LE PROLOGUE
DU
DIX-HUIT FRUCTIDOR

II[1]
LE GÉNÉRAL PICHEGRU A L’ARMÉE DU RHIN[2]


Dès le mois de juillet de l’année 1797, le Directoire, menacé dans son existence par l’opposition qui s’était formée contre lui au Conseil des Cinq-Cents, sous l’influence du président de cette assemblée, le général Pichegru, était résolu au coup d’Etat qu’il accomplit le i septembre suivant, 18 fructidor de l’an V. Il le préparait et s’y préparait en s’efforçant de réunir les élémens propres à démontrer, l’opération une fois faite, qu’il y avait été contraint par la nécessité de sauver la République.

Mais ni les excès de la réaction thermidorienne que nous avons précédemment racontés, ni les intrigues royalistes brusquement révélées au mois de janvier avec le complot de la Villeheurnois n’auraient pu suffire à cette démonstration. Ces épisodes isolés, suivi de répressions impitoyables, avaient mis en lumière, plus encore que l’audace des rebelles et des conspirateurs, leur faiblesse et leur crédulité, leurs illusions et leur impuissance. Ce n’est pas la République que les menées des mécontens exposaient à périr, mais le Directoire seul, le Directoire tel qu’il était composé et dont ils voulaient remplacer trois membres sur cinq par des hommes de leur choix. Sous prétexte de la défendre, c’est en réalité pour se défendre eux-mêmes, pour consolider entre leurs mains le pouvoir qu’on prétendait leur arracher, que Barras, Rewbell et La Revellière-Lépeaux, à l’insu de leurs collègues Carnot et Barthélemy, se forgeaient des armes, se créaient des raisons plausibles d’agir, ayant à cœur de justifier aux yeux du pays les desseins violons dont ils apprêtaient en silence l’exécution avec le consentement et le concours de Bonaparte, d’Augereau et de Hoche[3].

À l’improviste, le général Bonaparte leur fournit l’argument décisif qu’ils cherchaient, en leur envoyant de son quartier général un document aussi extraordinaire qu’inattendu. C’était le résumé des confidences faites l’année précédente par un aventurier politique, Roques de Montgaillard, au comte d’Antraignes, gentilhomme émigré et agent royaliste, qui venait d’être arrêté dans les États vénitiens au moment où les Français y pénétraient victorieux et dont les papiers avaient été saisis. Quoiqu’il fût visible que, pour une mince part de vérité, cette pièce contenait une plus large part de mensonge, le Directoire n’hésita pas à l’utiliser. En même temps qu’il y trouvait les motifs les mieux faits pour légitimer une grande mesure de salut public, il allait s’en servir pour consommer la perte de Pichegru en le déclarant traître a la patrie, déclaration sans preuves et sentence sans débats qui, depuis, n’ont jamais été frappées d’appel.

Sur la foi de la version Montgaillard. par tant de côtés mensongère, développée après coup en plusieurs écrits par cet homme notoirement vénal et sans moralité, les historiens, acceptant avec une égale crédulité les récits de son complice Fauche-Borel définitivement fixés dans les Mémoires qu’il publia en 1829, ont ratifié, pour la plupart, cet arrêt sans tenir compte à Pichegru des mensonges de ses premiers accusateurs, de leurs erreurs, de leurs oublis, des démentis qu’ils s’infligent réciproquement en y ajoutant l’un contre l’autre de perfides et injurieuses insinuations. Sans prendre la peine de comparer ces impostures aux documens officiels, ils ont accepté comme définitive et irrévocable l’opinion toute faite que nous ont léguée ces écrivains déloyaux, si visiblement intéressés à propager la calomnie.

Puis, à des époques diverses, trois maréchaux de France, Jourdan, Gouvion Saint-Cyr et Soult, qui avaient été les compagnons de Pichegru, sont venus à la rescousse[4]. Encore que leurs jugemens soient contradictoires, ils tendent cependant, dans leur ensemble, à établir comme des preuves de la trahison du commandant de l’armée de Rhin-et-Moselle ce qu’on a appelé son inaction volontaire devant l’ennemi et jusqu’aux revers qu’il éprouva sur le Rhin. L’accusation serait grave, si elle n’était démentie par les faits eux-mêmes, tels qu’ils apparaissent dans la correspondance officielle des généraux avec le Comité de Salut public et le Directoire. Nous croyons qu’elle ne résiste pas à cet examen et que, quelque respectables que soient les appréciations sur lesquelles elle se fonde, elles ne sauraient échapper au reproche de s’être surtout inspirées du souvenir de cette rivalité entre grands chefs, dont l’histoire des guerres de la Révolution et de l’Empire offre tant d’exemples. On ne saurait du reste perdre de vue qu’elles ont été émises vingt, trente et quarante ans après les événemens, et que leurs auteurs ont pu subir à leur insu l’influence de cette opinion toute faite qu’avant eux d’autres avaient subie déjà.

Au surplus, il suffit que de telles objections y aient été opposées et que, par surcroît, preuve ait été fournie de l’effronterie de Mongaillard, des mensonges de Fauche-Borel, de leur vénalité ; à tous deux et de celle de leurs complices pour que les hommes impartiaux ne puissent considérer comme résolue la question de savoir si le général Pichegru, en 1795 et en 1796, lorsqu’il commandait les armées de la République, a trahi ou voulu trahir son pays ; si, comme on l’en accuse, il s’est volontairement affaibli pour faciliter les victoires des Autrichiens ; s’il a en l’intention de leur livrer d’Alsace ; s’il leur a livré Mannheim ; s’il leur a signalé les points où il leur serait aisé de le vaincre ; s’il leur a procuré de faciles succès en refusant de porter secours à Jourdan et retardé leur défaite ; définitive en consentant à l’armistice de décembre. Une étude consciencieuse de sa conduite peut seule porter la lumière dans ces obscurités. Si ce n’est pour défendre une mémoire irréparablement entachée par tant d’autres faits condamnables, mais tout au moins dans l’intérêt de la vérité, une telle étude présente encore aujourd’hui un attrait que nul ne contestera, bien qu’on ne puisse espérer qu’elle détruise la légende séculaire d’un Pichegru traître et parjure, se substituant au Pichegru conquérant glorieux de la Hollande et rival de Bonaparte. Il est depuis longtemps démontré que la vérité, quand elle se produit tardivement, ne peut rien contre la légende et que presque toujours celle-ci lui survit.


I

A en croire les dires de Montgaillard, écrits aussitôt par d’Antraigues qui n’en voulait pas perdre le souvenir, le général Pichegru, en 1795, lorsqu’il commandait l’armée de Rhin-et-Moselle, serait entré, par son entremise et par celle d’un sieur Fauche-Borel, sujet prussien, libraire à Neuchâtel[5], en relations avec le prince de Condé, dont la petite armée à la solde de l’Angleterre combattait alors dans les rangs autrichiens. Sur la promesse de récompenses positives, consistant en honneurs, en grades et en argent, Pichegru, au mépris de ses devoirs de citoyen et de soldat, aurait promis et donné son concours effectif à Condé, consenti à lui livrer une ou plusieurs des places fortes dont la défense lui était confiée et favorisé de tout son pouvoir les intrigues royalistes dans le dessein de contribuer au rétablissement des Bourbons sur leur trône. Montgaillard entrait dans les détails les plus circonstanciés, levait tous les voiles, indiquait pourquoi l’eut reprise avait échoué et appuyait les affirmations qu’il énonçait, de plusieurs lettres signées de Condé et d’autres gens mêlés à cette ténébreuse affaire. Si sa relation, n’était pas un abominable mensonge, il en résultait clairement que Pichegru s’était rendu coupable, au profit des Autrichiens et des Anglais, du crime de trahison envers sa patrie.

Comment d’Antraigues avait-il conservé une pièce aussi compromettante pour le parti royaliste et pour Pichegru ? Avait-elle été trouvée dans son portefeuille, comme l’assurait Bonaparte ? La lui avait-il livrée volontairement ou se l’était-il laissé dicter pour payer sa liberté ? Avait-elle été fabriquée, ainsi qu’il l’a prétendu après coup, dans les bureaux du jeune conquérant de l’Italie, qui voulait perdre Pichegru en lequel il voyait un rival ? Tel est le mystère que l’histoire n’a pu éclaircir, qu’elle n’éclaircira probablement jamais, et que, pour l’honneur de la mémoire de d’Antraigues, on voudrait qu’elle eut éclairci.

Il ne semble pas que le Directoire ait pris au sérieux ces accusations. Barras, qui se souvenait sans doute qu’il avait été, lui aussi, compromis à son insu par les bas agens royalistes et atrocement calomnié par Fauche-Borel[6], confesse dans ses Mémoires qu’il ne crut pas à la culpabilité de Pichegru. « Sans avoir aucune prédilection pour celui qui est accusé ici, on ne voit contre Pichegru que des assertions de la part d’agens subalternes dont rien ne prouve qu’ils lui aient seulement parlé, et aucune pièce n’est produite qui soit écrite de sa main ni revêtue de sa signature. » Mais le récit de Montgaillard certifié par Bonaparte arrivait au Directoire en un moment où entre lui et le président des Cinq-Cents s’était engagée une lutte à mort. Il ne se préoccupa ni de l’indignité de l’accusateur initial Montgaillard. homme taré, cupide, toujours à vendre au plus offrant et accoutumé au rôle de délateur, ni de l’invraisemblance de l’accusation, bien qu’elle transformât en un traître vulgaire et maladroit un général comblé des faveurs de la fortune, encore à la tête d’un grand parti, entouré, d’une estime voisine de l’admiration, et qui pouvait tout attendre de sa fidélité au devoir. Il n’hésita pas à se servir des documens que lui envoyait Bonaparte pour porter à Pichegru un coup irréparable et légitimer en même temps l’acte de violence qu’il médita il en prouvant à la France la réalité de la grande conspiration royaliste qu’il lui dénonçait tous les jours.

Dans l’après-midi du 18 fructidor, après l’écrasante victoire qu’il venait de remporter sur les factions coalisées en arrêtant, le matin, leurs chefs principaux, les murs de Paris, par ses ordres, furent couverts d’affiches. L’une d’elles reproduisait intégralement, comme trouvée dans le portefeuille de d’Antraigues, une lettre de Pichegru, écrite de sa main, était-il dit, lettre accablante pour lui, puisqu’en répondant aux propositions que lui avait apportées Fauche-Borel de la part du prince de Condé, elle le montrait y souscrivant avec un empressement intéressé. « Je ne ferai rien d’incomplet, écrivait-il, je ne veux pas être le troisième tome de La Fayette et de Dumouriez. Je connais mes moyens. Ils sont aussi surs que vastes. Ils ont leurs racines non seulement dans mon armée, mais à Paris, dans la Convention, dans les départemens, dans les armées de ceux des généraux mes collègues qui pensent comme moi. Je ne veux rien faire de partiel. Il faut en finir. La France ne peut exister en république ; il faut un roi ; il faut Louis XVIII. Mais il ne faut commencer la contre-révolution que lorsqu’on sera sûr de l’opérer sûrement et promptement ; voilà quelle est ma devise.

« Le plan du prince ne mène à rien ; il serait chassé de Huningue en quatre jours, et je nie perdrais en quinze jours. Mon armée est composée de braves gens et de coquins ; il faut séparer les uns des autres, et aider tellement les premiers, par une grande démarche, qu’ils n’aient plus possibilité de reculer, et ne voient plus leur salut que dans le succès.

« Pour y parvenir, j’offre de passer le Rhin où l’on me désignera, le jour et à l’heure fixés, et avec la quantité de soldats et de toutes les armes qu’on me désignera. Avant, je placerai dans les places fortes des officiers sûrs, pensant comme moi ; j’éloignerai les coquins et les placerai dans les lieux où ils ne peuvent nuire, et où leur position sera telle qu’ils ne pourront se réunir. Cela fait, dès que je serai de l’autre côté du Rhin, je proclame le roi, j’arbore le drapeau blanc ; le corps de Condé et l’armée de l’Empereur s’unissent à nous. Aussitôt je passe le Rhin et je rentre en France. Les places fortes seront livrées et gardées, au nom du roi, par les troupes impériales.

« Mais il faut que vous sachiez que, pour le soldat français, la royauté est au fond du gosier. Il faut, en criant : Vive le roi, lui donner du vin et un écu dans la main ; il faut solder mon armée jusqu’à la quatrième ou cinquième marche sur le territoire français… Allez rapporter tout cela au prince, écrit de ma main, et donnez-moi ses réponses… »

A peine est-il besoin de faire remarquer tout ce que présente d’invraisemblable ce langage dans la bouche et sous la plume d’un général familiarisé avec la victoire et dont la conquête de la Hollande avait révélé tout à la fois le désintéressement et les exceptionnelles qualités militaires. S’il avait voulu trahir, il y aurait mis plus d’habileté. Au plan tout à fait enfantin et impraticable que lui avait soumis le prince de Condé et dont il sera reparlé au cours de ce récit il n’en aurait pas substitué un plus enfantin et plus impraticable encore. Il eût apporté plus d’adresse dans ses mesures, à supposer qu’il n’eût, pas essayé d’abord de démontrer l’impossibilité dans laquelle il se trouvait de réaliser ce qu’on attendait de lui. En tout cas, il n’eût pas laissé aux mains de ses complices une pièce dont la divulgation devait le perdre à jamais et faire la preuve de son crime.

Cependant, l’intérêt de ces considérations, encore qu’elles soient pour frapper tous les esprits non prévenus, s’efface et disparaît devant un fait positif et indubitable qui les prime toutes. Ce fait est celui-ci. La lettre, affichée le 4 septembre sur les murs de Paris, sous la signature de Pichegru, et reproduite dès le lendemain par les journaux à la dévotion du Directoire, constituait un faux. Pichegru n’en était pas l’auteur. C’est la police qui l’avait imaginée, en présentant comme mise sur le papier par le général une réponse verbale que lui attribuait Montgaillard. C’est aussi cette police qui, dans la version envoyée par Bonaparte à Paris et pour en établir l’authenticité, avait glissé les mots : « écrit de ma main, » lesquels n’existent pas dans l’original.

Il eût donc été facile à Pichegru d’en démontrer la fausseté, s’il eut été mis en demeure de s’expliquer ou si, conformément aux lois qui soumettent au jugement de ses pairs la conduite d’un général accusé de trahison, il eût été traduit devant un conseil de guerre. Maison ne voulait pas lui donner des juges. Ce qu’on poursuivait en lui, plus encore que le soldat, c’était l’homme politique dont la popularité menaçait le Directoire. Celui-ci agissait révolutionnairement. A l’heure où, à l’aide d’un faux caractérisé, il déshonorait à jamais Pichegru sans l’avoir mis à même de se défendre, le président des Cinq-Cents était emprisonné. Les directeurs triomphans signaient le décret qui le condamnait à la déportation, avec leurs collègues Carnot et Barthélémy, divers membres du Corps législatif et de nombreux suspecte arrêtés en même temps que lui. Un faux, voilà donc ce qu’on trouve à l’origine de la légende sous laquelle, depuis plus d’un siècle, sa mémoire est restée écrasée.

Il est vrai que, quelques jours plus tard, se produisait un incident qui parut corroborer les accusations de Montgaillard. Une lettre signée du général Moreau, successeur de Pichegru au commandement de l’année de Rhin-et-Moselle, arriva à Paris, à l’adresse du directeur Barthélémy. Compris dans les proscriptions du 18 fructidor et moins heureux que Carnot, qui avait pris la fuite, Barthélémy était déjà en route pour Sinnamari. La lettre de Moreau, en date du 17, fut remise au Directoire. Il en prit connaissance. Elle lui révéla que, le 21 avril précédent, après le passage du Rhin, les équipages du général de Klinglin, major général de l’armée autrichienne[7], ayant été capturés, on avait trouvé dans un fourgon des papiers très compromettans pour Pichegru. Étonné que Moreau eût attendu plus de quatre mois pour faire part au gouvernement de cette importante découverte, le Directoire, désirant des explications, le manda à Paris.

La conduite de Moreau en cette circonstance ne fait honneur ni à son caractère ni à ses sentimens. On le voit d’abord soucieux de ménager son ami Pichegru, oublier ensuite tout à coup les services qu’il en avait reçus, et, saisi de peur, tremblant pour lui-même, l’accabler sous des accusations qui n’avaient d’autre base que les papiers trouvés dans les fourgons de Klinglin, base aussi peu solide que le récit de Montgaillard. C’est bien le 21 avril qu’ils étaient tombés en son pouvoir. Ce jour-là, l’armée française avait accompli un prodige en passant le Rhin sous le feu de l’ennemi, après une lutte de trente heures, durant laquelle celui-ci s’était efforcé « de la culbuter dans le fleuve. » Il existe sur ce glorieux combat, qui se termina par la défaite des Autrichiens et les contraignit à signer la paix, un rapport enflammé du général Vandamme à qui était échu le commandement des troupes, Desaix et Duhesme ayant été blessés tour à tour, l’un à la jambe, l’autre au bras.

Vandamme raconte la déroute des Autrichiens fuyant éperdus devant la furia française : « Nous allons jusqu’à Offembourg… A chaque pas, on prit par cent et par quatre cents prisonniers, des drapeaux, des canons et d’immenses convois de bagages. Rien ne peut nous arrêter, pris Offembourg. Le général comte Orély fut pris, tout l’état-major de l’armée, plans, caisses, correspondance, administration et postes. Rien ne nous échappa. » Le même soir, du champ de bataille, le major général Reynier écrivait à Desaix : « Nous regrettons bien, mon cher général, que vous n’ayez pu participer au spectacle de la déroulte et à la poursuite des Autrichiens. Vous auriez bien joui. Nous vous enverrons toute la correspondance du général Klinglin, qui a été trouvée ici, et autres papiers intéressans. »

Cette correspondance consistait en un grand nombre de pièces épistolaires, chiffrées pour la plupart, ayant pour auteur les nombreux émissaires qu’employait le prince de Condé à ses opérations diplomatiques, et signées du sobriquet que, pour rendre impénétrable le mystère de leurs intrigues, ils se donnaient entre eux : Demougé dit Furet et Fenouillot dit Robert, avocats à Strasbourg ; Viltersbach dit Lindor, ancien procureur en Alsace, Montgaillard dit Pinault, Fauche-Borel dit Louis, son compatriote Antoine Courant dit l’Insulaire, Badouville dit Coco, chef de brigade à la suite à l’armée de Rhin-et-Moselle, et enfin une femme, la baronne de Reich de Platz, née de Bœklin, dite Diogène, politicienne bavarde, maladive et sentimentale, possédée de la manie d’écrire, nièce du général de Klinglin, chargée par lui de centraliser celle active correspondance, d’unifier les efforts des agens et de les daire, concourir au succès que promettaient à la coalition les prétendus engagemens de Pichegru.

De leur aveu ou à leur insu, tous ces personnages, en même temps qu’ils travaillaient pour Condé, travaillaient aussi pour l’Angleterre et l’Autriche. Ils émargeaient directement ou indirectement aux fonds secrets de ces puissances, dont Wickham pour l’une et Klinglin pour l’autre étaient les distributeurs. Aux ressources qu’ils se procuraient ainsi ils en ajoutaient d’autres en trompant leurs mandans. On verra ultérieurement ce que devenaient les fonds versés par l’agent anglais Wickham (Bluet) à destination de Pichegru, quelles mains les arrêtaient en route, et comment Montgaillard, toujours aux expédiens, trouva un matin le moyen de grossir ses revenus en livrant ses complices au Directoire, après s’être fait promettre l’impunité pour prix de sa délation.

Dans le volumineux dossier de leurs lettres, à côté de comparses tels que le député Chambé (Ajax), le général Lajolais (Lajoie), ami de Pichegru, le major Tugnot (Philippe) et tant d’autres, figurent aussi divers généraux autrichiens qui combattaient contre la France : l’archiduc Charles qu’on désigne sous le nom d’Antoine ; Wurmser appelé César ; Clairfayt (le Sournois), Klinglin (Persée) ; de la Tour (Octave). Le prétendant Louis XVIII est également affublé d’un surnom : le Grand Bourgeois. Condé, c’est tantôt le Bourgeois, tantôt le Laurier. Moreau a été baptisé la Mariée. Ouant à Pichegru, il est tour à tour Baptiste, Poinsinet, Poinsinette, le Banquier ou encore l’Aimable Zéde.

Lorsque, aujourd’hui, si longtemps après ces événemens, on pénètre dans ce fatras, et dans la volumineuse procédure à laquelle il donna lieu, l’esprit libre, uniquement animé du désir d’en faire jaillir la vérité, on reste confondu, tant sont inconsistantes et fragiles les preuves qu’on en tira contre Pichegru. Comme dans la relation de Montgaillard et comme dans les Mémoires de Fauche-Borel, publiés ultérieurement, le mensonge, dans ces lettres, coule à pleins bords. On a la sensation d’être entré dans une caverne où s’agite, nuit et jour, une bande d’aigrefins et d’escrocs, exploitant la crédulité de quelques naïfs qu’ils se sont adjoints et cherchant à se procurer, coûte que coûte, des ressources destinées, prétendent-ils, à payer le concours de Pichegru et à assurer des moyens d’action à cet illustre soldat du nom duquel ils usent et abusent à qui mieux mieux. Dans une instruction judiciaire sérieuse, ouverte contre lui par un magistrat consciencieux et désintéressé, aucune de ces pièces n’eût été admise.

Telle parut être l’opinion de Moreau, lorsque son subordonné Reynier, ayant commencé le laborieux déchiffrement des papiers à l’aide d’une clef qui y était jointe, on put comprendre qu’ils mettaient en cause Pichegru. Est-ce pour ce motif qu’il garda le silence ? Fut-il retenu par In crainte de perdre, en le dénonçant, un compagnon d’armes qui aimait à l’appeler son plus cher ami et auquel il devait en partie son avancement ? On ne peut s’en référer à cet égard qu’à ses propres déclarations, Jusqu’au 19 fructidor, il s’était abstenu d’accuser Pichegru. Ce jour-là seulement, ayant eu vent de ce qui se préparait à Paris, il sortit de son abstention et écrivit à Barthélémy.

Il convient de rappeler ici qu’en 1804, après son arrestation, dans un des interrogatoires que lui fit subir Real, il expliquait comme suit la conduite qu’il avait tenue en 1797 : « Dans la courte campagne de l’an V, nous prîmes les bureaux de l’état-major de l’armée ennemie. On m’apporta un grand nombre de papiers, que le général Desaix, alors blessé, s’amusa à parcourir. Il nous parut par cette correspondance que le général Pichegru avait eu des relations avec les princes français. Cette découverte nous fit beaucoup de peine, et à moi particulièrement. Nous convînmes de la laisser en oubli. Pichegru, au Corps Législatif, pouvait d’autant moins nuire que la paix était assurée… Les événemens du 18 fructidor s’annoncèrent. L’inquiétude était assez grande. En conséquence, deux officiers qui avaient connaissance de cette correspondance m’engagèrent à la communiquer au gouvernement. Ils me tirent entendre qu’elle commençait à devenir publique, J’étais fonctionnaire et je crus alors devoir en parler à Barthélémy, l’un des directeurs, en lui demandant conseil et en le prévenant que ces pièces, quoique assez probantes, ne pouvaient constituer des pièces judiciaires. »

Modérée dans son ensemble, cette déclaration où Moreau relève uniquement contre Pichegru ses relations avec les princes français, sans l’accuser de trahison, n’est sincère que dans sa première partie. Ce qu’il n’avoue pas, c’est qu’il ne voulait décider s’il y avait lieu ou non de se faire dénonciateur que lorsqu’il connaîtrait l’issue de la lutte engagée entre Pichegru et le Directoire. Il subordonnait sa conduite au résultat. Barras insinue que la lettre à Barthélémy, à laquelle il attribue la date du 17 fructidor, pourrait bien avoir été antidatée ; sa mémoire l’a trompé, et il est positif que la lettre fut écrite le 19. Ce qui n’est pas moins vrai, c’est que le 24, alors qu’arrivaient au quartier général de l’armée de Rhin-et-Moselle les informations relatives au coup d’Etat, Moreau, maintenant assuré de la victoire directoriale, traçait en marge d’une dépêche de service, adressée au ministre de la guerre Schérer, ces quatre mots : « Déliez-vous de Pichegru. » Puis, au bas de la lettre, il ajoutait : « J’ai cru devoir à votre place et à l’amitié qui nous lie l’avis ci-joint en quatre mots. Je vous confie ce secret. Vous pouvez être sûr de sa véracité[8]. »

Le même jour, répondant à l’appel du gouvernement, il annonçait son départ pour Paris : « Je n’ai reçu que le 22, très tard, et à dix lieues de Strasbourg, votre ordre de me rendre à Paris. Il m’a fallu quelques heures pour préparer mon départ, assurer la tranquillité de l’année et faire arrêter quelques hommes compromis dans une correspondance intéressante que je vous remettrai moi-même…

«… Je vous avoue qu’il était difficile de croire que l’homme qui avait rendu de grands services à son pays, et qui n’avait nul intérêt à le trahir, put se porter à une telle infamie. On me croyait l’ami de Pichegru, et, dès longtemps, je ne l’estime plus. Vous verrez que personne n’a été plus compromis que moi, que tous les projets étaient fondés sur les revers de l’armée que je commandais. Mon courage a sauvé la République. » Parlant de Pichegru, il disait dans une autre lettre : « Il a été assez prudent pour ne rien écrire ; il ne communiquait que verbalement avec ceux qui étaient chargés de sa correspondance. »

Ce fut donc le succès du Directoire qui entraîna Moreau aux pires déclamations contre son rival de gloire, duquel il dira plus tard qu’il lui devait sa nomination comme divisionnaire et que c’est sur sa désignation formelle qu’il avait été successivement appelé à lui succéder au commandement de l’armée du Nord et de l’armée de Rhin-et-Moselle. La proclamation qu’avant de quitter son quartier général, il adressa à son armée témoigne avec plus d’éclat encore, de son ingratitude. Elle est un acte d’accusation foudroyant et d’autant plus inconcevable que Moreau ne tenait aucune preuve de la trahison. Le déchiffrement des pièces était loin d’être achevé. Il ne put en emporter que quelques-unes à Paris, Reynier se hâtait de déchiffrer les autres pour les lui expédier aussitôt avec la clé.

Il est maintenant aisé de comprendre en quelles dispositions il arriva dans la capitale. Soucieux surtout de se disculper aux yeux du Directoire du long retard qu’il avait mis à lui faire connaître la capture des papiers de Klinglin, il crut, en se rangeant parmi les accusateurs les plus ardens de Pichegru, écarter le soupçon auquel il s’était exposé. Il accabla son camarade sous le poids de ses dires, tâche aussi facile que dépourvue de générosité. C’était l’heure où la Terreur recommençait. Captif, proscrit, considéré connue, perdu, Pichegru n’avait pas un défenseur. Personne n’éleva la voix en son nom pour réclamer des juges. Les griefs qu’on lui imputait, à l’aide d’affirmations écrites et verbales qui n’avaient été soumises à aucun contrôle, s’attachaient à son nom comme la preuve indiscutable de son infamie.

A quelques jours de là, Augereau, le second de Barras dans la préparation militaire du coup d’Etat, prenant possession du commandement de l’armée d’Allemagne laissé vacant par la mort de Hoche, traduisait en un langage emphatique, dans un manifeste à ses troupes, l’opinion déjà formée contre Pichegru. « Caton, ne pouvant survivre à la liberté de sa patrie, déchire ses propres entrailles, et sur son cadavre César s’élève un trône. Hoche meurt à la fleur de ses ans et au comble de la gloire, et Pichegru survit à ses forfaits : tels sont les arrêts de l’aveugle destin. Soldats ! qu’une larme arrose le cercueil du héros, et qu’un cri d’exécration anathématise le traître ! » C’était la pelletée de terre finale jetée sur la sépulture où, dès ce moment, gisait l’honneur de Pichegru.

Sa conduite ultérieure, lorsque, après s’être évadé de Sinnamari, il arriva à Londres avide de vengeances contre les auteurs de son infortune, ses relations plus ou moins avouées avec les puissances coalisées, sa participation, au complot de Cadoudal, et enfin son trépas mystérieux et tragique, n’étaient pas pour le relever de la condamnation qui l’avait frappé. Ni de son vivant, ni après sa mort, il ne s’en est relevé.


II

De l’armée de la Moselle et de celle du Rhin, le Comité de Salut public, au mois de mai 1795, s’était décidé à n’en former qu’une seule dite de Rhin-et-Moselle. Il en avait donné le commandement à Pichegru, et, tandis qu’il mettait Moreau à la tête de celle du Nord, il plaçait celle de Sambre-et-Meuse sous les ordres de Jourdan, le vainqueur de Fleurus. Le même décret stipulait que, si la réunion de ces trois années devenait nécessaire au cours de la campagne, c’est Pichegru qui en serait le général en chef.

Pichegru avait alors trente-cinq ans. « D’une vertu élevée, dit de lui Hyde de Neuville, un peu farouche, étrangère même aux compromis, il était, comme citoyen, contraire à son gouvernement. Mais, comme général, il n’a jamais transigé, même en pensée, avec les règles du devoir, de l’honneur militaire et du patriotisme, qui n’admettent aucune faiblesse ni concession à l’égard de l’étranger, alors même que celui-ci peut seconder vos desseins. » De son côté, Barbé-Marbois, dont la loyauté ne mérite pas plus le soupçon que celle d’Hyde de Neuville, a écrit : « Il est peu communicatif. Mais je l’ai déjà assez vu pour reconnaître en lui de hautes qualités. » Il arrivait de Hollande chargé ; de lauriers, objet de l’admiration universelle, et d’autant plus honoré qu’il venait de refuser la magnifique pension que les Etats-généraux du pays qu’il avait nui à la République étaient disposés à lui voter. Chargé, à son court passage à Paris, lors des émeutes de germinal, de la défense de la Convention, et l’ayant préservée des fureurs populaires, il avait reçu d’elle le titre de Sauveur de la patrie. C’est donc à l’apogée de la gloire et comme couronné d’une auréole qu’il prenait possession de son commandement.

L’armée de Sambre-et-Meuse opérait sur le bas Rhin, ayant en face d’elle, sur la rive droite du fleuve, le général autrichien Clairfayt, dont les troupes s’échelonnaient de Dusseldorf à Mannheim, leur centre à Mayence qu’assiégeaient les Français sur la rive gauche. L’année de Rhin-et-Moselle avait pour théâtre le haut Rhin, de Mannheim à Huningue ; elle était opposée à Wurmser, dont les effectifs se grossissaient du petit corps du prince de Condé. En arrivant au poste important qu’il tenait de la confiance du Comité de Salut public, Pichegru se flattait de l’espoir d’y trouver les mêmes succès qu’en Hollande. Sa mission, comme celle de Jourdan, consistait à passer promptement le Rhin et à chasser des pays rhénans les troupes impériales. Mais de terribles déceptions l’attendaient. Il allait voir se dresser devant lui des difficultés imprévues et innombrables, et ses patriotiques efforts paralysés par la misère noire qui régnait dans son année, par l’indiscipline qui en était la conséquence et par une désorganisation générale de tous les services.

Cette misère résultait du discrédit, dans lequel étaient tombés les assignats. Ils n’étaient acceptés par les fournisseurs qu’au taux de 3 pour 100 de leur valeur nominale ; et, comme le Trésor public ne payait qu’en papier les officiers et les soldats, sauf une petite somme en numéraire, 8 francs par mois pour les uns et moins encore pour les autres, ils ne parvenaient plus à se procurer les objets nécessaires à la vie. Force était pour eux de se les procurer par la maraude et le pillage, à la grande fureur des populations dont ils occupaient le territoire. Le Comité de Salut public, réduit aux expédiens, s’efforçait de remédier à ce mal. Mais lorsque à un envoi de 130 millions en assignats il ajoutait 200 000 francs en numéraire, — telle était la proportion. — il ne faisait que verser une goutte d’eau pour apaiser la soit de quatre-vingt mille hommes. Ses ressources restaient pour longtemps épuisées de son effort, sans que l’année, quoique regorgeant d’assignats, s’en trouvât ni plus riche ni plus efficacement soulagée.

Le 11 juillet, Pichegru, remerciant Moreau qui venait de lui envoyer 50 louis pour acquitter une ancienne dette, lui disait : « Je suis ici comme un mendiant avec un portefeuille garni. Les troupes y sont bien à plaindre, car on ne trouve rien en Alsace avec des assignats. Cela augmente leur désir d’atteindre l’autre rive, et je crois que, si elle est bien défendue, elle sera vigoureusement attaquée, car le soldat ajoutera à son énergie et à son courage ordinaire la fureur du besoin. Il est cependant bien malheureux d’avoir à chercher sur des terres ennemies des moyens d’existence ou des secours que l’on aurait le droit d’exiger dans sa pairie et qu’on ne peut plus s’y procurer avec le seul moyen d’échange que le soldat ait à sa disposition… J’invoque le génie de la liberté de pouvoir suppléer encore une fois à ce qui nous manque. Puisse-t-il m’être favorable ! »

Ce n’est pas seulement à Moreau et sous cette forme confidentielle qu’il exprime ses doléances. Elles reviennent à tout instant dans sa correspondance avec le Comité de Salut public et le Directoire. Ses soldats n’ont ni chemise, ni bas, ni souliers. A la date du 17 août, il manque cinquante-deux mille capotes pour les habiller. Souvent le pain fait défaut pour les hommes ; et de même le fourrage pour les chevaux, « qui meurent comme des mouches. » Les transports les plus urgens, l’artillerie même, soutirent de cette mortalité, qui bientôt réduira à rien la cavalerie de l’armée et entravera les opérations militaires les mieux combinées. « La plupart des officiers de cavalerie et d’état-major sont démontés et les dépôts pleins de cavaliers à pied qui ne rendent aucun service. » Le directeur des postes du Rhin mande de Strasbourg que, faute de fonds, de chevaux, de crédit, il ne peut plus assurer le service de l’armée. « Je n’ai que des dettes et il m’est dû par l’Etat plus de 600 000 francs. »

Le 31 août, Pichegru fait entendre au Comité un avertissement plus grave encore : « Je ne dois pas vous laisser ignorer l’inquiétude que j’éprouve de ce qu’aucune de nos places sur le Rhin n’est approvisionnée, malgré les instances que j’ai faites à ce sujet depuis plus de trois mois. L’ennemi en est sans doute informé, car je ne puis me persuader qu’il se déterminât à un passage du Rhin, s’il n’avait l’espoir de faire tomber bientôt une de nos places, faute de vivres, s’il parvenait à en éloigner l’année. Vos collègues s’occupent des moyens d’y pourvoir ; mais je redoute le temps qu’exigent ces approvisionnemens. » Plusieurs mois après, ces mêmes places, pour la plupart, manquaient encore de tout.

Le 14 novembre, après les horreurs de la retraite de Mayence, qui a infesté le pays de vingt mille fuyards, et durant laquelle « les meurtres, les viols, les pillages, tout fut commis, » le général en chef écrira : « Je presse l’approvisionnement de Landau. Lorsque je me plains aux commissaires des guerres de la lenteur qu’on y met, ils m’opposent le défaut de moyens de transport, qui fait souvent manquer de pain et de fourrage. Le général qui commande à Kaiserlautern m’a mandé qu’il n’en avait pas depuis trois jours. Je vous le répète, citoyens représentans, il est temps que vous vous occupiez de cette armée. Ce qu’on en a fait partir pour l’armée des Alpes[9], les maladies, la désertion, les batailles, l’ont diminuée à un point, incroyable. La cavalerie dépérit tous les jours et l’artillerie n’a presque plus de chevaux. Je n’ai pu encore obtenir une capote. Les troupes sont toujours dans le même dénûment. Je ne puis que me louer de leur contenance. Elles sont totalement revenues de la première terreur que leur avait causée la retraite de Mayence. »

Deux mois avant, à ce même camp de Mayence, s’étaient déjà produites des scènes de désertion et de désordre. En les dénonçant, Pichegru les attribuait à la mauvaise qualité du pain, à la négligence des commissaires des guerres sur Lesquels il n’avait aucune autorité. Elles étaient dues aussi au mécontentement des troupes lasses de souffrir et qui depuis longtemps demandaient en vain à être payées en numéraire, « ne pouvant se rien procurer avec des assignats. »

Ce qui favorisait l’indiscipline, c’est que les officiers, le général en chef lui-même, n’avaient en leur pouvoir que d’insuffisans moyens de répression, et que, d’autre part, les tribunaux militaires, qui disposaient seuls des grands moyens de justice et de police, étaient déplorablement composés. « Le général en chef n’a le droit ni de suspendre ni de destituer. Toutes les voies de répression se bornent pour lui comme pour les autres à la simple prison. Aucune autre peine ne peut être infligée que par les tribunaux militaires, qui ont plus concouru jusqu’ici à détruire la discipline qu’à la maintenir. Leur réorganisation même ne produira pas l’effet qu’on doit en attendre, si l’on ne fait pas en même temps le triage des officiers de police, dont la plupart n’ont ni moralité ni instruction. »

On ne saurait s’étonner qu’en de telles conditions, l’armée ait perdu le respect, qu’elle ait pris des habitudes frondeuses, que les soldats désertent et écoutent avec complaisance les émigrés qui, de Suisse ou du camp de Condé, se glissent jusqu’à eux pour leur prêcher la mutinerie. Les uns partent simplement et se jettent dans l’inférieur où leur famille les rappelle ; les autres se portent malades, se font évacuer d’hôpitaux en hôpitaux et ne rentrent pas à leur corps ; les administrations ne les l’ont pas rejoindre. Ceux qui restent ouvrent une oreille complaisante aux propos des émissaires royalistes et des espions autrichiens.

Bâcher, l’agent diplomatique français à Bâle, bien qu’il se plaigne lui aussi d’être sans argent et de ne pouvoir plus payer des espions pour surveiller l’ennemi, parvient cependant ; à surprendre ces tentatives de corruption et les dénonce : « Les émigrés se servent de l’argent de l’Angleterre pour recruter de tous les côtés. Leurs commissaires se répandent et s’insinuent partout, et, si l’on n’y prend garde, ils parviendront par des embaucheurs et des embaucheuses à nous enlever bien du monde. Le meilleur moyen de déjouer ces manœuvres et de rompre ces intelligences est de changer souvent les corps placés sur l’extrême frontière, sans quoi il faudra s’attendre à une désertion qui pourra devenir d’autant plus inquiétante que nos volontaires ont de la peine à subsister avec leur prêt, vu le discrédit total des assignats, tandis qu’on leur fait croire qu’on roule sur l’or au camp de Condé. On accorde trop de permissions pour Bâle. Le désordre est tel dans cette ville qu’on voit nos militaires se promener et même boire quelquefois avec les émigrés. »

Ainsi la misère d’un côté, l’indiscipline de l’autre, voilà les deux plaies de l’armée, la cause de sa désorganisation. Les plaintes de Pichegru ne sont que trop fondées ; il en poursuit le Comité de Salut public, les représentais du peuple qui l’assistent et le surveillent et sont les témoins de ce lamentable spectacle : Merlin de Thionville, Rewbell, Garrau, Rivaud ; il en entretient ses camarades : Jourdan, Moreau, Abbatucci, Liébert, son major général ; il tache de réparer les tristes effets de l’abandon et de l’incurie dont les armées du Rhin n’ont été que trop visiblement l’objet.

Dans une lettre qu’il adresse à Jourdan le 19 novembre, on sent percer le découragement qui déjà s’est emparé de lui, à la suite des revers qu’ont subies, à celle date, les armées du Rhin, et qu’on ne peut attribuer qu’à leur désorganisation : « J’ai senti comme toi qu’il conviendrait que le gouvernement recréai l’armée de la Moselle. Je lui en ai écrit plusieurs fois, mais je n’ai reçu de lui qu’une seule réponse depuis le 8 du courant, quoique je lui aie, depuis cette époque, envoyé des courriers tous les jours ou au moins tous les deux jours. J’attends avec bien de l’impatience qu’il lui plaise me fournir des renforts en troupes et des moyens matériels, ou d’accéder à la demande que je lui ai faite de charger quelque autre de venir chercher des lauriers au champ de la disette et de la pénurie la plus absolue.

« J’ai donné depuis longtemps des ordres pour faire approvisionner les places du Rhin et de la Moselle. Mais je ne puis me liai ter qu’ils aient été exécutés. Les départemens et les districts qui doivent concourir à cette opération sont d’une lenteur et d’une négligence incroyables, malgré tous les stimulans qu’on peut leur faire avaler. »

Peut-être, en constatant l’énergie des plaintes réitérées de Pichegru et l’impuissance de ses efforts, sera-t-on tenté de les attribuer à un calcul. S’il est résolu à trahir, à ne pas combattre, à se laisser vaincre, dût sa gloire passée en rester à jamais ternie, il a tout intérêt à justifier par avance sa conduite, à démontrer qu’elle lui a été imposée par l’état même de son année. Mais, pour réduire à rien l’objection, il suffit d’y opposer le langage que tiennent au même moment ceux qui entourent Pichegru et qui rectifieraient bien vite ses exagérations et ses mensonges, s’il exagérait ou s’il mentait. Que dit Merlin de Thionville, ce jeune exalté que Barras représente comme « capable de brûler la cervelle à Pichegru, » s’il l’avait soupçonné d’un manquement au devoir ? Que disent ses collègues ? Que disent les généraux ? Les mêmes choses que Pichegru, et avec plus de force que lui.

« Nos caisses sont à sec, écrit Merlin le 7 septembre. Il n’arrive rien. Nous devons 200 millions. Vous avez beau avoir envoyé,… il est un fait aussi constant, c’est l’insuffisance de ce qui est arrivé et du numéraire pour la solde des troupes. » Et, le 12 octobre, après avoir esquissé le seul plan de campagne qui puisse, selon lui, conjurer un échec devant Mayence, lequel « diminuerait l’importance et la grandeur de notre situation vis-à-vis l’Allemagne », il déclare que, pour que ce plan réussisse, il faut deux choses : du monde et de l’argent. « Du monde, puisque Sambre-et-Meuse n’est que ce qu’il faut pour faire tête à l’ennemi sur le Mein et qu’il faudrait que la colonne qui filerait vers Wurtzbourg fût au moins de vingt-cinq mille hommes. Pichegru ne peut rien faire que depuis Mannheim jusqu’à Bâle, et quelle étendue de terrain ! Il a environ quinze mille hommes qui couvrent Mannheim ; il prépare quelque chose sur Kehl ; il harcèlera l’ennemi entre Huningue et Colmar ; il ne peut donner à Sambre-et-Meuse que ce qu’il lui a donné : une division qui cerne Mayence du côté de Cassel et qui rend à Jourdan toute son armée. Mais, en supposant que Jourdan pût faire marcher vingt-cinq mille hommes sur Aschaffenbourg, il faudrait faire marcher une caisse assez considérable avec l’armée pour qu’on pût acheter de quoi la nourrir au-delà de la ligne de neutralité[10]. Maudite ligne ! »

Cette démonstration si précise, qui prend sous la plume de Merlin de Thionville une autorité décisive, ne révèle pas seulement l’insuffisance des moyens dont disposaient les deux commandans des armées du Rhin ; elle prouve encore combien est injuste et mal fondée l’accusation formulée si souvent contre Pichegru d’avoir refusé de secourir Jourdan. Il l’a si bien secouru qu’il lui a donné spontanément une division de son armée, ainsi que le constate Merlin le 12 octobre et ainsi qu’en fait foi cette autre lettre signée Pichegru, remise à Jourdan le 6 du même mois : « Toutes réflexions faites, mon cher camarade, je porterai la gauche des troupes restant sous mon commandement jusqu’à Oppenheim exclusivement et tu pourras leur donner les ordres que tu voudras. Si je peux t’être de quelque secours en artillerie, munitions, etc., etc., tu peux compter que je m’empresserai de faire tout ce que mes moyens me permettront. » Est-ce là les sentimens et le langage d’une âme portée à la jalousie et disposée à la trahison ?

Quant à l’insuffisance des moyens, Merlin n’est pas seul à la signaler. Rewbell, qu’on ne soupçonnera pas plus que lui d’être de connivence avec Pichegru, s’en explique avec une fougueuse sincérité, après s’être plaint qu’on ait affaibli de dix mille hommes l’armée de Rhin-et-Moselle pour renforcer l’armée d’Italie. « Il est inconcevable que ce soit dans ce moment-ci (29 août) qu’on fasse exécuter un décret de messidor qui permet deux congés pour un mois par cent hommes. Ceux qui les obtiennent sont jalousés par les autres, qui sont tentés de partir sans congé et qui succombent journellement à la tentation, au moyen de quoi l’armée active se désorganise et se réduit à rien.

«… Il faut que vous sachiez tout. Nos armées et nos places sont sans vivres. Huningue, Brisach, Belfort, Sehlestadt sont sans provisions quelconques. Le général Pichegru presse en vain depuis plusieurs mois le commissaire ordonnateur en chef Martellière d’approvisionner ces places et l’armée. Comme, par la dernière loi, les commissaires des guerres sont pour ainsi dire indépendans des généraux, ils ne prennent les ordres que comme des considérations auxquelles ils ne défèrent que lorsqu’ils ne peuvent pas trouver de défaite. Martellière en a trouvé une. Il meurt de faim au milieu de l’abondance, et cela faute de fonds, et j’ai bien peur qu’il ne dise vrai. »

« L’année manque tout à fait de moyens pour soutenir la campagne, écrit un autre représentant, Rivaud. Vous nous laissez sans moyens pécuniaires. Je vous signale la mollesse du commissaire des guerres et l’indépendance des employés, qui ne veulent pas recevoir d’ordre des généraux. Malgré les demandes réitérées du général en chef, l’armée est privée de tout. » Le tableau que tracent ses collègues Garrau et Pfleiger n’est pas moins sombre. « La discipline est nulle, dit le premier. Les officiers sont dans la misère ; ils désertent comme les soldats. C’est la faute du gouvernement Aubry qui a tout désorganisé, qui, ne voulant pas le passage du Rhin, a laissé manquer ces deux armées des moyens d’attaque et de défense. Où tout cela nous conduira-t-il ? Il faut que, sans délai, le Directoire exécutif prenne les mesures les plus efficaces pour remédier à de si grands malheurs, sans quoi l’Alsace est envahie et la Lorraine menacée. Il me tarde infiniment de savoir quels sont les membres du Directoire exécutif. S’il est bien composé, ça pourra aller ; sinon, il faut s’attendre à une nouvelle révolution. » — « En résumé, ajoute de son côté Pfleiger, l’armée du Rhin est dans le plus affreux état. »

Mêmes constatations de la part du représentant Joubert. En arrivant au quartier général de Jourdan, il mande au Directoire que « la division de Bernadotte et celle de Championnet manquent de pain depuis trois jours, et que celle de Marceau n’avait pas en de distribution au moment de combattre. Les transports manquent absolument. Il n’y a plus ni voiture, ni chevaux, ni même des bœufs dans le pays. » Ceci est écrit en novembre et décembre, après les revers de Jourdan et de Pichegru. Mais la détresse signalée en ces lettres révélatrices de l’imprévoyance et de l’incapacité du Comité de Salut public n’est pas le résultat de nos défaites. C’en est la cause initiale. On a été vaincu parce que tout était désorganisé. Dès le 26 août, le commissaire en chef Martellière, après avoir déclaré « qu’il est à court de 121 millions pour faire face aux dépenses ordonnées » et que, par suite, tout manque, s’écriait amèrement. : « Après une campagne aussi dure que la dernière, il était permis d’espérer un sort plus heureux, surtout lorsqu’une abondante moisson en fournit les moyens. Je vois qu’il faut s’attendre aux mêmes peines et aux mêmes inquiétudes. »

Les généraux ne parlent pas autrement que les représentons du peuple. Une lettre d’Abbafucci écrite à son ami Casabianca, au lendemain de la retraite de Mayence, éclaire d’une lumière éclatante et sinistre la détresse des armées de la République sur le Rhin. « Le général Pichegru tâche de rendre le courage aux troupes qui viennent de Mayence. Mais elles sont harassées, manquant de tout depuis longtemps et contre un ennemi bien plus nombreux et contre des soldats chaussés, habillés et nourris. Les officiers, nu-pieds comme les soldats, dans la misère et obligés de manger avec eux, n’ont plus d’autorité, et si le gouvernement ne change de marche, je ne sais ce que deviendront les armées qui ont fait trembler l’Europe. On ne peut compter sur aucun mouvement ; des entraves à chaque pas. Croirais-tu que le général en chef n’a pas le droit de faire donner une paire de souliers ? Il faut que cet ordre vienne de la commission, qui ne répond jamais. Les soldats, en se retirant, ont vu des magasins pleins d’effets militaires, tandis qu’ils étaient nus, et qu’ils ont dû laisser en arrière. Les commissaires des guerres sont absolument indépendans des généraux ; les gardes magasins sont indépendans des commissaires des guerres, et le service des approvisionnemens, des subsistances et de L’habillement est dans un état épouvantable. »

Voici d’autre part un jeune officier, Cochet fils, qui mande à son père, député à la Convention, que, sous Mayence et au moment d’en entreprendre le siège, on s’est aperçu qu’en dépit des ordres depuis longtemps donnés, les moyens manquaient. « Le général Bollemont, qui a eu hier une conférence avec le général Jourdan[11], me charge de vous mander qu’il croit que le Comité de Salut public est trompé sur l’effectif de l’armée de Rhin-et-Moselle, que cette année, depuis que les divisions qui étaient sous Mayence sont réunies à celle de Sambre-et-Meuse, est réduite presque à rien, puisqu’il n’y a que trente-cinq mille hommes sous les ordres de Pichegru, qui s’étendent jusqu’à Strasbourg ; qu’il lui semble que l’armée des Alpes, qui ne doit pas tarder à prendre ses quartiers d’hiver, pourrait se porter sur le haut Rhin, et par ce moyen l’augmenter, que sans cela il est impossible de rien entreprendre. Il paraît que l’échec qu’elle a reçu dernièrement ne provient que du trop peu de monde qu’il y avait. »

C’est ensuite Jourdan lui-même qui tient un langage analogue. Le 7 septembre, il a passé le Rhin à Ordingen et il est parvenu à prendre position sur la rive droite. Mais, une fois là, il est empêché de se mettre en marche par suite des souffrances de son armée, du progrès de la désertion, du travail des familles sur les volontaires. « J’ai à peine trente-cinq mille hommes. Il me manque trente mille chevaux pour les besoins de l’artillerie et de l’administration. » Le 18 octobre, vaincu par les difficultés qui l’assaillent, « et pour ne pas compromettre l’armée qu’il commande, » il se décide à repasser sur la rive gauche.

Observons en passant qu’à ce moment, ce n’est pas sur Pichegru, qu’on accusera un jour de ne l’avoir pas soutenu, qu’il fait peser la responsabilité de sa reculade. Il l’attribue uniquement « au défaut de subsistances et de chevaux, » c’est à Pichegru qu’il le déclare. S’il a perdu confiance, « c’est que le déplorable état de l’armée, avouera-t-il le 24 décembre au ministre de la Guerre, ne permet pas d’attendre de grands succès. » Il est bien vrai qu’à ce moment, la misère fait rage. Nous en avons pour garant le pur, l’héroïque Marceau, qu’à quelques semaines de là, une mort glorieuse va faucher dans sa fleur. Il commande l’aile droite de Sambre-et-Meuse. Le 19 décembre, il mande à son général en chef : « Les vivres nous manquent et, en vérité, nous sommes bien malheureux. Le pillage est à son comble et les officiers, plus malheureux encore que les soldats, n’ont ni force ni pouvoir. » Huit jours après, il y revient : « Un ennemi plus cruel que les Autrichiens nous assiège. La famine avec tous ses horribles entours a pris la place de la mendicité. »

Du reste, le mal est trop profond pour être promptement guéri. Dix-huit mois plus tard, en juillet 1797, Moreau, qui a pris, à la place de Pichegru, le commandement de Rhin-et-Moselle, ne pourra que répéter ce que disaient ses prédécesseurs. « L’armée est dans une détresse affreuse ; il lui est dû deux mois de solde. Je ne vous dissimule pas nos inquiétudes sur les suites d’une telle détresse. Je ne puis me lasser d’admirer la patience de celle armée qui soutire tout sans se-plaindre. Mais, si on ne vient promptement à son secours, il est à craindre qu’elle ne cède à l’instigation de beaucoup d’ennemis du gouvernement qui ne cessent de l’exciter à la sédition. »


III

Aux incessantes plaintes des conventionnels et des généraux, aux légitimes réclamations qui remplissent leurs lettres, que répond le Comité de Salut public, auteur responsable des misères qu’ils dépeignent en des couleurs si vives ? Que répondra le Directoire, lorsqu’il aura recueilli le triste héritage de la Convention et devra résoudre les innombrables difficultés qui lui ont été léguées ?

Le Comité de Salut public, lui, s’en tire par de belles phrases, par des proclamations pompeuses adressées à l’armée pour l’exhorter à remplir son devoir ; il trace des plans sans se préoccuper de savoir si le défaut de moyens ne les rend pas impraticables ; il donne des ordres, les révoque, irrite par ses prétentions à tout ordonner les représentans en mission ; il énerve le commandement par la multiplicité de ses conseils ; il fait, en un mot, la preuve éclatante des périls auxquels on expose une armée, quand on entend la diriger de loin, à cent lieues du théâtre de la guerre.

Un jour, il déclare qu’il ne faut pas hésiter à forcer, du côté de la Suisse, la ligne de neutralité ; le lendemain, il renonce à cette mesure, qui ne pourrait être exécutée qu’en violation des traités. En revanche, à ces effectifs déjà trop faibles pour accomplir tout ce qu’il leur demande, il prend brusquement dix mille hommes pour les envoyer sur les Alpes : il les diminue comme à plaisir, par des congés accordés sur la recommandation de députés à qui il veut plaire ou en y opérant des recrutemens pour l’intérieur. « Cette armée de l’intérieur, écrit le chef du génie Chasseloup, énerve les autres années, comme Paris engloutit les départemens. »

Le Comité s’étonne que les fournisseurs, à qui sont dues des sommes énormes, ne veuillent pas faire de plus longs crédits. Il considère qu’il faut exiger d’eux qu’ils continuent à pourvoir à tous les besoins. Quant au payement, on verra plus tard. Les représentans en mission protestent contre ces instructions arbitraires. Ils sont obligés de n’en tenir aucun compte ; et de payer les fournisseurs sous peine de laisser les troupes mourir de faim. Le Comité maugrée contre cette transgression de ses ordres. Il mande à Pichegru, comme fiche de consolation : « Une fois en pays ennemi, vous saurez bien vous procurer des ressources… La guerre doit nourrir la guerre. Faire vivre votre armée est votre premier devoir. Si vous êtes en pays ennemi, levez des contributions ; si vous êtes en pays neutre, réquisitionnez en payant ; si vous êtes en pays ami, procédez par la préemption. » Un envoi de numéraire vaudrait certes mieux que cet exposé de principes, tout au moins inutile en la circonstance, puisque, d’une part, on n’est pas en territoire ennemi, et que, d’autre part, l’argent manque.

Il est vrai que le Comité rappelle qu’il a envoyé des fonds au commissaire ordonnateur en chef de Rhin-et-Moselle à l’effet d’approvisionner les places : « C’est à vous, citoyen général, à activer son zèle, s’il en est besoin, et à le diriger d’une manière convenable. » Le malheur est que cet envoi de fonds consiste en assignats, ce qui ne représente rien ou presque rien, et que le zèle du commissaire ordonnateur en chef est aussi impuissant que celui de Pichegru. Celui-ci se plaint-il de l’insuffisance des fourrages et de leur mauvaise qualité, on lui répond : « Nous avons ordonné d’augmenter la ration des fourrages. Quant à leur qualité, elle n’est pas bonne, ce que nous apprenons pour la première fois ; la faute en est aux agens qui les ont procurés et aux commissaires qui les ont reçus. Il faut dénoncer les uns et les autres, afin qu’ils soient sévèrement punis. » Les dénoncer, les poursuivre, faire des exemples, cela, certes, conjurera dans l’avenir les effets de la fraude, mais ne les réparera pas dans le présent, sans compter que c’est la presque totalité des fournisseurs qu’il faudrait mettre en accusation, la longue incurie du Comité et ses complaisances intéressées ayant favorisé l’extension du vol dans des proportions incroyables.

Il en est ainsi de tout. En paroles, le Comité de Salut public a des remèdes pour tous les maux. En action, il ne remédie à aucun. La misère subsiste, l’indiscipline augmente. A la confiance qui pourrait seule exciter la valeur des soldats ont fait place un découragement, un dégoût dont les chefs de corps ne peuvent avoir raison que par des prodiges d’énergie.

Lorsque le Directoire succède à la Convention, Pichegru renouvelle ses réclamations et ses plaintes, demande des secours, démontre qu’ils lui sont nécessaires. Le Directoire lui répond par un aveu d’impuissance. Il ne peut rien tirer des autres armées, qui sont aussi en détresse : « Le Directoire ne se dissimule pas la crise dans laquelle se trouve l’armée de Rhin-et-Moselle. Il a donné au ministre de la Guerre l’ordre de la pourvoir de chevaux, de souliers, de capotes, et en général de tous les objets qu’il peut avoir à sa disposition. Mais il ne peut se cacher que les bonnes intentions de ce ministre se trouvent entravées par une foule d’obstacles accumulés, par la pénurie des moyens de tous genres, par la malveillance même et par la cupidité. » Au total, il autorise le général on chef à opérer des réquisitions, « en modérant dans l’exécution ce que ces mesures pourraient avoir de dur. » C’est en ces circonstances qu’a sonné l’heure d’agir et de combattre, et que les généraux Jourdan et Pichegru ont été invités à prendre leurs dispositions pour passer le Rhin, chacun de son côté, ainsi que d’ailleurs ils l’avaient proposé.

A propos de ce passage du Rhin, il n’est pas de dures appréciations que n’aient inspirées aux historiens de la campagne de l’an V les revers de Pichegru. Moins indulgens pour lui que pour Jourdan, qui pourtant ne fut pas plus heureux, ils ont attribué au commandant de l’armée de Rhin-et-Moselle la responsabilité des échecs de l’année de Sambre-et-Meuse. S’inspirant, sans les avoir soumises à un contrôle sévère, des dénonciations de Montgaillard et de Fauche-Borel, ils ont raconté que, durant cette campagne, l’inaction volontaire de Pichegru n’a jamais cédé qu’à des ordres péremptoires et qu’il n’a combattu que contraint et forcé, c’est-à-dire lorsqu’il ne pouvait faire autrement à moins d’avouer la trahison à laquelle il était déjà trop résolu. Force est donc de rappeler que c’est lui qui, le premier, avait proposé de franchir le Rhin, de porter la guerre sur le territoire ennemi et de s’y assurer des quartiers d’hiver en éloignant des frontières les Autrichiens et les émigrés. C’est de son propre plan que s’inspirent les instructions qu’il reçoit du Comité. Ces instructions n’affectent jamais la forme d’un ordre. « On s’en rapporte à lui, à ses talons, à son dévouement à la patrie pour les moyens d’exécution du système offensif (7 juillet). » Le 17, ces instructions sont renouvelées dans la même forme. Le 27 août, le Comité lui écrit : « Le général Jourdan nous annonce que l’ennemi continue à recevoir journellement des secours du haut Rhin, qu’il a déjà un camp considérable vers Dusseldorf, un camp volant vers Mulheim, un autre camp volant en avant de Bonn et un de 25 000 hommes derrière Neuwied, et qu’il reçoit et attend encore de nouveaux renforts. L’ennemi ne pouvant faire tous ces mouvemens sans dégarnir la partie qui vous est opposée, vous en profiterez sans doute pour forcer le passage sur un des points que vous avez choisis. Le Comité ne peut à cet égard que s’en rapporter pleinement à vous, soit pour agir véritablement, soit pour faire quelques démonstrations qui puissent inquiéter l’ennemi et le tenir en suspens sur ses véritables points d’attaque. »

Cette lettre témoigne des illusions que se fait le Comité de Salut public, lorsqu’il suppose que les Autrichiens ne se sont fortifiés du côté de l’armée de Sambre-et-Meuse qu’en s’affaiblissant du côté de l’armée de Rhin-et-Moselle. En même temps qu’il rectifie cette erreur dans sa réponse du 31 août, Pichegru expose ses raisons et ses projets. Son exposé mérite d’être cité en son entier, parce qu’à la date où le Comité de Salut public en reçoit communication, Pichegru, s’il faut en croire les dénonciations ultérieures de Montgaillard, a déjà le pied dans la trahison. Si, le 19 août, comme on l’en accuse, il a pris envers les émissaires du prince de Condé de formels engagemens, on peut se demander à quels procédés il recourra pour les tenir, alors que le plan qu’il soumet, douze jours plus tard, au Comité rend impraticable celui qu’il a promis d’exécuter au profit de la cause royale. « Je ne vous ai pas fait connaître mon opinion sur le projet d’attaque et de passage aux environs d’Huningue, parce que, depuis qu’il en a été question, toute tentative est devenue impossible par les dispositions qu’a prises l’ennemi, et notre offensive sur ce point se trouve convertie en pure défensive, nos forces étant moindres que celles qui nous sont opposées et qui montent à 64 000 hommes depuis Rheinfelden jusqu’à Rastadt. Le général Wurmser, qui les commande, a, dit-on, l’ordre de passer le Rhin incessamment, et déjà presque tous ses préparatifs sont faits. On nous menace en même temps d’une invasion du territoire suisse de la part des émigrés. Nous prenons nos mesures en conséquence. J’avais pensé que vos collègues, qui étaient à Râle au moment où l’ennemi a reçu ces renforts, vous en auraient fait part. Vous voyez donc, citoyens représentans, que les secours que l’ennemi s’est donnés devant le général Jourdan ne viennent point du haut Rhin.

« Il n’en est pas moins vrai que le général Jourdan éprouve de très grandes difficultés pour son passage. J’ai le projet de les diminuer par une diversion sur le centre où l’ennemi s’est singulièrement affaibli : j’ai en conséquence donné des ordres pour faire à Oppenheim les préparatifs d’un passage qui aura lieu incessamment, si nous pouvons nous procurer les chevaux nécessaires pour le transport de l’équipage ; de pont ; et, quand on ne parviendrait qu’à jeter douze ou quinze mille hommes sur le Darmstadt, il y en aurait assez pour s’y maintenir jusqu’à ce que l’ennemi eût détaché des forces de sa droite ou de sa gauche, ce qui remplirait parfaitement le but de la diversion. Nous pourrions d’ailleurs profiter de ce moment pour sommer la place de Mannheim, que nous serions dès lors dans le cas de bombarder, d’après les articles de la capitulation de sa tête de pont[12]. »

L’avant-veille, le représentant Rewbell, qui se trouve au quartier général de l’armée de Rhin-et-Moselle, a déjà prévenu le Comité du mouvement des Autrichiens et de la position difficile dans laquelle se trouve Pichegru. Ils se sont dégarnis à leur centre pour porter leur effort tout à la fois sur Sambre-et-Meuse et sur le haut Rhin. Ils accumulent surtout leurs forces vers Rheinfelden et Râle, et l’on peut craindre que, pour faciliter leurs opérations, ils ne violent le territoire suisse. « Alors le haut Rhin serait entièrement ouvert à l’ennemi, qui attaquerait sur différens points… Il menacerait Huningue, Brisach et Belfort ou même temps. Il faut donc du temps à Pichegru pour résister à de si grands efforts, et tout ce qu’il a de disponible maintenant est du plus exigu. »

De ces citations, il résulte que, si Pichegru hésite encore à tenter le passage du Rhin, c’est qu’il ne dispose que d’effectifs insuffisant et qu’il sait combien sont supérieurs ceux que l’ennemi a massés sur l’autre rive. Ses hésitations, qui lui seront reprochées plus tard et que ses accusateurs présenteront comme une preuve de sa trahison, sont si fondées que Jourdan les partage et représente au Comité « que Pichegru aura beaucoup de peine à aborder sur la rive droite en présence des forces concentrées devant lui, manquant de moyens de transports pour ses équipages de pont. » Aussi les instructions du Comité de Salut public deviennent-elles de moins en moins positives. « Notre désir n’est point assez vif pour que nous fassions de cette opération une instruction militaire, ni moins encore un ordre absolu. Eloignés du théâtre de la guerre, ne le connaissant point en détail, ne connaissant ni vos forces, ni celles de l’ennemi, ni vos moyens respectifs, nous aurons toujours la sagesse de nous en reposer et sur nos collègues, dont le zèle nous est connu, et sur des généraux qui ont aussi bien mérité et justifié notre confiance que les généraux Jourdan et Pichegru. »

Plus heureux que Pichegru, mieux placé pour recevoir de Hollande ses équipages de pont et disposant d’un effectif plus considérable, Jourdan passe le Rhin le 6 septembre, non loin de Dusseldorf, et s’empare de cette ville. Elle ouvre ses portes à la première sommation. Mais, pour que ce brillant succès porte tous ses fruits, il faudrait que, par de sérieuses démonstrations, Pichegru, agissant de son côté, pût retenir l’ennemi dans le Brisgau et l’empêcher de se porter en forces contre Jourdan, qu’il veut contraindre à retourner sur la rive gauche. Or, avant même que lui soit parvenue la nouvelle du brillant succès remporté par Jourdan, le Comité de Salut public a été averti par Bacher, son agent de Bâle, que les Autrichiens ont amené dans le Brisgau des renforts considérables sans affaiblir l’armée qu’ils opposent à celle de Sambre-et-Meuse. Cet avis est confirmé, le 1er septembre, par Pichegru. Il faut donc remanier le plan primitif.

« Cette circonstance, mande le Comité à Pichegru, à la date du 12, paraissant devoir vous faire renoncer à l’offensive dans cette partie, il est instant de la rejeter contre le centre des armées allemandes vers le Mein et le Neckar. Cette diversion utile indiquée par vous-même et pour laquelle vous avez déjà fait vos dispositions, doit être masquée par des préparatifs hostiles dans le haut Rhin et dans les environs d’Huningue. Il importe de faire croire aux Autrichiens que votre projet est toujours d’envahir le Brisgau. » A la date où cette lettre est écrite, le Comité n’ignore plus les succès de Jourdan sur le Rhin. Il espère que Pichegru aura pu réaliser son projet de passer le fleuve à Oppenheim, d’envahir le pays de Darmstadt à de couper ainsi toute communication entre la droite des armées alliées et leur centre. « Si cependant ce passage n’était pas encore exécuté, ajoute-t-il, s’il éprouvait même des difficultés majeures ou si le succès en paraissait en quelque sorte incertain, le Comité est d’avis que vous y renonciez pour diriger tous vos moyens d’offensive contre Mannheim. » La lettre se complète par de longs développemens sur les formes à donner à la sommation qui devra être adressée au commandant de cette place.

Ces instructions, on le voit, ne ressemblent en rien à un ordre. Elles font Pichegru maître de ses décisions et seul juge de la conduite à tenir. Aussitôt qu’il les a reçues, il y répond. « En formant le projet d’un passage du Rhin à Oppenheim, j’avais deux objets en vue, comme je vous l’ai mandé : l’un de faire diversion aux dispositions offensives de l’ennemi sur le haut Rhin ; l’autre de satisfaire aux conditions de la capitulation du fort de Mannheim, en portant la guerre sur la rive droite, afin de pouvoir sommer cette place. Le passage que vient d’effectuer l’armée de Sambre-et-Meuse vers Dusseldorf remplit à peu près ces deux objets. En conséquence, la sommation va avoir lieu, d’après les principes énoncés dans votre lettre que je viens de recevoir, et je me persuade qu’elle aura tout le succès que l’on en peut attendre. Je ne laisserai pas de continuer les préparatifs qui se font sur Oppenheim. Mais l’exécution sera subordonnée, ainsi que vous le recoin mandez, aux probabilités du succès, dans le cas où l’ouverture des portes de Mannheim ne le rendrait pas inutile. J’arrêterai provisoirement mon équipage de pont à la hauteur de cette ville jusqu’à la réponse à la sommation, afin d’être à même d’en profiter sur-le-champ, s’il y a lieu. Je ferai aussi dans le même temps continuer des démonstrations sur le haut Rhin, pour y retenir un grand nombre de troupes que l’ennemi y a en ce moment. »

Devant cet ensemble imposant de citations et de preuves que nous oserons qualifier de lumineuses, et qui apparaîtront avec encore plus d’éclat, au fur et à mesure qu’après avoir réduit à leurs équitables proportions les rapports de Pichegru avec les émissaires de Condé, nous avancerons dans ce rapide récit de la néfaste campagne de 1795, que deviennent les griefs imputés à ce malheureux soldat ? Que devient l’affirmation de Montgaillard, qu’un historien comme Louis Blanc n’a pas craint de prendre à son compte, « que Pichegru ne somma le gouverneur de Mannheim de rendre la place qu’après y avoir été contraint par l’énergique insistance de Merlin de Thionville ? »

Et les jugemens du maréchal Soult, énoncés dans des Mémoires écrits en 1816 et publiés seulement en 1854, que valent-ils ? Blâmant les opérations militaires de Pichegru et constatant que l’armée de Sambre-et-Meuse, privée du concours de l’armée de Rhin-et-Moselle, était dans une situation dangereuse, il déclare « que Pichegru ne fit rien, malgré les instances de Jourdan, et qu’on ne comprenait pas son inaction. Ce n’est que longtemps après, ajoute-t-il, que nous en avons en l’explication. » Explication donnée par qui ? Par des hommes attelés aux plus viles besognes, qu’on a vingt fois convaincus de mensonge et dont nous aurons à révéler les innombrables supercheries. Le maréchal Soult n’a en d’autres sources de conviction que ses observations personnelles, qui ne sauraient être considérées comme infaillibles, les récits de Montgaillard et de Fauche-Borel, et les papiers de Klinglin qui ne méritent pas plus de crédit.

Au surplus, les accusateurs auraient bien dû se mettre d’accord entre eux. Là où Soult voit des preuves de trahison, Gouvion Saint-Cyr, moins injuste, ne voit que des preuves d’incapacité, auxquelles il enlève d’ailleurs lui-même une partie de leur valeur en établissant que, durant cette campagne, « les retards de Jourdan firent tout manquer. » Il accuse bien Pichegru d’avoir trahi, mais il ne fait dater la trahison que de l’armistice de décembre, alors que Pichegru ne combattait plus et qu’il était résolu à quitter le commandement de l’armée de Rhin-et-Moselle après avoir fait nommer Moreau à sa place. Elle est formelle à cet égard, la déclaration de Gouvion Saint-Cyr. Elle met en pièces les dires de tous ceux qui ont prétendu que la trahison de Pichegru avait pesé sur les opérations militaires : « Je ne peux être de l’avis de ces personnes, ne voyant que des fautes là où elles aperçoivent de la trahison. Leur erreur vient, selon moi, de ce qu’elles l’ont supposé un grand homme de guerre, incapable de commettre des fautes aussi graves… M’étant trouvé alors en rapports avec lui, ayant été témoin de ses embarras et de ses sollicitudes, ayant pu apprécier plusieurs de ses démarches et juger qu’elles étaient dictées par le désir d’éviter un revers, j’ai tout lieu de croire que la pensée de trahir, bien qu’elle fût en son esprit, ne dirigeait point encore ses actions militaires. »

Voilà qui est formel et ne nous laisse plus qu’à rechercher si Pichegru fut plus coupable après l’armistice du 31 décembre qu’il ne l’avait été avant, et si Gouvion Saint-Cyr a été fondé à l’incriminer à partir de celle date, après l’avoir justifié pour la période antérieure. Nous avons lieu de croire que la suite de ce récit fera la lumière à cet égard.

Quant au maréchal Jourdan, dont la correspondance ne relève contre son camarade aucun motif de suspicion, s’il est vrai, comme le prétend Louis Blanc d’après un manuscrit non encore publié, qu’il se soit rangé parmi les accusateurs de Pichegru, nous ferons remarquer que lorsque deux généraux ayant essuyé des échecs au même moment, sur le même théâtre, l’un des deux cherche à en rejeter la responsabilité sur l’autre, il est nécessairement suspect aux yeux de tous les hommes justes et non prévenus. C’est l’opinion qu’exprime Barras, à propos des dissentimens qui s’étaient élevés entre ce même Jourdan et Moreau, dans une situation analogue à celle où Jourdan s’était trouvé avec Pichegru. « Jourdan n’a plus là Pichegru pour l’accuser de ses revers. Il faut que ce soit maintenant Moreau. » Il importe d’ailleurs de rappeler que la conduite de Jourdan dans la campagne de l’an V, encore qu’elle ne fait pas exposé à une accusation infamante, a soulevé de nombreuses critiques. A ses partisans, accusant Pichegru de l’avoir abandonné à ses propres forces après le passage du Rhin, répondent ceux qui lui reprochent à lui-même de n’avoir pas secouru Pichegru après l’avoir mis en péril au mois de novembre en revenant tout à coup sur la rive gauche.

Il existe sur ce point une vive sortie du représentant du peuple Rivaud, se plaignant du silence de Jourdan et de son inaction en un moment où Pichegru comptait sur lui. « Je ne sais si le malheur qui aigrit l’esprit et dispose aux soupçons me fait voir les choses autrement qu’elles sont. Mais, il me semble voir dans cette conduite moins de volonté de relever promptement l’armée du Rhin de sa défaite par un secours dont l’effet se serait confondu dans la gloire qu’en aurait acquis cette armée que de la prétention à devenir son libérateur par un coup plus éclatant. En un mot, je vois des jalousies de métier, des fantaisies de gloire, où j’aurais voulu voir plus d’empressement à arrêter les progrès de l’ennemi. Je leur pardonne d’avance, s’ils viennent promptement. Mais, pour Dieu, que ne viennent-ils, et pourquoi ne donnent-ils pas de leurs nouvelles ? Je dois au général Pichegru la justice de dire qu’il a fait tout ce qu’il a pu pour établir entre les deux armées une correspondance suivie et bien nécessaire. Cependant, nous ignorons s’ils sont encore de ce monde. »

Il y a du soupçon entre les lignes de cette lettre. Ne la prenons pas cependant trop au tragique. Mais reconnaissons, puisqu’elle est de nature à soulever tant de doutes, que la mémoire de Pichegru doit en bénéficier, et que ce n’est pas plus au moment où Mannheim vient de lui ouvrir ses portes, — 20 septembre, — qu’au moment où il sera contraint par des forces supérieures et faute de secours d’en abandonner la défense, — 29 octobre, — qu’il est juste de l’accuser de trahison. Nous verrons dans la suite de ces récits si, en ce qui touche ses opérations ultérieures, l’accusation est mieux fondée.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Afin d’éviter au lecteur la fatigue d’annotations multipliées, j’indique une fois pour toutes les sources documentaires auxquelles j’ai recouru pour cette étude. — Manuscrits. Au Dépôt de la Guerre : Correspondance des armées de Rhin-et-Moselle, de Sambre-et-Meuse et du Nord : aux Archives des Affaires étrangères : Correspondance de Barthélemy, Bacher, Roberjot, Reinhardt, Fonds Bourbon, papiers d’Antraigues ; aux Archives nationales : pièces relatives au 18 fructidor ; aux Archives de Chantilly : papiers de Condé ; aux Archives de Gaillefontaine : papiers de Hoche. — Imprimés. Papiers trouvés dans les fourgons de Klinglin, Mémoires de Fauche-Borel, Montgaillard, Barras, La Revellière-Lépeaux, Merlin de Thionville. Fabre de l’Aude, Hyde de Neuville, des maréchaux Jourdan, Gouvion Saint-Cyr, Soult ; le Comte d’Antraigues, par Léonce Pingaud : et, en général, les historiens de la Révolution, ainsi qu’un grand nombre d’écrits contemporains. J’ajoute que, sauf pour les dates historiques, j’ai substitué à celles du calendrier révolutionnaire celles du calendrier grégorien.
  3. Convaincu que la République était en péril, le jeune général, qu’on voudrait ne pas rencontrer dans cette aventure, y prit la part la plus active. Il détacha de son armée plusieurs régimens, qui allèrent jusqu’à Soissons, prêts à marcher sur la capitale au premier appel du Directoire. Le 13 septembre, huit jours après le coup d’État, il dénonçait Kléber comme ami de Pichegru, faisait destituer comme « un vil espion » le général de Salm et expédiait à Paris sous un prétexte plusieurs généraux : Férino, Souham, etc., etc., qu’il tenait pour suspects. En outre, la caisse du Directoire étant vide, il prêta à Barras, de ses deniers et de ceux de Déchaux son beau-père, une somme de 48 000 livres dont sa veuve ne fut remboursée que l’année suivante. Le 21 fructidor, déjà mortellement atteint, il s’écriait, au reçu des nouvelles du 18 :
    — Docteur, mon rhume est guéri. Voilà le remède.
    Le lendemain, il écrit à Barras :
    « Bravo, mon cher Directeur, mille fois bravo ! Nous sommes tous ici dans l’enchantement. J’attendais votre courrier avec bien de l’impatience. Il faut une justice prompte. Songez aux maux qu’a soufferts le peuple français. Pas de faiblesse. Si vous vous conduisez ainsi qu’en vendémiaire, attendez-vous aux mêmes résultats. Dans deux ans, ce sera à recommencer. Il faudra s’occuper de l’épuration des armées. Songez que Schérer (ministre de la Guerre) ne vaut rien. Je vous offre pour le remplacer Tilly et Championnet. »
    Le 27, si proche de la mort, en recevant le commandant intérimaire de l’armée de Rhin-et-Moselle pendant l’absence de Moreau appelé à Paris, il revient à la charge : « Vous m’avez donné le commandement de deux armées. Le conserverai-je longtemps ? Faites-le-moi connaître, afin que cette armée ressemble aux autres. Pichegru, qui depuis six mois y a fait placer beaucoup de ses partisans, pourrait compter sur quelques-uns. Je ne veux point de sang, j’abhorre les mesures violentes. Il est cependant à déplorer que les circonstances forcent le gouvernement à faire grâce à ceux qui voulaient livrer notre pays à leurs plus cruels ennemis. Réfléchissez-y, Barras, la faiblesse d’un gouvernement encourage les factieux, et nous n’aurions pas à déplorer les temps affreux qui viennent de s’écouler, si les chefs des sections eussent suivi le maître à l’échafaud. »
  4. Voyez leurs Mémoires. — A propos de ceux de Jourdan, il importe de faire remarquer qu’on n’en a publié que les parties antérieures et postérieures à l’année 1795 qui est celle de la prétendue trahison de Pichegru. Le manuscrit de la partie relative à cette année est devenu introuvable. Louis Blanc, lorsqu’il écrivit son Histoire de la Révolution, en avait eu connaissance. Il déclare que la lecture de ce manuscrit ne laisse aucun doute quant au caractère criminel de la conduite de Pichegru. Il est fâcheux qu’il n’ait pas extrait des récits dont il parle ce qui pouvait faire partager à ses lecteurs la conviction dont il parait animé et qui l’a poussé à commettre de graves erreurs, que la comparaison de ses dires avec les lettres de Jourdan et de Pichegru m’a permis de relever.
  5. La principauté de Neuchâtel relevait alors de la Prusse.
  6. Voir mon livre : les Emigrés et la Seconde Coalition.
  7. Emigré français passe au service de l’Autriche, il était le petit-fils de Joseph de Klinglin, préteur royal à Strasbourg, père de la seconde fille d’Adrienne Lecouvreur.
  8. Sur la pièce originale conservée aux Archives de la Guerre, le représentant du peuple Pelet a mentionné, quelques années plus tard, que c’est sur ses instances que Moreau y inséra cet avertissement.
  9. Au mois d’août, 10 000 hommes avaient été détachés de l’armée de Rhin-et-Moselle, malgré les énergiques protestations des représentans du peuple, en mission à cette armée, pour être expédiés à celle des Alpes. Les représentans poussèrent la résistance jusqu’à annuler l’ordre du Comité de Salut public. Mais celui-ci exigea, et force fut de lui obéir.
  10. La ligne de neutralité s’étendait entre le champ sur lequel opéraient les belligérans et les territoires de la Prusse, qui venait de conclure la paix avec la République. La frontière suisse en formait une autre. Le Comité de Salut public eut un moment la pensée de forcer celle-ci pour faciliter ses opérations. Il y renonça sur les instances de Barthélémy, son ministre auprès de la Confédération helvétique. Les Autrichiens furent moins scrupuleux, et il semble qu’ils fussent assurés de la complaisance du cabinet de Berlin. Le 1er octobre, Merlin de Thionville demandait au Comité d’obliger Hardenberg à s’expliquer et d’exiger de lui l’engagement formel de ne pas tolérer que Clairfayt franchit la ligne de démarcation.
  11. C’est Kléber qui, sous les ordres du général en chef de Sambre-et-Meuse, commandait les opérations du siège de Mayence, bien que les troupes assiégeantes eussent été détachées, pour la plus grande partie, de l’armée de Rhin-et-Moselle.
  12. On peut se convaincre, par cette lettre et les suivantes, que le plan d’un passage à Oppenheim suivi d’une marche dans le Darmstadt et de la prise de Mannheim fut conçu par Pichegru et non par le Comité de Salut public, comme l’affirme Louis Blanc sur la foi du maréchal Jourdan.