Le Puits de la vérité/Bouvard et Pécuchet



BOUVARD ET PÉCUCHET



On vient de donner une bonne édition de ce livre, dont est mort Flaubert, avec un choix des matériaux de tout genre qu’il avait accumulés pour le construire. Cela m’a été l’occasion de le relire pour la dixième ou la douzième fois. Je l’ai peut-être un peu mieux compris, peut-être moins bien, je ne sais pas. La correspondance, ainsi que les documents réunis en appendice, ne laissent aucun doute sur les intentions de Flaubert : il a poursuivi la bêtise humaine jusqu’en ses profondeurs. Ses deux bonshommes sont des imbéciles, mais d’une qualité tellement supérieure qu’il n’est pas fréquent de rencontrer des hommes plus intelligents. En fait, quoique éternellement vaincus, ils dominent tout leur entourage et en ont conscience. Tandis que la plupart des hommes ne s’intéressent à rien ou ne s’intéressent, en dehors d’eux-mêmes, qu’à une seule chose, leur curiosité s’étend à tout, se passionne successivement pour toutes les expériences et toutes les idées. Mais ils manquent de méthode et se fatiguent aussi vite qu’ils se sont enthousiasmés. De désillusion en désillusion, ils sombrent dans le découragement final. Leur supériorité est d’avoir gardé, malgré le manquement de chacun de leurs essais, assez de jeunesse d’esprit pour recommencer toujours, autres Sisyphes, à mettre en mouvement la pierre dont ils ne savent pas qu’elle retombera sur leurs talons. Le merveilleux courage des deux bonshommes est celui de l’humanité elle-même, dont, qu’il l’ait voulu ou non, Flaubert a résumé l’histoire en quelques pages d’un roman enjoué, amusant, au fond amer. C’est une œuvre telle qu’il n’y en a pas une seconde, même Don Quichotte, qui puisse lui être comparée. Elle aura probablement le même destin de voir, au cours des siècles, sa signification retournée. Déjà, je doute si Bouvard, si Pécuchet ne sont pas des héros de l’intelligence, submergés à la fin par les flots de la bêtise, qui les engloutissent.


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