Le Problème de l’Ame devant la métaphysique et la science

LE
PROBLÈME DE L’ÂME
DEVANT LA MÉTAPHYSIQUE ET LA SCIENCE

I. La Vie dans l’homme, par M. J. Tissot, 1861. — II. Tableaux de la vie animale, par M. Ch. Vogt. — III. Le Cercle de la vie, par M. Molesthott, — IV. Force et Matière, par M. L. Büchner. — V. Le Monde en tant que volonté et représentation, par M. Schopenhauer. — VI. Anthropologie, par M. Hermann Fichte. — VII. Nature et Idée, par M. Carus.

Depuis quelques années, la science analyse avec plus de rigueur qu’on ne pouvait le faire autrefois les rapports qui unissent le monde inorganique au monde organisé. Elle a démontré que la substance des êtres vivans ne diffère pas de celle des corps inertes et insensibles : la vie prend ses matériaux dans le monde physique sans en altérer les propriétés fondamentales, et la mort les rend intacts à ce gouffre de la substance matérielle, d’où ils ont été tirés un moment pour revêtir des formes éphémères. La science a fait un pas de plus : elle ne s’est pas contentée de prouver l’identité permanente et essentielle des corps simples répandus dans le règne inorganique et le règne organisé ; elle a réussi à recomposer de toutes pièces, sinon l’être vivant, au moins les parties constituantes des organismes ; elle ne fait ni une fleur, ni un fruit, ni un muscle, mais elle fabrique les principes chimiques que nous pouvons en extraire. Ira-t-elle jamais plus loin ? pourra-t-elle quelque jour disposer des forces mystérieuses qui unissent ces principes pour en faire de véritables organismes et rattacher ces organismes entre eux pour les faire concourir à une action commune et individuelle ? Il est permis d’en douter, et il faut même quelque audace pour poser une semblable question. De tels problèmes d’ailleurs ne surgissent pour nous que sur cette limite vague et indécise qui sépare le domaine de la science de celui de la métaphysique. Heureux ceux qui, bornant leurs vœux et leurs espérances, se contentent d’arracher quelques secrets au monde phénoménal, en analysent patiemment les lois, enregistrent des faits, sans chercher à pénétrer l’essence même des forces naturelles ou de la substance qu’elles mettent en mouvement ! Celui au contraire qui veut embrasser l’ensemble du monde dans ses investigations ambitieuses, qui n’accepte pas la dualité commode de l’esprit et de la matière, qui veut du moins en réconcilier les termes et en saisir le contact, celui-là se condamne à des doutes étranges que la certitude scientifique ne réussit point encore à dissiper complétement.

Cependant il est certains esprits qui ne peuvent résister à l’attrait de ces problèmes. La science nous ramène toujours à l’homme, et l’homme à la philosophie. Dans notre œil est toute l’optique, dans notre oreille toute l’acoustique. Ce poids que traîne la vieillesse, et que l’adolescence porte avec une grâce si facile, est ce qui relie aussi les mondes dans leurs orbites. La chaleur qui nous anime est une parcelle de la chaleur universelle ; les nerfs sont des télégraphes qui impriment dans le cerveau les sensations produites par le dehors et qui transmettent aux sens nos volontés. Toutes les forces de la nature sans exception ont été mises en réquisition pour créer ce composé étrange qui s’appelle l’homme. Le temps, l’espace et le monde ne peuvent rien nous apprendre que nous ne puissions étudier en lui, et nous y trouvons de plus ce que nous ne découvririons jamais ailleurs. L’homme n’est pas seulement un poids, une réunion d’atomes chimiques, l’assemblage le plus délicat d’instrumens physiques ; il est encore une force personnelle, une âme. Ce n’est donc pas sans raison qu’on a placé la biologie ou l’étude de la vie au couronnement de tout l’édifice scientifique. Après avoir traversé les cercles nombreux des connaissances humaines, on se trouve forcément ramené à ce centre, que la métaphysique prend de son côté pour point de départ ; seulement elle étudie l’être en soi, sans forme, sans soutien extérieur, sans action définie sur ce qui le borne et le limite, tandis que la science l’envisage surtout dans ses manifestations et ne se rapproche que par degrés de l’inconnu qui gît sous les phénomènes. Ces deux méthodes représentent chacune une opération légitime de l’esprit : aller de l’objet au sujet, ou inversement du sujet à l’objet, n’est-ce pas franchir le même intervalle, passer sur le même abîme ?

Étudier les rapports de la substance corporelle avec la substance cachée qui en règle les mouvemens, tel est le grand problème de la métaphysique, tel est ainsi le but final de la science. La première parle plus volontiers de l’âme, la seconde de la vie ; mais nous ne connaissons pas mieux l’âme que la vie, et sous ces termes différens se cache sans doute un seul et même mystère. Le principe de la vie est-il différent du principe de l’âme ? lui est-il au contraire identique ? Qui a raison des matérialistes, qui identifient la matière et l’esprit, des vitalistes, qui interposent la vie comme un lien entre le corps et l’âme, des animistes, qui font de l’âme la source et le principe non-seulement des phénomènes intellectuels, mais encore des fonctions organiques ? Telles sont les graves questions que je voudrais examiner à l’aide des plus récens travaux de la métaphysique et de la science. Ce n’est pas d’ailleurs l’école physiologique de Montpellier qui a inventé le vitalisme, ni Stahl qui a découvert l’animisme : on peut retrouver dans l’antiquité la plus reculée les germes de ces grandes doctrines. En effet, on comprend à peine que l’homme existe sans se demander à lui-même, en termes plus ou moins précis, ce qu’il est par rapport au reste du monde, par quoi il diffère de la matière inerte, si le principe secret qui le fait vivre et penser doit mourir avec lui ou lui survivre ; mais ces questions redoutables ne prennent pas la même forme dans tous les esprits, et chez le même homme il est des heures où elles sont rejetées comme un poids inutile, d’autres où elles s’imposent avec une irrésistible autorité. Ce qui est vrai pour l’homme est aussi vrai pour l’humanité. L’un des plus vifs attraits de l’histoire de la philosophie est de nous montrer les défaillances, les conquêtes, les transports successifs d’une grande âme qui se développe à travers le temps et dans des milliers de canaux. Un regard rapide jeté sur de récens travaux montrera quelles solutions nombreuses a reçues déjà le problème de l’âme de la part des matérialistes, des animistes et des vitalistes en France et en Allemagne ; nous essaierons ensuite de montrer dans quels termes il se pose actuellement entre les diverses écoles, et quelle lumière il doit attendre des sciences naturelles ainsi que des sciences historiques.


I.

La distinction réfléchie de ce que nous entendons par l’âme et par le corps n’était pas aussi nette, aussi complète dans l’antiquité qu’elle l’est devenue pour nous. Pendant longtemps, on peut le dire, le spiritualisme et le matérialisme sont demeurés presque confondus, comme deux fleuves qui mêlent leurs eaux. Chez les Grecs, amoureux de la beauté plastique, on reconnaît une tendance instinctive à sacrifier l’esprit à la matière. Thalès aperçoit dans l’âme une force, un principe d’activité et de mouvement ; mais les notions sur l’essence corporelle et l’essence spirituelle sont alors si mal dégagées les unes des autres que le même philosophe, voyant l’aimant produire le mouvement dans le fer, n’hésite pas à le douer d’une âme.

C’est dans l’école pythagoricienne qu’on peut remarquer un premier effort vers ce qu’on pourrait nommer l’analyse de l’âme ; elle tenta d’opérer la classification des fonctions et des attributs. Pythagore distinguait l’âme raisonnable, éternelle, issue de l’âme universelle, harmonie servant d’écho à l’harmonie générale du monde, d’une autre âme déraisonnable et éphémère. Anaxagore sépara nettement l’âme sensitive et l’âme raisonnable, il en douait les animaux comme les hommes ; seulement l’âme raisonnable, unie à un corps d’animal, restait condamnée à l’infériorité. Dans ce système, on le voit, c’est le corps qui achève l’âme et en limite le développement. Épicure accordait encore moins à la force spirituelle, il ne reconnaissait pas la distinction entre l’âme sensitive et l’âme raisonnable ; mais son analyse eut pour effet de mieux approfondir les phénomènes de la sensibilité. Ce fut lui qui pressentit la distinction si bien établie par la physiologie moderne entre la vie animale proprement dite et la vie végétative.

Platon sacrifia sans hésiter la matière à l’esprit : comparant l’âme à un pilote dont le corps serait le vaisseau, il proclama que leur union est une violence momentanée et la mort une délivrance, doctrine au moins séduisante et idéale. Bien que Platon vît dans l’âme un principe unique et éternel, il y distingua trois fonctions, la sensibilité, le désir et la raison. Les deux premières ne sont en jeu que pendant le court mariage de l’âme avec la matière ; une fois affranchie, l’âme cesse d’être sensitive et appétitive, et elle ne trouve l’immortalité que dans la raison.

Aristote ne reconnut pas l’indépendance complète de l’âme et du corps comme avait fait Platon ; il ne creusa pas, comme celui-ci, un abîme entre les deux substances. Il regardait surtout l’âme comme une force, comme un principe d’activité ; suivant lui, l’âme n’est pas le corps, mais elle ne peut exister sans le corps, de même qu’il ne saurait y avoir de pesanteur sans corps pesans, de lumière sans corps lumineux. Cette doctrine peut être interprétée au profit de plus d’une théorie ; l’antiquité et les stoïciens principalement la poussèrent jusqu’au matérialisme, les philosophes chrétiens cherchèrent à la réconcilier avec le spiritualisme. Toutefois le spiritualisme des pères de l’église fait à la matière une bien plus large place que le spiritualisme moderne ; il abandonne au corps non-seulement la sensibilité, mais encore le sens commun, la mémoire, une espèce de jugement : il ne réserve que la raison la plus subtile à l’animus immortel. Saint Thomas, l’ange de l’école, avait, pour prendre le mot de Pascal, reconnu bien des droits à la bête ; il trouvait mauvais que Platon, dans son sublime dédain, eût prétendu que la destinée de l’âme était, non pas d’être unie avec le corps, mais de s’en séparer définitivement. Il ne les considérait pas, quant à lui, comme complets l’un sans l’autre : il ne plaçait pas l’âme dans un point particulier de notre corps : elle est partout, elle en est la forme substantielle, elle ne diffère pas du principe vital. « L’âme, écrivait-il, est tellement la réalité du corps animé, que c’est par elle qu’il est corps, qu’il est corps organique et faculté vivante. » Cette doctrine fut la croyance générale du moyen âge. L’âme unie au corps jouit de sa vie complète ; séparée de lui, elle ne fait qu’une sorte de rêve ; le dogme de la résurrection de la chair complète celui de l’immortalité de l’âme. Aussi le catholicisme, dont la force a consisté surtout à se mettre en harmonie avec les besoins les plus instinctifs, les plus spontanés de la nature humaine, a-t-il senti la nécessité de donner la résurrection du corps comme complément à l’immortalité. Si nous désirons une vie future, c’est autant et souvent plus pour les autres que pour nous-mêmes. Ce qui nous répugne et nous attriste, c’est la pensée de voir disparaître et se perdre dans le néant ceux que nous aimons, que nos mains, nos lèvres, nos yeux ont cherchés, ceux dont la vie a enveloppé la nôtre de liens si doux et si forts que nous les avons crus indestructibles. Nous voulons qu’ils revivent, mais notre pensée ne peut les revêtir de l’immortalité que sous la forme qui nous est familière, et bien que cette forme ait varié avec le temps et les années, notre espérance l’immobilise et la revêt des traits qui nous ont le plus vivement frappés. La mère, penchée sur le berceau de son nouveau-né, peut-elle le voir dans le ciel autrement qu’avec les grâces innocentes de l’enfance ? Les poètes ont compris ce besoin de notre nature ; quand Virgile, Dante, nous promènent dans l’enfer et le ciel, qu’y retrouvons-nous ? La terre. Lorsqu’il n’écoute que ses espérances, l’homme se dérobe à la froide raison pour se laisser emporter par le sentiment.

Le divorce entre l’esprit et la matière ne fut jamais complet aux yeux des disciples de l’école aristotélique, et les philosophes réformateurs qui aspirèrent à fonder des doctrines indépendantes restèrent soumis sur ce point aux habitudes de leur temps. Bacon, exclusivement physicien, n’admettait qu’un esprit vital et corporel, bien qu’invisible. Van Helmont donna une forme précise à la doctrine qui porte aujourd’hui le nom de vitalisme ; il admit que le principe qui nous fait vivre est distinct de l’âme. Ce principe, nommé par lui archée, sert de trait d’union entre la substance spirituelle et la substance corporelle. Partout où il y a de la vie, il y a des archées : chaque organe a le sien ; mais ils sont, dans l’être vivant, subordonnés à un archée central, qui lui-même est dans l’homme sous la dépendance de l’âme.

Descartes déchira le lien ontologique qui unissait l’esprit et la matière : il attribua au premier la pensée, au second l’étendue, et les laissa, en face l’un de l’autre, dans un état d’opposition éternelle. Jusqu’à lui, tous les docteurs, soit théologiens, soit philosophes, avaient donné une étendue aux esprits, infinie à Dieu, finie aux anges et aux âmes raisonnables. Le grand philosophe renouvela la métaphysique, scinda la substance en deux, sans toutefois expliquer l’action réciproque des deux parties. Où il n’y avait point de pensée, il ne vit qu’un mouvement matériel : les animaux furent réduits à l’état de simples automates ; l’âme de l’homme fut confinée dans la pensée, la besogne secondaire de la sensibilité fut abandonnée à des esprits animaux. Rien n’est plus curieux que d’observer ces grandes révolutions intellectuelles qui s’opèrent dans l’humanité. Tandis que durant tant de siècles les attributs de l’étendue et de la pensée étaient restés à peu près confondus dans toutes les théories, ils furent tout d’un coup détachés l’un de l’autre, et le monde se vit dédoublé. Tous les esprits acceptèrent l’incompatibilité de l’étendue et de la pensée, et la doctrine cartésienne a laissé des traces si profondes qu’aujourd’hui encore il n’est pas un esprit philosophique qui n’en subisse l’influence, et qui, même en protestant contre elle, ne montre les traces de la chaîne qu’il a brisée.

Le fondateur du vitalisme, van Helmont, avait essayé de rejoindre les deux substances par un principe vital intermédiaire ; la tentative que fit Leibnitz dans la même intention est bien connue, c’est l’originale théorie de l’harmonie préétablie. Dieu intervient ici directement : il tient dans ses mains les fils qui doivent mouvoir le corps et ceux qui doivent mouvoir l’âme ; toutes les modifications de l’une correspondent à certaines modifications de l’autre, réglées dès l’origine des choses. Ce système ingénieux a de quoi plaire, mais il est si artificiel que la pensée le repousse avec une force invincible, presque sans le secours du raisonnement. Une âme qui représente essentiellement le corps, un corps instrument essentiel de l’âme, cette âme et ce corps néanmoins étrangers l’un à l’autre, et liés seulement par la volonté extérieure de la Divinité, voilà le système leibnitzien.

Vers la même époque prenait naissance une doctrine bien différente, qui subordonnait complètement la substance matérielle à la substance spirituelle : c’est l’animisme de Stahl, le physiologiste de Halle et l’auteur célèbre de la Vraie théorie médicale. La matière fut réconciliée avec l’esprit en devenant son esclave docile, son expression extérieure et spontanée, son œuvre perpétuelle. Ici l’âme bâtit le corps ; c’est une force intelligente qui choisit ses matériaux dans le monde inorganique, les associe, leur imprime une forme spéciale, les revêt de propriétés nouvelles, compose des organes et les groupe de manière à concourir au développement de l’être vivant : la nutrition, la circulation du sang, la respiration, sont ses manifestations, aussi bien que la pensée. Aucun des actes observés dans le corps vivant ne s’accomplit par le corps seul, mais par l’âme, principe et cause de la vie. C’est elle, selon Stahl, qui conserve le corps, qui le développe, qui l’approprie à ses fins, car il est fait pour elle et par elle, bien loin qu’elle soit faite pour lui et par lui. Voilà, dira-t-on, une âme bien savante ! Si elle connaît ses organes, comment les laisse-t-elle dépérir dans la maladie sans leur donner ce qui pourrait leur rendre la santé ? Comment permet-elle à la mort de s’en emparer, puisqu’elle peut leur donner la vie ? Elle est donc liée par quelque fatalité dans ses rapports avec l’organisme, bien que celui-ci soit son œuvre immédiate ? Nous touchons ici à la partie la plus délicate du problème de l’âme.

Cette substance inconnue doit-elle être identifiée avec le moi, ou, autrement dit, toute opération de l’âme doit-elle être accompagnée du phénomène de la conscience et de la liberté ? Ou bien peut-on admettre que l’âme ne se révèle à elle-même et n’est libre que dans certains actes, et qu’elle peut, à côté et au dessous des opérations de la pensée, poursuivre un travail sourd et latent dans le domaine des objets qui touchent directement à la vie ? L’école cartésienne a confondu l’âme avec le moi, les animistes doivent reconnaître que le moi n’est qu’une des expressions de l’âme, et qu’elle subsiste encore là où il n’y a plus ni conscience ni liberté, dans le sommeil, dans l’extase, dans la folie, dans l’accomplissement instinctif et spontané de toutes les fonctions organiques. La physiologie et la psychologie se trouvent ainsi confondues. Au degré le plus bas des phénomènes animiques sont les fonctions de la vie nutritive, régulières dès le principe, déterminées par un instinct qui ne se trompe jamais, aussi parfaites dans l’embryon que dans l’adulte. Les fonctions de relation tiennent une place plus haute : par elles, l’être est mis en rapport avec le monde extérieur ; l’âme est obligée de faire l’éducation des sens et de diriger les mouvemens des organes locomoteurs : toute sa sollicitude est tenue en suspens durant la période où ces mouvemens et ces sensations demeurent encore désordonnés. À mesure que les actes de cette vie de relation s’accomplissent plus aisément, avec la sûreté de l’habitude, l’âme, moins préoccupée, en perd peu à peu la conscience ; elle entre plus librement dans le monde de la pensée, mais elle ne cesse pas d’agir instinctivement dans tous les phénomènes vitaux.

Un tel système est-il matérialiste ? est-il spiritualiste ? On ne peut, ce semble, répondre avec certitude à cette question. Identifier le principe vital avec le principe de l’âme, ce peut être logique ; mais sans aucun doute c’est rapprocher les phénomènes intellectuels des phénomènes vitaux, que nous sommes naturellement disposes à regarder comme des phénomènes de l’ordre purement matériel. Dans l’animisme de Stahl, les phénomènes organiques ne sont point, il est vrai, rapportés au corps, et en ce sens Stahl s’éloigne du matérialisme ; mais au lieu d’être rapportés à l’âme pensante et ayant conscience de ses opérations, ils le sont à l’âme non pensante, agissant sans volonté, sans idées, ou du moins sans la conscience de cette volonté et de ces idées. Ce contraste entre les opérations conscientes et inconscientes d’un agent unique a frappé beaucoup d’esprits, et la théorie qui porte le nom de vitalisme n’a d’autre objet que de l’effacer et d’attribuer à des agens séparés ces opérations différentes : sont-elles pourtant de nature à faire admettre une force double, pour expliquer d’une part ce qui se rattache à l’organisation proprement dite, de l’autre ce qui sort de l’âme pensante ? Cela peut sembler d’autant plus douteux que la conscience nous abandonne et nous fait défaut non-seulement dans l’accomplissement de certains actes organiques, mais encore au milieu même de la pensée. Celle-ci nous entraîne souvent, nous assujettit, nous enlève dans de nouveaux cercles, sans que nous opposions, comme individus consciens, aucune résistance. Quelque chose nous réveille tout d’un coup, comme au milieu d’un rêve, et ce n’est qu’alors, par une réaction subite, que nous faisons un retour sur le chemin que nous avons parcouru, et que notre pensée se manifeste à la conscience. Or, si l’âme cessait d’être l’âme dans les momens où elle cesse d’avoir conscience d’elle-même, à quel guide serions-nous donc livrés quand nous suivons le vol capricieux de certaines idées que notre mémoire associe confusément et sans règle apparente ? Qui n’a subi l’oppression d’une pensée qu’il n’avait point appelée, et qui se dressait sans cesse en face de la volonté rebelle ? Qui n’a éprouvé des pressentimens et ne s’est senti frappé par l’aiguillon d’une idée complétement imprévue ? Qui n’a, en descendant dans les cercles de son être intérieur, pénétré jusqu’à des pensées, des images, des combinaisons, des espérances qui, un moment après, révélées à la conscience, l’ont remplie de trouble et quelquefois de honte ? Il y a donc dans l’âme elle-même, dans ses opérations purement idéales, quelque chose d’inconscient, de fatal, une part soustraite à la liberté, à la raison. C’est donc à tort qu’on invoque le phénomène de la conscience pour dédoubler l’être intérieur en deux et distinguer l’âme du principe vital.

C’est pourtant ce qu’ont fait tous les vitalistes depuis Barthez jusqu’à nos jours : aussi leurs théories sont-elles moins intéressantes au point de vue des rapports de l’âme avec un principe vital hypothétique qu’au point de vue de la physiologie proprement dite. Médecins pour la plupart, les vitalistes ont cependant montré que l’explication des phénomènes de l’être vivant demeure incomplète quand on veut faire intervenir uniquement les forces inorganiques, la lumière, la chaleur, la gravitation, l’affinité chimique, l’électricité. C’est là, on peut l’affirmer, le côté capital des doctrines vitalistes. En dehors des forces mécaniques, physiques et chimiques, elles reconnaissent des forces spéciales aux êtres vivans qui servent aux premières de contre-poids et d’auxiliaires. Sur ce point, toutes les écoles vitalistes sont d’accord : elles ne diffèrent que lorsqu’il s’agit de définir les forces plastiques qui donnent la forme à l’être vivant. Barthez, le célèbre fondateur de l’école physiologique de Montpellier, ne reconnaissait qu’une force vitale, cause unique qui produit tous les phénomènes de la vie dans les corps humains ; mais la difficulté qu’éprouvèrent les vitalistes à définir sûrement le principe vital, à montrer comment il se distingue à la fois et du corps et de l’âme, fit qu’ils se sont bornés peu à peu à rechercher en face de chaque phénomène particulier la force particulière qui le produit. On fut conduit de la sorte à rejeter l’unité du principe vital, à localiser les forces vitales dans les organes divers, l’irritabilité dans le muscle, la sensibilité dans le nerf, etc. Une fois sur cette pente, on arrive aisément à regarder la matière comme susceptible de s’organiser elle-même, c’est-à-dire au matérialisme. C’est là en effet qu’est venu aboutir le vitalisme dans l’école de Paris, rivale de celle de Montpellier. L’organicisme est le nom barbare donné à la doctrine qui a longtemps régné dans l’Académie de Médecine de notre capitale. Suivant les adeptes de cette théorie, la force est une faculté propre, inhérente au corps organisé, une loi de la vie. Bien plus, c’est la vie elle-même, l’ensemble des phénomènes qui la composent : la force vitale n’est plus une cause, un agent propre à expliquer l’organisation, c’est un phénomène, un effet de cette organisation elle-même. M. Cayol, qui a longtemps défendu cette doctrine dans l’Union médicale, comparait la force vitale à l’attraction en disant qu’elle est la loi des corps organisés, comme l’attraction est la loi des corps inorganiques. La vie n’est ainsi qu’un effet, une manière d’être de l’organisme, comme l’attraction est la manière d’être des corps graves : la cause véritable, unique, est dans Dieu. On touche ainsi d’une part au matérialisme, de l’autre au mysticisme ; on accorde tout à la matière, mais on se couvre prudemment du nom de la Divinité.

Les discussions, d’abord resserrées dans le théâtre étroit où la vie semble confiner à l’âme et l’âme à la vie, sortent forcément de ces limites, et une logique invincible pousse certaines doctrines vers le matérialisme pur et simple, les autres vers l’idéalisme proprement dit. L’esprit de mesure particulier à notre pays retient d’ordinaire les esprits sur ces pentes fatales ; mais en Allemagne ils se laissent emporter sans résistance : les théories y revêtent des formes plus systématiques et plus originales. Il n’est plus question de vitalisme au-delà du Rhin, le matérialisme s’y affirme audacieusement ; des écrivains, des savans, animés d’un zèle ardent, d’un talent incontestable, déchirent tous les voiles de l’ancienne métaphysique, la frappent avec la fureur des iconoclastes qui brisaient les idoles. Enivrés par les découvertes de la science moderne, amis ardens du progrès politique et social, ils accusent la métaphysique d’avoir endormi trop longtemps leur patrie dans les sophismes et les chimères, de l’avoir rendue indifférente à la liberté en lui montrant toutes choses soumises à d’éternelles et nécessaires contradictions. Charles Vogt, Moleschott et leurs élèves mettent leur matérialisme au service du radicalisme politique. Le premier, arrivé jeune à la renommée en collaborant aux travaux d’Agassiz et auteur d’ouvrages scientifiques très estimés, prit place à l’extrême gauche du parlement de Francfort en 1848, et y prononça quelques discours pleins d’éloquence ; aujourd’hui proscrit, il a trouvé un asile à Genève, où il est devenu professeur de géologie et membre du conseil d’état. Suivant Vogt, le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile ; le corps n’est qu’une combinaison particulière de substances soumises à divers mouvemens, l’âme n’est que la résultante des forces complexes développées dans l’organisme animal. Ces doctrines sont exposées dans les Tableaux de la Vie animale du professeur de Genève et dans ses Lettres physiologiques. « Le développement des facultés intellectuelles, dit Vogt, marche de front avec le développement du cerveau, avec le perfectionnement de ses parties, avec la consolidation de sa substance, absolument de la même façon que dans d’autres organes le développement de la fonction marche de pair avec le développement de l’organe. Il faudrait par conséquent admettre pour ces fonctions la même théorie que pour celles du cerveau, et prétendre que les fonctions de la vue, de l’ouïe, de la circulation du sang et de la respiration ne sont pas non plus inhérentes aux organes, et qu’elles se maintiennent après l’anéantissement des organes, de telle sorte que la vision, l’ouïe, la circulation et la respiration subsisteraient encore après la mort, alors même que l’œil et l’oreille, le cœur et les poumons seraient depuis longtemps anéantis et décomposés. Qu’il soit absurde d’admettre une pareille chose, cela saute aux yeux. — Ainsi, dira-t-on, voilà la porte ouverte au simple matérialisme ! Quoi ! l’homme, tout comme l’animal, serait une machine, sa pensée le résultat d’une organisation déterminée, la libre volonté détruite par conséquent ! Chaque modification de la fonction supposerait dans l’organe un changement matériel qui le précéderait ou plutôt qui aurait lieu en même temps ! Je ne puis répondre qu’en disant : En vérité, c’est ainsi qu’il en est ; il en est vraiment ainsi. »

Aux premiers rangs de l’école positive en Allemagne, nous trouvons M. Moleschott, professeur de physiologie à Zurich. Dans ses lettres adressées au fameux chimiste Liebig et réunies sous ce titre : le Cercle de la Vie, la doctrine de l’âme, de l’immortalité, de la liberté humaine, l’hypothèse des causes finales sont attaquées avec une éloquente vigueur. Il n’y a pour M. Moleschott d’immortel que la matière, livrée à d’incessantes transformations. Les forces ne peuvent se concevoir en dehors de la substance matérielle, et l’âme ne peut se comprendre en dehors du corps. Une force sans agent matériel qui la supporte est une représentation absolument dénuée de réalité, une conception abstraite et privée de sens. « Pour défendre, dit-il, l’existence de la force vitale, on s’appuie sur ce que nous ne pouvons produire ni animal ni plante ; mais sommes-nous donc en état d’engendrer à notre gré tout minéral composé, alors même que nous en connaissons parfaitement la composition ? Et pourtant qui attribue à la montagne une force vitale ? » Toute la science de la vie n’est plus qu’une extension de la chimie et de la physique, la pensée se réduit à un mouvement de la matière cérébrale, comme le son résulte du mouvement de l’air, la lumière de celui de l’éther. Nous sommes plongés dans une mer de substances en mouvement, et nous ne sommes nous-mêmes qu’un flot parmi les flots de cet océan infini. Quant à notre volonté, elle est la conséquence nécessaire de tous les mouvemens qui nous sollicitent, et, comme la planète est fixée à son orbite, elle se lie invinciblement à une loi naturelle et générale. « Si un homme d’état, écrit l’impitoyable écrivain, ou plus vraisemblablement quelque savant de cabinet nous opposait que quiconque nie la liberté de la volonté ne peut conquérir la liberté, je répondrais que celui-là est libre qui a acquis la conscience où se trouve son être vis-à-vis de la nature, des rapports de son existence, de ses besoins, de ses désirs et de ses exigences, des limites et de la portée de son activité. »

Il y a bien d’autres noms à citer encore après ceux de Vogt et de Moleschott, pour montrer avec quelle énergie l’Allemagne réagit en ce moment contre les doctrines métaphysiques dont elle s’était enivrée pendant la première moitié de ce siècle. Le dogme fondamental de la nouvelle école, c’est qu’il n’y a point de force sans substance. Il n’y a de réel, d’éternel que la substance, que l’atome. Écoutez M. Dubois-Raymond, l’habile physiologiste de Berlin. « Matière et force se complètent l’une par l’autre et se supposent réciproquement ; isolées, elles n’ont aucune consistance, » écrit-il dans la préface de son grand ouvrage sur l’Électricité animale. M. Hermann Burmeister, professeur à Halle et zoologiste éminent, affirme comme Vogt, comme Moleschott, que l’âme n’est qu’une résultante de forces inhérentes à des substances réunies dans un organisme animal éphémère. M. Büchner, professeur à Tubingue, a, dans ses livres intitulés Force el Matière et Esprit et Nature, ramené le matérialisme moderne à l’antique théorie atomistique. « L’atome, ou la plus petite partie indivisible et fondamentale de la matière, est le dieu auquel toute existence, la plus infime comme la plus élevée, est redevable de l’existence. Existant de toute éternité, l’atome prend part, dans une évolution éternelle et sans trêve, aujourd’hui à cette formation, demain à cette autre, et il reste identique à lui-même au milieu de toutes ces transformations, toujours le même, immuable. Le même atome qui aida jadis à former la pierre, l’air, l’eau, forme aujourd’hui une partie de ton corps, et prendra peut-être part dans un moment au travail intellectuel le plus compliqué, pour quitter ensuite son théâtre d’activité, rentrer dans la circulation permanente de l’échange matériel et suivre les voies les plus diverses. Ne reconnais-tu pas ici quelque chose qui est partout condition et cause de toutes choses, sans quoi ni la forme, ni la pensée, ni le corps, ni l’esprit, ni en général aucune existence ne serait possible, et qui par conséquent, dans l’éternelle métamorphose de tous les phénomènes, est seule digne du nom de principe ? Cette chose unique est l’atome ou la substance ! »

Dans ce concert de voix qui célèbrent en Allemagne la substance matérielle se rencontrent toutefois des discordances : l’idéalisme conserve encore des adeptes et d’éloquens défenseurs. Je n’en voudrais d’autre preuve que la popularité posthume qui s’attache au nom et aux œuvres de Schopenhauer. Ce philosophe éminent, qui toute sa vie ne put briser le cercle d’indifférence et d’oubli où s’aigrissait son génie, trouve aujourd’hui des admirateurs passionnés. Il séduit par la profondeur et l’originalité des vues, par la vigueur de son style et jusque par cette tristesse amère et hautaine qui de l’idéalisme l’a poussé jusqu’au quiétisme ou plutôt jusqu’au nirvâna bouddhique. Schopenhauer débute par le scepticisme absolu de Kant et frappe de suspicion la réalité du monde extérieur et des apparences éphémère. Comment sort-il du doute ? Ce n’est pas à la façon de Descartes, en disant : « Je pense, donc je suis. » C’est en faisant appel à la volonté. Sa formule est : « Je suis, parce que je veux être. » La volonté est la force maîtresse du monde, consciente dans l’homme, inconsciente dans la nature ; c’est l’activité qui crée tous les phénomènes, aussi bien intellectuels que matériels. « Le corps, écrit Schopenhauer dans son principal ouvrage, intitulé le Monde en tant que volonté et représentation n’est pas autre chose que la volonté se traduisant visiblement, la volonté objectivée. » C’est par elle que s’explique notre foi à l’immortalité. Si nous ne voulions pas vivre demain, nous ne pourrions vivre aujourd’hui ; mais vouloir vivre demain, n’est-ce pas vouloir vivre toujours ?

Comme la volonté est la chose en soi, la substance interne, l’essence du monde, comme d’autre part la vie, le monde visible, le phénomène n’est que le miroir de la volonté, le philosophe allemand en conclut que la vie accompagnera la volonté aussi invinciblement, aussi inséparablement que l’ombre suit le corps. Pour vivre toujours, il n’est besoin que de le vouloir. Il ne prononce pas avec hésitation le fameux to be or not to be, il croit fermement qu’il ne dépend que de lui de prolonger le mariage de la volonté à une forme qui en soit l’instrument. Mais quoi ! si ce mariage n’était pas heureux, si cette immortalité n’était qu’une chaîne, si rien ne pouvait la briser, pas même le suicide, parce que celui-ci ne frappe que le corps, que nous resterait-il à faire, sinon à tuer en nous-mêmes la volonté de vivre ? Vous tous qui êtes fatigués de l’ironie du destin, des labeurs mesquins de la vie quotidienne, blessés dans vos espérances, vos désirs, cherchez l’oubli de vous-même, sacrifiez votre individualité, plongez-vous dans le fleuve Léthé du renoncement. « Ainsi, dit Schopenhauer, dans la contemplation de la vie et de la pratique des saints, nous reconnaissons la sombre impression de ce néant qui flotte, comme dernier but, derrière toute vertu et toute sainteté, et que nous craignons de dissiper, de même que les enfans ont peur des ténèbres. Je le confesse volontiers, ce qui reste après la destruction complète de la volonté semble, à tous ceux qui sont encore pleins de la volonté de vivre, un pur néant ; mais à l’inverse aussi, pour ceux chez lesquels la volonté s’est détournée d’elle-même et s’est niée, tout ce monde si réel, ce monde avec tous ses soleils et ses voies lactées, n’est plus à son tour que néant. » Ainsi cette philosophie, qui assoit sa base sur la volonté, a pour couronnement la destruction même de la volonté. L’œuvre de Schopenhauer, si riche en détails, en aperçus profonds, ressemble à un palais bâti sur le bord de la mer ; on admire les somptueuses façades, les longs portiques, on se promène dans les allées bien dessinées, parmi les massifs de verdure ; mais bientôt on arrive sur la plage où l’océan ouvre ses abîmes et murmure ce chant monotone qui invite la pensée à l’éternel repos.

Nous avons opposé Schopenhauer aux matérialistes allemands contemporains ; mais l’école animiste compte d’autres représentans au-delà du Rhin. M. Hermann Fichte, le fils du célèbre philosophe, a cherché à rajeunir l’animisme dans son Anthropologie ; il reconnaît à l’âme une existence réelle et individuelle. Dans son système, chaque âme particulière organise elle-même le corps qui lui est approprié ; ce dernier n’est pas, comme dans la doctrine de Schopenhauer, une volonté objectivée, c’est une âme manifestée dans le temps et dans l’espace. L’âme serait donc étendue ? Oui et non, car si elle n’est pas limitée géométriquement par le corps, elle a cependant une demeure propre, ce que M. Fichte nomme un corps intérieur (innerer Leib), doué de la vertu organisatrice et passant par des évolutions successives depuis la naissance jusqu’à la mort. C’est là l’idée neuve, mais étrange et difficile à saisir, de l’Anthropologie. Le corps intérieur, ce lien mystique entre le corps et l’âme, n’est-ce pas sous un autre nom l’archée de van Helmont ?

Parmi les physiologistes allemands qui se rattachent aux doctrines spiritualistes, il faut encore citer Carus, le célèbre correspondant de l’Institut de France, qui fut honoré de l’amitié de Goethe. Il faut remonter jusqu’à Platon pour trouver quelque chose d’analogue à la doctrine du savant professeur, exposée systématiquement dans un livre récent, Nature et Idée. Comme le titre l’indique, les corps ne sont pour Carus que des idées objectives ; l’âme est l’indestructible idée du corps, inconsciente en ce qui ne regarde que les transformations organiques proprement dites, consciente dans le domaine de la pensée, mais toujours principe et cause de tous les phénomènes de l’être vivant, depuis la pensée jusqu’à l’acte de la nutrition. L’âme n’est pas localisée, elle n’est point comparable à l’araignée au centre de sa toile : elle a son siége dans toutes les cellules vivantes, dans chaque monade organisée, dont chacune est en quelque sorte un résumé de l’univers.


II.

Quelle impression laisse à notre esprit l’examen de tant de systèmes ? à quel point fixe peut-on s’arrêter ? Un fait semble hors de conteste : c’est la nécessité de faire intervenir, pour l’explication de la vie et de la pensée, autre chose que les propriétés connues de ce qu’on appelle vulgairement la matière. Dans les corps inorganiques, les combinaisons dépendent de forces inhérentes aux substances mêmes qui se combinent ; mais dans un composé vivant, la puissance qui forme et entretient les organismes ne réside pas uniquement dans les propriétés des élémens : il y a autre chose qui fait équilibre à l’affinité chimique et aux forces physiques. Quel sera cet agent nouveau ? sera-t-il simple ou complexe ? Le vitalisme est impuissant à définir ce principe, qu’il interpose entre le corps et l’âme. Les animistes laissent incertaine toute limite entre les phénomènes intellectuels et les phénomènes organiques, et n’en montrent pas encore assez nettement tous les liens. Dans l’examen du problème de l’âme, on se place à un point de vue trop étroit, trop anthropologique. Que l’on se demande d’abord quelle est la différence capitale, essentielle, fondamentale entre le règne inorganique et le règne organisé, et la réponse à cette question fournira une méthode sûre pour explorer les phénomènes généraux du monde organisé, dont l’homme fait partie, où il occupe la place la plus élevée, mais où il y a pourtant quelque chose à côté de lui.

Si l’on médite sur les caractères particuliers de la matière inerte et de celle qui est organisée, on saisira aisément un trait de dissemblance frappant par son universalité : la substance inorganique est indépendante du temps, la substance organique en est dépendante ; elle en est, comme diraient les géomètres, une fonction, c’est-à-dire que le mouvement du temps y développe des variations continuelles. Le minéral ne change jamais, il est aujourd’hui ce qu’il était hier, ce qu’il était il y a des siècles. Sans doute des agens extérieurs chimiques et physiques peuvent l’altérer, le décomposer ; mais il ne porte point en lui-même une cause d’altération, et en ce sens il n’est point une fonction du temps. Cette inertie, ce défaut de variation ôte aux objets pris dans le règne inorganique tout caractère d’individualité. Un cristal n’est point un individu : il jouit bien de formes spéciales, mais les limites n’ont ici rien de fixe et de déterminé. Ce cristal peut être considéré comme l’agrégat d’une infinité de petits cristaux semblables, je puis le décomposer à l’infini, et dans chaque partie retrouver toutes les propriétés fondamentales du tout.

L’être organisé au contraire, par cela même qu’il se modifie dans le temps, jouit d’une certaine individualité qui s’attache à l’ensemble des organismes auxquels le temps imprime des changemens ; chacune de ses molécules est indestructible isolément, mais leur ensemble changeant constitue un petit monde qui est l’individu. On ne peut comprendre une variation sans une force qui la produise : toutes les variations de l’être organisé doivent donc être rapportées à des forces corrélatives ; mais ces variations sont de plus d’une espèce. Prenez l’homme : s’il change d’heure en heure et d’instant en instant, c’est d’abord parce qu’il est organisé ; mais il a ce caractère en commun avec tous les autres animaux et tous les végétaux. Il y a une certaine vie végétative répandue dans tout le monde, dont il prend sa part, et qui représente un certain ordre de variations dans le corps humain.

À côté de ces variations, on en observe d’autres. L’homme n’est pas attaché au sol comme la plante : il a une vie de relation et des organes qui en sont les instrumens. Les actes de sa vie animale ne sont pas arbitraires, ils sont déterminés par l’espèce à laquelle il appartient. Quelle est la force qui le tient soumis aux exigences de l’espèce et l’obligera à en perpétuer le type ? C’est l’instinct. Enfin le cercle de l’activité personnelle et libre est rempli par une force qui constitue l’individualité, et qui est l’âme par excellence. L’âme de la plante ne renferme que les forces destinées au développement de la vie végétative, l’âme de la bête contient, avec celle de la plante, des forces d’une espèce nouvelle ; l’âme de l’homme renferme à la fois l’âme de la plante, l’âme de la bête, et une âme douée des plus hautes facultés intellectuelles. Je ne veux pas attacher plus d’importance qu’il ne faut à ces mots : âme de la plante, âme de la bête, » si peu susceptibles d’une définition rigoureuse. Ce qu’il importe seulement de bien comprendre, c’est qu’il y a dans les forces auxquelles est soumis notre être une hiérarchie ordonnée. Stahl et les animistes vont trop loin quand ils placent les manifestations de l’âme, qui sont accompagnées de conscience, sur le même rang que la force organisatrice qui se manifeste d’après une nécessité aveugle. Les premières nous caractérisent comme individus et nous distinguent de tout le reste de la création, la seconde ne nous appartient pas en propre, et n’agit en nous que comme elle agit autour de nous. « La conscience, dit Müller, manque aux végétaux avec le système nerveux, et cependant il y a chez eux une force d’organisation agissant d’après le prototype de chaque plante. » La conscience, qui ne donne lieu à aucun produit organique et ne forme que des idées, est un résultat tardif du développement lui-même, et elle est liée à un organe dont son intégrité dépend, tandis que le premier mobile de toute organisation harmonique continue d’agir jusque sur le monstre privé d’encéphale. L’âme, en tant qu’elle n’est que la force d’organisation, se manifestant d’après des lois rationnelles, doit donc être soigneusement distinguée de l’âme qui crée les idées avec intention et conscience. Cette simple distinction n’est même pas suffisante : la psychologie ne fera vraiment de progrès qu’autant qu’elle s’efforcera de faire une analyse complète de l’âme, comme les chimistes ont fait l’analyse de la matière. Il reste à démêler dans l’homme la part de l’âme libre et consciente et la part de l’espèce, car nous ne sommes pas seulement des agens individuels, nous faisons partie d’une vaste collection d’êtres formés sur un même type, notre histoire se mêle à leur histoire, nous héritons du passé de l’humanité, et nous transmettons notre legs à l’avenir. Outre l’individu, outre l’homme, il y a en nous la bête, le végétal, et, au-dessous de tout cela encore, l’être déjà soustrait à l’inertie physique, mais encore sans forme et indéterminé.

Une pareille analyse a de quoi tenter les philosophes autant que les physiologistes : les forces qui tiennent notre être en suspens sont sans cesse en lutte ; c’est à ce point de vue qu’il faut étudier les étranges phénomènes du sommeil, de la folie, de la monomanie, de la mort elle-même. Dans chacune de ces phases, l’équilibre est différent. Dans l’état de sommeil, nous ne vivons plus en quelque sorte que de la vie végétative, et peut-être encore de la vie de l’espèce, car certains instincts de l’espèce ne sont pas endormis. Le rêve, qu’on a quelquefois regardé à tort comme l’essor le plus libre de l’âme, le rêve fuit l’abstraction et l’idéal, et s’attache principalement aux images et aux objets concrets : l’âme pensante y laisse la place à l’âme sentante. La monomanie et la folie sont en un sens le contraire du sommeil : la vie de l’espèce s’y trouve sacrifiée, tous ses besoins y sont oubliés, la sympathie qui dans l’ordre naturel s’attache aux autres membres de l’espèce est étouffée ou du moins amortie ; l’individualité triomphe et cherche par tous les moyens à satisfaire son idée fixe, ou furieuse ou patiente. L’âme, en cet état de défiance, entêtée, solitaire, devient parfois si indépendante de la force organisatrice qu’elle fait volontiers le sacrifice de tous les instincts et arrive à surmonter jusqu’à l’horreur naturelle de la mort. La plupart des médecins n’en doutent plus : le suicide est presque toujours l’effet d’une monomanie. Oublieux de tout, obsédé par une idée unique qui devient tout son monde, qui borne inflexiblement tous les horizons de sa pensée, qu’il aperçoit partout comme une hydre aux têtes renaissantes, le malheureux atteint de cette sombre folie se fuit en vain lui-même et demande enfin à la mort un repos qu’il ne peut trouver nulle part. Une blessure trop vive faite aux instincts de l’espèce, surtout aux instincts affectifs, détruit aussi tout l’équilibre de l’être humain, enlève à l’individualité toute énergie, la prive même de la triste puissance de manifester, de formuler la douleur, et plonge l’homme dans cet état qu’on nomme mélancolie, tombeau où il s’enterre encore vivant. Dans la maladie qu’on nomme la manie ratiocinante, certains instincts de l’espèce sont dans un état complet d’aberration, tandis que l’individu conserve encore toute la faculté du jugement et du raisonnement. Si les médecins étaient des philosophes, ou si les philosophes étaient des médecins, que d’observations précieuses ne posséderions-nous pas sur tous ces étranges phénomènes ! L’analyse la plus détaillée que j’en connaisse est renfermée dans les Maladies de l’âme humaine, ouvrage du phisiologiste allemand Schubert, qui fut autrefois un des professeurs de Mme la duchesse d’Orléans, et resta ensuite en correspondance avec cette éminente princesse. Il avait compris que la maladie, en interrompant l’équilibre des forces qui travaillent harmonieusement pendant la santé, nous éclaire infiniment sur les rapports de l’âme et du corps : c’est ainsi qu’une montre brisée laisse mieux voir le mécanisme qui la mettait en mouvement.

Au lieu de se placer de plain-pied dans l’âme comme dans un centre, on peut s’en approcher par degrés et en parcourir tous les cercles ; au lieu de poser l’homme comme le sujet immédiat de la philosophie, partons du monde extérieur, inerte, livré aux forces physiques et chimiques : qu’en voyons-nous sortir ? Un autre monde où les formes s’individualisent, et dont la mobilité continuelle atteste la présence de nouveaux agens : minéraux, plantes, animaux, s’en détachent et nous apparaissent comme les degrés d’évolution de plus en plus élevés de la nature. Et l’homme ? Il se montre au sommet de cette vaste série, espèce parmi les espèces, individu dans son espèce. Mais entre l’espèce et l’individu n’y aurait-il pas encore quelque chose ? Entre le type humain tel qu’il peut se définir anatomiquement et ce même type tel qu’il se manifeste dans chacun de nous en tant qu’agent libre et isolé, ne reste-t-il pas une lacune ? Oui sans doute, et cette lacune est comblée par l’histoire même du genre humain, car nous appartenons à des races, à des variétés humaines, et nous recevons tous l’héritage d’un long passé ; nous avons, s’il est permis d’employer cette expression, une âme historique, nous sommes l’un des anneaux d’une longue chaîne. L’âme individuelle jette une note plus ou moins sonore ; mais cette note entre dans l’harmonie d’un concert et se mêle à un chant qui sans cesse grandit et se développe.

Les Allemands, également épris de la métaphysique et des sciences d’érudition, ont toujours su faire à celles-ci leur part dans leurs grandes constructions philosophiques ; ils ont cherché, pour employer leurs expressions favorites, l’être dans le devenir, le devenir dans l’être. Il n’est pas un seul des grands penseurs allemands de notre époque qui ne soit préoccupé de saisir le développement d’une idée rationnelle dans le mouvement de l’histoire et dans la succession des diverses civilisations qui ont pris successivement sur notre terre le sceptre de la pensée humaine. Hegel sans aucun doute a débuté par la logique, c’est-à-dire par la métaphysique ; mais il s’est immédiatement occupé de chercher l’application des lois de sa logique et dans le monde de la matière et dans celui de l’esprit, c’est-à-dire dans la nature et dans l’histoire. L’avidité avec laquelle le public a dans notre pays accueilli les travaux de cette critique où l’histoire contrôle la philosophie montre que l’esprit français n’est pas aussi rebelle qu’on pourrait le croire à des considérations qu’on s’imagine parfois condamner sans appel, lorsqu’on les relègue parmi les rêveries germaniques. Quelle différence dans les temps ! Au siècle dernier, on applaudissait aux spirituelles plaisanteries de Voltaire sur la Bible ; aujourd’hui l’on étudie les œuvres les plus austères de l’exégèse. Le monde homérique est mieux connu de nous qu’il ne l’était des Romains, tant l’érudition a pénétré profondément dans l’étude des monumens de la civilisation grecque. En nous retournant vers le passé, nous voyons s’ouvrir de toutes parts des avenues que l’ignorance et le fanatisme religieux avaient longtemps fermées, mais au bout desquelles brillent les trésors intellectuels les plus précieux.

Si grandes que soient encore les découvertes qu’il reste à faire, il est un principe dont on peut dès à présent s’emparer : l’humanité n’a pas toujours été exactement semblable à elle-même ; les idées qui constituent notre patrimoine le plus précieux ont eu leur histoire ; les civilisations, qui ne sont autre chose que l’ensemble des idées dominantes à une certaine époque et dans un certain pays, n’ont pas été les copies serviles les unes des autres ; la flamme de l’esprit s’est déplacée, mais en même temps elle a grandi. Cette âme historique, dont les premiers mouvemens, les manifestations les plus spontanées, demeurent encore perdus dans les ténèbres du passé, s’est développée d’âge en âge, de nation à nation ; elle ne s’est jamais fixée définitivement sur une esthétique, une philosophie, une religion particulière. Heureux ceux qui peuvent assister à une de ces floraisons de l’esprit humain durant lesquelles l’art, la foi, la science, tout se renouvelle ; les âmes, poussées par un vent favorable, suivent alors des rives nouvelles, et le monde semble se colorer d’une lumière plus vive. Ces beaux transports ne peuvent toujours durer, mais ils ne sont point perdus. Rien ne s’égare, rien n’est inutile. L’impulsion ici donnée se propage ailleurs, s’étend, jamais ne s’arrête. Il n’est point d’astronome qui ne porte en lui Newton. La civilisation grecque n’a pas péri, elle remplit encore tout le monde civilisé. Qui n’est païen devant la Vénus de Milo ou les médailles de la Grande-Grèce ? Homère revit dans chacun de ses lecteurs. Platon n’est pas mort, il ne mourra jamais. Elle retentit encore et retentira à travers tous les siècles, cette parole grave et douce qui, dans le sermon sur la montagne, donnait des consolations aux faibles, aux simples, aux opprimés. Qui n’en est ému, comme s’il l’entendait sortir des lèvres saintes d’où elle tombait ?

On peut craindre que la critique et l’érudition ne fassent dans l’homme une part trop grande à l’âme ethnologique ou historique, et ne rétrécisse trop le domaine de l’individualité. Il y a là sans aucun doute une mesure difficile à trouver ; mais ce danger ne saurait nous aveugler sur l’existence dans l’âme d’un élément qui représente l’action générale de l’humanité sur chaque individu, suivant les temps, les lieux et les circonstances. Ne nions pas la liberté de l’homme, mais comprenons que la liberté elle-même ne se conçoit pas sans des luttes et des résistances, et nul effort n’est plus méritoire que celui qui s’exerce au nom d’une volonté personnelle contre la tyrannie que veulent nous imposer l’opinion, la tradition, la coutume, le bon sens, qui n’est autre chose que la raison de l’âme historique. Qui ne sait que ce sont là les forces les plus difficiles à vaincre, parce qu’elles trouvent des auxiliaires puissans en nous-mêmes ? Nous voulons respirer l’air de la liberté, mais nos poumons sont accoutumés à l’atmosphère du siècle, de la nation, de la famille, d’une coterie. Le héros digne de ce nom est celui qui étouffe en lui-même, pour n’écouter que la voix de la vérité, toutes ces voix caressantes ou irritées qui lui disent de mentir, de ne pas se mettre en dehors des courans qui entraînent la multitude et conduisent aux succès faciles. Est-ce donc diminuer la part de la grandeur morale que d’avouer combien sont lourds et résistans les obstacles dont elle doit triompher ? L’homme sans doute est libre ; mais y a-t-il donc tant d’hommes libres ? Les foules font-elles autre chose que d’obéir à cette âme collective qui parle en chacun de nous ? Beaucoup même n’ont pas besoin d’écouter cette voix, et, ne réclamant aucune part dans la vie historique de l’humanité, se laissent vivre d’une vie purement animale. Les défenseurs les plus décidés de la liberté humaine ne doivent pas méconnaître cette force qui nous rive à nos contemporains et à nos aïeux par le sang, les liens physiques, les influences morales, religieuses et sociales. Nationalité, patriotisme, que sont-ils autre chose que les formes les plus nobles de cette puissance qui nous saisit dès le berceau et étouffe si souvent en nous la voix de la vérité et de la raison ?

L’âme historique est, on peut le dire, l’âme humaine par excellence ; les animaux n’ont pas d’histoire, et l’âme des bêtes est une âme purement spécifique. Les instincts s’y perpétuent sans s’altérer ; les individus ne semblent nés que pour conserver un type et pour occuper une place dans un tableau. Quelques espèces, il est vrai, ont disparu après avoir longtemps vécu ; mais ont-elles pour cela une histoire ? On ne peut en dire rien d’autre, sinon qu’elles ont été et qu’elles ne sont plus. N’est-ce pas faire injure à notre dignité que de comparer le renouvellement monotone des phénomènes du règne animal au drame de l’histoire, où les races, les nations, les époques expriment des idées, des passions, des aspirations toujours nouvelles ? L’âme qui parle dans l’histoire est pour ainsi dire la mer qui porte l’âme personnelle, individuelle et libre, mer qui a ses tempêtes et ses calmes, ses courans et ses écueils. Notre liberté consiste à y chercher notre chemin en prenant pour phare et pour pôle les lumières idéales de l’esprit. Que le flot nous repousse ou qu’il nous favorise, que nous avancions ou que nous reculions, notre œil doit rester fixé sur le but ; notre gloire n’est pas dans le succès, mais dans l’effort.

Le problème de l’âme a de tout temps été l’objet principal de la métaphysique ; mais, on le voit, il se pose aussi en face de la science, quand, s’élevant par degrés au-dessus des lois qui régissent l’ensemble du monde, elle aborde l’étude des êtres organisés, et enfin celle de l’homme et de la grande famille humaine. Une transition simple et naturelle fait passer l’esprit du monde inorganique au monde organisé, de la pierre au végétal, du végétal à l’animal, de l’animal à notre propre espèce. Toutefois la métaphysique et la science emploient des méthodes différentes : la première envisage l’âme comme un tout indivisible, comme une entité idéale qui se suffit à elle-même, et se passe du monde extérieur ; la science au contraire cherche à en faire l’analyse, l’envisage sous des faces diverses, l’étudie par le dehors et dans ses rapports avec l’ensemble de la création. Il n’est pour ainsi dire aucune branche des connaissances humaines qui ne fournisse quelque élément à cette curieuse analyse : n’est-il pas temps que la métaphysique puise enfin dans les trésors accumulés par la physique, la chimie, la physiologie, la zoologie, l’ethnologie, l’histoire ? Une science supérieure, générale, qui comprendrait à la fois les sciences naturelles et les sciences historiques, pourrait devenir la base solide d’une philosophie dont les doctrines, établies a posteriori et non préconçues comme celles de la vieille métaphysique, seraient le résumé de tous les événemens, de tous les rapports, de toutes les lois dont ce monde est l’expression à la fois permanente et éphémère, toujours ancienne et toujours nouvelle.

Sans doute une pareille science restera toujours inachevée ; mais quelle doctrine pourrait tenir l’esprit humain au repos ? Accuser l’érudition et la science de ne fournir que des solutions incomplètes, c’est un reproche qu’on peut aisément retourner contre la philosophie spéculative : combien n’a-t-elle pas déjà élevé d’édifices qu’elle déclarait immortels et dont nous n’apercevons plus que les ruines ! Au lieu de flotter sans cesse entre les systèmes les plus opposés, depuis le matérialisme le plus brutal jusqu’à l’idéalisme le plus insaisissable, qu’elle s’allie de bonne foi à la science et assoie enfin les croyances humaines, non sur une certitude absolue (elle n’est pas à notre portée), mais sur une certitude relative, appuyée sur un ensemble de lois de plus en plus compréhensives. Des tentatives récentes, comme celles de M. Tissot, un philosophe qui cherche des secours dans la science, de M. Carus, un physiologiste qui essaie de fonder une métaphysique, montrent que des esprits distingués sont tout prêts à signer cette alliance. Des deux parts, on y trouvera des avantages : la science ne perd rien de sa rigueur quand elle assigne à ses recherches un but élevé et général ; la philosophie éclaire le problème de l’âme, quand elle demande à la physiologie pourquoi les phénomènes de la vie ne peuvent s’expliquer par le simple jeu des forces physiques et chimiques, à la zoologie quelle est la nature de l’instinct, à la médecine quel rôle appartient au corps dans les maladies de l’âme, à l’âme dans celles du corps ; quand elle interroge l’ethnologie afin d’apprendre en quoi les races diffèrent les unes des autres, l’histoire et l’érudition pour savoir de quelle façon les idées ont pris naissance et se sont développées dans le monde et la succession des temps.

La véritable analyse de l’âme n’est-elle pas toute dans une semblable étude ? N’y a-t-il pas un principe immatériel en action dans le cosmos, dans la plante, dans la bête, dans l’homme ? Comme des cercles de plus en plus étroits convergent vers un centre commun, ainsi toutes les forces que nous voyons en jeu dans le monde, sur la terre, dans les groupes des êtres organisés, se concentrent dans l’âme humaine comme dans un foyer. Il y a en nous plusieurs idées qui nous déterminent, l’une comme être organisé, l’autre comme animal, une autre comme homme ; ces idées ont une résultante unique, qui n’est autre que l’âme. C’est ce qu’ont bien compris les animistes ; seulement l’âme, telle qu’ils la définissent, possède toutes ces idées en propre, elle les crée, elle tire tout de son propre fonds. L’âme de Stahl bâtit jusqu’à ses organes, donne au corps la forme qui fixe le genre et l’espèce. Résoudre la question de l’âme dans ces termes, c’est trop sacrifier le général à l’individuel et méconnaître l’essence du principe idéal répandu dans le monde. Tout ce qui dans l’univers infini est une fonction du temps, tout ce qui a une histoire ne peut être que le développement extérieur d’une loi, d’une idée divine : exclu de l’infini dans le temps, ce qui revêt une forme ou une vie passagère y rentre par la pensée. L’espèce animale est éphémère, elle a un début et une fin ; elle pense ses propres lois dans ce que nous appelons l’instinct. Cette conscience collective se retrouve dans l’homme en tant qu’il appartient à une espèce animale particulière ; mais ne sent-on pas aisément que cette force spécifique, répartie entre des millions d’individus, n’appartient pas en propre à l’âme, comme le prétendent les stahliens ? C’est quelque chose qui s’impose à nous et nous vient du dehors. Comment appeler cet autre sentiment qui nous anime en notre simple qualité d’êtres vivans, appartenant à la création organique de notre planète, création qui a eu son commencement et qui aura sa fin ? Il ne faut rien dédaigner dans notre être intérieur : si ces manifestations sourdes et obscures de la vie n’éveillent pas en nous le phénomène de la conscience, elles n’en sont pas moins nécessaires ; elles sont la base, le fondement sur lesquels l’esprit personnel et libre élève son édifice hardi.

Il n’y a pourtant pas de doute que l’attention du penseur se portera toujours avec prédilection sur cette partie de nous-mêmes qui nous rattache directement à la vie de l’humanité et sur celle qui limite la libre personnalité, sur l’âme historique et sur ce que j’appellerai l’âme individuelle. Comment s’en étonner ? C’est dans ce domaine que s’agitent nos intérêts les plus chers et les plus pressans ; la curiosité y devient de l’émotion, le doute de l’inquiétude. Nous cherchons le redoutable secret de notre sort en remontant le flot de l’histoire et en descendant dans les abîmes de notre propre pensée. Nous sentons que toute notre grandeur est dans la raison et dans la liberté. Les triomphes du génie, le noble spectacle du droit en lutte contre la force, les élans et les transports de l’âme religieuse, le drame humain en un mot, voilà ce qui enchaînera toujours le plus fortement notre esprit ; mais dans son silence et sa majesté le monde a aussi quelque chose à nous apprendre. Sous les innombrables spectacles qu’il nous montre, nous trouvons aussi une pensée. Pour nous bien comprendre nous-mêmes, il faut que nous comprenions également ce qui est hors de nous. Quand nous avons reconnu ou du moins deviné les lois, les idées divines auxquelles les corps servent d’expression, nous pouvons porter un regard plus ferme sur notre destinée et notre avenir. Nous devons reconnaître l’immortalité de notre substance matérielle, parce qu’aucune des molécules qui la composent ne peut périr ; mais nous savons que ces élémens, aujourd’hui réunis dans le microcosme humain, doivent se dissocier et retomber dans l’inertie inorganique. Immortels dans notre chair, nous le sommes également dans notre âme, parce que chacune des idées qu’elle résume émane de la pensée divine. La création organique peut disparaître sur notre planète glacée par le refroidissement, l’espèce peut être anéantie et succomber dans sa lutte contre d’autres espèces, des peuples ont péri sans laisser d’histoire, les individus succombent par milliers chaque jour ; mais une pensée se développe à travers ces événemens : Dieu vit dans le temps, dans la création, dans l’histoire, dans l’homme. Ce qui en nous est divin ne peut périr ; notre individualité seule, c’est-à-dire notre forme passagère, doit s’évanouir. Le vase se brisera, mais le parfum qu’il recèle conservera toute sa force. Nous rêvons, nous désirons ardemment l’immortalité sous notre figure actuelle, parce que notre imagination, enchaînée par les sens, est impuissante à la concevoir autrement. Cette soif de l’infini est le plus beau privilége de notre nature. Sans doute il est inutile de chercher à pénétrer les mystères de l’avenir ; nous ne saurons jamais rien sur ce monde d’où, comme dit le poète anglais, nul voyageur n’est jamais revenu, Étudions-nous toutefois dans le présent, analysons notre âme, comprenons nos devoirs envers la création animée, envers notre espèce, notre temps, notre pays et envers nous-mêmes. Notre tâche achevée, nous n’aurons plus, suivant une expression restée grande dans sa banalité apparente, qu’à remettre notre âme à Dieu.


Auguste Laugel.