À la vue de son armée détruite par le magnanime solitaire, cent fils de Viçvâmitra, tous diversement armés, fondirent, enflammés de colère, sur Vaçishtha, le plus vertueux des hommes qui murmurent la prière, mais le grand anachorète les consuma d’un souffle. Un seul moment suffit au magnanime Vaçishtha pour les réduire tous en cendres : fils de Viçvâmitra, cavaliers, chars et fantassins.

« Quand il eut ainsi vu périr, héros sans péché, tous ses fils et son armée, Viçvâmitra, tout à l’heure si puissant, réfléchit alors sur lui-même avec plus de modestie.

« Comme le serpent, auquel on a brisé les dents ; comme l’oiseau, auquel on a coupé les ailes ; comme la mer, quand elle n’a plus ses vagues ; comme le soleil obscurci au temps où l’éclipse a dérobé sa lumière, ce prince malheureux, ses fils morts, son armée détruite, son orgueil à bas, ses moyens pulvérisés, tomba dans le mépris de soi-même.

« Ayant donc mis à la tête de son empire le seul fils qui n’eût pas encouru le malheur des autres, afin qu’il protégeât la terre, comme il sied au kshatrya, le roi Viçvâmitra se retira au fond d’un bois. Là, sur les flancs de l’Himâlaya, dans un lieu embelli par les Kinnaras, ces mélodieux Génies, il s’astreignit à la plus rude pénitence pour gagner la bienveillance de Mahâdéva. Après un certain laps de temps, le grand Dieu rémunérateur, qui porte sur son étendard l’image d’un taureau, vint trouver le roi pénitent, et lui dit : « Pourquoi subis-je cette rigide pénitence ? Dis, roi ! je suis le dispensateur des grâces ; fais-moi connaître quelle faveur tu désires. »

« À ces paroles du grand Dieu, l’austère pénitent se prosterna devant Mahâdéva, et lui tint ce langage : « Si tu es content de moi, divin Mahâdéva, mets en ma possession l’arc Véga, avec l’arc Anga, l’arc Oupânga, l’arc Oupanishad et tous leurs secrets : fais apparaître à mes yeux ces armes, qui sont en usage chez les Dieux, les Dânavas, les Rishis, les Gandharvas, les Yakshas et les Rakshasas. Voilà, Dieu illustre des Dieux, ce que mon cœur demande à ta bienveillance ! » — « Qu’il en soit ainsi ! » reprit le souverain des Immortels ; et, cela dit, il retourna dans les cieux.

« Quand il eut reçu les armes désirées, l’illustre et royal saint Viçvâmitra, comblé d’une vive allégresse, en devint alors tout plein d’orgueil. Enflé par cette force nouvelle, comme la mer au temps de la pleine lune, il se crut déjà le vainqueur de Vaçishtha, le meilleur des anachorètes. — Il revint donc à l’ermitage de l’homme saint et décocha contre lui ses flèches mystiques, par lesquelles tout le bois de la pénitence fut ravagé d’un immense incendie.

« En un instant, l’ermitage du magnanime Vaçishtha fut vide et il devint pareil au désert sans voix. « Ne craignez pas, criait Vaçishtha mainte fois, ne craignez pas ! Me voici pour anéantir le fils de Gâdhi, comme le grésil, qui fond à l’aspect du soleil ! » À ces mots, l’éblouissant Vaçishtha, le plus excellent des êtres doués de la parole, adressa, plein de colère, ce discours à Viçvâmitra :

« Insensé, toi, qui as détruit cet ermitage longtemps heureux, tu as commis là une mauvaise action : c’est pourquoi tu périras ! »

« Il dit, et, touchée par son bâton brahmique, la flèche terrible et sans égale du feu s’éteignit, comme l’eau éteint la flamme impétueuse.

« Viçvâmitra alors, accablé de chagrin, dit ces mots, qui suivaient plus d’un soupir : « La force du kshatrya est une chimère ; la force réelle, c’est la force inséparable de la splendeur brahmique ! Il n’a fallu au brahme que son bâton pour briser toutes mes armes ! Ainsi vais-je, après que j’ai vu de mes yeux les effets d’une telle force, amender tous mes sens et me vouer aux rigueurs de la pénitence, pour m’élever de ma caste à celle des brahmes. » Il dit, et ce resplendissant monarque rejeta loin de lui toutes ses armes.

« Accompagné de son épouse, le fils de Kouçika était passé dans la contrée méridionale, où, se nourrissant de racines et de fruits, il avait embrassé une très-dure pénitence. Ce monarque brûlait d’envie, par l’émulation que lui inspirait Vaçishtha, de parvenir à l’état saint dans la caste des brahmes ; mais, se voyant toujours vaincu par l’énergie de l’unification en Dieu, que l’anachorète devait à ses austérités brahmiques, il s’enfonça dans la forêt des mortifications, et là, vaillant Râma, il se macéra d’une manière excellente : « Que je sois brahme ! » disait-il, ferme dans la résolution que sa grande âme avait conçue.

« Après mille années complètes, Râma, l’antique aïeul des mondes, Brahma, se présenta au fils de Gâdhi et lui adressa ces douces paroles : « Fils de Kouçika, tu es entré triomphalement au monde très-élevé des rois saints : oui ! cette pénitence victorieuse t’a mérité, c’est mon sentiment, le titre de Rishi entre les rois ! » À ces mots, l’auguste et resplendissant monarque des mondes quitta l’atmosphère et retourna, escorté par les Dieux, au ciel de Brahma.

« Réfléchissant aux paroles, qu’il venait d’entendre et baissant un peu la tête de confusion, Viçvâmitra, plein d’une vive douleur, se dit avec tristesse : « Après que j’ai porté le poids de bien grandes macérations, Bhagavat ne m’a appelé tout à l’heure que roi-saint : ce n’est pas là, certainement, le fruit auquel aspire ma pénitence ! »

« Il dit, et cet éminent anachorète d’une éclatante splendeur, maître excellemment de lui-même, s’astreignit de nouveau, Kakoutsthide, aux plus austères mortifications.

« Dans ce temps même vivait un roi, nommé Triçankou, dévoué à la justice comme à la vérité et né du sang d’Ikshwâkou. Cette pensée lui était venue : « Je veux, se disait-il, offrir le sacrifice d’un açwamédha, par là j’obtiendrai de passer avec mon corps dans la voie suprême, où marchent les Dieux. » Il manda Vaçishtha et lui fit connaître ce dessein : « C’est une chose impossible ! » répondit le prêtre sage.

« Ayant donc essuyé un refus de son directeur spirituel, le roi tourna ses pas vers la contrée méridionale, où les cent fils de Vaçishtha se livraient à la pénitence.

« À peine les cent fils du rishi eurent-ils entendu le discours de Triçankou, vaillant Râma, qu’ils adressèrent au monarque ces mots, où respirait la colère : « Ton gourou, de qui la bouche est celle de la vérité, a refusé de servir ton dessein : pourquoi donc passer outre à ses paroles et recourir à nous, homme à l’intelligence difficile ? Pourquoi veux-tu abandonner la souche et t’appuyer sur les branches ? Ô roi, ce n’est pas bien à toi de vouloir que nous soyons les ministres de ton sacrifice ! Retourne dans ta ville : cet homme saint est seul capable de célébrer ton sacrifice, et non pas nous. »

« À ces paroles, dont les syllabes s’envolaient, troublées par la colère, le monarque tomba dans un profond chagrin et dit ces mots aux cent fils du solitaire : « Refusé par Vaçishtha d’abord, par vous ensuite, j’irai ailleurs, sachez-le bien ! chercher le secours, dont j’ai besoin pour mon sacrifice ! » Irrités par ces mots du roi aux syllabes menaçantes, les cent fils du saint lancèrent contre lui cette malédiction : « Tu seras un tchândâla ! »

« Après qu’ils eurent ainsi maudit ce roi, ils rentrèrent dans leur pieux ermitage. Puis, quand cette nuit se fut écoulée, noble Râma, le resplendissant monarque changea dans un instant : il n’offrit plus aux regards que l’aspect d’un tchândâla, à la figure hideuse, les yeux couleur de cuivre, les dents saillantes et gangrenées de ce jaune qui passe à la nuance du noir, le corps affublé d’un vêtement noir dans la moitié inférieure, d’un vêtement rouge dans la moitié supérieure de la taille, n’ayant que des ornements de fer pour toute parure, et pour vêtement qu’une peau d’ours.

« Dès lors, solitaire et l’âme troublée, on vit errer ce roi, consumé le jour et la nuit par le cruel chagrin de la malédiction fulminée contre lui. — Dans sa détresse, il s’en alla trouver le secourable Viçvâmitra, cet homme si riche en macérations, qui exerçait à l’égard de Vaçishtha une magnanime rivalité.

« Cher Ikshwâkide, sois ici le bienvenu ! lui dit Viçvâmitra. Je connais ta grande vertu : je serai ton secours ; demeure ici dans mon ermitage. Je convoquerai ici pour toi, infortuné monarque, tous nos plus grands ascètes à la cérémonie du sacrifice offert pour l’accomplissement de ton brûlant désir. Tu me sembles déjà toucher le paradis avec ta main, ô le plus vertueux des monarques, toi que l’envie de parvenir au triple ciel a conduit vers moi. »

« Quand on eut apporté là tout l’appareil, le sacrifice commença. Ici, l’adhwaryou, ce fut le grand ascète Viçvâmitra ; ici, les prêtres officiants, ce furent des anachorètes les plus parfaits en leurs vœux.

« Le bienheureux Viçvâmitra, qui possédait la science des mantras, fit l’invocation pour amener les immortels habitants du triple ciel à la participation des choses offertes sur l’autel ; mais ces Dieux appelés ne vinrent pas recevoir une part dans les oblations. De là, tout pénétré de colère, ce grand et saint anachorète, élevant la cuiller sacrée, adresse à Triçankou ces paroles :

« Triçankou, noble souverain, monte au ciel avec ton corps. Oui ! par la force de ces pénitences, que j’ai thésaurisées depuis mon enfance, par la force d’elles toutes complètement et quelque grandes qu’elles soient, va dans le ciel avec ton corps ! » Aussitôt que le saint ermite eut ainsi parlé, Triçankou, emporté dans les airs, monta au ciel sous le regard des anachorètes. Le Dieu qui commande à la maturité, Indra vit au même instant ce roi, qui s’acheminait lestement vers le triple ciel, malgré le poids de son corps.

« Triçankou, dit alors ce roi du ciel, tombe d’une chute rapide, la tête en bas, sur la terre ! Insensé, il n’y a pas dans le ciel d’habitation faite pour toi, qu’un directeur spirituel a frappé de sa malédiction ! » À ces paroles de Mahéndra, le malheureux Triçankou retomba du ciel. Ramené vers la terre, sa tête en bas, il criait à Viçvâmitra : « Sauve-moi ! » À ces mots : Sauve-moi, jetés vers lui par ce roi tombant du ciel : « Arrête-toi ! lui dit Viçvâmitra, saisi d’une colère ardente, arrête-toi ! » Ensuite, par la vertu de son ascétisme divin, il créa, comme un second Brahma, dans les voies australes du firmament, sept autres rishis, astres lumineux, qui se tiennent au pôle méridional, comme l’a voulu cet auguste anachorète.

« À l’aide encore de la puissance brahmique, enfantée par ses macérations, il se mit à produire un nouveau groupe d’étoiles dans les routes australes du Swarga. Puis, il se mit à l’œuvre afin de créer aussi de nouveaux Dieux à la place d’Indra et de ses immortels collègues. Mais alors, en proie à la plus vive inquiétude, les Souras, avec les chœurs des rishis divins se hâtent d’approuver, fils de Raghou, dans la crainte de Viçvâmitra : « Soit ! dirent les Dieux ; que ces constellations demeurent ainsi, loin des routes du soleil et de la lune. Que Triçankou même se tienne ici, la tête en bas, à la voûte céleste australe, ses vœux comblés, et flamboyant de sa propre lumière ! »


« Dans ce temps, noble fils de Raghou, la pensée de sacrifier naquit au saint roi Ambarîsha.

« Tandis que ce fier dominateur de la terre se préparait à verser le sang d’un homme en l’honneur des Immortels, Indra tout à coup déroba la victime liée au poteau du sacrifice et sur laquelle on avait déjà versé les ondes lustrales, en récitant les formules des prières. Quand le brahme, chef du sacrifice, vit alors cette victime enlevée, il tint au roi ce langage : « Ne l’oublie pas, seigneur des hommes, les Dieux frappent un roi, qui n’a point su garder le sacrifice. Ramène donc à l’autel cette victime, ou mets à sa place une nouvelle hostie, achetée à prix d’argent, afin que la cérémonie suive son cours. »

« À ces mots du brahme qui dirigeait le sacrifice, Ambarîsha dès lors se mit à chercher partout un homme, qui, marqué de signes heureux, pût lui servir de victime. Il vit un brahme, nommé Ritchîka, pauvre, ayant beaucoup d’enfants et lui dit : « Ô le plus vertueux des brahmes, donne-moi pour cent mille vaches un de tes fils, afin qu’il soit immolé sur l’autel dans un grand sacrifice, dont la victime doit être un homme. »

« À ce discours, que lui adressait Ambarîsha, il répondit ces mots : « Je ne consentirai jamais à vendre l’aîné de mes fils ! »

« Sur les paroles de Ritchîka, la mère illustre de ses fils tint ce langage au roi : « Je ne consentirai jamais à vendre l’aîné de mes fils, a dit le saint Kaçyapide ; eh bien ! sache que le plus jeune de nos fils est ainsi chéri de moi par-dessus tous les autres. Ainsi, prince, ces deux enfants seront exceptés. »

« À ces mots du brahmine, à ces mots de sa femme, Çounaççépha, celui de leurs fils que sa naissance plaçait au point médial entre ces deux termes, avança les paroles suivantes : « Mon père ne veut pas vendre l’aîné de ses fils, et ma mère ne veut pas te céder son dernier-né. Je pense que c’est dire : « Mais on veut bien te vendre celui qui est entre les deux ; ainsi, ô roi, emmène-moi d’ici promptement ! » Ensuite, le monarque ayant donné les cent mille vaches et reçu l’homme en échange pour victime, s’en alla, plein de joie.

« Après que Çounaççépha lui eut été remis, le roi, au milieu du jour, comme ses chevaux se trouvaient fatigués, fit halte près du lac Poushkara. Dans le temps qu’il était arrêté là, Çounaççépha, homme d’un grand jugement, s’approcha de ce tirtha saint, et, sur ses bords, il aperçut Viçvâmitra. Alors cet infortuné, le cœur déchiré par la douleur d’avoir été vendu et par la fatigue du voyage, s’avança vers l’anachorète, et, courbant la tête à ses pieds, lui dit : « Je n’ai plus ni père, ni mère, ni parents, ni amis : daigne sauver un malheureux, abandonné par sa famille et qui vient implorer ton secours. Veuille bien exécuter une chose telle que le roi fasse ce qu’il veut faire, et que je vive cependant, moi, qui me réfugie sous l’énergie de ta sainteté. »

« À ces mots du suppliant, Viçvâmitra le consola et dit à ses propres fils : « Voici arrivé le temps où les pères désirent trouver dans leurs fils une plus grande vertu, parce qu’il faut traverser une immense difficulté.

« Cet adolescent, fils d’un solitaire, désire que je lui porte secours, veuillez donc faire une chose, que je verrais avec plaisir, celle de sacrifier votre vie pour sauver la sienne. »

« À cet ordre itératif de leur père, il fut répondu avec insolence par les fils du saint anachorète ces paroles blessantes : — « Comment ! tu sacrifies tes fils pour sauver les fils d’autrui ! Agir ainsi, bienheureux, c’est dévorer ta chair elle-même ! » À peine l’anachorète eut-il entendu ces mots amers, que, les yeux enflammés de courroux, il maudit alors ses fils et tint ce langage à Çounaççépha : « Au moment où tu seras consacré comme victime, récite alors, mon fils, ce mantra ou prière secrète, que je vais t’enseigner et qui roule sur les justes louanges de Mahéndra. Dans le temps que tu réciteras cette prière, le fils de Vasou, Indra lui-même, viendra te sauver de la mort qui t’est réservée comme victime ; et cependant le sacrifice de ce puissant maître de la terre n’en sera pas moins célébré sans aucun empêchement. »

« Çounaççépha fut donc lié au poteau et consacré, après que le sacrificateur, ayant reconnu en lui tous les signes de bon augure, eut approuvé et purifié cette victime. Celui-ci garrotté à la colonne fatale, donnant au même instant le plus grand essor à sa voix, se mit à célébrer dans ses chants mystérieux le roi des Immortels, Indra aux coursiers fauves, que le désir d’une sainte portion avait conduit au sacrifice. Ravi par ce chant, le Dieu aux mille yeux combla tous ses vœux. Çounaççépha reçut de lui d’abord cette vie si désirée, ensuite une éclatante renommée. Le roi même obtint aussi, par la faveur de l’Immortel aux mille regards, ce fruit du sacrifice, tel que ses désirs le voulaient, c’est-à-dire, la justice, la gloire et la plus haute fortune.


« Après un millier complet d’années, les Dieux, qui ont tenu leur attention fixée sur la force de sa pénitence, viennent trouver le sublime anachorète, purifié dans l’accomplissement de son vœu. — Brahma lui adresse alors une seconde fois la parole en ces mots très doux : « Te voilà devenu un rishi ! tu peux maintenant, s’il te plaît, cesser ta pénitence. »

« Aussitôt qu’il eut ainsi parlé, Brahma s’en retourna d’une course légère, comme il était venu ; mais Viçvâmitra, qui avait entendu ce langage, n’en continua pas moins à se macérer dans la pénitence. Longtemps après, une Apsarâ charmante, qui avait nom Ménakâ, s’en vint furtivement à l’ermitage de Viçvâmitra ; et là, conduite par le malin projet de séduire l’anachorète voué aux mortifications, elle se mit à baigner dans les eaux du lac Poushkara ses membres délicieux.

« Au premier coup d’œil envoyé, dans la forêt solitaire, à cette Ménakâ, de qui toute la personne n’était que charme, et dont les vêtements imbibés d’eau rendaient les formes encore plus ravissantes, l’ermite à l’instant même tomba sous la puissance de l’amour et dit à la nymphe ces paroles : « Qui es-tu ? De qui es-tu la fille ? D’où viens-tu, conduite par le bonheur dans cette forêt ? Viens, beauté craintive, viens te reposer dans mon heureux ermitage. » À ces mots du solitaire, Ménakâ répondit : « Je suis une Apsâra : on m’appelle Ménakâ ; je suis venue ici, en suivant mon penchant vers toi. »

« Le saint prit donc par la main cette femme charmante, de qui la bouche avait prononcé des paroles si aimables, et il entra dans son ermitage avec elle.

« Avec elle encore, cinq et cinq années de Viçvâmitra s’écoulèrent comme un instant au sein du plaisir ; et le solitaire, à qui cette nymphe avait dérobé son âme et sa science, ne compta ces dix ans passés que pour un seul jour. — Après ce laps de temps, l’ascète Viçvâmitra s’aperçut de son changement par sa réflexion sur lui-même et jeta ces mots avec colère : « Ma science, le trésor de pénitence, que je m’étais amassé, ma résolution même, il n’a fallu qu’un instant ici pour tout détruire : qu’est-ce donc, hélas ! que les femmes ? »

« Ensuite, ayant congédié la nymphe avec des paroles affectueuses, irrité contre lui-même, il s’astreignit aux plus atroces macérations.

« Dix nouveaux siècles encore, l’anachorète à la splendeur infinie parcourut cette difficile carrière.

« Ses bras levés en l’air, debout, sans appui, se tenant sur la pointe d’un seul pied, immobile sur la même place, comme un tronc d’arbre, n’ayant pour aliments que les vents du ciel ; enveloppé de cinq feux, l’été, dans l’hiver, sans abri, qui le défendît contre les nuages pluvieux, et couché l’hiver dans l’eau : voilà quelle fut la grande pénitence, à laquelle s’astreignit cet énergique ascète. Il resta ainsi lié à cette cruelle, à cette culminante pénitence une révolution entière de cent années ; et la crainte alors vint saisir tous les Dieux au milieu du ciel.

« Le roi des Immortels, Çakra lui-même tomba dans une extrême épouvante ; il se mit à chercher dans sa pensée la ruse qui pouvait mettre un obstacle dans cette pénitence. Et bientôt, appelant à lui Rambhâ, la séduisante apsarâ, l’auguste monarque, environné par l’essaim des Vents, adresse à la nymphe ce discours, qui doit le sauver et perdre le fils de Kouçika :

« Éblouissante Rambhâ, voici une affaire qu’il te sied de conduire à bonne fin dans l’intérêt des Immortels : séduis par les grâces accomplies de ta beauté le fils de Kouçika, au plus fort de ses macérations.

« Moi, sous la forme d’un kokila, dont les chants ravissent tous les cœurs, dans cette saison, où les fleurs embaument sur la branche des arbres, je me tiendrai sans cesse à tes côtés, accompagné de l’Amour. »

« Décidée à ces mots du roi des Immortels, Rambhâ, la nymphe aux bien jolis yeux, se fit une beauté ravissante et vint agacer Viçvâmitra. Indra et l’Amour de complot avec lui, Indra même, changé en kokila, se tenait auprès d’elle, et son ramage délicieux allumait le désir au sein de Viçvâmitra.

« Dès que le gazouillement suave du kokila, qui semait dans le bois ses concerts, et la musique douce, énamourante des chansons de la nymphe eut frappé son oreille ; dès que le vent eut fait courir sur tout son corps de voluptueux attouchements, et qu’embaumé de parfums célestes il eut fait goûter à son odorat ces impressions qui mettent le comble aux ivresses des amants, le grand anachorète se sentit l’âme et la pensée ravies.

« Il fit un mouvement vers le côté d’où venait cette mélodie charmante, et vit Rambhâ dans sa beauté enchanteresse.

« Ce chant et cette vue enlevèrent d’abord l’anachorète à lui-même ; mais alors, se rappelant que déjà pareilles séductions avaient brise tout le fruit de sa pénitence, il entra dans la méfiance et le soupçon. Pénétrant au fond de ce piège avec le regard de la contemplation ascétique, il vit que c’était l’ouvrage de la Déité aux mille yeux. Aussitôt il s’enflamma de colère et jeta ce discours à Rambhâ : « Parce que tu es venue ici nous tenter par tes qualités accomplies, change-toi en rocher, et reste enchaînée sous notre malédiction une myriade complète d’années dans ce bois des mortifications. »

« Mais à peine Viçvâmitra eut-il métamorphosé la nymphe en un roc stérile, que ce grand anachorète tomba dans une poignante douleur, car il s’aperçut qu’il venait de céder à l’empire de la colère.

Et, s’adressant à lui-même ses plus vifs reproches, il s’écria : « Je n’ai pas encore vaincu mes sens ! » Ensuite, le grand solitaire abandonna la sainte contrée de l’Himalaya ; et, dirigeant sa route vers la plage orientale, il parvint dans le Vadjrasthâna, où, d’une résolution inébranlablement arrêtée, il recommença le cours de sa pénitence, observa le vœu du silence un millier d’années, et se tint immobile comme une montagne.

« Quand ils virent l’anachorète sans colère, sans amour, l’âme entièrement placide, abordé à la plus haute perfection par son insigne pénitence, alors, vaillant dompteur de tes ennemis, alors tous les Dieux, tremblants et l’esprit agité, s’en vinrent, avec Indra, leur chef, au palais de Brahma, et dirent à ce Dieu, trésor de pénitence :

« Qu’il obtienne le don qu’il désire, cet illustre saint, le plus éminent des ascètes, avant qu’il ne tourne sa pensée vers le dessein même d’obtenir le royaume du ciel ! »

« Ces paroles dites, tous les chœurs des Immortels, sur les pas de Brahma, qui marchait à leur tête, se rendent à l’ermitage de Viçvâmitra et lui tiennent alors ce langage : « Rishi-brahme, cesse dorénavant ces triomphantes macérations ; en effet, voici que tu as mérité, grâce à ta pénitence, le brahmarshitwat, ce grade si difficile à conquérir ! Laisse reposer maintenant tes indomptables macérations.

« À ces mots, Brahma s’en alla, escorté des Immortels, dont les chœurs avaient accompagné son auguste divinité. Quant à Viçvâmitra, élevé au rang supérieur de brahme et parvenu ainsi au comble de ses vœux, il parcourut la terre d’une âme juste et parfaite. »

Dès qu’il eut ouï ce long discours de Çatânanda, prononcé devant Râma et devant son frère Lakshmana, le roi Djanaka joignit alors ses mains et dit à Viçvâmitra : « C’est pour moi un bonheur, c’est une faveur du ciel, grand anachorète, que tu sois venu, accompagné du noble Kakoutsthide, assister à mon sacrifice. Ta seule vue enfante ici pour moi de bien nombreux mérites. »

Ensuite, quand l’aube eut rallumé sa lumière pure et quand il eut vaqué aux devoirs pieux du matin, le monarque vint trouver le magnanime Viçvâmitra et le vaillant fils de Raghou. Puis, lorsqu’il eut rendu à l’anachorète et aux deux héros les honneurs enseignés par le Livre des Bienséances, le vertueux roi tint ce discours à Viçvâmitra : « Sois le bienvenu ici ! Que faut-il, grand ascète, que je fasse pour toi ? Daigne ta sainteté me donner ses ordres, car je suis ton serviteur. »

À ces mots du magnanime souverain, Viçvâmitra, le sage, l’équitable, le plus distingué par la parole entre les hommes éloquents, répondit en ces termes : « Ces fils du roi Daçaratha, ces deux guerriers illustres dans le monde, ont un grand désir de voir l’arc divin, qui est religieusement gardé chez toi. Montre cette merveille, s’il te plaît, à ces jeunes fils de roi ; et, quand tu auras satisfait leur envie par la vue de cet arc, ils feront ensuite ce que tu peux souhaiter d’eux. »

À ce discours, le roi Djanaka joignit les mains et fit cette réponse : « Écoutez d’abord la vérité sur cet arc, et pour quelle raison il fut mis chez moi. — Un prince nommé Dévarâta fut le sixième dans ma race après Nimi : c’est à ce monarque magnanime que cet arc fut confié en dépôt. Au temps passé, dans le carnage qui baigna de sang le sacrifice du vieux Daksha, ce fut avec cet arc invincible, que Çankara mutila tous les Dieux, en leur jetant ce reproche mérité : Dieux, sachez-le bien, si j’ai fait tomber avec cet arc tous vos membres sur la terre, c’est que vous m’avez refusé dans le sacrifice la part qui m’était due. »

« Tremblants d’épouvante, les Dieux alors de s’incliner avec respect devant l’invincible Roudra, et de s’efforcer à l’envi de reconquérir sa bienveillance. Çiva fut enfin satisfait d’eux ; et souriant il rendit à ces Dieux pleins d’une force immense tous les membres abattus par son arc magnanime.

« C’est là, saint anachorète, cet arc céleste du sublime Dieu des Dieux, conservé maintenant au sein même de notre famille, qui l’environne de ses plus religieux honneurs.

« J’ai une fille belle comme les Déesses et douée de toutes les vertus ; elle n’a point reçu la vie dans les entrailles d’une femme, mais elle est née un jour d’un sillon, que j’ouvris dans la terre : elle est appelée Sîtâ, et je la réserve comme une digne récompense à la force. Très souvent des rois sont venus me la demander en mariage, et j’ai répondu à ces princes : « Sa main est destinée en prix à la plus grande vigueur. » — Ensuite, tous ces prétendus couronnés de ma fille, désirant chacun faire une expérience de sa force, se rendaient eux-mêmes dans ma ville ; et là, je montrais cet arc à tous ces rois, ayant, comme eux, envie d’éprouver quelle était leur mâle vigueur, mais, brahme vénéré, ils ne pouvaient pas même soulever cette arme.

« Maintenant je vais montrer au vaillant Râma et à son frère Lakshmana cet arc céleste dans le nimbe de sa resplendissante lumière ; et, s’il arrive que Râma puisse lever cette arme, je m’engage à lui donner la main de Sîtâ, afin que la cour du roi Daçaratha s’embellisse avec une bru qui n’a pas été conçue dans le sein d’une femme. »

Alors ce roi, qui semblait un Dieu, commanda aux ministres en ces termes : « Que l’on apporte ici l’arc divin pour en donner la vue au fils de Kâauçalyâ ! »

À cet ordre, les conseillers du roi entrent dans la ville et font aussitôt voiturer l’arc géant par des serviteurs actifs. Huit cents hommes d’une stature élevée et d’une grande vigueur traînaient avec effort son étui pesant, qui roulait porté sur huit roues.

Le roi Djanaka, se tournant vers l’anachorète et vers les Daçarathides, leur tint ce langage : — « Brahme vénéré, ce que l’on vient d’amener sous nos yeux est ce que mon palais garde si religieusement, cet arc, que les rois n’ont pu même soulever et que ni les chœurs des Immortels, ni leur chef Indra, ni les Yakshas, ni les Nâgas, ni les Rakshasas, personne enfin des êtres plus qu’humains n’a pu courber, excepté Çiva, le Dieu des Dieux. La force manque aux hommes pour bander cet arc, tant s’en faut qu’elle suffise pour encocher la flèche et tirer la corde. »

À ce discours du roi Djanaka, Viçvâmitra, qui personnifiait le devoir en lui-même, reprit aussitôt d’une âme charmée : « Héros aux longs bras, empoigne cet arc céleste ; déploie ta force, noble fils de Raghou, pour lever cet arc, le roi des arcs, et décocher avec lui sa flèche indomptée ! »

Sur les paroles du solitaire, aussitôt Râma s’approcha de l’étui, où cet arc était renfermé, et répondit à Viçvâmitra : « Je vais d’une main lever cet arc, et, quand je l’aurai bandé, j’emploierai toute ma force à tirer cet arc divin ! »

« Bien ! » dirent à la fois le monarque et l’anachorète. Au même instant, Râma leva cette arme d’une seule main, comme en se jouant, la courba sans beaucoup d’efforts et lui passa la corde en riant, à la vue des assistants, répandus là près de lui et par tous les côtés. Ensuite, quand il eut mis la corde, il banda l’arc d’une main robuste ; mais la force de cette héroïque tension était si grande qu’il se cassa par le milieu ; et l’arme, en se brisant, dispersa un bruit immense, comme d’une montagne qui s’écroule, ou tel qu’un tonnerre lancé par la main d’Indra sur la cime d’un arbre sourcilleux.

À ce fracas assourdissant, tous les hommes tombèrent ; frappés de stupeur, excepté Viçvâmitra, le roi de Mithilâ et les deux petits-fils de Raghou. — Quand la respiration fut revenue libre à ce peuple terrifié, le monarque, saisi d’un indicible étonnement, joignit les mains et tint à Viçvâmitra le discours suivant : « Bienheureux solitaire, déjà et souvent j’avais entendu parler de Râma, le fils du roi Daçaratha ; mais ce qu’il vient de faire ici est plus que prodigieux et n’avait pas encore été vu par moi. Sîtâ, ma fille, en donnant sa main à Râma, le Daçarathide, ne peut qu’apporter beaucoup de gloire à la famille des Djanakides ; et moi, j’accomplis ma promesse en couronnant par ce mariage une force héroïque. J’unirai donc à Râma cette belle Sîtâ, qui m’est plus chère que la vie même. »

Des courriers sont envoyés au roi d’Ayodhyâ.

Annoncés au monarque, les messagers, introduits bientôt dans son palais, virent là ce magnanime roi, le plus vertueux des rois, environné de ses conseillers ; et, réunissant leurs mains en forme de coupe, ils adressent, porteurs d’agréable nouvelle, ce discours au magnanime Daçaratha : « Puissant monarque, le roi du Vidéha, Djanaka te demande, à toi-même son ami, si la prospérité habite avec toi et si ta santé est parfaite, ainsi que la santé de tes ministres et celle de ton pourohita. Ensuite, quand il s’est enquis d’abord si ta santé n’est pas altérée, voici les nouvelles, qu’il t’annonce lui-même par notre bouche, cet auguste souverain, aux paroles duquel Viçvàmitra s’associe : — « Tu sais que j’ai une fille et qu’elle fut proclamée comme la récompense d’une force non pareille ; tu sais que déjà sa main fut souvent demandée par des rois, mais aucun ne possédait une force assez grande. Eh bien ! roi puissant, cette noble fille de moi vient d’être conquise par ton fils, que les conseils de Viçvàmitra ont amené dans ma ville.

« En effet, le magnanime Râma a fait courber cet arc fameux de Çiva, et, déployant sa force au milieu d’une grande assemblée, l’a brisé même par la moitié. Il me faut donc maintenant donner à ton fils cette main de Sîtâ, récompense que j’ai promise à la force : je veux dégager ma parole ; daigne consentir à mon désir. Daigne aussi, auguste et saint roi, venir à Mithilâ, sans retard, avec ton directeur spirituel, suivi de ta famille, escorté de ton armée, accompagné de ta cour. Veuille bien augmenter par ton auguste présence la joie que tes fils ont déjà fait naître en mon cœur : ce n’est pas une seule, mais deux brus, que je désire, moi, te donner pour eux. »

Après qu’il eut ouï ce discours des messagers, le roi Daçaratha, comblé de joie, tint ce langage à Vaçishtha comme à tous ses prêtres :

« Brahme vénéré, si cette alliance avec le roi Djanaka obtient d’abord ton agrément, allons d’ici promptement à Mithilâ. » — « Bien ! répondirent à ces paroles du roi les brahmes et Vaçishtha, leur chef, tous au comble de la joie ; bien ! Daigne la félicité descendre sur toi ! Nous irons à Mithilâ. »

À peine en eut-elle reçu l’ordre, que l’armée aussitôt prit son chemin à la suite du roi, qui précédait ses quatre corps avec les rishis ou les saints. Quatre jours et quatre nuits après, il arrivait chez les Vidéhains ; et la charmante ville de Mithilâ, embellie par le séjour du roi Djanaka, apparaissait enfin à sa vue.

Plein de joie à la nouvelle que cet hôte bien-aimé entrait au pays du Vidéha, le souverain de ces lieux, accompagné de Çatânanda, sortit à sa rencontre et lui tint ce langage : « Sois le bienvenu, grand roi ! Quel bonheur ! te voici arrivé dans mon palais ; mais, quel bonheur aussi pour toi, noble fils de Raghou, tu vas goûter ici le plaisir de voir tes deux enfants ! »

Quand il eut ainsi parlé, le roi Daçaratha fit, au milieu des rishis, cette réponse au souverain de Mithilâ : — « On dit avec justesse : « Ceux qui donnent sont les maîtres de ceux qui reçoivent. » Quand tu ouvres la bouche, sois donc sûr, puissant roi, que tu verras toujours en nous des hommes prêts à faire ce que tu vas dire. »

Aussitôt qu’il eut aperçu le plus saint des anachorètes, Viçvâmitra lui-même, le roi Daçaratha vint à lui, d’une âme toute joyeuse, et, s’inclinant avec respect, il dit : « Je suis purifié, ô maître de moi, par cela seul que je me suis approché de ta sainteté ! » Viçvâmitra, plein de joie, lui répondit ainsi : « Tu es purifié non moins et par tes actions et par tes bonnes œuvres ; tu l’es encore, ô toi qui es comme l’Indra des rois, par ce Râma, ton fils, aux bras infatigables. »


Ensuite, quand il eut accompli au lever de l’aurore les cérémonies pieuses du matin, Djanaka tint ce discours plein de douceur à Çatànanda, son prêtre domestique :

« J’ai un frère puîné, beau, vigoureux, appelé Kouçadhwadja, qui, suivant mes ordres, habite Sânkâçya, ville magnifique, environnée de tours et de remparts, toute pareille au Swarga, brillante comme le char Poushpaka, et que la rivière Ikshkouvati abreuve de ses ondes fraîches. Je désire le voir, car je l’estime vraiment digne de tous honneurs : son âme est grande, c’est le plus vertueux des rois : aussi est-il bien aimé de moi. Que des messagers aillent donc le trouver d’une course rapide et l’amènent chez moi, avec des égards aussi attentifs que, sur les recommandations mêmes d’Indra, Vishnou est amené dans son palais.

À cet ordre envoyé de son frère, Kouçadhwadja vint ; il s’en alla avec empressement savourer la vue de son frère plein d’amitié pour lui ; et, dès qu’il se fut incliné devant Çatànanda, ensuite devant Djananka, il s’assit, avec la permission du prêtre et du monarque, sur un siège très distingué et digne d’un roi.

Alors ces deux frères, étant assis là ensemble et n’omettant rien dans leur attention, appelèrent Soudâmâna, le premier des ministres, et l’envoyèrent avec ces paroles : « Va, ô le plus éminent des ministres ; hâte-toi d’aller vers le roi Daçaratha, et amène-le ici avec son conseil, avec ses fils, avec son prêtre domestique. »

L’envoyé se rendit au palais, il vit ce prince, délices de la famille d’Ikshwûkou, inclina sa tête devant lui et dit : « O roi, souverain d’Ayodhyâ, le monarque Vidébain de Mithilà désire te voir au plus tôt avec le prêtre de ta maison, avec ta belle famille. » À peine eut-il entendu ces paroles, que le roi Daçaratha, accompagné de sa parenté, se rendit avec la foule de ses rishis au lieu où le roi de Mithilà attendait son royal hôte.

« Roi puissant, dit celui-ci, je te donne pour brus mes deux filles : Sitâ à Râma, Ourmilà à Laskhmana. Ma fille Sitâ, noble prix de la force, n’a point reçu la vie dans le sein d’une femme : cette vierge à la taille charmante, elle, qu’on dirait la fille des Immortels, est née d’un sillon ouvert pour le sacrifice. Je la donne comme épouse à Râma : il se l’est héroïquement acquise par sa force et sa vigueur.

« Aujourd’hui la lune parcourt les étoiles dites Maghàs ; mais, dans le jour qui doit suivre celui-ci, les deux nous ramènent les Phàlgounîs : profitons de cette constellation bienfaisante pour inaugurer ce mariage. »

Quand Djanaka eut cessé de parler, le sage Viçvâmitra, ce grand anachorète, lui tint ce langage, conjointement avec le pieux Vaçishtha : « Vos familles à tous les deux sont pareilles à la grande mer : on vante la race d’Ikshwakou ; on vante au même degré celle de Djanaka. De l’une et l’autre part, vos enfants sont égaux en parenté, Sîtâ avec Râma, Ourmilâ avec Lakshmana : c’est là mon sentiment.

« Il nous reste à dire quelque chose, écoute encore cela, roi des hommes : ton frère Kouçadhwadja, cet héroïque monarque est égal à toi. Nous savons qu’il a deux jeunes filles, à la beauté desquelles il n’est rien de comparable sur la terre ; nous demandons, ô toi, qui es la justice en personne, nous demandons leur main pour deux princes nés de Raghou : le juste Bharata et le prudent Çatroughna. Unis donc avec eux ces deux sœurs, si notre demande ne t’est point désagréable. »

À ces nobles paroles de Viçvâmitra et de Vaçishtha, le roi Djanaka, joignant ses mains, répondit en ces termes aux deux éminents solitaires : « Vos Révérences nous ont démontré que les généalogies de nos deux familles sont égales : qu’il en soit comme vous le désirez ! Ainsi, de ces jeunes vierges, filles de Kouçadhwadja, mon frère, je donne l’une à Bharata et l’autre à Çatroughna. Je sollicite même avec instance une prompte alliance, d’où naisse la joie de nos familles. »

Daçaratha charmé répondit en souriant à Djanaka ces paroles affectueuses, douces, imprégnées de plaisir : « Roi, goûte le bonheur ! que la félicité descende sur toi ! Nous allons dans notre habitation faire immédiatement le don accoutumé des vaches et les autres choses que prescrit l’usage. »

Apres cet adieu au roi qui tenait Mithilâ sous sa loi, Daçaratha, cédant le pas à Vaçishtha et marchant à la suite de tous les autres saints anachorètes, sortit de ce palais. Arrivé dans sa demeure, il offrit d’abord aux mânes de ses pères un magnifique sacrifice ; puis ce monarque, plein de tendresse paternelle, fit les plus hautes largesses de vaches en l’honneur de ses quatre fils. Cet opulent souverain des hommes donna aux brahmes cent mille vaches par chaque tête de ses quatre fils, en désignant individuellement chacun d’eux : ainsi, quatre cent mille vaches, flanquées de leurs veaux, toutes bien luisantes et bonnes laitières, furent données par ce descendant auguste de l’antique Raghou.

Dans l’instant propice aux mariages, Daçaratha, entouré de ses quatre fils, déjà tous bénis avec les prières, qui inaugurent un jour d’hyménée, tous ornés de riches parures et costumés de splendides vêtements, le roi Daçaratha, devant lequel marchaient Vaçishtha et même les autres anachorètes, vint trouver, suivant les règles de la bienséance, le souverain du Vidéha, et lui fit parler ainsi :

« Auguste monarque, salut ! nous voici arrivés dans ta cour, afin de célébrer le mariage : réfléchis bien là-dessus ; et daigne ensuite ordonner que l’on nous introduise. En effet, nous tous, avec nos parents, nous sommes aujourd’hui sous ta volonté. Consacre donc le nœud conjugal d’une manière convenable aux rites de ta famille. »

À ces paroles dites, le roi de Mithilâ, habile à manier le discours, fit une réponse d’une très-haute noblesse, au monarque des hommes : « Quel garde ai-je donc ici placé à ma porte ? De qui reçoit-on l’ordre ici ? Pourquoi hésiter à franchir le seuil d’une maison, qui est la tienne ! Entre avec toute confiance ! Brillantes comme les flammes allumées du feu, mes quatre filles, consacrées avec les prières qui inaugurent un jour de mariage, sont arrivées déjà au lieu où le sacrifice est préparé. — Je suis tout disposé : je me tiens devant cet autel pour attendre ce qui doit venir de toi : ne mets plus de retard au mariage, prince, qui es l’Indra des rois ! Pourquoi balances-tu ? »

Ce discours du roi Djanaka entendu, aussitôt Daçaratha fit entrer Vaçishtha et les autres chefs des brahmes. Ensuite, le roi des Vidéhains dit au vaillant rejeton de l’antique Raghou, à Râma, de qui les yeux ressemblaient aux pétales du lotus bleu : « Commence par t’approcher de l’autel. Que cette fille de moi, Sitâ, soit ton épouse légitime ! Prends sa main dans ta main, digne rameau du noble Raghou.

« Viens, Lakshmana ! approche-toi, mon fils ; et, cette main d’Ourmilâ, que je te présente, reçois-la dans ta main, suivant les rites, auguste enfant de Raghou. »

Lui ayant ainsi parlé, Djanaka, la justice en personne, invita le fils de Kêkéyî, Baratha, à prendre la main de Mândavî. Enfin, Djanaka adressa même ces paroles à Çatroughna, qui se tenait près de son père : « À toi maintenant je présente la main de Çroutakîrtî ; mets cette main dans la tienne.

« Vous possédez tous des épouses égales à vous par la naissance, héros, à qui le devoir commande avec empire ; remplissez bien les nobles obligations propres à votre famille, et que la prospérité soit avec vous ! »

À ces paroles du roi Djanaka, les quatre jeunes guerriers de prendre la main des quatre jeunes vierges, et Çatânanda lui-même de bénir leur hymen. Ensuite, tous les couples, et l’un après l’autre, d’exécuter un pradakshina autour du feu ; puis, le roi d’Ayodhyâ et tous les grands saints d’envoyer au ciel leurs hymnes pour demander aux Dieux un bon retour. Pendant le mariage, une pluie de fleurs, où se trouvait mêlée une abondance de grains frits, tomba du ciel à verse sur la tête de tous ceux qui célébraient la cérémonie sainte. Les tymbales célestes frémirent avec un son doux au sein des nues, où l’on entendit un grand, un délicieux concert de flûtes et de lyres. Durant cet hyménée des princes issus de Raghou, les divins Gandharvas chantèrent, les chœurs des Apsarâs dansèrent ; et ce fut une chose vraiment admirable !


Quand cette nuit fut écoulée, Viçvâmitra, le grand anachorète, prit congé de ces deux puissants monarques et s’en alla vers la haute montagne du nord. Après le départ de Viçvâmitra, le roi Daçaratha fit ses adieux au souverain de Mithilâ et reprit aussi le chemin de sa ville.

Dans ce moment, le roi des Vidéhains donna pour dot aux jeunes princesses des tapis de laine, des pelleteries, des joyaux, de moelleuses robes de soie, des vêtements variés dans leurs teintes, des parures étincelantes, des pierreries de haut prix et toutes sortes de chars. Le monarque donna même à chacune des jeunes mariées quatre cent mille vaches superbes : dot bien désirée ! En outre, Djanaka leur fit présent d’une armée complète en ses quatre corps avec un train considérable, auquel fut ajouté un millier de servantes, qui portaient chacune à leur cou un pesant collier d’or. Enfin, pour mettre le comble à cette dot si riche et si variée, le monarque de Mithilâ, d’une âme toute ravie de joie, leur donna dix mille livres complètes d’or grège ou travaillé ; et, quand il eut ainsi distribué ses largesses aux quatre jeunes femmes, le roi de Mithilâ donna congé au roi son hôte et rentra dans sa charmante capitale.

De son côté, le monarque de qui le sceptre gouvernait Ayodhyâ s’éloigna, accompagné de ses magnanimes enfants, et cédant le pas aux brahmes vénérables, à la tête desquels marchait Vaçishtha. Tandis que, libre enfin du mariage célébré, le monarque avec sa suite retournait dans sa ville, des oiseaux, annonçant un malheur, volèrent à sa gauche ; mais un troupeau de gazelles, paralysant aussitôt cet augure, de passer vers sa droite.

Un vent s’éleva, grand, orageux, entraînant des tourbillons de sable et secouant la terre en quelque sorte. Les plages de ciel furent enveloppées de ténèbres, le soleil perdit sa chaleur, et l’univers entier fut rempli d’une poussière telle que la cendre. L’âme de tous les guerriers en fut même troublée jusqu’au délire ; seuls, Vaçishtha, les autres saints et les héros issus de Raghou n’en furent pas émus.

Ensuite, quand la poussière fut tombée et que l’âme des guerriers se fut rassise, voilà qu’ils virent s’avancer là, portant ses cheveux engerbés en djatâ, le fils de Djamadagni, Râma, non moins invincible que le grand Indra et semblable au dieu Yama, le noir destructeur de tout ; Râma lui-même, formidable en son aspect, que nul autre des hommes ne peut soutenir, flamboyant d’une lumière pareille au feu, quand sa flamme est allumée, tenant levés sur l’épaule un arc et une hache, resplendissants comme les armes d’Indra, et qui, pénétré de colère, bouillant de fureur, tel qu’un feu mêlé de sa fumée, saisit, en arrivant à la vue du cortège royal, une flèche épouvantable, enveloppée de gémissements.

À l’aspect de l’être si redoutable arrivé près d’eux, les brahmes et Vaçishtha, leur chef, esprits dévoués à la paix, de réciter leurs prières à voix basse ; et tous les saints, rassemblés en conseil, de se dire l’un à l’autre : « Irrité par la mort de son père, cet auguste Râma ne vient-il pas détruire une seconde fois la caste des kshatryas, tout calmé que soit enfin son ressentiment ? Il a fait jadis plus d’une fois un terrible carnage de tous les kshatryas : qui peut dire si, dans sa colère, aujourd’hui, il n’exterminera point encore l’ordre vaillant des kshatryas ? »

Dans cette pensée, les brahmes et Vaçishtha, leur chef, d’offrir au terrible fils de Brighou la corbeille hospitalière et de lui adresser en même temps ces paroles toutes conciliatrices : « Râma, sois ici le très-bienvenu ! Reçois, maître, cette corbeille, où sont renfermées les huit choses de l’arghya : rejeton saint de Brighou, digne anachorète, calme-toi ! Ne veuille pas allumer dans ton cœur une nouvelle colère ! »

Sans répondre un seul mot à ces éminents solitaires, Râma le Djamadagnide accepta cet hommage et dit sur-le-champ à Râma le Daçarathide :

« Râma, fils de Daçaratha, ta force merveilleuse est vantée partout : j’ai ouï parler de cet arc céleste qui fut brisé par toi. À la nouvelle que tu avais pu rompre un tel arc d’une manière si prodigieuse, j’ai pris l’arc géant, que tu vois sur mon épaule, et je suis venu. C’est avec lui, Râma, que j’ai vaincu toute la terre ; bande cet arc même, enfant de Raghou, et, sans tarder, montre-moi ta force ! Encoche ce trait et tire-le : … prends donc, avec cet arc céleste, cette flèche que je te présente. Si tu parviens à mettre la corde de cet arc dans la coche de cette flèche, je t’accorde ensuite l’honneur d’un combat sans égal et dont tu pourras justement glorifier ta force. »

À ces paroles de Râma le Djamadagnide, Râma le Daçarathide jeta ce discours au terrible anachorète : « J’ai entendu raconter quel épouvantable carnage fit un jour ton bras : j’excuse une action qui avait pour motif le châtiment dû au meurtre de ton père. Ces générations de kshatryas, qui tombèrent sous tes coups, avaient perdu la vigueur et le courage : ainsi, ne t’enorgueillis pas de cet exploit, dont la barbarie dépasse toute férocité. Apporte cet arc divin ! Vois ma force et ma puissance : reconnais, fils de Brighou, qu’aujourd’hui même la main d’un kshatrya possède encore une grande vigueur !

Ayant ainsi parlé, Râma le Daçarathide prit cet arc céleste aux mains de Râma le Djamadagnide, en laissant échapper un léger sourire. Quand ce héros illustre eut de sa main levé cette arme, sans un grand effort, il ajusta la corde à la coche du trait et se mit à tirer l’arc solide. À ce mouvement pour envoyer son dard, le fils du roi Daçaratha prit de nouveau la parole en ces nobles termes : « Tu es brahme, tu mérites donc à ce titre et à cause de Viçvâmitra mes hommages et mes respects : aussi, ne lancerai-je pas contre toi, bien que j’en aie toute la puissance, cette flèche, qui ôte la vie ! Mais je t’exclurai de cette voie céleste, que tu as conquise par les austérités, et je te fermerai, sous la vertu de cette flèche, l’accès des mondes saints, des mondes incomparables. En effet, cette grande et céleste flèche de Vishnou, cette flèche, qui détruit l’orgueil de la force, ne saurait partir de ma main sans qu’elle portât coup. »

Ensuite, Brahma et les autres Dieux vinrent de compagnie, avec la rapidité de la pensée, contempler Râma le Daçarathide, qui tenait au poing la plus excellente des armes.

Dès qu’il eut vu de son regard à la vision céleste que les Dieux étaient là présents et reconnu, par sa puissance de contemplation et sa faculté de s’absorber en Dieu, que Râma était né de l’essence même de Nârâyana, alors ce Djamadagnide, de qui le Daçarathide avait surpassé la force, joignit les mains et lui tint ce langage : « Ô Râma, quand la terre fut donnée par moi à Kaçyapa : Je l’accepte, me dit-il, sous la condition que tu n’habiteras point dans mon domaine. Je consentis, et depuis lors, Kakoutsthide, je n’habite nulle part sur la terre : « Puissé-je ne manquer jamais à cette parole donnée ! » Ce fut là ma pensée bien arrêtée. Ne veuille donc pas, noble enfant de Raghou, fermer pour moi le chemin par où le ciel roule d’un mouvement aussi rapide que la pensée ; exclus-moi seulement des mondes saints par la vertu de cette flèche. Cet arc m’a fait reconnaître à sa colère ennemie que tu es l’être impérissable, éternel qui ravit le jour à Madhou : sois bon pour moi ; et puisse sur toi descendre la félicité ! »

À ces mots, Râma, le descendant illustre de l’antique Raghou, décocha la flèche dans les mondes de Râma le Djamadagnide à la splendeur infinie. Depuis lors celui-ci, par l’efficace du trait divin, n’eut plus de monde qu’il pût habiter. Ensuite, quand il eut décrit autour de Râma le Daçarathide un pradakshina, Râma le Djamadagnide s’en retourna dans son héritage.

Ayaudhyâ était pavoisée d’étendards flottants, résonnante de musique, dont toutes les espèces d’instruments jetaient les sons au milieu des airs. Arrosée, délicieusement parée, jonchée de fleurs et de bouquets, la rue royale était remplie de citadins, la voix épanchée en bénédictions et le visage tourné vers le roi, qui fit ainsi pompeusement sa rentrée dans la ville et dans son palais.

Kàauçalyà, et Soumitrâ, et Kêkéyi à la taille charmante, et les autres dames, qui étaient les épouses du monarque, reçurent les nouvelles mariées avec une politesse attentive.

Dès lors, comblées de joie, trouvant le bonheur dans le bien et l’amour de leurs maris, elles commencèrent à goûter chastement le plaisir conjugal. Mais ce fut surtout la belle Mithilienne, fille du roi Djanaka, qui, plus que les autres, sut charmer son époux. Après que l’hymen eut joint Râma d’un chaste nœud à cette jeune fille aimée, d’un rang égal au sien, d’une beauté, à laquelle rien n’était supérieur, ce fils d’un roi saint en reçut un grand éclat, comme un autre invincible Vishnou de son mariage avec Çrî, la déesse même de la beauté.

Or, après un certain laps de temps, le roi Daçaratha fit appeler son fils Bharata, de qui la noble Kêkéyi était mère, et lui dit ces paroles : « Le fils du roi de Kékaya, qui habite ici depuis quelque temps, ce héros, ton oncle maternel, mon enfant, est venu pour te conduire chez ton aïeul. — Il te faut donc t’en aller avec lui voir ton grand-père : observe à ton aise, mon fils, cette ville de ton aïeul. »

Alors, dès qu’il eut recueilli ces mots du roi Daçaratha, le fils de Kêkéyî se disposa à faire ce voyage, accompagné de Çatroughna. Son père le baisa au front, embrassa même avec étreinte ce jeune guerrier, semblable au lion par sa noble démarche, et lui tint ce langage devant sa cour assemblée :

« Va, bel enfant, sous une heureuse étoile, au palais de ton aïeul ; mais écoute, avant de partir, mes avis, et suis-les, mon chéri, avec le plus grand soin. Sois distingué par un bon caractère, mon fils, sois modeste et non superbe ; cultive soigneusement la société des brahmes, riches de science et de vertus. Consacre tes efforts à gagner leur affection ; demande-leur ce qui est bon pour toi-même, et n’oublie pas de recueillir comme l’ambroisie même la sage parole de ces hommes saints. En effet, les brahmes magnanimes sont la racine du bonheur et de la vie : que les brahmes soient donc pour toi, dans toutes les affaires, comme la bouche même de Brahma. Car les brahmes furent de vrais Dieux, habitants du ciel ; mais les Dieux supérieurs, mon fils, nous les ont envoyés, comme les Dieux de la terre, dans le monde des hommes, pour éclairer la vie des créatures. Acquiers dans la fréquentation de ces prêtres sages et les Védas, et le Çâstra impérissable des Devoirs, et le Traité sur le grand art de gouverner, et le Dhanour-Véda complètement.

« Sois même, vaillant héros, sois même instruit dans beaucoup d’arts et de métiers : rester dans l’oisiveté un seul instant ne vaut rien pour toi, mon ami. Aie soin de m’envoyer sans cesse des courriers, qui m’apportent les nouvelles de ta santé ; car, dans mes regrets de ton absence, au moins faut-il que mon âme soit consolée en apprenant que tu vas bien ! »

Quand le roi eut ainsi parlé, ses yeux baignés de larmes et d’une voix sanglotante, il dit à Bharata : « Va, mon fils ! » Celui-ci donc salua d’un adieu son père, il salua d’un adieu Râma à la vigueur sans mesure ; et, s’étant d’abord incliné devant les épouses du roi, ses mères, il partit, accompagné de Çatroughna.

Après quelques jours comptés depuis son départ, après qu’il eut traversé des forêts, des fleuves, des montagnes du plus ravissant aspect, l’auguste voyageur atteignit la ville et l’agréable palais du roi son grand-père. Près de là, faisant halte, Bharata envoya un messager de confiance dire au monarque, son aïeul : « Je suis arrivé. »

Transporté de joie à ces paroles du messager, le roi fit entrer, comblé des plus grands honneurs, son petit-fils dans les faubourgs de sa ville, pavoisée d’étendards, embaumée du parfum des aromates, parée de fleurs et de bouquets, festonnée de guirlandes des bois, jonchée de sable fin dans toute sa rue royale, soigneusement arrosée d’eau et pourvue de tonnes pleines disposées çà et là. Ensuite, les habitants reçurent aux portes de la ville Bharata exposé à tous les yeux et réjoui par les concerts de tous les instruments, qui exprimaient des chants joyeux sur un mouvement vif ; Bharata, suivi par les troupes des plus belles courtisanes, qui jouaient de la musique ou dansaient devant lui : telle fut son entrée dans la ville.

Puis, arrivé dans le palais du roi, tout rempli d’officiers richement costumés, il y fut comblé d’honneurs, traité à la satisfaction de tous ses désirs ; et le fils de Kêkéyi habita cette cour dans un bien-être délicieux, comme le plus heureux mortel des mortels heureux.

Sans désir même que le sceptre vînt dans ses mains suivant l’ordre héréditaire de sa famille, Râma pensait que monter au sommet de la science est préférable à l’honneur même de monter sur un trône. Il était plein de charité pour tous les êtres, secourable à ceux qui avaient besoin de secours, libéral, défenseur des gens de bien, ami des faibles, réfugiés sous sa protection, reconnaissant, aimant à payer de retour le bon office reçu, vrai dans ses promesses, ferme dans ses résolutions, maître de son âme, sachant distinguer les vertus, parce qu’il était vertueux lui-même. Adroit, ayant le travail facile et l’intelligence des affaires, il prenait en main les intérêts de tous ses amis, et les menait au succès avec un langage affectueux.

Ce prince illustre eût volontiers renoncé à la vie, à la plus opulente fortune ou même à ses voluptés les plus chères ; mais à la vérité, jamais. Droit, généreux, faisant le bien, modeste, de bonnes mœurs, doux, patient, invincible aux ennemis dans le combat, il avait un grand cœur, une grande énergie, une grande âme : en un mot, c’était le plus vertueux des hommes, rayonnant de splendeur, d’un aspect aimable comme la lune et pur comme le soleil d’automne.

Quand le roi Daçaratha vit ce fléau des ennemis, cette féconde mine de vertus briller d’un éclat sans égal par cette foule de qualités et par d’autres encore, il se mit à rouler continuellement cette pensée au fond de son âme, venue et déjà fixée même dans ce projet : « Il faut que je sacre mon fils Râma comme associé à ma couronne et prince de la jeunesse. »

Cette idée s’agitait sans cesse dans le cœur du monarque sage : « Quand verrai-je l’onction royale donnée à Râma ! Il est digne de cette couronne : sachant donner à tous les êtres la chaîne de l’amour, il est plus aimé que moi et règne déjà sur mes sujets par toutes ses vertus. Égal en courage à Indra, égal à Vrihaspati par l’intelligence, égal même à la terre en stabilité, il est mieux doué que moi en toutes qualités. Quand j’aurai vu ce fils, ma gloire, élevé par moi-même sur ce trône, qui gouverne toute l’étendue si vaste de la terre, j’irai doucement au ciel, où me conduit cet âge avancé. »

Dès qu’ils eurent connaissance des sentiments du monarque, les hommes de bon jugement et qui savaient pénétrer dans le fond des choses, instituteurs spirituels, conseillers d’État, citadins et même villageois se réunirent, tinrent conseil, arrêtèrent une résolution, et tous, de toutes parts, ils dirent au vieux roi Daçaratha : « Auguste monarque, te voilà un vieillard devenu plusieurs fois centenaire : ainsi daigne consacrer ton fils Râma comme héritier de ta couronne. »

À ce discours, tel que son cœur l’avait souhaité, il dissimula son désir et répondit à ces hommes, dont il voulait connaître mieux toute la pensée : « Pourquoi vos excellences désirent-elles que j’associe mon fils à mon trône dans le temps même où je suffis à gouverner la terre avec justice ? »

Ces habitants de la ville et des campagnes répondirent à ce magnanime : « Nombreuses et distinguées, ô roi, sont les qualités de ton fils. Il est doux, il a des mœurs honnêtes, une âme céleste, une bouche instruite à ne dire que des choses aimables et jamais d’invectives ; il est bienfaisant, il est comme le père et la mère de tes sujets.

« À quelque guerre, ô mon roi, que tu ordonnes à ton fils de marcher, il s’en retourne d’ici et de là toujours victorieux, après que sa main a terrassé l’ennemi ; et, quand il revient parmi nous, triomphant des armées étrangères, ce héros, tirant de la victoire même une modestie plus grande, nous comble encore de ses politesses.

« Rentre-t-il d’un voyage, monté sur un éléphant ou porté dans un char, s’il nous voit sur le chemin royal, il s’arrête, il s’informe de nos santés, et toujours ce prince affectueux nous demande si nos feux sacrés, nos épouses, nos serviteurs, nos disciples, toute chose enfin va bien chez nous.

« Puissions-nous voir bientôt sacrer par tes ordres, comme héritier présomptif du royaume, ce Râma aux yeux de lotus bleu, au cœur plein d’affection pour les hommes ! Daigne maintenant, ô toi, qui es comme un Dieu chez les hommes, associer à ta couronne sur la terre ce fils si digne d’être élu roi, ce Râma, le seigneur du monde, le maître de son âme et l’amour des hommes, dont il fait les délices par ses vertus ! »

Ensuite, ayant fait appeler Sumantra, le roi Daçaratha lui dit : « Amène promptement ici mon vertueux Râma ! » « Oui ! « répondit le serviteur obéissant ; et, sur l’ordre intimé par son maître, ce ministre sans égal dans l’art de conduire un char eut bientôt amené Râma dans ce lieu même.

Alors, s’étant assis là, tous les rois de l’occident, du nord, de l’orient et du midi, ceux des Mlétchhas, ceux des Yavanas, ceux même des Çakas, qui habitent les montagnes, bornes du monde, s’échelonnèrent sous leur auguste suzerain Daçaratha, comme les Dieux sont rangés sous Indra, le fils de Vasou.

Assis dans son palais au milieu d’eux et tel qu’Indra au milieu des Maroutes, le saint monarque vit s’avancer, monté sur le char et semblable au roi des Gandharvas ce fils au courage déjà célèbre dans tout l’univers, aux longs bras, à la grande âme, au port majestueux comme la démarche d’un éléphant ivre d’amour. L’auguste souverain ne pouvait se rassasier de contempler ce Râma au visage désiré comme l’astre des nuits, à l’aspect infiniment aimable, qui attirait l’esprit et la vue des hommes par ses vertus, sa noblesse, sa beauté, et marchait, semant la joie autour de lui, comme le Dieu des pluies sur les êtres, consumés par les feux de l’été.

Aussitôt qu’il eut aidé le jeune rejeton de l’antique Raghou à descendre du char magnifique, Soumantra, les mains jointes, le suivit par derrière, tandis que le vaillant héros s’avançait vers son père.

Joignant ses mains, inclinant son corps, il s’approcha du monarque, et, se nommant, il dit : « Je suis Râma. » Puis il toucha du front les pieds de son père. Mais celui-ci, ayant vu son bien-aimé fils prosterné à son côté, les paumes réunies en coupe, saisit les deux mains jointes, le tira doucement à soi et lui donna un baiser.

Ensuite, le fortuné monarque offrit du geste à Râma un siège incomparable, éblouissant, le plus digne parmi tous, orné d’or et de pierreries. Alors, quand il se fut assis dans le noble siège, Râma le fit resplendir, comme le Mérou, que le soleil à son lever illumine de ses clartés sans tache.

Le puissant monarque se réjouit à la vue de ce fils chéri, noblement paré et qui semblait Daçaratha lui-même réfléchi dans la surface d’un miroir. Ce roi, le meilleur des pères, ayant donc adressé la parole à son fils avec un sourire, lui tint ce langage, comme Kaçyapa au souverain des Dieux :

« Râma, tu es mon enfant bien-aimé, le plus éminent par tes vertus et né, fils égal à moi, d’une épouse mon égale et la première de mes épouses. Enchaînés par tes bonnes qualités, ces peuples te sont déjà soumis : reçois donc le sacre, comme associé à ma couronne, en ce temps, où la lune va bientôt faire sa conjonction avec l’astérisme Poushya, constellation propice. J’aime à le reconnaître, mon fils ; la nature t’a fait modeste et même vertueux ; mais ces vertus n’empêcheront point ma tendresse de te dire ce qu’elle sait d’utile pour toi. Avance-toi plus encore dans la modestie ; tiens continuellement domptés les organes des sens, et fuis toujours les vices, qui naissent de l’amour et de la colère. Jette les yeux sur la Cause première, et que sans cesse ton âme, comme la sienne, Râma, se cache et se montre dans la défense de tes sujets. D’abord, sois dévoué au bien, exempt d’orgueil, escorté sans cesse de tes vertus ; ensuite, protège ces peuples, mon fils, comme s’ils étaient eux-mêmes les fils nés de ta propre chair.

« Noble enfant de Raghou, examine d’un œil vigilant tes soldats, tes conseillers, tes éléphants, tes chevaux et tes finances, l’ami et l’ennemi, les intermédiaires et les rois neutres. Lorsqu’un roi gouverne de telle sorte la terre, que ses peuples heureux lui sont inébranlablement dévoués, ses amis en ressentent une joie égale à cette allégresse des Immortels, devenus enfin les heureux possesseurs de la divine ambroisie. Impose le frein à ton âme, et sache, mon fils, te conduire ainsi ! »

À peine le monarque avait-il achevé son discours, que des hommes, messagers de cette agréable nouvelle, couraient déjà en faire part à Kâauçalyâ. Elle, la plus noble des femmes, elle distribua à ces porteurs d’une nouvelle si flatteuse et de l’or, et des vaches, et toutes sortes de pierreries.

Quand il se fut incliné devant le roi son père, le Raghouide, éclatant de lumière, monta dans son char ; puis, environné de foules nombreuses, il revint dans son palais.

Après le départ des citadins, le monarque, ayant délibéré une seconde fois avec ses ministres, arrêta une résolution, en homme qui sait prendre une décision. « Demain, l’astérisme Poushya doit se lever sur l’horizon ; que mon fils Râma, à la prunelle dorée comme la fleur des lotus, soit donc sacré demain dans l’hérédité présomptive du royaume ! » Ainsi parla ce puissant monarque.

Entré dans sa maison, Râma en sortit au même instant et se dirigea vers le gynæcée de sa mère.

Là, il vit cette mère inclinée, revêtue de lin, sollicitant la Fortune dans la chapelle de ses Dieux. — Ici déjà s’étaient rendus avant lui Soumitrâ, Lakshmana et Sitâ, elle, que l’agréable nouvelle du sacre avait rendue toute joyeuse.

Râma, s’étant approché, s’inclina devant sa mère ainsi recueillie, et dit ces paroles faites pour lui causer de la joie : « Mère chérie, mon père m’a désigné pour gouverner ses peuples ; on doit me sacrer demain : c’est l’ordre de mon père. Il faut que Sitâ passe avec moi cette nuit dans le jeûne, comme le roi me l’a prescrit avec le ritouidj et nos maîtres spirituels. Veuille donc répandre sur moi et sur la Vidéhaine, ma belle épouse, ces paroles heureuses, d’une si grande efficacité pour mon sacre, dont le jour que celui-ci précède verra l’auguste cérémonie. »

Ayant appris cette nouvelle, objet de ses vœux depuis un long temps, Kâauçalyâ répondit à Râma ces mots, troublés par des larmes de joie : « Mon bien-aimé Râma, vis un grand âge ! Périsse l’ennemi devant toi ! Puisse ta félicité réjouir sans cesse ma famille et celle de Soumitrâ !

« Tu es né en moi, cher fils, sous une étoile heureuse et distinguée, toi, à qui tes vertus ont gagné l’affection du roi Daçaratha, ton père. Ô bonheur ! ma dévotion pour l’Homme-Dieu aux yeux de lotus ne fut pas stérile, et j’augure que sur lui va se poser aujourd’hui cette félicité merveilleuse du saint roi Ikshwâkou ! »

Après ce langage de sa mère, Râma, jetant sur Lakshmana, assis devant lui, son corps incliné et ses mains jointes, un regard accompagné d’un sourire, lui adressa les paroles suivantes : « Lakshmana, gouverne avec moi ce monde ; tu es ma seconde âme, et ce bonheur qui m’arrive est en même temps pour toi ! Fils de Soumitrâ, goûte ces jouissances désirées et savoure ces doux fruits de la royauté ; car, si j’aime et la vie et le trône, c’est à cause de toi ! »

Quand il eut ainsi parlé à son cher Lakshmana, Râma, s’étant incliné devant ses deux mères, fit prendre congé à Sitâ et retourna dans son palais.


La rue royale se trouvait alors dans Ayodhyâ tout obstruée par les multitudes entassées des hommes, dont cet événement avait excité la curiosité, et de qui les danses joyeuses dispersaient un bruit semblable à celui de la mer, quand le vent soulève ses humides flots. La noble cité avait arrosé et balayé ses grandes rues, elle avait orné de guirlandes sa rue royale, elle s’était pavoisée de ses vastes étendards.

En ce moment tous les habitants d’Ayodhyâ, hommes, femmes, enfants, par le désir impatient de voir le sacre de Râma, soupiraient après le retour du soleil. Chacun désirait contempler cette grande fête.

Râma se purifia d’une âme recueillie ; puis, avec la belle Vidéhaine, son épouse, comme Nârâyana avec Lakshmi, il entra dans le sanctuaire domestique. Alors il mit sur sa tête, suivant la coutume, une patère de beurre clarifié et versa dans le feu allumé cette libation en l’honneur du grand Dieu. Ensuite, quand il eut mangé ce qui restait de l’oblation et demandé aux Immortels ce qui était avantageux pour lui, ce fils du meilleur des rois, voué au silence et méditant, sur le dieu Nârâyana, se coucha dans une sainte continence avec la charmante Vidéhaine sur un lit de verveine, jonchée avec soin dans la brillante chapelle consacrée à Vishnou.

Au temps où la nuit fermait sa dernière veille, il sortit du sommeil et fit arranger tout avec un ordre soigné dans les meubles de son appartement. — Puis, quand il entendit les brillantes voix des poètes et des bardes entonner les paroles de bon augure, il adora l’aube naissante, murmurant sa prière d’une âme recueillie. Dévotement prosterné, il célébra même l’ineffable meurtrier de Madhou, et, revêtu d’un habit de lin sans tache, il donna l’essor à la voix des brahmes.

Aussitôt le son doux et grave de leurs chants, auxquels se mêlaient dans ce jour de fête les accords des instruments de musique, remplit toute la ville d’Ayodhyâ. À la nouvelle que le noble enfant de Raghou avait accompli avec son épouse la cérémonie du jeûne, tous les habitants de se livrer à l’effusion de la joie ; et les citadins, n’ignorant pas que le sacre de Râma venait avec ce jour déjà si près de paraître, se mirent tous à décorer la ville une seconde fois, aussitôt qu’ils virent la nuit s’éclairer aux premières lueurs du matin.

Sur les temples des Immortels, dont les faîtes semblent une masse blanche de nuages, dans les carrefours, dans les grandes rues, sur les bananiers sacrés, sur les plateformes des palais, sur les bazars des trafiquants, où sont amoncelées toutes les sortes infinies des marchandises, sur les splendides hôtels des riches pères de famille, sur toutes les maisons destinées à réunir des assemblées, sur les plus majestueux des arbres, flottent dressés les étendards et les banderoles de couleurs variées. De tous les côtés on entend les troupes des danseurs, des comédiens et des chanteurs, dont les voix se modulent pour le délicieux plaisir de l’âme et des oreilles.

Quand fut arrivé le jour du sacre, les hommes s’entretenaient, assis dans les cours ou dans leurs maisons, de conversations qui roulaient toutes sur les éloges de Râma ; et, de tous côtés, les enfants mêmes, qui s’amusaient devant les portes des maisons, désertant le jeu, s’entretenaient aussi de conversations, qui roulaient toutes sur les éloges de Râma. Pour fêter le sacre du jeune prince, les citadins avaient brillamment décoré, parfumé de la résine embaumée de l’encens, paré de fleurs et de présents la rue royale ; et, par une sage prévoyance contre l’arrivée de la nuit, afin de ramener le jour dans les ténèbres, ils avaient planté au long des rues dans toute la ville des arbres d’illuminations.

Dans ce temps, une suivante de Kêkéyî, sa parente éloignée, qui l’avait emmenée avec elle dans Ayodhyâ, monta d’elle-même sur la plate-forme du palais ; et là, promenant ses yeux, elle vit la rue du roi brillamment décorée, la ville pavoisée de grands étendards, ses voies remplies d’un peuple nombreux et rassasié.

À cet aspect de la cité riante et pleine de monde en habits de fête, elle s’approcha d’une nourrice placée non loin d’elle, et fît cette demande : « D’où vient aujourd’hui cette joie extrême des habitants ? Dis-le moi ! Quelle chose aimée des citoyens veut donc faire le puissant monarque ? Pour quelle raison, au comble d’un enchantement suprême, la mère de Râma verse-t-elle aujourd’hui ses trésors comme une pluie de largesses ? »

Interrogée ainsi par cette femme bossue, la nourrice, toute ravie de plaisir, commence à lui raconter ce qui en était du sacre attendu pour l’association à la couronne : « Demain, au moment où la lune se met en conjonction avec l’astérisme Poushya, le roi fait sacrer comme héritier du trône son fils Râma, cette mine opulente de vertus. C’est pour cela que tout ce peuple est en joie dans l’attente du sacre, que les habitants ont décoré la ville et que tu vois la mère de Râma si heureuse. »

À peine eut-elle ouï ce langage désagréable pour elle, soudain, transportée de colère, la femme bossue descendit précipitamment de cette plate-forme du palais. La Mantharâ, qui avait conçu une mauvaise pensée, vint donc, les yeux enflammés de fureur, tenir ce langage à Kêkéyî, qui n’était pas encore levée : « Femme aveugle, sors du lit ! Quoi ! tu dors ! Un affreux danger fond sur toi ! Malheureuse, ne comprends-tu pas que tu es entraînée dans un abîme ! »

Kêkéyî, aux oreilles de qui cette bossue à l’intention méchante avait jeté dans sa fureur ces mots si amers, lui fit à son tour cette demande : « Pourquoi es-tu si en colère, Mantharâ ? Apprends-moi quelle est cette chose que tu ne peux supporter : en effet, je te vois toute pleine de tristesse et le visage bouleversé. »

À ces paroles de Kêkéyî, la Mantharâ, qui savait ourdir un discours artificieux, lui répondit ainsi, les yeux rouges de colère et d’envie, pour augmenter le trouble de sa maîtresse et la séparer enfin de Râma, dont cette femme à la pensée coupable désirait la perte : « Une chose bien grave te menace, une chose que tu ne dois pas tolérer, ô ma reine : c’est que le roi Daçaratha se dispose à consacrer son fils Râma comme héritier de sa couronne.

« Telle qu’une mère, à qui, séduite par un langage artificieux, sa bienveillance a fait recueillir un ennemi : ainsi, toi, imprudente, tu as réchauffé un serpent dans ton sein ! En effet, ce que pourrait faire, soit un serpent, soit un ennemi, que tu ne vois pas derrière toi et comme sous tes pieds, Daçaratha le fait aujourd’hui à ton fils et à toi. L’épouse bien-aimée de ce roi au langage traître et mensonger va mettre son Râma sur le trône ; et toi, imprévoyante créature, tu seras immolée avec ton enfant ! »

À ces paroles de la bossue, Kêkéyî, ravie de joie, ôta de sa parure un brillant joyau et l’offrit en cadeau à la Mantharâ. Quand elle eut donné à la perfide suivante ce magnifique bijou, en témoignage du plaisir que lui inspirait sa nouvelle, Kêkéyî enchantée lui répondit alors en ces termes : « Mantharâ, ce que tu viens de raconter m’est agréable ; c’est une chose que je désirais : aussi ai-je du plaisir à te donner une seconde fois ce gage de ma vive satisfaction. Il n’y a dans mon cœur aucune différence même entre Bharata et Râma : je verrai donc avec bonheur que le roi donne l’onction royale à celui-ci. »

À ces mots, rejetant le bijou de Kêkéyî, Mantharâ lui répondit en ces termes, accompagnés d’une imprécation : « Pourquoi, femme ignorante, te réjouis-tu, quand le danger plane sur toi ? Ne comprends-tu pas que tu es submergée dans un océan de tristesse ? Tu le veux, insensée : eh bien ! cœur lâche, que le serpent des soucis te dévore, malheureuse, toi, que la science n’éclaire pas et qui vois les choses de travers ! Je l’estime heureuse, cette Kâaucalyâ, qui dans ce jour, où la lune entre en conjonction avec l’astérisme Poushya, verra son fils, au corps semé de signes propices, oint et sacré comme l’héritier du trône paternel ! Mais toi, femme ignorante, dépouillée de ta grandeur, tu seras soumise, comme une servante, à Kâaucalyâ grandie et parvenue même à la plus haute domination. On verra l’épouse de Râma savourer les jouissances du trône et de la fortune, mais ta bru à toi sera obscurcie et rabaissée ! »

Kêkéyî, fixant les yeux sur la Mantharâ, qui parlait ainsi d’un air vivement affligé, se mit joyeusement à vanter elle-même les vertus de Râma.

À ces paroles de sa maîtresse, la Mantharâ, non moins profondément affligée, répondit à Kêkéyî, après un long et brûlant soupir : « Ô toi, de qui le regard manque de justesse, femme ignorante, ne t’aperçois-tu pas que tu te plonges toi-même dans un abîme, dans la mort, dans un enfer de peines ? Si Râma devient roi ; si, après lui, son fils monte sur le trône ; puis, le fils de son fils ; ensuite, le rejeton né de son petit-fils, Bharata ne se trouvera-t-il point, Kêkéyî, rejeté hors de la famille du monarque ? En effet, tous les fils d’un roi n’ont pas le trône de leur père chacun dans son avenir. Entre plusieurs fils, c’est un seul, qui reçoit l’onction royale ; car si tous avaient droit à ceindre le diadème, ne serait-ce pas une bien grande anarchie ? Aussi est-ce toujours dans les mains de leurs fils aînés, vertueux ou non, que les maîtres de la terre, femme charmante, remettent les rênes du royaume ? De leur côté, arrivés au terme de la vie, ces fils aînés transmettent à leurs fils aînés le royaume, sans partage ; mais à leurs frères, jamais ! C’est là une chose incontestable. Que suit-il de là ? C’est que ton fils sera dépouillé à perpétuité des honneurs, privé du plaisir, comme un orphelin sans appui, et déchu à jamais de l’hérédité royale. Je suis accourue ici, conduite par ton intérêt ; mais tu ne m’as point comprise, toi, qui veux me donner un cadeau quand je t’annonce l’agrandissement de ton ennemie ! Car, une chose immanquable ! Râma, une fois qu’il aura ceint le diadème, Râma, débarrassant le chemin de cette gênante épine, enverra Bharata en exil, ou, ce qui est plus sûr, à la mort.

« Enivrée de ta beauté, tu as toujours, dans ton orgueil, dédaigné la mère de Râma, épouse comme toi du même époux ; comment ne ferait-elle pas tomber maintenant le poids de sa haine sur toi ! »

À ces mots de la suivante, Kêkéyî poussa un soupir et répondit ces paroles : « Tu me dis la vérité, Mantharâ ; je connais ton dévouement sans égal pour moi. Mais je ne vois aucun moyen par lequel on puisse faire obtenir de force à mon fils ce trône de son père et de ses aïeux. »

À ces paroles de sa maîtresse, la bossue, poursuivant son dessein criminel, délibéra dans son esprit un instant et lui tint ce langage : « Si tu veux, je t’aurai bientôt mis ce Râma dans un bois, et je ferai même donner l’onction royale à Bharata. »

À ces mots de la Mantharâ, Kêkéyi, dans la joie de son âme, se leva un peu de sa couche mollement apprêtée et lui répondit ces paroles : « Dis-moi, ô femme d’une intelligence supérieure ; Mantharâ, dis-moi par quel moyen on pourrait élever Bharata sur le trône et jeter Râma dans une forêt ? »

À peine eut-elle ouï ces mots de la reine, Mantharâ, bien résolue dans sa pensée coupable, tint ce langage à Kêkéyi pour la ruine de Râma : « Écoute, et réfléchis bien, quand tu m’auras entendue. Jadis, au temps de la guerre entre les Dieux et les Démons, ton invincible époux, sollicité par le roi des Immortels, s’en fut affronter ces combats. — Il descendit, vers la plage méridionale, dans la contrée nommée Dandaka, où le Dieu qui porte à son étendard l’image du poisson Timi possède une ville appelée Vêdjayanta.

« Là, non vaincu par les armées célestes, un grand Asoura, qui avait nom Çambara, puissant par la magie, livra bataille à Çakra. Dans cette terrible journée, le roi fut blessé d’une flèche ; il revint ici victorieux ; et ce fut par toi, reine, qu’il fut pansé lui-même. La plaie, grâce à toi, fut cicatrisée ; et, ravi de joie, l’auguste malade t’accorda, femme illustre, deux faveurs à ton choix. Mais toi : « Réserve l’effet de ces deux grâces pour le temps où j’en souhaiterai l’accomplissement ! » N’est-ce pas ainsi qu’alors tu parlas à ton magnanime époux, qui te répondit : Oui ? J’étais ignorante de ces choses, et c’est toi, qui jadis, reine, me les a contées.

« Réclame de ton époux ces deux grâces ; demande pour l’une le sacre de Bharata et pour l’autre l’exil de Râma pendant quatorze années. Montre-toi courroucée, ô toi, de qui le père est un monarque, entre dans l’appartement de la colère ; et, vêtue d’habits souillés, couchée sur la terre nue, ne jette pas un regard de tes yeux sur le roi, ne lui adresse pas même une parole, comme une abandonnée qui dort sur la terre, femme qu’on nommait hier la brillante et qu’il faut appeler maintenant la désolée. Bientôt, près du sol dégarni, où tu seras étendue, le monarque, plongé dans la tristesse, viendra lui-même tâcher de regagner tes bonnes grâces et te demander ce que tu désires : car, je n’en puis douter, ton époux t’aime beaucoup.

« Si ton époux t’offrait des perles, de l’or et toutes sortes de bijoux, ne tourne pas un regard vers ses présents.

« Mais si, voulant donner à ses deux grâces tout leur effet, ton époux te relevait de ses mains ; enchaîne-le d’abord sous la foi du serment ; ensuite, radieuse beauté, demande-lui, comme grâce première, l’exil de Râma durant neuf ans ajoutés à cinq années, et, comme seconde, l’hérédité du royaume conférée à Bharata.

« Ainsi, heureuse mère, ton Bharata, sans nul doute, obtiendra la plus haute fortune sur la terre ; ainsi, Râma, sans nul doute, ira lui-même dans l’exil.

« Ô toi, de qui la nature est toute candide, comprends quelle puissance la beauté met dans tes mains ! Le roi n’aura ni la force d’exciter ni la force de mépriser ta colère ; le monarque de la terre pourrait-il enfreindre une seule parole de ta bouche, puisqu’il renoncerait à sa vie même pour l’amour de toi ? »

Excitée par la suivante, sa maîtresse vit sous les couleurs du bien ce qui était mauvais ; et son âme, troublée par les influences d’une malédiction, ne sentit pas que l’action était coupable. En effet, dans son enfance, au pays des Kékéyains, elle avait jeté sur un brahme, qui semblait un homme stupide, l’injure d’une parole blessante ; et ce magnanime avait maudit en ces termes la jeune fille inconsidérée : « Puisque tu as injurié un brahme dans l’ivresse de l’orgueil, que t’inspire déjà ta beauté, tu recueilleras toi-même un jour le blâme et les mépris dans le monde ! »

Il dit, et, chargée de sa malédiction, Kèkéyi tomba fatalement sous la domination de Mantharâ ; elle prit donc la bossue aux vues criminelles dans ses bras, la serra fortement contre son cœur ; et toute à l’excès d’une joie qui troublait sa raison, elle tint résolument ce langage à Mantharâ : « Je suis loin de mépriser ta prévoyance exquise, ô toi qui sais trouver les plus sages conseils : il n’existe pas dans ce monde une seconde femme égale à toi pour l’intelligence. »

Ainsi flattée par Kêkéyî, la bossue, pour animer davantage la reine couchée dans son lit, répondit en ces termes : « Il est superflu de jeter un pont sur un fleuve dont le canal est à sec ; lève-toi donc, illustre dame ! assure ta fortune, et mets le trouble dans le cœur du monarque ! » « Oui ! » répondit Kêkéyî, approuvant ces paroles ; et, suivant les conseils de Mantharâ, elle s’affermit dans la résolution de faire donner l’onction royale à Bharata.

La noble reine ôta son collier de perles, enrichi de précieux bijoux et de joyaux magnifiques ; elle se dépouilla de toutes ses autres parures ; et, l’âme remplie de haine par cette Mantharâ, elle entra dans la chambre de la colère, où elle s’enferma seule avec l’orgueil que lui inspirait la force de sa prospérité.

Alors, avec un visage assombri sous les nuages de sa colère excitée, ayant détaché rubans, torsades et joyaux de son buste si pur, l’épouse charmante de l’Indra des hommes devint comme le ciel enveloppé de ténèbres, quand l’astre de la lumière s’est éclipsé.

Or, quand il eut fait connaître le jour et l’instant où l’onction royale serait donnée à Râma, le puissant monarque entra dans son gynæcée pour annoncer cette agréable nouvelle à Kêkéyî. Là, ce maître du monde, apprenant qu’elle était couchée sur la terre, abattue dans une situation indigne de son rang, il en fut comme foudroyé par la douleur. Ce vieillard s’avança tout affligé vers sa jeune femme, plus aimée de lui que sa vie même ; de lui à l’âme sans reproche, elle, qui nourrissait une pensée coupable.

S’étant donc approché de son épouse, qui désirait avec folie une chose funeste, odieuse à tous les hommes et qui serait blâmée du monde, il vit la noble dame renversée par terre. Il se mit à côté et la caressa tendrement, comme un grand éléphant caresse avec la trompe sa plaintive compagne, que la flèche empoisonnée d’un chasseur a blessée.

Après que ses mains eurent bien caressé la femme éplorée, de qui la respiration sanglotante ressemblait aux sifflements d’un serpent, le roi tint, d’une âme tremblante, ce langage à Kêkéyî : « Je ne sais pas ce qui put allumer cette colère en toi. Qui donc osa t’offenser, reine ! Ou par qui l’honneur qui t’est dû ne te fut-il pas rendu ? Pourquoi, femme naguère si heureuse et maintenant si désolée, pourquoi, à ma très vive douleur, es-tu couchée sur la terre nue et dans la poussière, comme une veuve sans appui, en ce jour où mon âme est toute joyeuse ? »

Il dit et releva sa femme éplorée. Elle, qui brûlait de lui dire cette chose funeste, qui devait augmenter le chagrin de son époux, répondit sur-le-champ à ces mots : « Je n’ai reçu aucune offense de personne, magnanime roi ; l’honneur qui m’est dû ne m’a pas été refusé ; mais, quel que soit mon désir, daigne faire en ce jour une chose qui m’est chère. Donne-m’en l’assurance maintenant, si tu veux bien la faire ; et quand j’aurai, moi, reçu ta promesse, je t’expliquerai ce qu’est mon désir. »

À ces paroles de cette femme chérie, le monarque, tombé sous l’empire de son épouse, entra dans ce piège à sa ruine, comme une antilope s’engage étourdiment au milieu d’un filet. Le prince, qui voyait toute consumée de sa douleur cette Kêkéyî, épouse bien-aimée, elle qui jamais ne manqua au vœu conjugal, elle si attentive à tout ce qui pouvait lui être utile ou agréable : « Femme charmante, dit-il, tu ne sais donc pas ! Excepté Râma seul, il n’existe pas dans tous les mondes une seconde créature que j’aime plus que toi !

« Je m’arracherais ce cœur même pour te le donner : ainsi, ma Kêkéyî, regarde-moi et dis ce que tu désires.

« Tu vois que je possède en moi la puissance, ne veuille donc plus balancer : je ferai ta joie ; oui, je le jure par toutes mes bonnes œuvres ! » Alors, satisfaite de ce langage, Kêkéyî joyeuse révéla son dessein très odieux et d’une profonde scélératesse.

« Que les Dieux réunis sous leur chef Indra même entendent ce serment solennel de ta bouche, que tu me donneras la grâce demandée ! Que la lune et le soleil, que les autres planètes mêmes, l’Éther, le jour et la nuit, les plages du ciel, le monde et la terre ; que les Gandharvas et les Rakshasas, les Démons nocturnes, qui abhorrent les clartés du jour, et les Dieux domestiques, à qui plait d’habiter nos maisons ; que les êtres animés, d’une autre espèce et de quelque nature qu’ils soient, connaissent la parole échappée de tes lèvres !

« Ce grand roi qui a donné sa foi à la vérité, pour qui le devoir est une science bien connue, de qui les actes sont pleinement accompagnés de réflexion, s’engage à mettre les objets d’une grâce dans mes mains : Dieux, je vous en prends donc à témoins ! »

Quand la reine eut ainsi enveloppé ce héros au grand arc dans le réseau du serment, elle tint ce discours au monarque, dispensateur des grâces, mais aveuglé par l’amour :

« Jadis, ô roi, satisfait de mes soins, dans la guerre, que les Dieux soutenaient contre les Démons, tu m’as octroyé deux grâces, dont je réclame aujourd’hui l’accomplissement. Que Bharata, mon fils, reçoive l’onction royale, comme héritier du trône, dans la cérémonie même que tes soins préparent ici pour associer Râma à la couronne. En outre, que celui-ci, portant le djatâ, la peau de biche et l’habit d’écorce, s’en aille dans les bois durant neuf et cinq ans : voilà ce que je choisis pour mes deux grâces. Si donc tu es vrai dans tes promesses, exile Râma dans les forêts et consacre Bharata, mon fils, dans l’hérédité du royaume. »

Ce langage de Kêkéyi blessa au cœur le puissant monarque, et son poil se hérissa d’effroi, comme sur la peau d’une antilope mâle, quand il voit la tigresse devant lui. S’affaissant aussitôt sous le coup de cette grande douleur, il tomba hors de lui-même sur terre veuve de ses tapis. « Hélas ! s’écria-t-il, ô malheur ! » À ces mots, en proie à sa douleur, il tomba sur la terre, et, blessé au milieu du cœur par la flèche des cruelles paroles, il fut à l’instant même absorbé dans un profond évanouissement. Longtemps après, quand il eut repris connaissance, l’âme noyée dans l’affliction, il dit, plein de tristesse et d’amertume, il dit avec colère à Kêkéyî : « Scélérate, femme aux voies corrompues, que t’a fait Râma, ou que t’ai-je fait, destructrice de ma famille, ô toi, de qui les vues sont toutes criminelles ? N’est-ce pas à toi qu’il rend ses hommages, avant même de les rendre à Kâauçalyâ ? Pourquoi donc es-tu si acharnée à la ruine de Râma ?

« Que j’abandonne, ou Kàauçalyâ, ou Soumitrâ, ou ma royale splendeur et ma vie, soit ! mais non ce Râma, si plein d’amour filial. C’est assez ! renonce à ta résolution, femme aux desseins criminels : tu le vois ! je touche avec mon front tes pieds mêmes ; fais-moi grâce ! »

Le cœur déchiré à ce discours d’une grande amertume, à ces mots épouvantables même de son épouse, le roi consterné avait l’esprit égaré, les traits de son visage convulsés, tel qu’un buffle vigoureux, assailli par une tigresse. Lui, ce dominateur du monde, ce protecteur des malheureux, il tomba sur la terre, embrassant les pieds de sa femme, dont les mains, pour ainsi dire, serraient son cœur d’une pression douloureuse, et, d’une voix sanglotante, il jetait ces mots : « Grâce, ô ma reine ! grâce ! »

Tandis que le grand roi, dans une posture indigne de lui, était gisant à ses pieds mêmes, Kêkéyî jeta encore ces mots si durs, elle sans crainte à lui portant l’effroi dans ses yeux, avec le trouble dans son âme triste et malheureuse : « Toi, de qui les sages vantent continuellement la vérité dans les paroles et la fidélité dans la foi jurée, pourquoi, seigneur, quand tu m’as accordé ces deux grâces, hésites-tu à m’en donner l’accomplissement ? »

Irrité de ces paroles de Kêkéyî, le roi Daçaratha lui répondit alors, plein d’émotion et gémissant : « Femme ignoble, mon ennemie, goûte donc, hélas ! ce bonheur, Kêkéyî, de voir ton époux mort et Râma, ce fier éléphant des hommes, banni dans un bois !

« Cruel, moi ! âme méchante, esclave d’une femme, est-ce là se montrer père à l’égard d’un fils si magnanime et doué même de toutes les vertus ! — Maintenant qu’il est fatigué par le jeûne, la continence et les instructions de nos maîtres spirituels, il ira donc, à l’heure enfin arrivée de sa joie, trouver l’infortune au milieu des forêts !

« Malheur à moi cruel, nature impuissante, subjuguée par une femme, homme de petite vigueur, incapable même de s’élever jusqu’à la colère, sans énergie et sans âme ! Une infamie sans égale, une honte certaine et le mépris de tous les êtres me suivront dans le monde, comme un criminel ! »

Tandis que le monarque exhalait en ces plaintes le chagrin qui troublait son âme, le soleil s’inclina vers son couchant et la nuit survint. Au milieu de tels gémissements et dans sa profonde affliction, cette nuit, composée de trois veilles seulement, lui parut aussi longue que cent années.

À la suite de ces plaintes, le monarque éleva ses deux mains jointes vers Kêkéyî, essaya encore de la fléchir et lui dit ces nouvelles paroles : « Ô ma bonne, prends sous ta protection un vieillard malheureux, faible d’esprit, esclave de la volonté et qui cherche en toi son appui ; sois-moi propice, ô femme charmante ! Si ce n’est là qu’une feinte mise en jeu par l’envie de pénétrer ce que j’ai au fond du cœur : eh bien ! sois contente, femme au gracieux sourire, voilà ce qu’est en vérité mon âme : je suis de toute manière ton serviteur. Quelque chose que tu veuilles obtenir, je te le donne, hors l’exil de Râma : oui, tout : ce qui est à moi, ou même, si tu la veux, ma vie ! »

Ainsi conjurant et conjurée, elle d’une âme si corrompue et lui d’une âme si pure, cette femme cruelle à son époux n’accorda rien aux prières de ce roi, sur les joues duquel tombaient des larmes et dont les tourments intérieurs se révélaient aux yeux par les formes bien tourmentées de sa personne. Ensuite, quand le monarque vit son épouse, affermie dans la méchanceté, parler encore avec inimitié sur l’odieuse action d’exiler son fils, il perdit une seconde fois la connaissance et, couché sur la terre, il sanglota dans la tristesse et le trouble de son âme.

Tandis que son époux désolé, malade du chagrin, dont l’injuste exil de son fils tourmentait son cœur, et tombé sans connaissance sur la terre, se débattait convulsivement, Kêkéyi lui jeta ces nouvelles paroles : « Pourquoi es-tu là gisant, évanoui sur la face de la terre, comme si tu avais commis un lourd péché, quand tu m’accordas spontanément les deux grâces ? Ce qui est digne de toi, c’est de rester ferme dans la vérité de la promesse.

« Le premier devoir, c’est la vérité, ont dit ces hommes sincères qui savent les devoirs : si tu fus sollicité par moi, c’est que je m’étais dit, car je pensais te connaître : « Sa parole est une vérité ! » Çivi, le maître de la terre, ayant sauvé la vie d’une colombe, s’arracha le cœur à lui-même, pour ne pas manquer à sa promesse, et le fit manger au vautour : c’est ainsi qu’il mérita de passer au ciel en quittant la terre. Jadis, certaines limites furent acceptées de l’Océan, ce roi des fleuves ; et, depuis lors, fidèle à son traité, il n’est jamais sorti de ses rivages, malgré son impétuosité. Alarka même s’arracha les deux yeux pour les donner au brahme qui l’implorait : action, qui valut au saint roi de monter, après cette vie, dans les demeures célestes.

« Pourquoi donc, si tu es vrai dans tes promesses, toi qui, au temps passé, voulus bien m’accorder ces deux grâces, pourquoi, dis-je, m’en refuses-tu aujourd’hui l’accomplissement, comme un avare et un homme vil ? Envoie Râma, ton fils, habiter les forêts ! Si tu ne combles pas maintenant le désir manifesté dans mes paroles, je vais, ô roi, jeter là ma vie sous tes yeux mêmes ! »

Le monarque, enlacé par Kêkéyî, comme autrefois Bali par Vishnou, dans les rets de ses artifices, ne put alors en déchirer les mailles.

Quand la nuit commençait à s’éclaircir aux premières lueurs de l’aube matinale, Soumantra vint à la porte, et, s’y tenant les mains jointes, il réveilla son maître : « Ô roi, voici que ta nuit s’est déjà bien éclairée, disait-il : que sur toi descende la félicité ! Réveille-toi, ô tigre des hommes ! Recueille et le bonheur et les biens ! Croîs en richesses, puissant monarque de la terre, croîs en toute abondance, tel que la mer se gonfle et croît au lever de la pleine lune ! Comme le soleil, comme la lune, comme Indra, comme Varouna jouissent de leur opulence et de leur félicité, jouis ainsi des tiennes, auguste dominateur de la terre ! »

Quand il entendit son écuyer lui chanter ces heureux souhaits, vœux accoutumés pour son réveil, le monarque, consumé par sa douleur immense, lui adressa la parole en ces termes : « Pourquoi viens-tu, conducteur de mon char, pourquoi viens-tu me féliciter, moi, de qui la tristesse n’est pas un thème bien assorti aux félicitations ? Tu ajoutes par ton langage une douleur nouvelle à mes souffrances, »

Quand il entendit ces mots prononcés par le roi malheureux, Soumantra s’éloigna vite de ces lieux, non sans rougir un peu de honte.

Sur ces entrefaites, Kêkéyî, obstinée dans sa volonté criminelle, jeta de nouveau ces paroles à son époux étendu par terre, à son époux, qu’elle voulait stimuler avec l’aiguillon de son langage :

« Pourquoi parles-tu ainsi, en ces termes désolés, comme un être de la plus basse condition ? Mande ici Râma ; envoie-le sans faiblesse habiter les forêts ! Si tu es fidèle en tes promesses, donne-moi l’accomplissement d’une parole qui m’est chère. »

Alors, blessé par l’aiguillon de ces paroles, comme un éléphant avec la pointe aiguë de son cornac, le roi, consumé par le feu du chagrin, dit ces mots à Soumantra :

« Conducteur de mon char, je suis lié avec la chaîne de la vérité ; mon âme est pleine de trouble. Amène ici Râma sans délai, je désire le voir. »

À peine eut-elle entendu ces mots du roi, Kêkéyî sur-le-champ dit aussi d’elle-même à l’écuyer : « Va ! amène Râma ; et fais-le se hâter, de manière qu’il vienne au plus tôt ! »

Ensuite, Soumantra sortit avec empressement : arrivé sur le pas intérieur de la porte, il y vit les rois de la terre ; et quand il eut franchi le seuil extérieur, il trouva dehors les conseillers et les prêtres du palais, qui se tenaient là tous réunis dans l’attente.


Dans ce jour même, où la lune était parvenue à sa conjonction avec l’astérisme Poushya, on avait disposé en vue de Râma toutes les choses nécessaires à la cérémonie d’un sacre. On avait préparé un trône d’or, éblouissant, magnifiquement orné, sur lequel s’étalait une peau, riche dépouille du roi des quadrupèdes. On avait apporté de l’eau puisée au confluent du Gange et de l’Yamounâ ; on avait apporté de l’eau prise dans les autres fleuves sacrés, qui tournent le front, soit à l’orient, soit à l’occident, ou qui serpentent dans un canal tout à fait sinueux. On avait apporté même de l’eau recueillie dans toutes les mers.

Les urnes, pleines de ces ondes, étaient d’or massif ; autour de leurs flancs, on avait tressé en guirlandes les jeunes pousses des arbres qui se plaisent au bord des eaux, mêlées aux fleurs des nymphéas et des lotus. Des limons, des grenades, du beurre clarifié, du miel, du lait, du caillé, de la vase même et de l’eau, envoyés des plus saints tirthas, s’y mêlaient à toutes les choses distinguées par une influence heureuse.

On avait également préparé en vue de Râma un sceptre, somptueusement orné de joyaux et d’un éclat aussi pur que les rayons de la lune, un chasse-mouche, un magnifique éventail, décoré avec une radieuse guirlande et tel que le disque en son plein de l’astre des nuits. On avait encore exécuté pour l’assomption de Râma au trône paternel un vaste parasol, emblème de royauté. Là étaient réunis un taureau blanc, un cheval au blanc pelage, un éléphant de choix, superbe et dans l’ivresse du rut, huit belles jeunes filles, sur la personne desquelles resplendissaient les plus riches parures, des poètes laudateurs, vêtus d’un opulent costume, et toutes les espèces d’instruments, qui servent à la musique.

Arrivé dans la rue du roi, Soumantra fendit les ondes arrêtées là du peuple et recueillit dans sa route les paroles échangées des conversations, qui toutes se rattachaient aux louanges de Râma.

« Aujourd’hui Râma, disaient-ils, va recevoir l’hérédité du royaume, suivant les ordres mêmes de son père. Oh ! quelle grande fête aujourd’hui l’on va donner pour nous dans la ville ! Ce héros doux, maître de lui-même, bon pour les habitants de la ville, et qui trouve son plaisir dans le bonheur de toutes les créatures, Râma, sans aucun doute, sera aujourd’hui même notre prince de la jeunesse. Oh ! combien les faveurs du ciel pleuvent aujourd’hui sur nous, puisque Râma, qui est l’amour des hommes vertueux, va désormais nous protéger, comme un père défend les fils qui sont nés de sa chair ! »

Telles étaient les paroles que, de tous les côtés, Soumantra entendait sortir de cette foule épaisse, tandis qu’il s’en allait chez Râma, d’une marche pressée, afin de le ramener au palais de son père.

Descendu en face de cette maison, où régnait une vaste abondance, l’illustre cocher fut saisi de plaisir et de joie à la vue des ornements luxueux qui décoraient ce palais, tout émaillé de pierreries, comme celui du céleste époux qui mérita le choix de la belle Çatçhî.

Il vit le pas de ses portes couvert par une multitude officielle de poëtes, de bardes, de chanteurs et de panégyristes, qui, attachés à sa maison pour ramener agréablement le sommeil ou le réveil sur ses paupières, célébraient à l’envi les vertus de sa royale personne.

Quand il eut traversé dans ce riche palais six enceintes, dont les foules pressées des hommes remplissaient l’étendue, il pénétra dans la septième, parfaitement distribuée.

Soumantra, s’étant approché d’un air modeste, s’inclina pour saluer Râma, d’une beauté en quelque sorte, flamboyante et semblable au soleil qui vient de naître sur un ciel sans nuages.

« Que la reine Kâauçalyâ est heureuse de posséder un tel fils ! Le roi, en compagnie de Kêkéyî, désire te voir. Viens donc, Râma, s’il te plaît ! »

À ces mots du cocher, Râma, qui avait reçu, la tête inclinée, cet ordre venu de son père, Râma aux yeux de lotus tint ce langage à Sitâ : « Sitâ, le roi et la reine se sont réunis ensemble pour délibérer, sans aucun doute, sur mon sacre comme héritier de la couronne. Assurément, Kêkéyî, ma mère, guidée par le désir même de faire une chose qui m’est agréable, emploie tout son art en ce moment pour mettre de ses mains le diadème sur mon front. Je pars donc sans délai ; j’ai hâte de voir ce maître de la terre, assis dans sa chambre secrète seul avec Kêkéyî et libre de soucis. »

À ces paroles de son mari : « Va, mon noble époux, lui dit Sitâ, voir ton père et même avec lui ta mère. »

Sorti de son palais, ce prince d’une splendeur incomparable vit rassemblés devant les portes une foule de serviteurs, curieux de voir le noble maître. À leur aspect, il s’approcha d’eux et les salua tous ; puis, sans perdre un instant, il s’élança dans un char d’argent, déjà même attelé. Élevé sur le char opulent, dont le fracas égalait celui du tonnerre, Râma sortit de son palais, comme la lune sort des nuages blancs.

Alors, tenant un parasol avec un chasse-mouche dans ses mains, Lakshmana aussitôt monta derrière l’auguste Râma, comme Oupéndra se tient derrière le dieu Indra, et lui fit sentir agréablement les doux offices de l’ombrelle et du chasse-mouche. Un cri de « Halâ ! halâ ! » s’éleva immense, et le cœur de tous se dilata, quand on vit s’avancer dans son char ce Râma, le plus noble des hommes qui possèdent un char.

Il s’avançait lentement et répondait à ces foules d’hommes par des saluts, distinguant chacun d’eux avec un mot, un sourire, un coup d’œil, un mouvement du front, un geste de la main.

Les épouses mêmes des habitants, accourues à leurs fenêtres, contemplaient cette marche de Râma et vantaient ses vertus, qui tenaient leur âme enchaînée avec un lien d’amour.

« Râma, disaient les unes, suivra le chemin dans lequel ont marché ses aïeux et même avant eux ses vénérables ancêtres, car il possède un nombre infini de vertus. Ainsi que son aïeul et son père nous ont gouvernés, ainsi nous gouvernera-t-il, et même beaucoup mieux, sans aucun doute. Loin de nous aujourd’hui le boire et le manger ! loin de nous aujourd’hui toute jouissance des choses aimées, tant qu’il n’aura pas obtenu d’être associé à la couronne ! »

« Oh ! disaient les autres, il n’existe pour nous aucune chose préférable au sacre du vaillant Râma : il nous est même plus cher que la vie ! Que la reine Kâauçalyâ se réjouisse de voir en toi son fils, et que Sitâ monte avec toi, noble enfant de Raghou, au sommet de la plus haute fortune ! Quand le don paternel t’aura mis sur le front cette couronne désirée, vis, Râma, une longue vie, assis dans le plaisir sur tes ennemis vaincus ! »

Tandis que le beau jeune homme poursuivait sa marche vers le palais du monarque, son oreille était frappée de ces discours et par différentes autres acclamations flatteuses, que lui jetait encore une foule assise sur les plates-formes des maisons. Aucun homme, aucune femme ne pouvait séparer de lui ses regards, ni lui reprendre son âme, ravie par les qualités d’un héros si plein de majesté.

Râma vit son père assis dans un siège, en compagnie de Kêkéyî, et montrant la douleur peinte sur tous les traits de sa figure desséchée par le chagrin et l’insomnie. D’abord, s’étant prosterné et joignant les mains, il toucha du front ses pieds ; ensuite et sans tarder, il s’inclina de nouveau et rendit le même honneur à ceux de Kêkéyi.

Le fils de Soumitrâ vint après lui honorer les pieds du roi, son père ; et, plein de modestie comme d’une joie suprême, il salua également ceux de Kêkéyî.

À l’aspect de Râma, qui se tenait en face de lui avec un air modeste, le roi Daçaratha n’eut pas la force d’annoncer l’odieuse nouvelle à ce fils sans reproche et bien-aimé. À peine eut-il articulé ce seul mot : « Râma ! » qu’il demeura muet, comme bâillonné par l’impétuosité de ses larmes ; il ne put dire un mot de plus, ni même lever ses regards vers cet enfant chéri.

Quand Râma, assiégé d’inquiétudes, vit cette révolution, qui s’était faite dans l’esprit de son père, si différent de ce qu’il était auparavant, il tomba lui-même dans la crainte, comme s’il eût touché du pied un serpent.

Alors ce noble fils, qui trouvait son plaisir dans le bonheur de son père, se mit à rouler ces pensées en lui-même : « Pour quel motif ce roi ne peut-il soulever ses yeux sur moi ? Pourquoi n’a-t-il pas continué son discours, après qu’il eut dit : « Râma ? » N’aurais-je pas commis une faute, soit d’ignorance, soit d’inattention ? »

Ensuite Râma, tel qu’un malheureux consumé de chagrin, jeta sur Kêkéyi un regard de son visage consterné et lui tint ce langage : « Reine, n’aurais-je point commis par ignorance je ne sais quelle offense contre le maître de la terre ; offense, pour laquelle, triste et le visage sans couleur, il ne daigne plus me parler ? Ce qui fait son tourment, est-ce une peine de corps ou d’esprit ? Est-ce la haine d’un ennemi ? car il n’est guère possible de conserver une paix inaltérable. Reine, est-il arrivé quelque malheur à Bharata, ce jeune prince, les délices de son père ? En est-il arrivé même à Çatroughna ? Ou bien encore aux épouses du roi ? Ne suis-je pas tombé par ignorance dans une faute qui a soulevé contre moi le courroux de mon père ? Dis-le-moi ; obtiens de lui mon pardon ! »

Elle, à qui la bonne foi et la véracité du jeune prince était bien connues, Kêkéyî, cette âme vile, corrompue aux discours de la Mantharâ, lui tint ce langage : « Jadis, noble enfant de Raghou, dans la guerre que les Dieux soutinrent contre les Démons, ton père, satisfait de mes bons services, m’accorda librement deux grâces. Je viens de lui en réclamer ici l’accomplissement : j’ai demandé pour Bharata le sacre, et pour toi un exil de quatorze ans. Si donc tu veux conserver à ton père sa haute renommée de sincérité dans les promesses, ou si tu as résolu de soutenir dans ta parole même toute sa vérité, abandonne ce diadème, quitte ce pays, erre dans les forêts sept et sept années, à compter de ce jour, endossant une peau de bête pour vêtement et roulant tes cheveux comme le djatà des anachorètes. »

Alors il se réfugia dans la force de son âme pour soutenir le poids de ce langage, qui eût écrasé même un homme ferme ; et, regardant la parole engagée par le père comme un ordre qui enchaînait le fils étroitement, il résolut de s’en aller au milieu des forêts.

Ensuite, ayant souri, le bon Râma fit cette réponse au discours qu’avait prononcé Kêkéyî : « Soit ! revêtant un habit d’écorce et les cheveux roulés en gerbe, j’habiterai quatorze ans les bois, pour sauver du mensonge la promesse de mon père ! Je désire seulement savoir une chose : pourquoi n’est-ce pas le roi qui me donne cet ordre lui-même, en toute assurance, à moi, le serviteur obéissant de sa volonté ? Je compterais comme une grande faveur, si le magnanime daignait m’instruire lui-même de son désir. Quelle autorité, noble reine, ce roi n’a-t-il pas sur moi, son esclave et son fils ? »

Kêkéyî répondit à ces mots : « Retenu par un sentiment de pudeur, ce roi n’ose te parler lui-même : il n’y a pas autre chose ici, n’en doute pas, vaillant Raghouide, et ne t’en fais pas un sujet de colère. Tant que tu n’auras point quitté cette ville pour aller dans les bois, le calme, Râma, ne peut renaître dans l’esprit affligé de ton père. »

Le monarque entendit, les yeux fermés, ces cruelles paroles de Kêkéyî l’ambitieuse, qui n’osait encore se fier à la résolution du vertueux jeune homme. Il jeta, par l’excès de sa douleur, cette exclamation prolongée : « Ah ! je suis mort ! » et retombant aussitôt dans la torpeur, il se noya dans les pleurs de sa tristesse.

À l’audition amère de ce langage horrible au cœur et d’une excessive cruauté, Râma, que Kêkéyî frappait ainsi avec la verge de ses paroles, comme un coursier plein de feu, bien qu’il se précipitât de lui-même, en toute hâte, vers son exil au sein des bois ; Râma, dis-je, n’en fut pas troublé et lui répondit en ces termes :

« Je ne suis pas un homme qui fasse des richesses le principal objet de ses désirs ; je ne suis pas, reine, ambitieux d’une couronne ; je ne suis pas un menteur ; je suis un homme, de qui la parole est sincère et l’âme candide : pourquoi te défier ainsi de moi ? Toute chose utile à toi, qu’il est en ma puissance de faire, estime-la comme déjà faite, fût-ce même de sacrifier pour toi le souffle bien-aimé de ma vie ! Certes ! exécuter l’ordre émané d’un père est supérieur à tout devant mes yeux, le devoir excepté : néanmoins, reine, je partirai dans le silence même de mon père, et j’habiterai les bois déserts quatorze années, sur la parole de ta majesté seule.

« Aussitôt que j’aurai dit adieu à ma mère et pris congé de mon épouse, je vais au même instant habiter les forêts : sois contente ! Tu dois veiller à ce que Bharata gouverne bien l’empire et soit docile au roi, son père. C’est là pour toi un devoir imprescriptible et de tous les instants. »

À peine le monarque, revenu un peu à lui-même et baigné dans ses tristes larmes, eut-il ouï ce discours de Râma, qu’il perdit une seconde fois la connaissance.

Après que Râma, le corps incliné, eut touché de sa tête les pieds de son père évanoui ; après qu’il eut adressé le même salut aux pieds de Kêkéyî ; après que, les mains jointes, il eut décrit un pradakshina autour du roi Daçaratha et de sa vile épouse, il quitta incontinent ce palais de son père. Lakshmana, au corps tout parsemé de signes heureux, mais les yeux obscurcis de larmes, suivit l’invincible, qui sortait devant lui : il marchait derrière, agitant la pensée de faire abandonner son dessein au vaillant Râma, qui se hâtait d’aller résolument habiter au fond des bois.

Dès que Râma, plein de respect, mais détournant d’elles ses regards, eut décrit un pradakshina autour des choses destinées à la cérémonie du sacre, il s’éloigna lentement.

Il revit ses gens avec un visage riant ; il répondit à leurs saluts par les siens, avec les bienséances requises, et s’en alla d’un pied hâté voir Kâauçalyâ au palais même qu’habitait sa royale mère. Aucun homme, si ce n’est Lakshmana seul, ne s’aperçut du chagrin qu’il renfermait dans son âme, contenue par sa fermeté.

Dans ce même instant, la pieuse reine Kâauçalyâ prosternée adressait aux Dieux son adoration et s’acquittait d’un vœu, dont elle s’était liée vis-à-vis des Immortels. Elle espérait que son fils serait bientôt sacré comme prince de la jeunesse ; et, vêtue d’une robe blanche, toute dévouée à sa religieuse cérémonie, elle ne permettait pas à son âme de s’égarer sur des objets étrangers.

Râma, voyant sa mère, la salua avec respect ; il s’approcha d’elle et lui dit ces réjouissantes paroles : « Je suis Râma ! » Elle, aussitôt qu’elle vit arriver ce fils, les délices de sa mère, elle tressaillit de plaisir et de tendresse, comme la vache aimante reconnaît son veau chéri. S’étant abordés, Râma, caressé, embrassé par elle, honora sa mère, comme Maghavat honore la déesse Aditi.

Kâauçalyâ répandit sur lui ses bénédictions pour l’accroissement et la prospérité de ce fils bien-aimé : « Que les Dieux, lui dit-elle, ravie de joie, que les Dieux t’accordent, mon fils, les années, la gloire, la justice, digne apanage de ta famille, et dont furent doués jadis tous ces magnanimes saints, antiques rois de ta race ! Reçois, donnée par ton père, une puissance immuable, éternelle ; et, comblé d’une félicité suprême, foulant aux pieds tes ennemis vaincus, que la vue de ton bonheur fasse la joie de tes ancêtres ! »

À ces paroles de Kàauçalayâ, il répondit en ces termes, l’âme quelque peu troublée de cette douleur, où l’avaient noyée les paroles de Kêkêyi : « Mère, tu ne sais donc pas le grand malheur qui est tombé sur moi, pour la douleur amère de toi, de mon épouse et de Lakshmana ? Kêkeyi a demandé au roi son diadème pour Bharata ; et mon père, qu’elle avait enlacé d’abord avec un serment, n’a pu lui refuser son royaume. Le puissant monarque donnera l’hérédité de sa couronne à Bharata ; mais, quant à moi, il ordonne que j’aille aujourd’hui même habiter les forêts.

« J’aurai quatorze années, reine, les bois pour ma seule demeure, et loin des tables exquises, j’y ferai ma nourriture de racines et de fruits sauvages. »

Consumée par sa douleur, à ces mots de Râma, la chaste Kâauçalyâ tomba, comme un bananier tranché par le pied. Râma, voyant la malheureuse étendue sur le sol, releva sa mère consternée, défaillante, évanouie ; et, tournant autour de l’infortunée, remise en pieds, les flancs battus, comme une cavale essoufflée, il essuya de sa main la poussière dont la robe de sa mère était couverte.

Quand elle eut un peu recouvré le souffle, Kâauçalyâ, délirante de chagrin et jetant les yeux sur Râma, s’écria d’une voix que ses larmes rendaient balbutiante : « Plût au ciel, Râma, que tu ne fusses pas né mon fils, toi qui rends plus vives toutes mes douleurs, je ne sentirais pas aujourd’hui la peine que fait naître ma séparation d’avec toi ! Certes ! la femme stérile a bien son chagrin, mais celui seul de se dire : « Je n’ai pas d’enfants ! » encore, n’est-il pas égal à cette peine, que nous cause la séparation d’avec un fils bien-aimé ?

« Râma, tu ne dois pas obéir à la parole d’un père aveuglé par l’amour. « Demeure ici même ! Que peut te faire ce monarque usé par la vieillesse ? Tu ne partiras pas, mon fils, si tu veux que je vive ! »

Le gracieux Lakshmana, ayant vu dans un tel désespoir cette mère trop sensible de Râma, dit alors ces mots appropriés à la circonstance : « Il me déplaît aussi, noble dame, que ce digne enfant de Raghou, chassé par la voix d’une femme, abandonne ainsi la couronne et s’en aille dans un bois.

« Je ne vois pas une offense, ni même une faute minime, par laquelle Râma ait pu mériter du roi ce bannissement hors du royaume et cet exil au fond des bois.

« Tandis que cet événement n’est parvenu encore à la connaissance d’aucun homme, jette, aidé par moi, ta main sur l’empire, dont tu portes le droit inhérent à toi-même ! Quand moi, ton fidèle serviteur, je serai à tes côtés, soutenant de mes efforts ton assomption à la couronne, qui pourra mettre obstacle à ton sacre comme héritier du royaume ? »

Il dit ; à ce discours du magnanime Lakshmana, Kâauçalyâ, noyée dans sa tristesse amère, dit à Râma : « Tu as entendu, Râma, ces bonnes paroles d’un frère, dont l’amour est comme un culte envers toi. Médite-les, et qu’elles soient exécutées promptement, s’il te plaît. Tu ne dois pas, fléau des ennemis, fuir dans les bois sur un mot de ma rivale, et m’abandonner en proie à tous les feux du chagrin. Si tu suis le sentier de la vertu antique, toi qui en possèdes la science, sois docile à ma voix, reste ici, accomplis ce devoir le plus élevé de tous. Jadis, vainqueur des villes ennemies, Indra, sur l’ordre même de sa mère, immola ses frères les rivaux de sa puissance, et mérita ainsi l’empire des habitants du ciel. Tu me dois, mon fils, le même respect que tu dois à ton père : tu n’iras donc pas dans les bois au mépris de ma défense, car il est impossible que je vive, privée de toi. »

À ces mots de l’infortunée Kâauçalyâ, qui gémissait ainsi, Râma répondit en ces termes, que lui inspirait le sentiment de son devoir, à lui, qui était, pour ainsi dire, le devoir même incarné : « Il ne m’est aucunement permis de transgresser les paroles de mon père. Je te prie, la tête courbée à les pieds, d’accepter mon excuse ; j’exécuterai la parole de mon père ! Certes ! je ne serai pas le seul qui aurai jamais obéi à la voix d’un père ! Et d’ailleurs ce qu’on vante le plus dans la vie des hommes saints, n’est-ce point d’habiter les forêts ?

« Ordinairement, c’est la route foulée par les hommes de bien qu’on se plaît à suivre : j’accomplirai donc la parole de mon père : que je n’en sois pas moins aimé par toi, bonne mère ! Les éloges ne s’adressent jamais à quiconque ne fait pas ce qu’ordonne son père. »

Il dit ; et, quand il eut parlé de cette manière à Kâauçalyâ, il tint à Lakshmana ce langage : « Je connais, Lakshmana, la nature infiniment élevée de ton dévouement : ta vie est toute pour moi, je le sais encore, Lakshmana. Mais toi, faute de savoir, tu rends plus déchirante la flèche dont m’a percé la douleur.

N’arrive jamais ce temps où je pourrais encore désirer vivre un seul instant, après ma désobéissance à l’ordre même de mon père !

« Calme-toi, vertueux Lakshmana, si tu veux une chose qui m’est agréable. La stabilité dans le devoir est la plus haute des richesses : le devoir se tient immuable.

« Laisse donc une inspiration sans noblesse, indigne de la science que professe le kshatrya ; et, rangé sous l’enseigne de nos devoirs, conçois une pensée vertueuse, comme il te sied. »

Il dit ; et, quand il eut achevé ce discours à Lakshmana, dont l’amitié augmentait sa félicité, Râma joignit ses deux mains en coupe et, baissant la tête, il adressa encore ces paroles à Kâauçalyâ : « Permets que je parte, ô ma royale mère ; je veux accomplir ce commandement, que j’ai reçu de mon père. Tu pourras jurer désormais par ma vie et mon retour : ma promesse accomplie, je reverrai sain et sauf tes pieds augustes. Que je m’en aille avec ta permission et d’une âme libre de soucis. Jamais, reine, je ne cèderai ma renommée au prix d’un royaume : je le jure à toi par mes bonnes œuvres ! Dans ces bornes si étroites, où la vie est renfermée sur le monde des hommes, c’est le devoir que je veux pour mon lot, et non la terre sans le devoir ! Je t’en supplie, courbant ma tête, femme inébranlable en tes devoirs, souris à ma prière ; daigne lever ton obstacle ! Il faut nécessairement que j’aille habiter les bois pour obéir à l’ordre que m’impose le roi : accorde-moi ce congé, que j’implore de toi, la tête inclinée. »

Ce prince, qui désirait aller dans la forêt Dandaka, ce noble prince discourut longtemps pour fléchir sa mère : elle enfin, touchée de ses paroles, serra étroitement une et plusieurs fois son fils contre son cœur.

Quand elle vit Râma ainsi ferme dans sa résolution de partir, la reine Kâauçalyâ, sa mère, lui tint ce discours, le cœur déchiré, gémissante, malade entièrement de son chagrin, elle, si digne du plaisir, et néanmoins toute plongée dans la douleur :

« Si, mettant le devoir avant tout, tu veux marcher dans sa ligne, écoute donc ma parole, conforme à ses règles, ô toi le plus distingué entre ceux qui obéissent à ses lois ! C’est à ma voix surtout que tu dois obéir, mon fils, car tu es le fruit obtenu par mes pénibles vœux et mes laborieuses pénitences. Quand tu étais un faible enfant, Râma, c’est moi qui t’ai protégé dans une haute espérance ; maintenant que tu en as la force, c’est donc à toi de me soutenir sous le poids du malheur. Considère, mon fils, que ton exil me prive en ce jour de la vie, et ne donne point à Kêkéyî, mon ennemie, le bonheur de voir ses vœux réalisés.

« Méprisée vis-à-vis de Kêkéyî surtout, il m’est impossible, Râma, de supporter ces outrages d’une nature si personnelle. Toujours en butte aux ardentes vexations de mes rivales, je me réfugie à l’ombre de mon fils, et mon âme revient au calme. Mais aujourd’hui, arrivée, pour ainsi dire, à la saison des fruits, je ne pourrais vivre ce jour seulement, si j’étais privée de toi, Râma, de toi, mon arbre à l’ombre délicieuse, aux branches pleines de fruits.

« Tu ne dois pas obéir à la parole de ce monarque, esclave d’une femme, qui vit, comme un impur et un méchant, sous la tyrannie de l’Amour ; et qui, foulant aux pieds cette antique justice, bienséante à la race d’Ikshwâkou, veut sacrer ici Bharata, au mépris de tes droits »

Alors, déployant tous ses efforts, le vertueux rejeton de l’antique Raghou se mit à persuader sa mère avec un langage doux, modeste et plein de raisons : « Le roi, notre seigneur, l’emporte non-seulement sur moi, reine, mais encore sur ta majesté même, et ton autorité ne peut aller jusqu’à m’empêcher de lui obéir. Daigne, reine, ô toi, si pieuse et la plus distinguée entre ceux qui pratiquent le devoir, daigne m’accorder ta permission d’habiter les bois cinq ans surajoutés à neuf années.

« Car un époux est un Dieu pour la femme ; un époux est appelé Içvara[13] : ainsi, tu ne dois pas empêcher l’ordre signifié au nom de ton époux.

« Une fois ma promesse accomplie, grâces à ta permission bienveillante, je reviendrai ici heureux, sain et sauf : ainsi, calme-toi et ne t’afflige pas.

« Reine, excuse-moi : ton mari est ton Dieu et ton gourou ; ne veuille donc pas, dans ton amour aveugle pour moi, t’insurger contre l’arrêt de ton époux. Je dois obéir, sans balancer, à l’ordre émané de mon père le magnanime : cette conduite est ce qui sied le mieux à ta vertu et surtout à moi. Si, rétif de ma nature ou léger par mon âge, je résistais à la parole de mon père, ne serait-ce pas à toi, qui aimes l’obéissance, à me ramener dans sa voie ? À plus forte raison te convient-il, à toi qui sais tout le prix de la soumission, reine, d’augmenter bien davantage cette résolution dans mon esprit, qui l’a conçue naturellement.

« Que Kêkéyî à la haute fortune et Bharata à la haute renommée ne subissent pas le moindre mot qui puisse être une offense : excuse encore ce conseil. Il te faut considérer Bharata comme moi-même, et tu dois, par affection, voir une sœur dans Kêkéyî.

« Si Bharata laisse orner sa tête d’une couronne, que son père lui a donnée, ce n’est point là un crime pour en accuser le magnanime Bharata.

« Si Kêkéyî, à qui fut accordée jadis une grâce du roi, en obtient de son époux la réalisation aujourd’hui, est-ce là, dis-moi, un crime, dont elle se rend coupable ? Si jadis le roi s’est engagé avec une promesse et si maintenant, par la crainte du mensonge, il en donne à Kêkéyî l’accomplissement, y a-t-il en cela une faute pour blâmer ce roi, de qui la parole fut toujours une vérité ?

« Excuse-moi ! c’est une prière que je t’adresse ; ce n’est d’aucune manière une leçon. Veuille bien, mère vénérée, veuille bien m’accorder ta permission, à moi, victime consacrée déjà pour l’habitation des forêts solitaires. »

Ainsi disait le plus vertueux des hommes qui observent le devoir, ce Râma, qui, dirigeant son esprit avec sa pensée vers la résolution de s’enfoncer dans les forêts, suivi de Lakshmana, employa même de nouvelles paroles dans le but de persuader sa mère.

À ces paroles de son fils bien-aimé, elle répondit ces mots, noyés dans ses larmes : « Je n’ai pas la force d’habiter au milieu de mes rivales. Emmène-moi, mon fils, avec toi dans les bois, infestés par les animaux des forêts, si ta résolution d’y aller, par égard pour ton père, est bien arrêtée dans ton esprit. »

À ce langage, il répondit en ces termes : « Tant que son mari vit encore, c’est l’époux, et non le fils, qui est le Dieu pour une femme. Ta grandeur et moi pareillement, nous avons maintenant pour maître l’auguste monarque : je ne puis donc t’emmener, de cette ville dans les forêts. Ton époux vit ; par conséquent, tu ne peux me suivre avec décence. En effet, qu’il ait une grande âme, ou qu’il ait un esprit méchant, la route qu’une femme doit tenir, c’est toujours son époux. À combien plus forte raison, quand cet époux est un monarque magnanime, reine, et bien-aimé de toi ! Sans aucun doute, Bharata lui-même, la justice en personne, modeste, aimant son père, deviendra légalement ton fils, comme je suis le tien naturellement. Tu obtiendras même de Bharata une vénération supérieure à celle dont tu jouis auprès de moi. En effet, je n’ai jamais eu à souffrir de lui rien qui ne fût pas d’un sentiment élevé. Moi sorti une fois de ces lieux, il te sied d’agir en telle sorte que les regrets donnés à l’exil de son fils ne consument pas mon père d’une trop vive douleur.

« Tu ne dois pas m’accorder, à moi dans la fleur nouvelle éclose de la vie, un intérêt égal à celui que réclame un époux courbé sous le poids de la vieillesse et tourmenté de chagrins à cause de mon absence.

« Veuille donc bien rester dans ta maison et trouver là continuellement ta joie dans l’obéissance à ton époux ; car c’est le devoir éternel des épouses vertueuses. Pleine de zèle pour le culte des Immortels, faisant ton plaisir de vaquer aux devoirs qui siéent à la maîtresse de maison, tu dois servir ici ton époux, en modelant ton âme sur la sienne. Honorant les brahmes, versés dans la science des Védas, reste ici, pieuse épouse, dans la compagnie de ton époux et l’espérance de mon retour. Oui ! c’est dans la compagnie de ton époux que tu dois me revoir à mon retour dans ces lieux, si toutefois mon père, séparé de moi, peut supporter la vie. »

À ce discours de Râma, où le respect senti pour sa mère se mêlait aux enseignements sur le devoir, Kâauçalyâ dit, les yeux baignés de larmes :

« Va, mon fils ! Que le bonheur t’accompagne ! Exécute l’ordre même de ton père. Revenu ici heureux, en bonne santé, mes yeux te reverront un jour. Oui ! je saurai me complaire dans l’obéissance à mon époux, comme tu m’as dit, et je ferai toute autre chose qui soit à faire. Va donc, suivi de la félicité ! »

Ensuite, quand elle vit Râma tout près d’accomplir sa résolution d’habiter les forêts, elle perdit la force de commander à son âme ; et, saisie tout à coup d’une vive douleur, elle sanglota, gémit et se mit à parler d’une voix où l’on sentait des larmes.


Au même instant, la princesse du Vidéha, absorbant toute son âme dans une seule pensée, attendait, pleine d’espérance, la consécration de son époux, comme héritier de la couronne. Cette pieuse fille des rois, sachant à quels devoirs les monarques sont obligés, venait d’implorer, avec une âme recueillie, non-seulement la protection des Immortels, mais encore celle des Mânes ; et maintenant, impatiente de voir son époux, elle se tenait au milieu de son appartement, les yeux fixés sur les portes du palais, et pressait vivement de ses désirs l’arrivée de son Râma.

Alors et tout à coup, dans ses chambres pleines de serviteurs dévoués, voici Râma, qui entre, sa tête légèrement inclinée de confusion, l’esprit fatigué et laissant percer un peu à travers son visage abattu la tristesse de son âme. Quand il eut passé le seuil d’un air qui n’était pas des plus riants, il aperçut, au milieu du palais, sa bien-aimée Sîtâ debout, mais s’inclinant à sa vue avec respect, Sîtâ, cette épouse dévouée, plus chère à lui-même que sa vie et douée éminemment de toutes les vertus qui tiennent à la modestie.

À l’aspect de son époux, cette reine à la taille si gracieuse alla au-devant, le salua et se mit à son côté ; mais, remarquant alors son visage triste, où se laissait entrevoir la douleur cachée dans son âme : « Qu’est-ce, Râma ? fit-elle anxieuse et tremblante. Les brahmes, versés dans ces connaissances, t’auraient-ils annoncé que la planète de Vrihaspati opère à cette heure sa conjonction avec l’astérisme Poushya, influence sinistre, qui afflige ton esprit ? Couvert du parasol, zébré de cent raies et tel que l’orbe entier de la lune, pourquoi ne vois-je pas briller sous lui ton charmant visage ? Ô toi, de qui les beaux yeux ressemblent aux pétales des lotus, pourquoi ne vois-je pas le chasse-mouche et l’éventail récréer ton visage, qui égale en splendeur le disque plein de l’astre des nuits ? Dis-moi, noble sang de Raghou, pourquoi n’entends-je pas les poëtes, les bardes officiels et les panégyristes à la voix éloquente te chanter, à cette heure de ton sacre, comme le roi de la jeunesse ? Pourquoi les brahmes, qui ont abordé à la rive ultérieure dans l’étude sainte des Védas, ne versent-ils pas sur ton front du miel et du lait caillé, suivant les rites, pour donner à ce noble front la consécration royale ?

« Pourquoi ne vois-je pas maintenant s’avancer derrière toi, dans la pompe du sacre, un éléphant, le plus grand de tous, marqué de signes heureux, et versant par trois canaux une sueur d’amour sur les tempes ? Pourquoi enfin, devant toi, ne vois-je marcher, nous apportant la fortune et la victoire, un coursier d’une beauté non pareille, au blanc pelage, au corps doué richement de signes prospères ? »

À ces mots, par lesquels Sîtâ exprimait l’incertitude inquiète de son esprit, le fils de Kâauçalyâ répondit en ces termes avec une fermeté qu’il puisait dans la profondeur de son âme : « Toi, qui es née dans une famille de rois saints ; toi, à qui le devoir est si bien connu ; toi, de qui la parole est celle de la vérité, arme-toi de fermeté, noble Mithilienne, pour entendre ce langage de moi. Jadis, le roi Daçaratha, sincère dans ses promesses, accorda deux grâces à Kêkéyî, en reconnaissance de quelque service. Sommé tout à coup d’acquitter sa parole aujourd’hui, que tout est disposé en vue de mon sacre, comme héritier de la couronne, mon père s’est libéré en homme qui sait le devoir. Il faut que j’habite, ma bien-aimée, quatorze années dans les bois ; mais Bharata doit rester dans Ayodhyâ et porter ce même temps la couronne. Près de m’en aller dans les bois déserts, je viens ici te voir, ô femme comblée d’éloges : je t’offre mes adieux : prends ton appui sur ta fermeté et veuille bien me donner congé.

« Mets-toi jusqu’à mon retour sous la garde de ton beau-père et de ta belle-mère ; accomplis envers eux les devoirs de la plus respectueuse obéissance ; et que jamais le ressentiment de mon exil ne te pousse, noble dame, à risquer mon éloge en face de Bharata. En effet, ceux qu’enivre l’orgueil du pouvoir ne peuvent supporter les éloges donnés aux vertus d’autrui : ne loue donc pas mes qualités en présence de Bharata. Désirant conserver sa vérité à la parole de mon père, j’irai, suivant son ordre, aujourd’hui même dans les forêts : ainsi, fais-toi un cœur inébranlable ! Quand je serai parti, noble dame, pour les bois chéris des anachorètes, sache te plaire, ô ma bien-aimée, dans les abstinences et la dévotion.

« Tu dois, chère Sîtâ, pour l’amour de moi, obéir d’un cœur sans partage à ma bonne mère, accablée sous le poids de la vieillesse et par la douleur de mon exil. »

Il dit ; à ce langage désagréable à son oreille, Sîtâ aux paroles toujours aimables répondit en ces termes, jetés comme un reproche à son époux : « Un père, une mère, un fils, un frère, un parent quelconque mange seul, ô mon noble époux, dans ce monde et dans l’autre vie, le fruit né des œuvres, qui sont propres à lui-même. Un père n’obtient pas la récompense ou le châtiment par les mérites de son fils, ni un fils par les mérites de son père ; chacun d’eux engendre par ses actions propres le bien ou le mal pour lui-même, sans partage avec un autre. Seule, l’épouse dévouée à son mari obtient de goûter au bonheur mérité par son époux ; je te suivrai donc en tous lieux où tu iras. Séparée de toi, je ne voudrais pas habiter dans le ciel même : je te le jure, noble enfant de Raghou, par ton amour et ta vie ! Tu es mon seigneur, mon gourou, ma route, ma divinité même ; j’irai donc avec toi : c’est là ma résolution dernière. Si tu as tant de hâte pour aller dans la forêt épineuse, impraticable, j’y marcherai devant toi, brisant de mes pieds, afin de t’ouvrir un passage, les grandes herbes et les épines. Pour une femme de bien, ce n’est pas un père, un fils, ni une mère, ni un ami, ni son âme à elle-même, qui est la route à suivre : non ! son époux est sa voix suprême ! Ne m’envie pas ce bonheur ; jette loin de toi cette pensée jalouse, comme l’eau qui reste au fond du vase après que l’on a bu : emmène-moi, héros, emmène-moi sans défiance : il n’est rien en moi qui sente la méchanceté. L’asile inaccessible de tes pieds, mon seigneur, est, à mes yeux, préférable aux palais, aux châteaux, à la cour des rois, aux chars de nos Dieux, que dis-je ? au ciel même. Accorde-moi cette faveur : que j’aille, accompagnée de toi, au milieu de ces bois fréquentés seulement par des lions, des éléphants, des tigres, des sangliers et des ours ! J’habiterai avec bonheur au milieu des bois, heureuse d’y trouver un asile sous tes pieds, aussi contente d’y couler mes jours avec toi, que dans les palais du bienheureux Indra.

« J’emprunterai, comme toi, ma seule nourriture aux fruits et aux racines ; je ne serai d’aucune manière un fardeau incommode pour toi dans les forêts. Je désire habiter dans la joie ces forêts avec toi, au milieu de ces régions ombragées, délicieuses, embaumées par les senteurs des fleurs diverses. Là, plusieurs milliers mêmes d’années écoulées près de toi sembleraient à mon âme n’avoir duré qu’un seul jour. Le paradis sans toi me serait un séjour odieux, et l’enfer même avec toi ne peut m’être qu’un ciel préféré. »

À ces paroles de son épouse chère et dévouée, Râma fit cette réponse, lui exposant les nombreuses misères attachées à l’habitation au milieu des forêts : « Sîtâ, ton origine est de la plus haute noblesse, le devoir est une science que tu possèdes à fond, tu ceins la renommée comme un diadème : partant, il te sied d’écouter et de suivre ma parole. Je laisse mon âme ici en toi, et j’irai de corps seulement au milieu des bois, obéissant, malgré moi, à l’ordre émané de mon père.

« Moi, qui sais les dangers bien terribles des bois, je ne me sens pas la force de t’y mener, par compassion même pour toi.

« Dans le bois repairent les tigres, qui déchirent les hommes, conduits par le sort dans leur voisinage : on est à cause d’eux en des transes continuelles, ce qui fait du bois, mon amie, une chose affreuse !

« Dans le bois circulent de nombreux éléphants, aux joues inondées par la sueur de rut ; ils vous attaquent et vous tuent ; ce qui fait du bois, mon amie, une chose affreuse !

« On y trouve les deux points extrêmes de la chaleur et du froid, la faim et la soif, les dangers sous mille formes ; ce qui fait du bois, mon amie, une chose affreuse !

« Les serpents et toutes les espèces de reptiles errent dans la forêt impénétrable au milieu des scorpions aux subtils venins ; ce qui fait du bois, mon amie, une chose affreuse !

« On rencontre dans les sentiers du bois, tantôt errants d’une marche tortueuse, comme les sinuosités d’une rivière, tantôt couchés dans les creux de la terre, une foule de serpents, dont le souffle et même le regard exhalent un poison mortel. Il faut traverser là des fleuves, dont l’approche est difficile, profonds, larges, vaseux, infestés par de longs crocodiles.

« C’est toujours sur un lit de feuilles ou sur un lit d’herbes, couches incommodes, que l’on a préparées de ses mains, sur le sein même de la terre, ô femme si délicate, que l’on cherche le sommeil dans la forêt déserte. On y mange pour seule nourriture des jujubes sauvages, les fruits de l’ingüa ou du myrobolan emblic, ceux du cyâmâka[14], le riz né sans culture ou le fruit amer du tiktaka[15] à la saveur astringente. Et puis, quand on n’a pas fait provision de racines et de fruits sauvages dans les forêts, il arrive que les anachorètes de leurs solitudes s’y trouvent réduits à passer beaucoup de jours, dénués absolument de toute nourriture. Dans les bois, on se fait des habits avec la peau des bêtes, avec l’écorce des arbres ; on est contraint de tordre sans art ses cheveux en gerbe, de porter la barbe longue et le poil non taillé sur un corps tout souillé de fange et de poussière, sur des membres desséchés par le souffle du vent et la chaleur du soleil : aussi, le séjour dans les bois, mon amie, est-il une chose affreuse !

« De quel plaisir ou de quelle volupté pourrai-je donc être là pour toi, quand il ne restera plus de moi, consumé par la pénitence, qu’une peau sèche sur un squelette aride ? Ou toi, qui, m’ayant suivi dans la solitude, y seras toute plongée dans tes vœux et tes mortifications, quelle volupté pourras-tu m’offrir dans ces forêts ? Mais alors, moi, te voyant la couleur effacée par le hâle du vent et la chaleur du soleil, ton corps si frêle épuisé de jeûnes et de pénitences, ce spectacle de ta peine dans les bois mettra le comble à mes souffrances.

« Demeure ici, tu n’auras point cessé pour cela d’habiter dans mon cœur ; et, si tu restes ici, tu n’en seras pas, ma bien-aimée, plus éloignée de ma pensée ! »

À ces mots, Râma se tut, bien décidé à ne pas conduire une femme si chère au milieu des bois ; mais alors, vivement affligée et les yeux baignés de pleurs :

« Les inconvénients attachés au séjour des bois, répondit à ces paroles de son mari la triste Sîtâ, de qui les pleurs inondaient le visage ; ces inconvénients, que tu viens d’énumérer, mon dévouement pour toi, cher et noble époux, les montre à mes yeux comme autant d’avantages. Le dieu Çatakratou lui-même n’est pas capable de m’enlever, défendue par ton bras : combien moins le pourraient tous ces animaux qui errent dans les forêts ! Je n’ai aucune peur naturellement des lions, des tigres, des sangliers, ni des autres bêtes, dont tu m’as peint l’abord si redoutable au milieu des bois. Combien moins puis-je en redouter les dents ou le venin, si la force de ton bras étend sur moi sa défense ! Mourir là d’ailleurs vaut mieux pour moi que vivre ici !

« Jadis, fils de Raghou, cette prédiction me fut donnée par des brahmes versés dans la connaissance des signes : « Ton sort, m’ont dit ces hommes véridiques, ton sort, jeune Sîtâ, est d’habiter quelque jour une forêt déserte. » Et moi, depuis ce temps où les devins m’ont tiré cet horoscope, j’ai senti continuellement s’agiter dans mon cœur un vif désir de passer ma vie au milieu des bois.

« Voici le moment arrivé ; donne à la parole des brahmes toute sa vérité.

« Emmène-moi, fils de Raghou ! car j’ai un désir bien grand d’habiter les forêts avec toi : je t’en supplie, courbant la tête ! Dans un instant, s’il te plaît, tu vas me voir déjà prête, noble Raghouide, à partir. Ce pieux voyage à tes côtés dans les bois est mon brûlant désir.

« Je suis déterminée à te suivre ; mais, si tu refuses que j’accompagne ta marche, je le dis en vérité, et tes pieds, que je touche, m’en seront témoins, j’aurai bientôt cessé d’être, n’en doute pas ! »

À ces mots, prononcés d’un accent mélodieux, la belle Mithilienne au doux parler, triste, navrée de sa douleur, tout enveloppée à la fois de colère et de chagrin, éclata en pleurs, arrosant le désespoir avec les gouttes brûlantes de ses larmes.

Quoiqu’elle fût ainsi tourmentée, larmoyante, amèrement désolée, Râma ne se décida pas encore à lui permettre de partager son exil ; mais il arrêta ses yeux un instant sur l’amante éplorée, baissa la tête et se mit à rêver, considérant sous plusieurs faces les peines semées dans un séjour au milieu des bois.

La source, née de sa compassion pour sa bien-aimée, ruissela de ses yeux, où débordaient ses tristes pleurs, comme on voit la rosée couler sur deux lotus. Il releva doucement cette femme chérie de ses pieds, où elle était renversée, et lui dit ces paroles affectueuses pour la consoler :

« Le ciel même sans toi n’aurait aucun charme pour moi, femme aux traits suaves ! Si je t’ai dit, ô toi, en qui sont rassemblés tous les signes de la beauté, si je t’ai dit, quoique je pusse te défendre : « Non, je ne t’emmènerai pas ! » c’est que je désirais m’assurer de ta résolution, femme de qui la vue est toute charmante. Et puis, Sîtâ, je ne voulais pas, toi, qui as le plaisir en partage, t’enchaîner à toutes ces peines qui naissent autour d’un ermitage au sein des forêts. Mais puisque, dans ton amour dévoué pour moi, tu ne tiens pas compte des périls que la nature a semés au milieu des bois, il m’est aussi impossible de t’abandonner qu’au sage de répudier sa gloire.

« Viens donc, suis-moi, comme il te plaît, ma chérie ! Je veux faire toujours ce qui est agréable à ton cœur, ô femme digne de tous les respects !

« Donne en présents nos vêtements et nos parures aux brahmes vertueux et à tous ceux qui ont trouvé un refuge dans notre assistance. Ensuite, quand tu auras dit adieu aux personnes à qui sont dus tes hommages, viens avec moi, charmante fille du roi Djanaka ! »

Joyeuse et au comble de ses vœux, l’illustre dame, obéissant à l’ordre qu’elle avait reçu de son héroïque époux, se mit à distribuer aux plus sages des brahmes les vêtements superbes, les magnifiques parures et toutes les richesses.

Quand le beau Raghouide eut ainsi parlé à Sîtâ, il tourna ses yeux vers Lakshmana, modestement incliné, et, lui adressant la parole, il tint ce langage :«  Tu es mon frère, mon compagnon et mon ami ; je t’aime autant que ma vie : fais donc par amitié ce que je vais te dire. Tu ne dois en aucune manière venir avec moi dans les bois : en effet, guerrier sans reproche, il te faut porter ici un pesant fardeau. »

Il dit ; à ces mots, qu’il écouta d’une âme consternée et le visage noyé dans ses larmes, Lakshmana ne put contenir sa douleur. Mais il tomba à genoux, et, tenant les pieds de son frère serrés fortement avec les pieds de Sîtâ :«  Il n’y a qu’un instant, dit à Râma cet homme plein de sens, ta grandeur m’a permis de la suivre au milieu des bois, pour quelle raison me le défend-elle maintenant ? »

Râma dit ensuite à Lakshmana, qui se tenait devant lui prosterné, la tête inclinée, tremblant et les mains jointes :«  Si tu quittes ces lieux pour venir avec moi dans les forêts, Lakshmana, qui soutiendra nos mères, Kâauçalyâ et Soumitrâ, cette illustre femme ? Ce monarque des hommes, qui versait à pleines mains ses grâces sur nos deux mères, ne les verra sans doute plus avec les mêmes yeux que dans les jours passés, maintenant qu’il est tombé sous le pouvoir d'un autre amour. Un jour, enivrée par les fumées de la toute-puissance, Kêkéyî, incapable de modérer son âme, fera sentir quelque dureté à ses rivales. C’est pour consoler surtout et défendre nos mères, fils de Soumitrâ, qu’il te faut rester ici jusqu’à mon retour. Tu seras ici pour elles deux, comme je l’étais moi-même, un bras où elles pourront s’appuyer dans les chemins difficiles et un refuge assuré contre les persécutions. »

Il dit ; à ces mots de son frère, Lakshmana, le mieux doué entre les hommes, sur lesquels Çrî a répandu ses faveurs, joignit les mains et répondit en ces termes à Râma :«  Seigneur, il serait possible à Kâauçalyâ d’entretenir, pour sa défense, plusieurs milliers d’hommes de mon espèce, elle, à qui dix centaines de villages furent données pour son apanage ; et d’ailleurs, sans aucun doute, par considération pour toi, Bharata ne peut manquer jamais d’honorer nos deux mères : on le verra même apporter le plus grand zèle à protéger Kâauçalyâ et Soumitrâ.

«  Je suis ton disciple, je suis ton serviteur, je te suis entièrement dévoué, je t’ai jusqu’ici même suivi partout : sois donc favorable à ma prière ; emmène-moi, vertueux ami ! »

Charmé de ce langage, Râma dit à Lakshmana :«  Eh bien ! fils de Soumitrâ, viens ! suis-moi ! prends congé de tes amis. »


Après que Râma, assisté par son illustre Vidéhaine, eut donné aux brahmes ses richesses, il prit ses armes et les instruments, c’est-à-dire la bêche et le panier ; puis, sortant de son palais avec Lakshmana, il s’en alla voir son auguste père. Il était accompagné de son épouse et de son frère.

Aussitôt, pour jouir de leur vue, les femmes, les villageois et les habitants de la cité montent de tous les côtés sur le faîte des maisons et sur les plates-formes des palais. Dans la rue royale, toute couverte de campagnards, on n’eût pas trouvé un seul espace vide, tant était grand alors cet amour du peuple, accourant saluer à son départ ce Râma d’une splendeur infinie. Quand ils virent l’auguste prince marcher à pied, avec Lakshmana, avec Sîtâ même, alors, saisis de tristesse, leur âme s’épancha en divers discours : « Le voilà, suivi par Lakshmana seul avec Sîtâ, ce héros, dans les marches duquel une puissante armée, divisée en quatre corps, allait toujours devant et derrière son char ! Ce guerrier, plein d’énergie, dévoué, juste comme la justice elle-même, ne veut pas que son père fausse une parole donnée, et cependant il a goûté la saveur exquise du pouvoir et du plaisir !

« Elle, Sîtâ, dont naguère les Dieux mêmes qui voyagent dans l’air ne pouvaient obtenir la vue, elle est exposée maintenant à tous les regards du vulgaire dans la rue du roi ! Le vent, le chaud, le froid vont effacer toute la fraîcheur de Sîtâ ; elle, de qui le visage aux charmantes couleurs est paré d’un fard naturel. Sans aucun doute, l’âme du roi Daçaratha est remplacée par une autre âme, puisqu’il bannit aujourd’hui sans motif son fils bien-aimé !

« Laissons nos promenades, les jardins publics, nos lits moelleux, nos siéges, nos instruments, nos maisons ; et, suivant tous ce fils du roi, embrassons une infortune égale à son malheur.

« Que la forêt où va ce noble enfant de Raghou soit désormais notre cité ! Que cette ville, abandonnée par nous, soit réduite à l’état d’une forêt ! oui, notre ville sera maintenant où doit habiter ce héros magnanime ! Quittez les cavernes et les bois, serpents, oiseaux, éléphants et gazelles ! Abandonnez ce que vous habitez, et venez habiter ce que nous abandonnons ! »

Promenant ses regards en souriant au milieu de cette multitude affligée, le jeune prince, affligé lui-même sous l’extérieur du contentement, allait donc ainsi, désirant voir son père et comme impatient d’assurer à la promesse du monarque toute sa vérité.

Mais avant que Râma fût arrivé, accompagné de son épouse et de Lakshmana, le puissant monarque, plein de trouble et dans une extrême douleur, employait ses moments à gémir.

Alors Soumantra se présenta devant le maître de la terre, et, joignant ses mains, lui dit ces mots, le cœur vivement affligé : « Râma, qui a distribué ses richesses aux brahmes et pourvu à la subsistance de ses domestiques ; lui-même, qui, la tête inclinée, a reçu ton ordre, puissant roi, de partir dans un instant pour les forêts ; ce prince, accompagné de Lakshmana, son frère, et de Sîtâ, son épouse ; ce Râma enfin, qui brille dans le monde par les rayons de ses vertus, comme le soleil par les rayons de sa lumière, est venu voir ici tes pieds augustes ; reçois-le en ta présence, s’il te plaît ! »

Il dit, et le roi, de qui l’âme était pure comme l’air, poussa de brûlants soupirs, et, dans sa vive douleur, il répondit ainsi :

« Soumantra, conduis promptement ici toutes mes épouses, je veux recevoir, entouré d’elles, ce digne sang de Raghou ! »

À ces mots, Soumantra de courir au gynæcée, où il tint ce langage : « Le roi vous mande auprès de lui, nobles dames ; venez là sans tarder ! » Il dit, et toutes ces femmes, apprenant de sa bouche l’ordre envoyé par leur époux, s’empressent d’aller voir le gémissant monarque.

Toutes ces dames, égales en nombre à la moitié de sept cents, toutes charmantes, toutes richement parées, vinrent donc visiter leur époux, qui se trouvait alors en compagnie de Kêkéyî.

Le monarque ensuite promena ses yeux sur toutes ses femmes, et les voyant arrivées toutes, sans exception : « Soumantra, fit-il, adressant la parole au noble portier, conduis mon fils vers moi sans délai ! »

Du plus loin qu’il vit Râma s’avancer, les mains jointes, le roi s’élança du trône où il était assis, environné de ses femmes : « Viens, Râma ! viens, mon fils ! » s’écria le monarque affligé, qui s’en alla vite à lui pour l’embrasser ; mais, dans le trouble de son émotion, il tomba avant même qu’il fût arrivé jusqu’à son fils. Râma, vivement touché, accourut vers le roi qui s’affaissait, et le reçut dans ses bras qu’il n’était pas encore tombé tout à fait sur la terre ; puis, avec une âme palpitante d’émotion, il releva doucement son père ; et, secondé par Lakshmana, aidé même par Sîtâ, il remit le monarque évanoui dans son trône. Ensuite, le voilà qui s’empresse de rafraîchir avec un éventail le visage du roi sans connaissance.

Alors toutes les femmes remplirent de cris tout le palais du roi ; mais, au bout d’un instant, il revint à la connaissance ; et Râma, joignant ses mains, dit au monarque, plongé dans une mer de tristesse :

« Grand roi, je viens te dire adieu ; car tu es, prince auguste, notre seigneur. Jette un regard favorable sur moi, qui pars à l’instant pour habiter les forêts. Daigne aussi, maître de la terre, donner congé à Lakshmana comme à la belle Vidéhaine, mon épouse. Car tous deux, refusés par moi, n’ont pu renoncer à la résolution qu’ils avaient formée de s’en aller avec moi habiter les forêts. Veuille donc bien nous donner congé à tous les trois. »

Quand le maître de la terre eut connu que le désir de prendre congé avait conduit Râma dans son palais, il fixa le regard d’une âme consternée sur lui et dit, ses yeux noyés de larmes :

«  On m’a trompé, veuille donc imposer le frein à mon délire et prendre toi-même les rênes du royaume. »

À ces mots du monarque, Râma, le premier des hommes qui pratiquent religieusement le devoir, se prosterna devant son père et lui répondit ainsi, les mains jointes : «  Ta majesté est pour moi un père, un gourou, un roi, un seigneur, un dieu ; elle est digne de tous mes respects ; le devoir seul est plus vénérable. Pardonne-moi, ô mon roi ; mais le mien est de rester ferme dans l’ordre que m’a prescrit ta majesté. Tu ne peux me faire sortir de la voie où ta parole m’a fait entrer : écoute ce que veut la vérité, et sois encore notre auguste monarque pendant une vie de mille autres années. »

À peine eut-il entendu ce langage de Râma, le roi, que liait étroitement la chaîne de la vérité, dit ces paroles d’une voix que ses larmes rendaient balbutiante : «  Si tu es résolu de quitter cette ville et de t’en aller au milieu des bois pour l’amour de moi, vas-y du moins avec moi, car abandonné par toi, Râma, il m’est impossible de vivre Règne, Bharata, dans cette ville, abandonnée par toi et par moi ! »

À ces paroles du vieux monarque, Râma lui répondit en ces termes : «  Il ne te sied nullement, auguste roi, de venir avec moi dans les forêts : tu ne dois pas faire un tel acte de complaisance à mon égard. Pardonne, ô mon bien-aimé père, mais que ta majesté daigne nous lier ensemble au devoir : oui, veuille bien, ô toi, qui donnes l’honneur, te conserver toi-même dans la vérité de ta promesse. Je te rappelle simplement ton devoir, ô mon roi ; ce n’est pas une leçon que j’ose te donner. Ne te laisse donc pas éloigner de ton devoir maintenant par amitié pour moi ! »

À ces mots de Râma : «  Que la gloire, une longue vie, la force, le courage et la justice soient ton domaine éternel ! dit le roi Daçaratha. Va donc, sauvant d’une tache la vérité de ma parole ; va une route sans danger pour un nouvel accroissement de ta renommée et les joies du retour ! Mais veuille bien demeurer ici toi-même cette nuit seule. Quand tu auras partagé avec moi quelques mets délicieux et savouré le plaisir de mes richesses ; quand tu auras consolé ta mère, toute souffrante de sa douleur, eh bien ! tu partiras. »

Il dit ; à ces mots de son père affligé, Râma joignit les mains et répondit au sage monarque agité par le chagrin : «  J’ai chassé de ma présence le plaisir, je ne puis donc le rappeler. Demain, qui me donnerait ces mets délicieux, dont ta royale table m’aurait offert le régal aujourd’hui ? Aussi aimé-je mieux partir à l’instant, que m’abstenir jusqu’à demain.

«  Qu’elle soit donnée à Bharata, cette terre que j’abandonne, avec ses royaumes et ses villes ! moi, sauvant l’honneur de ta majesté, j’irai dans les forêts cultiver la pénitence. Que cette terre, à laquelle je renonce, Bharata la gouverne heureusement, dans ses frontières paisibles, avec ses montagnes, avec ses villes, avec ses forêts ! qu’il en soit puissant monarque, comme tu l’as dit ! Prince, mon cœur n’aspire pas tant à vivre dans les plaisirs, dans la joie, dans les grandeurs même, qu’à rester dans l’obéissance à tes ordres : loin de toi cette douleur, que fait naître en ton âme ta séparation d’avec moi ! »

Ensuite le monarque, étouffé sous le poids de sa promesse, manda son ministre Soumantra et lui donna cet ordre, accompagné de longs et brûlants soupirs : « Que l’on prépare en diligence, pour servir de cortège au digne enfant de Raghou, une armée nombreuse, divisée en quatre corps, munie de ses flèches et revêtue de ses cuirasses. Quelque richesse qui m’appartienne, quelque ressource même qui soit affectée pour ma vie, que tout cela marche avec Râma, sans qu’on en laisse rien ici ! Que Bharata soit donc le roi dans cette ville dépouillée de ses richesses, mais que le fortuné Râma voie tous ses désirs comblés au fond même des bois ! »

Tandis que Daçaratha parlait ainsi, la crainte s’empara de Kêkéyî ; sa figure même se fana, ses yeux rougirent de colère et d’indignation, la fureur teignit son regard ; et consternée, le visage sans couleur, elle jeta ces mots d’une voix cassée au vieux monarque : « Si tu ôtes ainsi la moelle du royaume que tu m’as donné avec une foi perfide, comme une liqueur dont tu aurais bu l’essence, tu seras un roi menteur ! »

Le roi désolé, que la cruelle Kêkéyi frappait ainsi de nouveau avec les flèches de sa voix, lui répliqua en ces termes : « Femme inhumaine et justement blâmée par

  1. Le traducteur fait commencer le Râmâyana au chant V, écrit par Vâlmikî, les quatre premiers chants étant certainement postérieurs et d’une autre main. Note Wikisource, voir note 18 de la traduction anglaise de Ralph T. H. Griffith.
  2. Ce mot veut dire une arme qui tue cent hommes à la fois. Était-ce une arme à feu ? car il semble que, dès la plus haute antiquité, on connaissait déjà l’usage de la poudre à feu dans l’Asie orientale.
  3. Cheveux relevés en gerbe et noués sur le sommet de la tête, mode accoutumée des ascètes.
  4. Trivikrama, un des surnoms de Vishnou, qu’il dut à cette légende.
  5. Les Gandharvas sont les musiciens du ciel : ce mot au féminin est gandharvî.
  6. Satyavat, au féminin, satyavati, veut dire qui possède la vérité.
  7. Allusion à l’étymologie du mot Gangâ, où l’on trouve, dans ses composants, yû, iens, et gam pour gain, le gén, attiquement gan, des Grecs, terrain ; c’est-à-dire, celle qui va, ou la rivière, qui vient du ciel sur la terre.
  8. Les bayadères et les courtisanes du ciel : ce nom est formé de ap, aqua, et saras, dont la racine est sri, ire, avec as pour suffixe.
  9. Ce mot veut dire : Qui porte les oreilles droites : c’est le nom du cheval d’Indra.
  10. Les Perses, suivant l’opinion commune ; les Paktyes d’Hérodote, selon M. Lassen, peuple qui habitait sur les confins de l’Inde, au nord et à l’ouest.
  11. Peuple nomade, les Scythes des Grecs.
  12. Après l’âge d’Alexandre, ce nom fut appliqué aux Grecs. Il indique, suivant Schlegel, d’une manière indéfinie, les peuples situés au delà des Perses à l’occident.
  13. Le seigneur, un des noms de Çiva.
  14. Panicum frumentaceum.
  15. Trichosantes diœca