Le Prince de Bülow et la politique allemande

Le Prince de Bülow et la politique allemande
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 120-150).
LE PRINCE DE BÜLOW
ET
LA POLITIQUE ALLEMANDE

On se souvient que, dans les premiers mois de 1914, le prince de Bülow publia un ouvrage considérable, intitulé : la Politique allemande, où l’ancien chancelier avait réuni les diverses considérations émises par lui au Reichstag et en d’autres assemblées sur la renaissance de l’Allemagne, ses ambitions mondiales, sa puissance de plus en plus imposante, ainsi que sur ses tendances soi-disant pacifiques au point de vue de la politique extérieure. Il préconisait, comme l’Empereur, la nécessité d’une flotte de guerre pour appuyer l’essor du commerce allemand et assurer la représentation efficace des intérêts maritimes de l’Empire, sans dire alors, comme il vient de le faire, « que l’Allemagne n’avait pas à subir la loi de l’Angleterre, ni à accepter d’elle une amitié qu’elle eût payée de son indépendance. » M. de Bülow avait ajouté à ce recueil de vues personnelles des observations fort intéressantes sur la Double Alliance et la Triple Alliance, les rapports de l’Allemagne avec la France, la Russie, l’Angleterre, la Turquie, l’Italie, le Japon, les Etats-Unis. Dans un coup d’œil d’ensemble, il avait rapidement examiné diverses questions importantes, telles que, pour le passé, l’affaire de Fachoda et la guerre des Boers et, pour le présent, la possibilité d’une alliance anglo-allemande, l’affaire Marocaine, l’irréconciliabilité de la France au sujet de l’Alsace-Lorraine, puis les premiers succès de la politique mondiale de l’Allemagne qui lui avait fait étendre et développer d’anciennes colonies dans l’Afrique du Sud-Ouest, en Chine à Kiao-Tchéou, aux îles Carolines et sur les rives de l’Euphrate et du Tigre, de telle sorte que le bras allemand allait atteindre les régions les plus lointaines et que nulle part un intérêt allemand ne pouvait être lésé impunément.

Portant ensuite ses regards sur l’intérieur de l’Empire, le prince de Bülow avait étudié le passé politique du peuple allemand, les divers groupes et intérêts des partis, le Conservatisme, le Libéralisme, le Centre, le Socialisme et la politique du Bloc. Envisageant après cela les grosses questions économiques, il avait considéré la situation de l’Industrie et de l’Agriculture, ainsi que la politique douanière de l’Allemagne. Enfin, abordant la question des Marches de l’Est, il avait célébré « la mission civilisatrice » qui avait conduit les Allemands au delà de l’Elbe et de l’Oder vers l’Est, mission regardée par lui comme la plus grande et la plus heureuse qu’eût entreprise son pays. Dans sa confiance en la puissance inouïe et la prépondérance de l’Allemagne, le prince de Bülow n’avait pas prévu les déceptions auxquelles l’Empire allait s’exposer. Il avait écrit son livre, en 1914, avec une assurance orgueilleuse et avec la persuasion que l’œuvre de Bismarck défierait à jamais les assauts des ennemis les plus forts et les morsures du temps. Pour lui, l’Allemagne avait le droit et le pouvoir de faire désormais une vaste politique mondiale sur la base inébranlable d’une situation sans pareille en Europe, c’est-à-dire de s’assurer l’hégémonie en tout, partout et sur tous. Le travail bismarckien lui avait ouvert les portes de cette politique et elle s’y jetait avec une ardeur et une foi absolues, pour sortir des limites étroites où elle avait été enfermée et se mouvoir à l’aise dans un monde plus vaste. Ses ambitions étaient immenses, et elle les croyait d’avance justifiées.


Ce que l’auteur faisait entrevoir dans le livre de 1914, il le met en pleine lumière aujourd’hui dans la nouvelle édition remaniée et complétée de la Politique allemande [1] que son éditeur enthousiaste appelle, dans une réclame retentissante : Das Buch der Zeit, — le Livre de l’Epoque !

Sans lui attribuer une importance exagérée, il faut cependant reconnaître que cette édition nouvelle, encore peu connue en France, mérite une attention toute particulière. La politique de l’Allemagne, en face des événemens actuels, après trente-deux mois de guerre, s’y révèle en effet dans toute sa réalité, je puis même dire, dans tout son réalisme. Ce que le prince de Bülow ne voulait ou n’osait pas avouer avant les hostilités qui embrasent aujourd’hui le monde entier, maintenant que les dés de fer ont été jetés sur l’échiquier fatal, maintenant que les vitres du temple de Janus ont volé en éclats et que tout ménagement à l’égard des diverses Puissances est devenu chose inutile, il le dit ou le fait entendre clairement. Nous allons donc étudier avec soin ses nouvelles déclarations et chercher à en tirer profit.

Dans la préface de l’édition actuelle, le prince de Bülow remarque qu’il y a deux ans l’Empire allemand avait derrière lui quarante-trois années de paix et pouvait espérer encore une longue période pacifique. Toutefois, dans la politique européenne, il restait nombre de questions importantes à résoudre que lui-même reconnaissait avoir examinées dans son passage aux affaires et que, depuis 1910, il avait continué à suivre dans ses études diplomatiques. Tout en affectant des vues pacifiques, le prince avouait que la guerre avait failli plus d’une fois éclater. Au moment où s’était présentée l’affaire de la Bosnie, c’est-à-dire en 1908 et en 1909, la situation internationale, au point de vue du groupement des Puissances, avait été la même que la situation d’où jaillit la guerre actuelle.

M. de Bülow croit pouvoir affirmer que la diplomatie, par l’habileté de ses ressources et de ses négociations, était arrivée à conjurer le péril, au moins momentanément. Il avait même été jusqu’à penser que la perspective des horreurs d’une guerre européenne déterminerait les hommes d’État à chercher la solution pacifique des conflits possibles. « Cet espoir a été déçu, dit-il. La querelle renouvelée entre l’Autriche et la Serbie, qui ne put être localisée et qui devait amener un bouleversement européen, jeta, l’un contre l’autre, les deux grands groupemens qui s’étaient formés de nos jours, en se fondant sur l’antagonisme de leurs intérêts en Europe et dans le monde. » L’ancien chancelier se garde bien de reconnaître que l’Allemagne imposa sa volonté à l’Autriche-Hongrie qui hésitait encore à déclarer la guerre. Il sait bien pourtant que, si le conflit n’avait pu être arrêté, c’est à ses ordres et à ses exigences qu’on le doit. Tout ce qu’il trouve à dire sur cette immense querelle qui, par sa faute certaine, a embrasé le monde, c’est que le peuple allemand a fait une fois de plus admirer ses vertus de peuple guerrier et victorieux. Ses vertus, le mot est là écrit en toutes lettres !... Ce n’est pas assez. « Les Prussiens et les Allemands qui avaient fait « figure de héros » dans les trois dernières guerres du siècle dernier, ont aujourd’hui dépasse toute attente par « leurs prodiges de persévérance et de courage. »

Et l’empereur Guillaume II ?... Ah ! pour le prince enthousiaste, comme ce monarque, qui porte le drapeau à la tête de la nation allemande, a une figure admirable ! Jamais la bravoure et la fidélité au devoir, traditionnelles dans la Maison des Hohenzollern, ne se sont affirmées avec autant d’éclat. Aussi, l’Empereur a-t-il contribué à consolider ainsi dans les masses l’attachement le plus profond au principe monarchique. Sans s’arrêter dans la voie de l’admiration et des éloges où il est entré, le prince de Bülow célèbre, sur le même ton, le corps des officiers allemands, « lequel défie toute comparaison » par des talens qui assurent la victoire à l’armée. L’auteur ne parle sans doute pas pour l’avenir. Il constate déjà, — et c’est la marque d’un esprit bien résolu, — les victoires présentes qu’il eût bien fait cependant d’énumérer. « L’Allemagne entière, s’écrie-t-il, s’incline avec respect et avec admiration devant la maîtrise du commandement de Hindenburg, vainqueur de la formidable armée russe. » Vient le tour des soldats qu’il fallait louer également sans réserves. « Ce qui restera le prodige de ce temps, dit M. de Bülow, c’est l’héroïsme de ce simple soldat allemand qui, arraché à son paisible labeur, à sa femme et à ses enfans, poursuit sans défaillance à travers les mois qui s’écoulent la sanglante et terrible besogne que requiert le salut de la patrie. » On ne peut certainement nier la bravoure et l’endurance de nos ennemis depuis près d’un millier de jours, mais en les reconnaissant, ne faut-il pas observer qu’à la sanglante et terrible besogne des combats, le soldat allemand, sur l’ordre de ces chefs tant vantés, a ajouté d’autres besognes qui entachent sa bravoure et qui resteront son éternel déshonneur ?

Qu’après cela le prince de Bülow vienne dire que si l’Allemagne sort victorieuse d’une lutte contre le monde entier, sa gratitude ira d’abord à ces braves qui ont préféré mourir plutôt que reculer, c’est son affaire et son rôle de Prussien, décidé à ne voir que la bataille et à fermer les yeux sur les incendies, spoliations, rapts, viols, déportations, incarcérations, tortures et autres infamies voulues par des chefs impitoyables et par des historiens complaisans, dont le seul refrain est : Krieg ist Krieg ! ou : Not kennt kein Gebot ! « Aucune guerre, dans l’histoire d’Allemagne, ajoute l’auteur, n’aura vu un héroïsme général comparable à celui-là ; aucune guerre n’aura vu non plus tant de sacrifices et tant de pertes douloureuses. » Et alors, dévoilant en une phrase toute la politique allemande à venir, il dit : « Il va de soi que le but principal de notre action doit être aujourd’hui pour nous d’assurer à l’Allemagne, non seulement une indemnité suffisante, mais des garanties contre la répétition d’une guerre se déroulant dans les mêmes conditions ou dans des conditions également défavorables. » Nous verrons quelles seront ces garanties et cette indemnité, mais n’est-il pas bon de noter tout de suite que le pays qui a provoqué et déchaîné la guerre, déclare aujourd’hui par un de ses diplomates les plus autorisés qu’il veut s’assurer « contre le renouvellement de pareilles hostilités ? »

M. de Bülow aime à constater que, comme chez les autres peuples, la guerre a relégué au second plan les querelles de partis et déterminé la paix entre les citoyens, la Burgfried. En apparence, cela est vrai. Mais pour combien de temps ? Les socialistes, qui ont prêté un si puissant appui au parti de la guerre, commencent à se diviser quelque peu, et la mobilisation civile, très rigoureuse, peut seule contenir des ressentimens, des récriminations amères, des révoltes inquiétantes. Enfin, le vote récent d’une motion nationale-libérale concernant l’examen de la réforme constitutionnelle et de la représentation nationale, et à laquelle a succédé le Rescrit impérial du 8 avril, n’est-il pas l’indice d’une crise redoutable ? M. de Bülow, qui affecte d’être rassuré en politique intérieure, l’est beaucoup moins sur les suites de la guerre elle-même. Il reconnaît qu’elle laissera après elle, chez bien des peuples, « un ressentiment profond. » Il dit que « la haine et les espoirs de revanche influenceront longtemps les relations internationales. Ce serait une lourde faute, ajoute-t-il, que de poursuivre des illusions à ce point de vue et que de vouloir, dans un temps que la guerre a marqué de son caractère et de sa loi, compter parfaitement avec telles ou telles sympathies antérieurement existantes et peut-être justifiées. »

Quelles sont, grand Dieu ! et où peuvent-elles être ces sympathies antérieures ? Est-ce en France, en Belgique, en Italie, en Russie, en Pologne, qu’il faut les chercher ? Et là où elles semblent peut-être avoir quelque appui, c’est-à-dire en Suède, en Norvège, en Hollande, en Espagne, sont-elles bien sincères ? Que la roue du destin tourne, — comme tout le fait prévoir, — en faveur des Alliés, que restera-t-il de ces sympathies ? Déjà, celles que l’Allemagne escomptait aux États-Unis se sont enfuies, et le mot que le prince de Bismarck aimait à répéter avec une sorte d’orgueil conquérant : « Je suis l’homme le plus haï de l’univers ! » s’applique à toute la nation allemande qu’on appelle avec raison « la monstrueuse Nation, la Nation barbare ! »

Comment éviter ce ressentiment si légitime ? M. de Bülow n’hésite pas à compter sur « la bienfaisante action du temps » et, — ceci pourrait bien le concerner personnellement, — « sur le doigté d’un homme d’Etat adroit et ferme » pour que des relations normales et confiantes puissent être renouées avec l’ennemi. « Sur les ruines que la guerre laissera après elle, ajoute-t-il, les conquêtes d’ordre moral ne seront pas faciles. »

Mais, diront quelques optimistes, est-ce que l’exemple de l’Autriche n’est pas là ? Est-ce qu’à la défaite de Sadowa n’a pas succédé la conclusion assez rapide de l’alliance austro-allemande ? Ce n’est là, avoue M. de Bülow lui-même, « qu’un semblant de raison. Car où est le pays aujourd’hui, en Europe, auquel l’Allemagne soit liée par dix siècles de la même histoire, par la communauté de la langue, de la formation première, de la littérature, de l’art, des coutumes et des mœurs ? Ce sont là des liens auxquels le parallélisme de certains intérêts ne saurait suppléer. » M. de Bülow remarque encore qu’en 1866, le Schlesvig-Holstein, le Hanovre, la Hesse électorale, le duché de Nassau et Francfort avaient été réunis à la Prusse, et qu’ainsi le rapprochement avec les pays d’outre-Mein s’était établi sur de solides fondemens, tandis que 1871 devait valoir à l’Allemagne l’Alsace et la Lorraine.

La guerre survenue en 1914 est devenue une guerre nationale, aussi bien pour les Français, pour les Anglais que pour les Russes. « Aussi, la haine déchaînée par cette guerre persistera en ces pays après la signature de la paix jusqu’à ce que la passion nationale ait trouvé le moyen de s’épancher ailleurs. » Contre cet esprit vindicatif et cette soif de revanche qui se manifesteront de l’Est à l’Ouest et par delà le canal de la Manche, où l’Allemagne découvrira-t-elle une protection certaine ? « Dans l’accroissement de sa puissance. » L’aveu est clair. « A nous, s’écrie M. de Bülow, de nous fortifier sur nos frontières et sur notre littoral, et de nous rendre plus inattaquables que nous n’étions quand éclata la guerre. » Cet aveu promet. Mais, pour nous rassurer, le fin diplomate ajoute aussitôt : « Ce ne sera pas en vue de nous assurer l’hégémonie universelle, mais bien pour assurer notre défense nécessaire. La conclusion de la guerre ne peut être négative ; elle doit être positive. Il ne s’agit pas seulement pour nous de n’être ni anéantis, ni diminués, ni morcelés, ni réduits en poussière. Il s’agit pour nous d’un bénéfice qui se traduira par un surcroît de sécurité, qui nous dédommagera des peines et des souffrances inconnues jusqu’ici que nous aurons éprouvées, qui nous sera enfin une garantie pour l’avenir. En raison des sentimens que la guerre aura fait naître contre nous, le retour pur et simple au statu quo ante bellum ne représenterait pas assurément un gain pour l’Allemagne, mais serait au contraire une défaite pour elle. C’est seulement à la condition que nous sortirons de la guerre plus forts, et qu’un accroissement de notre puissance politique, économique et militaire nous permettra de contenir les hostilités déchaînées contre nous, que nous pourrons nous dire, en toute sécurité, que la guerre a amélioré notre situation générale. »

Ceux qui nous parlent encore de la modération possible des Allemands, ceux qui croient à des propositions vagues et hypocrites de paix et de conciliation, ceux qui se défendent même de rêver l’annexion de la moindre parcelle du sol allemand et hésitent presque à revendiquer l’Alsace et la Lorraine intégrales, peuvent saisir maintenant les désirs, les ambitions et les volontés de l’Allemagne. C’est l’un de ses diplomates les plus modérés en apparence, mais l’un des plus exigeans en réalité, qui laisse entrevoir jusqu’où iraient les exigences de son pays, s’il était vainqueur. Avec le même ton calme, la même voix paisible, l’attitude si simple qu’il affectait au Reichstag, M. de Bülow continue sa tâche. Il avait voulu non seulement conquérir tout le Congo et réduire au Maroc notre situation et notre influence au minimum d’expression ; il avait voulu entraîner l’Italie dans la lutte contre la France, la Russie et l’Angleterre, en s’apprêtant habilement à la duper après la guerre ; il avait voulu, par des manœuvres habiles, reconquérir une fortune que le ressentiment de son maître, surpris et devancé en plein arbitraire par le Reichstag, lui avait enlevé ; il est prêt encore aujourd’hui à prier son successeur modeste de lui rendre son poste à la Chancellerie d’Etat et prêt à dicter, en cas du triomphe auquel il croit toujours, des volontés souveraines à l’Europe. Il ne les indique pas en son livre, mais son ralliement aux idées pangermanistes peut les faire connaître. Il partage les idées d’Ernest Haase qui disait : « Le globe doit être réparti entre les forts ; les petits peuples doivent disparaître ; il faut qu’ils se fondent dans les grands peuples qui les avoisinent. » Admettons un instant avec M. de Bülow que ses désirs de conquêtes, uniquement inspirés, selon lui, par la pensée de contenir les hostilités des ennemis de l’Allemagne, soient réalisés. Est-ce tout ? Ses désirs sont-ils satisfaits ? Non... Il est absolument nécessaire que les Allemands maintiennent ou réalisent le contact et resserrent les rapports avec les Neutres. « Dans cet ordre d’idées, dit-il, le souci des intérêts politiques doit l’emporter absolument sur le sentiment, celui-ci fùt-il de peu de sympathie réelle. Du fait de l’accroissement de sa puissance, l’Allemagne devra être en état d’affronter les inimitiés que les événemens auront ravivées et fortifiées. De plus, cela dût-il même lui déplaire, elle devrait bien penser qu’elle ne pourrait se fier à l’amitié de ceux-là mêmes qui n’auraient pas été ses adversaires dans la guerre actuelle. »

Ici M. de Bülow avance à pas prudens. « Comme je m’attendais, dit-il, il y a deux ans, à une longue période de paix, pendant laquelle le temps travaillerait en faveur de l’Allemagne, je dus observer alors une extrême réserve à l’endroit de l’étranger... Il va de soi que je puis parler avec plus de précision aujourd’hui. Je ne vois rien dans la politique étrangère qui soit de nature à modifier mon opinion quant aux dispositions de l’étranger à l’égard de l’Empire, car les événemens me donnent raison. L’intransigeance du ressentiment français s’est trop nettement affirmée. On a remarqué en 1913 que je manifestais un trop grand scepticisme au sujet de nos rapports avec l’Angleterre. On peut constater maintenant que le simple espoir de voir s’établir entre elle et nous des relations cordiales n’a guère été justifié par les faits [2]. On avait lieu d’être plus optimiste en ce qui concerne les rapports avec la Russie au moment où l’on était heureusement sorti de la crise survenue lors de l’affaire de la Bosnie. » Ici, M. de Bülow se rassure trop facilement, car cette affaire avait laissé au cœur des Russes le plus amer ressentiment, et les apparences seules, pour les esprits légers, pouvaient faire croire le contraire.

L’ancien chancelier reconnaît qu’entre temps de nouveaux sujets de conflits avaient surgi entre la Russie et l’Autriche-Hongrie à la suite des deux guerres des Balkans, de la guerre de la Turquie contre la Bulgarie, de la Serbie contre la Grèce et de la reprise des hostilités entre les peuples balkaniques. « La qualité des rapports entre la Russie et l’Allemagne, ajoute-t-il, a toujours dépendu, depuis la naissance de la Duplice et l’entrée de l’Empire moscovite dans le système politique de nos ennemis, de la façon dont les conflits d’intérêts ont été traités et de l’attitude personnelle des négociateurs. Le danger pour l’Allemagne de trouver la Russie contre elle dans une guerre européenne ne date pas d’ailleurs de quelques dizaines d’années, mais de la fondation de l’Empire. » La duplicité de l’Allemagne à l’égard de la Russie est notoire. Après l’avoir dupée en 1878 au Congrès de Berlin, et avoir fait ratifier en 1884 à Skiernewicz l’alliance de 1870 et de 1882, elle a obtenu d’elle une neutralité bienveillante pendant six ans. Ensuite, après avoir entraîné la Russie dans les hostilités contre le Japon et dans les solennités du canal de Kiel, elle a monté le piège asiatique qui aurait pu ébranler l’Empire des tsars et encouragé aux aventures néfastes de la Mandchourie et de la Corée. Enfin, après s’être installée à Kiao-Tchéou comme rivale, l’Allemagne a fait conclure à sa rivale dans les Balkans un marché trompeur avec l’Autriche, et amené ensuite le triomphe du Japon, tout cela dans le dessein d’abaisser la Russie et de lui enlever en Europe toute action décisive. Ceci établi, est-il possible d’admettre que la politique allemande à son égard n’ait pas été une provocation incessante ?

M. de Bülow avoue que, dans un court résumé politique, il a volontairement négligé les développemens relatifs à de vieilles querelles intestines. Cependant, il ne peut dissimuler la satisfaction que lui cause le changement survenu dans la Sozial-Demokratie qui s’est rangée dès la première heure au service de l’intérêt national. « C’est, dit-il, à peu près uniquement sur le terrain des problèmes d’intérêt national que je me suis trouvé en désaccord avec elle. Si l’on excepte ces questions, les revendications légitimes de la Sozial-Demokratie ont trouvé auprès du gouvernement accueil et satisfaction. L’entente avec elle et le gouvernement, ainsi qu’avec les autres partis, sera autrement facile dans l’avenir, du moment que la guerre a supprimé la distinction entre Nationalistes et non-Nationalistes. » Il se réjouit donc de constater que du jour même où la guerre a été déclarée, la Sozial-Demokratie n’a plus envisagé que l’intérêt de la patrie allemande.

Cependant, M. de Bülow avait toujours vu, et il le voit encore, un très grand danger dans le socialisme. Il le disait en ces termes à la veille de la guerre : « La lutte contre lui est le devoir de tout gouvernement allemand, jusqu’à ce que le socialisme soit écrasé et modifié. » L’écrasement, depuis l’échec de la loi du Reichstag contre les socialistes, n’était plus chose possible. Sans doute, on pouvait encore et l’on devait réprimer sans pitié toute atteinte à l’ordre public, comme l’avaient fait en France des ministres issus du parti radical même. Mais intervenir brutalement dans une évolution pacifique pour prévenir des explosions éventuelles, c’était bien différent, car on courait le risque de susciter une violence qui, sans cela, serait restée dans l’ombre, comme l’avaient prouvé les fameuses persécutions contre les démagogues dans les années 1815 et 1845. Il ne fallait pas oublier que le résultat de cette imprudence fut la Révolution de 1848.

Donc, aussi longtemps qu’il serait possible de satisfaire aux nécessités politiques sur le terrain du Droit, il fallait s’y appliquer et cela même dans la lutte contre le socialisme. Il convenait d’en bien étudier le caractère pour se défendre contre ses théories et ses actes qui attaquaient la base de la vie gouvernementale et le caractère particulier de la vie politique allemande. Ce socialisme était dangereux, parce qu’il était foncièrement allemand, à cause de ses capacités d’organisation et de sa discipline sévère. M. de Bülow disait alors de la Sozial-Démokratie ce qu’il n’ose plus dire aujourd’hui, car il en a besoin plus que jamais : « Il ne faut pas songer à la réconcilier avec l’Etat et à la dissoudre ainsi du même coup, en l’attelant pour un temps au char gouvernemental ou en faisant participer tel ou tel de ses membres aux affaires. » Sans doute aujourd’hui, M. Scheidemann n’est pas ministre officiellement, mais il a cependant quelque crédit dans l’action ministérielle. M. de Bülow ne dirait plus que le socialisme allemand est irréconciliable et intransigeant vis-à-vis de l’Etat, puisque, le 2 août 1914, tous les socialistes ont voté les crédits militaires et que, depuis deux ans, la presque totalité d’entre eux pousse à la continuation d’une guerre terrible et laisse entrevoir des appétits et des exigences inexorables pour le jour du règlement des comptes avec l’étranger.

M. de Bülow n’accuse donc plus aujourd’hui les socialistes allemands d’être imbus du vieux défaut d’envie, — propter invidiam, — que Tacite reprochait à leurs aïeux, les Germains. Il ne dirait plus que ses adeptes manifestent une haine fanatique contre la propriété et l’instruction, la naissance et la situation. En 1914, M. de Bülow envisageait la renonciation du gouvernement à la lutte contre la Sozial-Domokratie comme la capitulation du souverain devant la Révolution. « Une entente avec elle serait en Prusse le triomphe du socialisme sur le gouvernement et la Couronne. Le gouvernement prussien ne peut pas essayer avec elle une politique de réconciliation, sans avoir à craindre de détruire l’organisme fondamental de la Prusse. Le mot de Bebel que le socialisme aura cause gagnée quand il aura acquis la Prusse, est vrai. » Que faire alors ? » Il ne nous reste, disait alors M. de Bülow, que l’espoir de le vaincre par des voies indirectes, en l’attaquant dans ses causes et dans ses forces motrices. Isoler de lui le libéralisme et rallier celui-ci au gouvernement et à la Droite ; éclairer le parti ouvrier et lui montrer que le socialisme est incapable de supprimer les soucis et la misère ; conquérir, par la persuasion, la douceur, les bons procédés et les institutions utiles, l’amitié des ouvriers, telle est la conduite à suivre. » Il est vrai qu’à ces déclarations conciliantes il ajoutait ces restrictions immédiates : « Tant que le socialisme ne remplira pas les conditions exigées de lui, tant qu’il ne se placera pas sur le terrain de la raison et de la légalité, tant qu’il ne fera pas sa paix avec l’ordre monarchique, tant qu’il restera ce qu’il est actuellement, le combattre sera le devoir inéluctable du gouvernement, car son agitation est un danger pour le pays tout entier et pour la monarchie. »

Aujourd’hui, tout est au calme, à la douceur, à l’union. Pourquoi ?... Parce que, malgré les repentirs bruyans et les criailleries tardives de Haase, Ledebour, Hoffmann et Woghter, la Sozial-Demokratie a pris sa part et ses responsabilités dans la guerre préparée, provoquée et déchaînée par l’Allemagne impérialiste. Elle a accepté délibérément une guerre d’agressions et de conquêtes en opposition directe avec les principes de l’Internationale ouvrière. Une petite minorité commence seulement à s’apercevoir de cette faute énorme et à exprimer ses regrets sous une forme plus tapageuse qu’efficace. Mais n’ayons pas du reste confiance en tout cela. La Sozial-Demokratie a agi avec une duplicité qui doit exciter notre juste méfiance, même quand la minorité condamnerait sa complicité avec les hobereaux et les pangermanistes. Ne soyons pas dupes d’une comédie socialiste qui est incapable d’être autre chose qu’une comédie ! Ces repentans tardifs parlent d’une paix sans annexions, du retour au statu quo. Nous savons ce que cela veut dire. La vraie réponse est celle que le gouvernement français a faite, à la Sorbonne, le 7 mars dernier, dans la fameuse journée dite du Serment National, devant les dix-huit Ligues qui représentaient toute la France et qui ont acclamé et applaudi cette réponse : « Après trente mois de guerre, la France est indomptable et résolue. Comme elle est debout dans la guerre, elle sera debout demain dans la paix réparatrice, avec notre Alsace et notre Lorraine, dans la paix de la victoire, la seule que, pour l’honneur de son histoire et le respect de ses morts, elle puisse accepter. »


Une remarque importante qui clôt la Préface de la nouvelle édition de la Politique allemande ne peut être négligée, car elle va donner lieu à l’examen d’une question considérable entre toutes, je veux dire celle du militarisme prussien.

« La nigauderie, la sottise avec lesquelles, dit M. de Bülow, les ennemis du peuple allemand traitent, soit en écrits, soit en paroles, le militarisme prussien, fondement de notre existence politique et garantie de notre avenir, m’a fourni l’occasion de révéler l’importance du rôle de l’armée dans l’histoire politique de l’Allemagne. » Aussi, l’ancien chancelier a-t-il tenu à lui consacrer un chapitre spécial qu’il faut étudier de près, car il en vaut la peine.

« C’est sur les épaules de son armée, remarque-t-il, que l’Allemagne a atteint les hauteurs d’où elle embrasse un si vaste horizon. Dans l’immense conflit auquel nous assistons, les difficultés de la guerre que l’Allemagne soutient pour l’avenir de sa politique seront d’abord résolues par notre peuple en armes, dont les bataillons combattent au Sud, à l’Est, à l’Ouest. C’est cette armée, forgée par la vieille Prusse et par elle léguée au nouvel Empire, qui aujourd’hui protège victorieusement le peuple allemand et la terre allemande contre un monde d’ennemis. Nouvelle confirmation de cette vérité que les forces qui ont d’abord fait la grandeur d’un Etat, sont encore celles qui le maintiennent et assurent son salut. » Cela est de toute évidence et est vrai partout. Mais l’armée prussienne n’a pas seulement à défendre et à protéger le sol national ; elle a aussi à soutenir et à sauvegarder la monarchie. Etudiant le caractère des diverses armées de l’Europe, le prince de Bülow définit ainsi l’armée de l’Empire : « L’armée allemande d’aujourd’hui est monarchiste, parce que l’Empire allemand est essentiellement une création de la monarchie. » Elle a été jetée dans le moule officiel et elle a reçu une forme qui lui impose le caractère même de l’Etat qu’elle sert. Et c’est pour cela qu’elle est commandée par un corps d’officiers presque exclusivement nobles et que sa discipline est d’une rigidité et d’une sévérité sans pareilles. Le citoyen allemand devient, dès son incorporation, l’instrument même de la volonté impériale, et il doit obéir perinde ac cadaver. Qu’on en juge par cette allocution de Guillaume II aux recrues de Potsdam :


« Recrues !

«... Vous pouvez être appelés d’un moment à l’autre à tirer sur les membres de votre famille, à sabrer père, mère, frères ou sœurs. Mes ordres à ce sujet doivent être exécutés avec entrain et sans murmurer, comme tout ordre que je donne ! Vous devez faire votre devoir sans écouter la voix de votre cœur. Et maintenant, allez vers vos nouvelles obligations ! »

Et quand la guerre, voulue par lui, eut éclaté, Guillaume II lança cette proclamation à l’armée de l’Est : « Je suis l’instrument du Très-Haut. Je suis son glaive, je suis son représentant. Malheur et mort à ceux qui ne croient pas à ma mission ! Malheur et mort aux lâches ! Qu’ils périssent, tous les ennemis du peuple allemand ! Dieu exige leur destruction. Dieu qui, par ma bouche, vous commande d’exécuter sa volonté [3]! »

Après les sommations de leur Empereur, qu’on ne s’étonne donc pas de voir les soldats allemands, sur un simple geste de leurs officiers, soumis eux-mêmes aux volontés impériales, incendier et ravager des villes et des villages, bombarder des cathédrales et des églises, violer des femmes et des jeunes filles, piller les trésors les plus sacrés, égorger des milliers d’innocens et, ces tâches ignobles une fois accomplies, rentrer dans leurs rangs, comme s’ils n’avaient rien fait que de normal et de naturel !... Ainsi pliés à une obéissance absolue allant jusqu’au crime, ils constituent une force inébranlable, — en apparence tout au moins, — pour l’Empire et ses institutions. Voilà le militarisme allemand, bien différent de la force armée des nations humaines et civilisatrices ! Aussi, quand on attaqua, et avec raison, une conception si barbare, quand on en dénonça l’horreur et l’atrocité, les quatre-vingt-treize Intellectuels allemands se récrièrent et dirent : « Il n’est pas vrai que la lutte contre ce que l’on appelle notre militarisme ne soit pas dirigée contre notre Kultur, comme le prétendent nos hypocrites ennemis. Sans notre militarisme, notre civilisation serait anéantit depuis longtemps. C’est pour la protéger que le militarisme est né dans notre pays, exposé comme nul autre à des invasions qui se sont renouvelées de siècle en siècle. L’armée allemande et le peuple allemand ne font qu’un. C’est dans ce sentiment que fraternisent aujourd’hui 70 millions d’Allemands, sans distinction de Kultur, de classe, ni de parti. » Mais ce que ne disent pas ces Intellectuels, et ce qui est cependant au fond de leur pensée, c’est que ce militarisme est fait à la fois pour repousser ou attaquer per fas et nefas l’ennemi et pour combattre la Révolution qui, par l’extension du socialisme de plus en plus croissant, menacerait la vieille Allemagne. Ce qui le prouve encore, c’est la récente mobilisation civile qui, faisant de tous les citoyens de seize à soixante ans autant de soldats ou d’instrumens d’État, cherche à empêcher les troubles, les émeutes et les révoltes que les horreurs et les misères d’une trop longue guerre pourraient fatalement déchainer.

Le prince de Bülow s’extasie naturellement sur la formation sans pareille de l’armée allemande. « Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume Ier, ne fut pas seulement l’intraitable sergent de parades de Potsdam ; il fut aussi le créateur dans notre armée de cet esprit qui a conduit les drapeaux prussiens et les drapeaux allemands de Mollwitz et de Hohenfriedberg à Tannenberg et à Verdun. « Il faut convenir que ce dernier nom qui représente bien, il est vrai, l’acharnement de l’ennemi, mais aussi sa défaite, est plutôt là pour nous plaire. Au moment où il apparaissait sous la plume de M. de Bülow, il n’avait pas encore toute l’auréole dont il s’est depuis si justement entouré. Et l’empereur Guillaume II a eu beau décerner le titre de général au kronprinz pour son acharnement inutile à s’emparer de la glorieuse citadelle, il n’a fait que souligner sa défaite.

L’ancien chancelier affirme que de ses rudes et braves hobereaux, Frédéric-Guillaume Ier tira l’admirable corps des officiers prussiens, « de nos officiers, dit-il, avec leur austère conception du devoir et de l’honneur, leur sentiment de solidarité qui les lie à leurs subordonnés, leur esprit de camaraderie, leur belle fierté militaire et leur fidèle attachement à la monarchie. » Le Roi, qui portait l’habit de soldat, était le premier officier de l’armée ; les officiers, qui portaient l’habit du Roi, formaient le premier corps dans l’Etat, le corps auquel le Roi lui-même appartenait. On ne peut s’étonner que M. de Bülow exalte le corps des officiers prussiens, mais quand on se rappelle les violences, les cruautés, les ignominies ordonnées ou exécutées par ces officiers allemands, comme l’assassinat de miss Cavell, on se demande si vraiment il lui était permis de louer avec tant d’audace leur sentiment du devoir et de l’honneur ! Qui donc espère-t-il tromper ainsi ?

« Frédéric-Guillaume Ier continue M. de Bülow, voulut que les liens fussent non moins solides entre l’armée et le peuple, de telle sorte que dans l’armée, Royauté, Peuple et Etat ne fissent qu’un. Prévoyant l’avenir bien au delà des possibilités de son temps, il formula ainsi le premier paragraphe de ses règlemens : « Tout sujet allemand est né pour porter les armes. » C’était le principe du service militaire obligatoire pour tous, et il a été posé non par la Révolution française, mais par la royauté prussienne... L’idée devançait l’avenir, et sa réalisation ne devait sortir que des difficultés que l’histoire de la Prusse allait bientôt connaître. Il fallut sept ans de vie sous les armes pour créer l’amitié entre la royauté, le peuple et l’Etat. » Cette unité a été en effet obtenue par la guerre de Sept Ans et par une discipline rigoureuse qui mata le peuple et en fit un serviteur humble et docile. Mais l’orgueilleuse armée, ainsi créée, subit le contre-coup d’une politique sans énergie et fut vaincue à Iéna par un génie supérieur en tout. Il fallut songer à la revanche et, avec l’aide de Scharnhorst qui s’était pénétré des méthodes et des leçons napoléoniennes, la levée du peuple en masse put s’opérer en 1813 et en 1814. Grâce à lui et à ses successeurs, l’armée prussienne put affronter les orages de la Révolution de 1848 et resta supérieure aux débats dissolvans de la politique. « Le peuple, revêtu de l’habit du Roi, dit M. de Bülow, incarnait fidèlement l’idée de l’État et le pur sentiment national. A cela les générations nouvelles n’ont rien pu changer. La guerre mondiale d’aujourd’hui voit notre peuple en armes plein de cet idéalisme national qui est l’esprit même de notre armée... Parmi les grandes choses dont l’Allemagne est redevable à la Prusse, la plus grande sera toujours l’armée prussienne, cette œuvre des siècles, que les tempêtes n’ont pu que rendre plus solide. Comme il fallait s’y attendre, les Etats allemands s’empressèrent d’adopter l’organisation et les traditions de l’armée prussienne... L’héritier de Frédéric-Guillaume Ier est devenu le chef supérieur de l’armée allemande, de l’Allemagne tout entière en armes. Et tandis que les armées allemandes accomplissent d’incomparables exploits et que notre peuple attend d’elles pour la patrie le magnifique avenir qui le dédommagera de son dur présent, l’étranger battu enrage contre le sévère instructeur de l’Allemagne, la Prusse, et, plein de colère, maudit l’armée prussienne, le Militarisme, qui n’est rien autre chose aujourd’hui que l’esprit même de la nation armée. »

On a dû remarquer avec quelle insistance le Mecklembourgeois Bülow affirme l’influence, la prépondérance du génie de la Prusse sur l’Allemagne et comment il fait de celle-ci un élève docile. Sans la Prusse, l’armée n’aurait pas existé et, sans cette armée, il n’y aurait pas eu d’unité possible. « La Prusse n’est pas un État, mais une Armée, » disait hier, à l’American Club, M. Lloyd George. Quant au Militarisme, nous comprenons bien maintenant comment il personnifie toute la nation qui, d’accord avec son chef, a voulu la guerre actuelle et en subira les conséquences et les responsabilités.

L’ancien chancelier ne nie pas qu’en Allemagne même il n’y ait des doctrinaires fâcheux qui souhaitaient ou souhaitent encore l’abolition du militarisme prussien. Mais le présent porte, paraît-il, un coup mortel à leurs désirs et à leurs doctrines. Cet esprit révolutionnaire ne date pas d’aujourd’hui : « C’est à l’énergie de l’empereur Guillaume Ier, remarque M. de Bülow, qu’on doit dans l’armée prussienne le maintien de son organisation première et de son esprit traditionnel et la chance de n’être pas devenue, — comme c’est le cas en France,— objet et sujet dans les luttes politiques intérieures. » Or, jamais l’armée française n’a été plus éloignée de la politique et n’a eu plus de discipline et d’amour de la patrie. M. de Bülow est forcé de le constater lui-même. « Si la conduite de cette armée, dit-il, est digne de tous les respects, et si nous pouvons sans peine reconnaître aux Français le droit d’être fiers des qualités et de la vaillance de leurs soldats, nous sommes cependant fondés à nous féliciter davantage de ce que, fidèle dans son esprit et dans son organisation à ses traditions séculaires, notre armée incarne dans le conflit universel cet amour de la patrie supérieur chez l’Allemand à toute opinion et à toute opposition politique. » Le prince de Bülow appelle un prodige l’énergique unanimité avec laquelle tous les Allemands, sans distinction de parti, acceptent les difficultés de l’heure actuelle pour combattre l’étranger. Il est juste de reconnaître cette énergie et cette constance, mais des fissures se produisent déjà dans le bloc, et les dernières séances du Landtag de Prusse, ainsi que certaines agitations à Berlin, à Munich, à Dresde et en d’autres grandes villes, enfin des motions au Reichstag montrent que le peuple et certains socialistes commencent à trouver ces épreuves bien longues et bien cruelles. « On ne savait pas à l’étranger, affirme l’ancien chancelier, que l’armée allemande était particulièrement apte à tenir et à entraîner comme un seul homme toute la Nation... La voix de notre conscience nous dit ce qu’est en réalité notre militarisme, à savoir l’œuvre la plus précieuse de notre passé politique et national. La caricature que nos ennemis ont devant les yeux et à laquelle ils croient aujourd’hui si fermement, — parce que, hélas ! des mains allemandes ont contribué elles-mêmes à la dessiner, — présente le militarisme allemand comme un moyen d’oppression s’imposant lourdement à notre peuple, comme une contrainte exercée pour le compte de la monarchie par la caste militaire, s’employant contre la liberté en Allemagne et y étouffant les aspirations même légitimes de la démocratie moderne. Cette caricature dépeint le militarisme allemand comme une force spéciale faite pour la Prusse, comme la force grâce à laquelle l’Etat prussien maintient despotiquement la cohésion entre les Etats de l’Allemagne. »

N’en déplaise à M. de Bülow, cette caricature est un dessin exact. La Prusse militaire est, en effet, le levier qui permet de mettre en mouvement tout le mécanisme de l’Allemagne. Chaque homme est considéré comme un rouage qui doit obéir à l’impulsion donnée sous peine d’être aussitôt brisé et remplacé par un autre. J’en trouvais récemment la démonstration saisissante dans les Souvenirs d’un Américain, M. Poultnev Bigelow, fils de l’ambassadeur des Etats-Unis à la cour de Napoléon III et qui, ayant longtemps vécu en Allemagne, a été fort à même de voir et de juger les hommes et les choses de ce pays. Les violences brutales sont en honneur dans l’armée pour inculquer et maintenir la méthode d’éducation prussienne. Les maîtres teutons leur attribuent une vertu spéciale qui finit par être acceptée par les victimes elles-mêmes. Les théories du militarisme prussien sont d’une étroitesse, d’une rigueur, d’une dureté sans pareilles. La Prusse qui mène tout est devenue « une boutique de mécanique militaire. » L’étranger, qui assiste aux parades et aux revues, ne peut cacher sa surprise, et quand il voit tous ces soldats marchant au pas de parade comme des automates et transformés en véritables machines. Les règlemens très minutieux sont observés à la lettre, et cela même ne suffit pas. D’innombrables écriteaux peuplent tout le territoire allemand et apparaissent au tournant de chaque route. Le Verboten y domine et le poteau indicateur, pareil à un sergent de ville, se dresse menaçant et impérieux. Enfreindre un ordre affiché sur une pancarte est considéré par l’Allemand, plié dès l’enfance à la soumission, comme une sorte de crime. Il faut avoir vu des manœuvres allemandes pour se rendre compte de la perfection extraordinaire et monotone avec laquelle fonctionnent tous les élémens militaires. L’armée allemande est restée l’armée du grand Frédéric qui obéit et marche ad nutum. Les quatre grands éducateurs, rigoureux et sévères entre tous, Blücher, Gneisenau, Scharnhorst et Moltke sont passés à l’état de demi-dieux, Guillaume Ier ne connaissait et n’aimait que les militaires. On lui parlait un jour d’inaugurer une statue de Schiller. Il réfléchit un instant et dit avec gravité : « Schiller ! je n’ai pas trouvé ce nom-là sur la liste de mes officiers. » Jusqu’à ce jour en Allemagne, la prépondérance appartient à l’officier et celui qui porte « l’habit du Roi » passe avant les savans et les artistes les plus illustres. Ainsi, le célèbre Virchow était, dans les cérémonies officielles, obligé de céder le pas à un simple officier. Qu’on s’étonne maintenant de la morgue et des exigences de ceux que Pascal aurait justement appelés « des trognes armées ! »

Le prince de Bülow, persistant à faire du militarisme la clef de voûte de l’édifice allemand, n’attend aucune justice à cet égard de la part de la France qui, paraît-il, par son avidité sans cesse menaçante, a obligé l’Allemagne à mettre sur pied toutes ses forces ; non plus que de l’Angleterre qui ignore que la formation d’un État au centre de l’Europe n’est possible qu’au prix de guerres incessantes. Le peuple allemand est plus intelligent. Il sait que sa force la meilleure est celle qui le préserve des périls extérieurs et des menaces de ses ennemis, c’est-à-dire le militarisme. Pour lui, l’armée est l’expression même de l’union entre l’Empire, l’État et la Nation. Pas un Allemand ne conteste cela. « C’est, dit M. de Bülow, ce qu’on n’a pas voulu comprendre de l’autre côté de nos frontières, où l’on a commis la sottise de croire à un antagonisme qui n’existe pas entre l’armée allemande et le peuple allemand. »

Il n’existe pas encore, cela est vrai. Mais ce n’est pas une raison de penser, parce que tout le peuple allemand est sous les armes, que ce peuple ne pourra pas se révolter un jour contre une organisation tyrannique qui dispose arbitrairement de lui comme d’un instrument mécanique et le soumet à des luttes effroyables, telles que celle dont il est à la fois acteur et témoin. Si la victoire tant promise ne répond pas à son attente, si les sacrifices gigantesques en hommes et en argent, si les souffrances des femmes, des vieillards et des enfans par des privations excessives et par la famine, si la perte d’un matériel immense et les frais inouïs de la guerre actuelle ne sont pas compensés par des dédommagemens certains, par des indemnités colossales, par des annexions et des conquêtes rémunératrices, par des profits, des avantages et des succès notoires et par la reprise d’une prospérité générale, si enfin les promesses ne sont pas tenues et si la défaite et la misère universelle sont les seuls fruits de tant de sacrifices et de tant d’hécatombes, oh ! alors, rien n’arrêtera la Révolution qu’ont préparée les socialistes radicaux ou modérés, et le militarisme, dans sa forme étroite, rigide, autoritaire, tracassière, brutale, aura vécu. Ce ne sera plus un antagonisme, ce sera une séparation violente, ce sera un arrachement. Voilà la vérité !

Pour justifier l’emploi des armes et les violences amenées par elles, le prince de Bülow fait observer que, dès le principe, la question allemande ne pouvait être réglée que par le fer et le sang, et que l’unité allemande était à ce prix. Il fallait en outre que la Prusse fût l’organe de cette action énergique. Aussi, les Etats allemands avaient-ils dû accepter l’organisation militaire prussienne « et fait par là un pas décisif vers la réunion avec l’Etat prussien. L’unification militaire précéda l’unification politique. L’Empire fondé, constate M. de Bülow, la pensée de la solidarité entre les Etats et de l’unité nationale ne s’imposa nulle part plus aisément que dans les rangs de l’Armée. » Mais çà et là cependant persistaient des tendances particularistes. Elles laissaient, paraît-il, l’armée parfaitement indifférente. « Officiers et soldats, au Nord comme au Sud, se sentaient d’abord rattachés à l’armée allemande, à la nation allemande en armes... Le particularisme politique, qui avait fait, durant des siècles, le malheur de l’Allemagne, fut d’abord mis en échec par la nation armée et détruit dans son principe par l’esprit de l’armée. » Cela s’est fait non point de sa volonté propre, mais par l’institution elle-même. « La forme spécifiquement allemande sous laquelle l’esprit créateur et génial de Scharnhorst vint organiser le service obligatoire, et sous laquelle le roi Guillaume, Boyen et Roon ont continué à le développer, devait s’imposer à la vie nationale allemande sans faire violence au caractère allemand. »

M. de Bülow croit pouvoir affirmer que jamais l’armée allemande n’a été au service de la politique. Elle a eu pourtant à réprimer plus d’une fois des troubles et des émeutes politiques, et ses chefs n’ont jamais caché qu’ils étaient prêts, sur un ordre ou sur un signe venu de haut, à briser toutes manifestations anti-gouvernementales [4]. Il est possible que, dans les diverses phases du Kulturkampf, l’armée allemande n’ait pas eu à intervenir, ce qui eût peut-être eu de graves conséquences. Mais il convient de dire que cette armée, liée par son serment à l’Empire et à l’Empereur, ne connaît jusqu’à ce jour d’autre devoir que son devoir militaire et est disposée à traiter avec la dernière rigueur, non seulement les perturbateurs étrangers de l’ordre, mais les siens propres, ne faisant aucune distinction entre des inconnus et des Allemands amis, parens ou non. « Nous savons, dit M. de Bülow, que nous pouvons compter sur l’esprit formé à la caserne et sur les champs de manœuvre, sur l’esprit de soumission ennobli par le sentiment de camaraderie, d’union disciplinée et d’égalité ordonnée. »

Camaraderie, union, égalité, ce sont là de beaux mots, mais, en Allemagne surtout, ce ne sont pas des réalités. Des faits nombreux et encore récens, dont le Reichstag a eu connaissance, prouvent que le principe qui domine dans l’armée est la soumission forcée à des chefs rigides, violens, brutaux, inexorables. Il est certain que l’armée allemande est un tout complet, unique dans son genre, une machine formidable qui, se mouvant sous l’action énergique de volontés indiscutées, va, vient, frappe, broie, tue, immole, incendie, pille, ravage, viole, massacre, et cela comme si la force devait être supérieure au droit et la violence à la justice. « Toutes les conceptions politiques s’effacent, selon M. de Bülow, quand le peuple allemand n’est plus que l’armée sous le commandement suprême de l’Empereur et sous la conduite d’un corps d’officiers dont l’autorité se fonde sur la moderne aristocratie de l’intelligence, du savoir et de l’éducation, d’un corps d’officiers tout plein du sentiment de cette démocratique camaraderie qui groupe tous les Allemands, sans distinction de métier ni de situation, pour l’accomplissement d’un même et noble devoir et fait d’eux tous des frères aux heures de détresse et de danger. »

C’est là, je le répète, un beau tableau, mais singulièrement embelli par l’auteur. Il suffit d’interroger des prisonniers allemands pour savoir avec quelle dureté, quelle morgue et quelle inhumanité même leurs chefs les ont traités. Il suffit de voir ces chefs eux-mêmes, prisonniers à leur tour, refuser la réunion ou la cohabitation avec leurs hommes et réclamer pour eux-mêmes, avant tous, des avantages et des traitemens particuliers. Là où l’officier français n’a qu’une pensée : se préoccuper d’abord et avant tout de ses soldats, l’officier allemand, qui les considère comme des êtres inférieurs, ne pense qu’à lui seul et ne sait pas du tout ou ne veut pas savoir ce qu’est la camaraderie militaire.

Ceci dit, libre à M. de Bülow d’affirmer que « l’esprit militariste, tel qu’il a été formé par la Prusse et adopté par l’Allemagne est monarchique autant qu’aristocratique et que démocratique. » « S’il venait à changer, ajoute-t-il, il ne serait plus allemand et cesserait d’être l’expression vigoureuse du génie militaire et de la force de l’Empire allemand. » Et se redressant fièrement contre ceux qui contestent ce fait, il s’écrie : « Si nos ennemis, auxquels, avec l’aide de Dieu, il infligera la défaite, bafouent le militarisme allemand, nous savons, nous, que nous avons à le garder précieusement, parce qu’il assure et la victoire et l’avenir. De cette troupe mercenaire de rudes hobereaux qui suivait le bonnet électoral du vainqueur de Fehrbellin, est sortie la grande armée nationale allemande que le monde voit une fois encore victorieuse sous le commandement d’un Hohenzollern qui porte la couronne impériale. L’esprit du XXe siècle se confond avec la gloire des armées prusso-allemandes et sur nos vieux drapeaux brillent, aujourd’hui comme jadis, les mots d’Henri von Kleist, le poète de la liberté allemande et de l’honneur militaire de la Prusse : « Dans la poussière tous les ennemis du Brandebourg ! »

Le couplet est beau, mais il a été chanté trop tôt. Ce n’est pas au moment où, sous la poussée irrésistible des Français et des Anglais alliés, l’armée allemande cède Bapaume, Noyon, Péronne, Tergnier, Vimy, Liévin, Lens et autres points réputés imprenables, et où elle accomplit une retraite plus forcée encore que stratégique, qu’il convient pour elle de chanter victoire. La répulsion de presque tous les peuples du monde, France, Angleterre, Italie, Russie, Belgique, Serbie, Monténégro, Amérique du Nord et Amérique du Sud, Chine et Japon contre l’odieux militarisme prussien est devenue une force irrésistible qui en viendra à bout. Ce monstre, — car ce n’est plus une institution guerrière, logique, naturelle, acceptable, — ce monstre qui a commis délibérément tous les excès, toutes les violences, toutes les atrocités et qui, en reculant devant un fer vengeur, souille sa fuite en incendiant, en pillant, en ravageant, en ruinant tout ce qui est encore à sa portée ; oui, ce monstre subira enfin son châtiment et disparaîtra du globe qu’il a trop longtemps souillé. Si c’est avec lui que le prince de Bülow croit pouvoir continuer encore « la Politique allemande, » qu’il lui fasse d’éternels adieux !


Dans la conclusion de la première édition de son ouvrage en 1914, le prince de Bülow établissait que l’Empire allemand, tel qu’il est sorti du baptême de feu de Sadowa et de Sedan, ne pouvait naître qu’au moment où s’étaient rencontrés l’esprit allemand et la monarchie prussienne. Auparavant, dans un travail de dix siècles, les Allemands avaient atteint l’apogée de leur Kultur, mais ils n’avaient rien obtenu en politique. Fidèle à ses convictions, profondément imbu de l’esprit prussien, l’auteur ne perdait pas une occasion de célébrer la puissance et la prééminence de la Prusse. Tout en reconnaissant les mérites des petits pays allemands dénigrés par Treitschke, et en avouant que la vie intellectuelle de l’Allemagne est l’œuvre de l’Ouest et du Sud allemands, il persistait à attribuer à la Prusse seule la création de l’État allemand. Une forte monarchie à la tête n’excluait pas, suivant l’ancien chancelier, une participation active du peuple aux affaires gouvernementales et une communauté de travail entre lui et la Couronne. « Sans doute, cette communauté a ses limites, mais elle ne pourra être élargie, disait-il, que par une éducation politique confiée à des hommes pratiques, d’intelligence et de science, de prudence et de valeur. » Il convenait d’éveiller l’intérêt politique du peuple par une action énergique, résolue dans le sens national, grande dans ses ambitions, énergique dans ses moyens. Pour cela il fallait amener son attention constante sur les grandes et petites questions de la vie de l’Etat, au lieu de ne le faire rapidement que lors des luttes électorales, à des intervalles de plusieurs années. L’indifférence indolente à cet égard n’était plus admissible.

Reprenant ce thème dans la nouvelle édition, M. de Bülow dit en forme de conclusion nouvelle : « L’indifférence en matière de politique intérieure et surtout en politique étrangère n’est plus de mise aujourd’hui. Or, simple affaire de goût personnel chez nous pour un petit nombre d’intelligences, la grande politique est pour la majorité la terre inconnue. Il n’est pas de peuple qui incline aussi nettement que les Allemands à compter en politique étrangère avec ses sympathies et ses antipathies, avec l’amour et la haine. De même, il n’est pas de peuple qui incline aussi nettement à fonder la politique étrangère sur les principes de la morale bourgeoise ou de l’honnêteté privée, sur de pures abstractions et des idées préconçues. » Ce jugement ne manque pas d’audace, car ce que nous savons de la politique étrangère des Allemands en France, en Italie, en Angleterre, en Russie, en Chine, aux Etats-Unis et ailleurs, n’a rien de commun avec l’honnêteté et la morale. Il serait facile d’en donner ici de nombreux exemples, mais les gens les moins avertis en connaissent plus d’un.

Raillant l’abbé Sieyès qui a dit : « Les principes sont faits pour l’école, les Etats se gouvernent suivant leurs intérêts, » maxime qu’aurait acceptée le prince de Bismarck [5], M. de Bülow affirme que les Allemands sont exposés sans cesse par leur tempérament à juger des choses de l’étranger par le cœur plutôt que par la tête, et c’est ce qui explique « leur manque de psychologie. » C’est ce qui fait aussi que cette difficulté à entrer dans la mentalité des autres, les rend peu sympathiques à tous ceux qui ne sont pas Allemands. Peu de diplomates en Allemagne ont, comme disait Bismarck, l’art de manier les individus et les peuples, prendre, traiter, conduire les affaires de la manière qui convenait. M. de Bülow, lui, a entendu prononcer ce mot tranchant : « La diplomatie travaille sur la chair humaine... Die Diplomatie ist Arbeit in Menschenfleisch. » Aussi, ce maître homme s’égarait-il rarement dans ses appréciations et dans ses prévisions. « Il se gardait bien, dans ses rapports avec l’étranger, de jamais user du ton didactique, de jamais vouloir donner une leçon. Il ne se mêlait des affaires d’un autre peuple qu’en se fondant sur la connaissance approfondie de la mentalité étrangère et que dans le cas où il était sûr de l’effet de sa parole. » Ce portrait est exact. Cependant, plus d’une fois, malgré son flair, sa prudence et son acquis, le prince de Bismarck lui-même s’est trompé.

M. de Bülow engage les imitateurs de ce grand diplomate à ne pas se mettre martel en tête pour autrui et à ne pas prétendre éclairer les peuples sur leur intérêt ; car les peuples, comme les individus, croient savoir à quoi s’en tenir et accueillent mal les conseils de leurs adversaires. Ni conseils, ni sermons ne sont de mise en pareil cas. Ainsi, l’auteur de la Politique allemande convient qu’il serait sage aux Allemands de ne pas trop recommander aux autres pays leur Kultur. Ce qui vaut mieux, c’est d’expliquer qu’ils veulent avant tout la sécurité et la force de l’Allemagne.

« Dans la guerre actuelle, ajoute-t-il, il s’agit au premier chef de problèmes politiques et économiques de la solution desquels dépendra, pendant des générations, le bonheur ou le malheur de notre peuple, et non pas précisément des choses de la Kultur. D’ailleurs, le meilleur moyen de soutenir, de développer et de répandre cette Kultur, consiste à lui garder son caractère propre et à soustraire la vie intellectuelle allemande à toute influence pernicieuse venue du dehors. Quel génie chez nous a jamais conquis le monde aussi pleinement et s’est jamais imposé aussi victorieusement que Richard Wagner ? Et d’autre part, qui donc a jamais résisté, comme lui, à toute influence étrangère ?... C’est un souvenir déplorable que celui de la faveur que, bientôt après la campagne de 1870, nous accordions à Sardou, à Dumas, à Augier et à d’autres médiocrités au détriment d’Otto Ludwig, de Hebbel et Grillparzer ! » Mais ces médiocrités-là, n’en déplaise à M. de Bülow, plaisaient plus à l’empereur Guillaume II que les ennuyeuses célébrités allemandes dont il fait tant l’éloge.

Dans son culte pour les productions allemandes, l’ancien chancelier rappelle avec tristesse l’accueil trop favorable donné, à la veille de cette guerre, « au détriment de la Muse allemande, » à d’insipides productions étrangères. Il souhaite que la façon dont les écrivains, poètes et artistes, si chaleureusement applaudis en Allemagne, ont répondu à ces bravos, serve de leçon aux Allemands trop naïfs et trop enthousiastes. « Plus violentes, dit-il, auront été l’injustice et l’envie, la fureur et la haine déchaînées contre nous par la guerre, moins nous nous laisserons détourner des buts qui sont les nôtres, moins nous faillirons à notre tâche. N’oublions pas non plus combien mince est le rôle de la reconnaissance dans les choses de la politique. Une dette de reconnaissance dans la vie d’un peuple humilie la fierté nationale et engendre d’ordinaire une secrète rancune plutôt qu’une amitié sincère. » M. de Bülow rappelle que Washington a enseigné à ses compatriotes que c’était une grave erreur que de croire à la générosité et au désintéressement des nations entre elles. William Pitt n’a-t-il pas dit aussi qu’à s’en tenir à la stricte justice, il n’est pas d’empire qui survivrait au soleil d’un jour ? Et Pascal n’a-t-il pas affirmé que le droit sans la force était impuissant et que la force était la Reine du monde [6] ? Mais n’est-ce pas aussi l’Autriche, alliée de l’Allemagne, qui a proclamé qu’elle étonnerait le monde par son ingratitude ?

Rappelant aussi la parole de Renan : « La philosophie, pas plus que la chimie ou la mécanique, n’a à intervenir dans la Politique, » M. de Bülow remarque que, si les principes de la politique réaliste sont faits pour être appliqués, il est inutile de les mettre en discours et de les crier sur les toits. Autrement, on exposerait l’Allemagne, — dont la politique, parait-il, a été foncièrement plus humaine que celle de la France depuis Philippe le Bel jusqu’à Napoléon, que celle de la Russie depuis Pierre le Grand jusqu’à nos jours et que celle de l’Angleterre dans tout le cours de son histoire, — à mériter un odieux renom... infortunée Allemagne, comme on la calomnie, elle si modérée, si patiente, si loyale, si équitable, si généreuse !

Invoquant encore une fois Pascal et rappelant que le grand philosophe distinguait entre l’esprit géométrique et l’esprit de finesse, le prince remarquait que, si le premier cause des malheurs en politique, le second peut éviter bien des sottises. « Le conflit actuel, ajoutait-il, est fait pour obliger le peuple allemand à voir à quel point les choses de la politique étrangère intéressent le sort de chacun et que les grandes questions politiques sont comme autant de cartouches de cette dynamite redoutable qui, manipulée avec maladresse, peut amener à chaque instant de si terribles explosions. Ce conflit est fait encore pour démontrer la pressante nécessité de l’intelligence, de la décision et de la froide raison dans les affaires internationales où la vie de la nation se trouverait engagée, et pour prouver enfin qu’on ne peut se passer en ces questions de l’expérience, de la connaissance approfondie des hommes et des choses, et par là même de la juste appréciation d’autrui. » N’est-il pas permis devoir là une nouvelle allusion à la propre personne de M. de Bülow, une invitation adroite à remettre aux affaires celui qui, pendant douze ans, les a conduites si bien dans l’intérêt de l’Allemagne ? Je n’imagine pas cependant que le prince ait voulu faire allusion à sa dernière mission en Italie, qui, malgré des prodiges d’habileté et des millions dépensés, a abouti à un si cruel échec [7].

Insistant sur la nécessité de la prudence en affaires, M. de Bülow rappelait encore que le chancelier de fer, malgré sa rudesse apparente, avait su non seulement dire, mais prouver que la politique est « un art. » Est-ce une critique ou simplement un conseil que l’auteur de la Politique allemande exprime en ces termes : « Une politique extérieure habile nous est d’autant plus nécessaire que, placés au centre de l’Europe et entourés d’adversaires de toutes parts, nous sommes constamment sous la menace d’une attaque de l’ennemi ? Encerclés, nous le sommes depuis mille ans, depuis que le traité de Verdun, divisant l’héritage de Charlemagne, a divisé la race territorialement et politiquement. Le fait que nous sommes enclavés entre les Latins et les Slaves nous oblige à compter toujours dans notre politique intérieure avec notre situation politique. » Ce n’est pas seulement des hommes d’Etat que réclame en Allemagne M. de Bülow, c’est aussi une race politique. « Une des grandes espérances de noire pays est que cette race sorte du formidable conflit où les âmes auront été si rudement soumises à l’épreuve du feu. Il faudra des hommes au cœur généreux qui s’interdisent de rapetisser et de déformer par l’esprit de parti les grandes questions de politique intérieure, des hommes d’un mâle vouloir et qui sachent exiger du gouvernement une politique aussi élevée dans ses visées qu’énergique dans ses moyens. »

L’auteur envisage, avec une confiance et une sérénité vraiment surprenantes, la fin d’une guerre qui aura rendu, croit-il, l’Empire allemand plus puissant encore, et assuré la reprise prospère des progrès de la nation allemande. Il voit, après cette lutte formidable, la solidité de l’œuvre allemande raffermie et la réalisation de cette parole de Gneisenau : « La Prusse ne pourra plus être asservie, car le peuple tout entier prend part à la lutte. Il a fait preuve d’un grand caractère et c’est ce qui le rend invincible... Ce qui était vrai pour la Prusse, ajoute M. de Bülow, est vrai aujourd’hui pour l’Allemagne qui combat contre un monde d’ennemis et qui a la volonté de s’assurer une paix glorieuse. »

Quels en seraient donc les résultats ? Les doux Allemands, qui ne voulaient pas la guerre, ne souhaitaient qu’une chose : consolider et développer parmi les nations leur situation pour les travaux de la paix. « Mais, remarque M. de Bülow avec amertume, il est écrit que le peuple allemand ne pourra réaliser sa destinée et remplir son rôle dans l’Histoire qu’à travers des chemins bordés d’épines !... Notre peuple ne s’est d’ailleurs jamais rebuté et il ne se rebute pas davantage aujourd’hui. Dans un admirable esprit d’union et de résolution, il montre à l’univers que sa volonté, son courage et sa force dominent l’Histoire et l’emportent sur la Fatalité. Ces qualités, — dont aucun peuple ne témoigna jamais avec une aussi profonde et aussi ferme confiance en Dieu, avec un cœur aussi pur, avec tant de simplicité et tant d’unanimité dans l’abnégation, — ces qualités, le peuple allemand espère et croit qu’elles lui vaudront une paix digne de tels exploits, digne de tels sacrifices, digne de sa patrie, une paix enfin qui lui assure de vraies et sérieuses garanties pour l’avenir. »

En présence de tels éloges, on se prend presque à douter de la sincérité de l’auteur. Quoi ! ce peuple, qui est toute l’armée allemande aujourd’hui, serait un peuple religieux, au cœur pur, à l’âme simple et généreuse, lui qui vient de se salir par tant de crimes et d’atrocités, lui qui, au moment même où j’écris ces lignes, forcé de battre en retraite devant nos soldats et nos alliés vainqueurs, souille ses derniers pas sur notre sol par des dévastations et des horreurs sans nom ? C’est cette armée de barbares et de scélérats qui oserait compter sur une paix glorieuse et s’assurer contre nous, contre toute l’Humanité des garanties sérieuses, c’est-à-dire, avec un développement économique immense et la suprématie sur les mers comme dans le monde entier, une domination absolue et sauvage ?... M. de Bülow a écrit ces lignes avec la même impudence que le directeur de la Zukunft, Maximilien Harden, osait étaler ainsi ces jours derniers en ces lignes : « Nous autres Allemands, nous avons la conscience pure. Notre honneur est sauf et nos poches sont pleines ! »


Quoi qu’en dise et pense l’ancien chancelier, la formidable transformation qu’implique pour l’Allemagne la substitution du nouvel Empire au régime de la confédération et dont les Prussiens espéraient tirer encore un plus grand profil pour l’extension totale de leur domination personnelle aura bientôt vécu. Malgré le rescrit habile de Guillaume II et la promesse de réformes politiques impatiemment attendues, l’œuvre gigantesque de Bismarck s’écroulera ; la Prusse démembrée et désarmée verra sa force et sa suprématie anéanties. Les Etats du Sud et du Nord seront séparés et cette cohésion si menaçante de 70 millions d’Allemands pour le repos du monde, sera enfin dissoute à la satisfaction générale. Quant au militarisme allemand, dont la barbarie abjecte fait la honte de ceux qui l’ont pratiqué et glorifié, il demeurera comme le plus exécrable souvenir de ce que peuvent la Force brutale et la Science sans le droit et sans l’honneur.

M. de Bülow a beau préconiser la puissance et le génie de la Nation et de l’Armée allemandes qu’il trouve supérieures à toute autre nation et à toute autre armée, il n’en est pas moins forcé de reconnaître, avec Alexis de Tocqueville dont il cite un passage fort connu, emprunté à l’Ancien Régime et la Révolution que « la France est la plus brillante en même temps que la plus dangereuse des nations de l’Europe et la mieux faite pour y devenir tour à tour un objet d’admiration, de haine, de pitié, de terreur, mais jamais d’indifférence. » Aveu digne de remarque et qui fera l’objet de ma conclusion.

L’ennemi lui-même est obligé d’avouer que les qualités de la France l’emportent sur ses défauts et de dire qu’elle est capable des plus grands desseins comme des plus grandes entreprises, s’intéressant aussi bien aux généralités qu’aux détails et portant ses vues ardentes sur tout. Le prince de Bülow, si disposé à louer, à admirer sa propre patrie, ne la flatte guère cependant par cette constatation sortie de sa plume : « Nous autres Allemands, par notre maladresse politique, par les déformations et la confusion de notre vie nationale, nous n’avons que trop souvent trahi le succès de nos armes, et par notre politique intérieure mesquine et à courtes vues, nous nous sommes rendu impossible pendant des siècles une politique étrangère féconde. Nous ne sommes pas un peuple politique. » Un ancien fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, le directeur Althoff osait même aller plus loin. S’il admettait avec orgueil que le peuple allemand fût le plus savant de la terre et le plus capable à la guerre, il ajoutait : « Comment pouvez-vous vous étonner que nous soyons des ânes en politique ?... » Cela continue, car la politique étant le sens des généralités, l’Allemand n’ayant pour but que de placer l’intérêt général après l’intérêt le plus restreint, est incapable d’avoir un sens politique avisé. On peut, en conséquence, répéter avec Goethe « que l’Allemand est capable dans le détail et piteux dans l’ensemble. »

Au portrait que Tocqueville a fait de notre pays et qu’a deux fois reproduit M. de Bülow, il me plaît d’ajouter ici celui que Jean-Louis de Guez, sieur de Balzac, en traçait dans le Prince, sa remarquable étude sur la situation politique de la France sous Louis XIII. Le philosophe remarque que la Fortune a toujours gouverné en souveraine parmi nous. « On a mis, dit-il, en proverbe notre légèreté, notre inconstance, notre folie. On a dit que la France était un vaisseau à qui la tempête servait de pilote... Toutes les maximes reçues universellement pour véritables se sont trouvées fausses en ce qui nous regarde. Tous les signes d’une mort certaine ont été vains, quand ils ont paru sur nous. Toute la sagesse étrangère s’est trompée au jugement qu’elle a fait de notre monarchie. » Balzac rappelle les triomphes éphémères des Espagnols, les guerres civiles depuis Henri II, les factions qui déchiraient le royaume et se sont évanouies, la faiblesse et la timidité des maîtres devant les serviteurs, qui, cependant, n’ont pas empêché l’autorité de se reprendre et de prédominer, et il s’écrie : « Ces désordres et autres semblables ne devaient-ils pas perdre la France, et beaucoup d’États n’ont-ils pas péri à moins que cela ? Elle a pourtant fait mentir tous les devins ; elle a réfuté tous les politiques ; elle a mis des exceptions à toutes les règles générales et il n’y aurait pas tant de quoi s’étonner qu’un corps dont le tempérament fut mauvais et la constitution déréglée, fût parvenu à une extrême vieillesse par des blessures, des excès et des débauches, que de considérer que cet Etat a duré contre toutes les apparences humaines. C’est notre fortune qui a corrigé tous les défauts de notre conduite ; c’est le hasard qui nous a sauvés ; ou pour nommer notre bonheur plus chrétiennement et pour quitter les termes de l’usage corrompu qui sentent encore le paganisme, c’est Dieu qui a pris un soin particulier de la France abandonnée et a voulu être son Curateur dans la confusion des affaires. C’est sa Providence qui a perpétuellement combattu contre l’imprudence des hommes ; c’est le Ciel qui a fait autant de miracles qu’ils faisaient de fautes. »

Aujourd’hui, les Français, que les Allemands supposaient, avant cette guerre, indisciplinés, pervertis, dégénérés, ont mis résolument en pratique l’antique devise : « Aide-toi, le Ciel t’aidera. » Au premier coup de canon tiré à la frontière, au premier pas de l’envahisseur sur le sol sacré, ils ont senti renaître en leurs âmes la vieille bravoure gauloise et courir dans leurs veines le frisson guerrier. Ils ont oublié leurs divisions et leurs querelles ; ils ont rejeté du pied les théories décevantes et dégradantes, le pacifisme à outrance, la volupté basse, le scepticisme dissolvant, la lâche indifférence. Ils ont voulu connaître et savourer la joie enivrante de la lutte et des périls. A la surprise des Allemands et d’autres peuples, ils se sont montrés, dans leurs élans héroïques, les dignes successeurs de leurs ancêtres, les Francs, qui se glorifiaient avec raison de faire dans le monde les gestes de Dieu.


HENRI WELSCHINGER.

  1. Die Deutsche Politik, 1 vol. in-8 avec portrait, Reimar Hobbing ; Berlin, 1916.
  2. Dans un autre passade de l’édition nouvelle, le prince, citant à propos de l’Angleterre la réflexion de Machiavel qui recommande en politique de ne pas se lier à plus fort que soi. de peur d’être à sa merci, nous rapporte une remarque de Bismarck à Sybel en 1893 : « L’Angleterre est le plus dangereux ennemi de l’Allemagne. Elle se tient pour invincible et se figure n’avoir aucun besoin de nous. Elle ne croit pas encore l’Allemagne son égale, et les conditions de l’alliance qu’elle consentirait avec nous seraient de celles que nous ne pourrions jamais accepter. Dans toute alliance que nous signons, il faut que nous soyons les plus forts ! »
  3. Le prince de Bülow, qui cite Gœthe à tout propos, ne sera pas surpris que je relève ici une observation du célèbre poète allemand sur la trop grande facilita avec laquelle ses concitoyens se servaient du nom et de la personne sacrée de Dieu : » Les Allemands, disait-il, agissent avec Dieu, l’Etre incompréhensible, comme s’il n’était plus que leur égal. S’ils étaient vraiment pénétrés de sa grandeur, ils se tairaient et le respect les empêcherait même de prononcer son nom. » Il est vrai que. le professeur Lasson, ou Lazarussohn, a dit que « Dieu le Père était réservé uniquement à l’usage de Sa Majesté. »
  4. Bismarck y comptait bien et on le savait. — Guillaume II ne dit-il pas lui-même un jour à une députation socialiste : « Je suis prêt à écouter vos doléances, mais n’allez pas plus loin, ou je fais tirer dont le tas ! »
  5. Le chancelier de fer s’est plu en effet à émettre nombre de maximes politiques qu’aurait signées Machiavel, comme celle-ci : « Tous les traités de paix du monde constituent un provisoire qui n’a qu’une valeur momentanée. »
  6. M. de Bülow oublie que Pascal a dit aussi : « Il faut mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort et que ce qui est fort soit juste. »
  7. Cf. mon étude sur la Mission du prince de Bülow à Rome ; Bloud et Gay, 1915.