Traduction par Paul Largillière.
Librairie H. Oudin, éditeur (p. 1-2).


LE PRINCE


ET LE PAUVRE



CHAPITRE I.

NAISSANCE DU PRINCE ET DU PAUVRE.


Dans l’antique Cité de Londres, par un beau jour d’automne du second quart du seizième siècle, naquit à une famille pauvre du nom de Canty un garçon dont elle n’avait que faire. Le même jour un autre enfant anglais naissait à une famille riche du nom de Tudor, qui aurait pu difficilement se passer de lui. Toute l’Angleterre, d’ailleurs, le réclamait avec impatience. L’Angleterre l’avait si longtemps attendu, elle l’avait tant souhaité, elle avait tant prié Dieu de le lui accorder que, maintenant qu’il était là, le peuple était presque fou de contentement. Des gens qui se connaissaient à peine se sautaient au cou et s’embrassaient en pleurant. Tout le monde chômait. Grands et petits, riches et pauvres festoyaient, dansaient, chantaient, s’attendrissaient. Cela dura plusieurs jours et plusieurs nuits. Le jour, Londres était splendide à voir : ce n’étaient que gais drapeaux flottant à tous les balcons et sur tous les toits, superbes cortèges marchant processionnellement. La nuit, le spectacle n’était pas moins magnifique : partout, au coin des rues, flambaient de grands feux de joie, et la foule, qui se pressait autour, éclatait en bruyants transports d’allégresse. Dans toute l’Angleterre, il n’y avait qu’une voix pour conter merveille du nouveau-né, de cet Édouard Tudor, qui se nommait aussi le prince de Galles. Quant à lui, emmaillotté dans ses langes de satin et de soie, inconscient de tout ce tapage, il regardait avec de grands yeux, sans y rien comprendre, les beaux seigneurs et les belles dames qui le soignaient, le veillaient ou ne le veillaient pas — ce qui, au reste, lui était égal. Mais personne ne parlait de l’autre bébé, de ce Tom Canty, empaqueté dans ses pauvres guenilles, et si malencontreusement tombé comme une tuile parmi les misérables qui déjà ne s’accommodaient guère à leur sort.