et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 97-99).

XV

LE REVOIR

Au petit jour un des yachts impériaux levait l’ancre. Il sortait du port à belle allure, par une mer houleuse et un vent debout ; mais, sous forte pression, sa machine faisait tête seule, sans l’aide de voiles.

À bord, l’empereur, debout sur la passerelle, jetait dans le vent des ordres brefs… Le capitaine, près de lui, regardait.

Alexis, au sortir de la jetée, se retourna vers son officier.

— Droit sur Kronitz, à toute vitesse, commanda-t-il.

Ensuite, il descendit jusqu’à la cabine. Rorick, tout pâle, les yeux gros de sommeil, courut à son père en le voyant entrer.

L’enfant, enlevé brusquement de son lit, habillé en hâte, avait été sans plus d’explications transporté dans le bateau par ses gouverneurs, pendant que son père, qui ne s’était pas couché, expliquait rapidement à ses ministres l’urgence d’un voyage et leur donnait plein pouvoir de régir le gouvernement en son absence.

Cette urgence, n’était-ce point le désir fou de revoir plus vite l’absente — l’adorée — de voler à sa rencontre, d’abréger les dernières heures de séparation ?

Si : c’était cela…

Alexis, voyant son fils inquiet, le prit dans ses bras, le garda sur ses genoux et, avec une tendresse expansive auquel le petit n’était pas habitué, il lui dit :

— Mon Rorick, mon doux trésor ; je crois que nous allons tous deux au-devant du bonheur.

— Oh ! père, que je suis heureux de te trouver ainsi. C’est si rare de te voir les yeux gais. Où allons-nous ?

— À une incroyable réunion, mon chéri. Il s’est passé une chose inouïe, invraisemblable, que je ne parviens, qu’à peine à m’expliquer… et qui me rend fou de joie….

— Il s’agit de maman ! s’écria l’enfant, illuminé. J’en ai rêvé toute la nuit.

— Oui. Tu te souviens de ton récent voyage en France ?

— Très bien.

— Tu m’as dit y avoir rencontré une dame qui t’avait profondément impressionné.

— En effet : elle me regardait avec de grands yeux si profonde, si tendres, comme le regard des portraits de maman… Une apparition…

— Tu la reconnaîtrais ?

— Oh ! oui, père, sans hésitation. C’est toujours son visage que je revois dans mes rêves ; c’est elle encore, toute cette nuit, qui était à mon chevet.

— Je crois, mon Rorick, que Dieu va enfin nous dédommager de notre douleur passée… la douleur due à la haine de nos mortels ennemis… Tu t’en souviendras, Rorick… Je t’expliquerai tout cela… En attendant, savoure l’heure qui va venir… et remercie Dieu…

— Il nous rend maman ?

— Je l’espère, mon chéri…

— Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu !…

Rorick, éperdu, se mit à sangloter convulsivement, ses bras noués au cou de son père. Toute sa petite âme, privée si longtemps des tendresses auxquelles elle aspirait, montait à ses lèvres. Le pauvret éprouvait une émotion impossible à vaincre.

Doucement, son père caressait ses joues, essuyait ses yeux, en proie lui-même à une extraordinaire impression.

Le bonheur de l’influence féminine perdue et retrouvée se faisait déjà sentir… à distance.

Alexis, le dur et sévère Alexis, était transformé. Nerveux, ému, il ne tenait plus en place, interrogeant sans cesse l’horizon, la lunette du bord braquée dans les lointains d’où allait revenir l’aimée…

Il perdait son ton autoritaire et bref… Il devenait bon, infiniment, tant l’attendrissement amollissait son cœur.

Les officiers du yacht s’en réjouissaient, sans deviner encore la cause de ce changement… Ils s’enhardissaient auprès du maître, souriants eux aussi…

Pourtant, on n’était pas encore au but. Le père et le fils auraient voulu pousser le bateau, nager devant, plus vite… plus loin…

Mais à quoi servait de tant se presser ? Ils arriveraient sans doute les premiers. Le yacht ne possédait pas l’impeccable machinerie du Brise-Lames ; il n’avait pas des ailes à ses mâts, comme l’autre yacht impérial.

Et puis, que de choses à craindre encore : accidents, maladies — et enfin déception !

Si cette ressemblance inouïe allait les tromper ?… Oh ! ce serait affreux !

La mer était parfaitement calme. Une fois sortis des côtes, plus un souffle ne troublait l’harmonie du voyage.

Rorick, sans cesse sur la passerelle, surveillait l’horizon.

À chaque fumée qui s’estompait dans le lointain, il avait des sursauts du cœur.

— Papa, allons au-devant du Brise-Lames ! suppliait-il.

— C’est ce que nous faisons, mon enfant, pour la revoir plus vite, notre aimée… Pourvu que le bateau qui la ramène ne soit pas déjà passé !

Puis l’empereur réfléchit que, vu la date de la dépêche, il ne pouvait être possible au navire d’avoir gagné si vite l’escale de Kronitz.

En conséquence, il donna l’ordre de remonter un peu au nord, afin de croiser dans les environs des Îles Siamos. et de voir en passant où en était le blocus qui encerclait le domaine des Romalewsky.

— Ah ! comme en songeant à eux le cœur d’Alexis bondissait de colère… de haine aussi !… Eux qui non seulement avaient si cruellement brisé sa vie… mais qui s’étaient si odieusement joué de lui.

Ah ! qu’ils avaient été forts, dans la lutte contre leur vainqueur !

Comme habilement ils avaient manœuvré pour essayer de renverser son trône avec leur société secrète de l’Étoile-Noire, heureusement détruite à temps ! Et comme plus habilement encore ils avaient su frapper le colosse au cœur !…

Alexis s’en voulait maintenant de n’avoir pas écouté tout de suite ce brave Georges Iraschko, le pauvre bon garçon, si fidèle et si dévoué, que sa fierté impériale avait repoussé trop longtemps !

Il aurait à cœur de le récompenser doublement, aujourd’hui, de tant de zèle, de tant de dévouement, et de réparer ses rigueurs passées.

Un jour, vers midi, la vigie signala, au nord, la silhouette des Îles Siamos, et, en un cercle lointain, le cordon des navires du blocus.

— Les bandits ! murmura l’empereur, bouillant de la colère qui lui montait aux lèvres… Je les ferai bombarder et réduire en cendres dans leur repaire…

— Attends, père, fit Rorick, qui s’était rapproché. Maman nous dira peut-être des choses qui modifieront tes projets…

Alexis sourit. La sage modération de son fils l’étonnait toujours.

Cependant, en approchant des trois îles, les passagers du yacht impérial virent une chose vraiment étrange.

Devant eux, par une mer dénuée de vagues, absolument calme, un des cuirassés du blocus s’enfonçait progressivement. Ses bords s’écartaient comme ceux d’un château de cartes, et les embarcations que les matelots essayaient de mettre à la mer tombaient en morceaux dès qu’ils y touchaient.

Le capitaine du yacht courut prévenir l’empereur de ce fait anormal.

Encore du sorcelage ! fit le pilote. Dans les entours de ces îles diaboliques il se passe toujours des choses qu’on ne comprend pas.

L’empereur vit la chose, la devina à peu près, et grâce au télégraphe sans fil, fit passer l’avis aux navires du blocus de s’éloigner de quelques kilomètres.

Puis il donna l’ordre d’envoyer plusieurs salves d’artillerie dans la direction du blocus pour ébranler l’air et déplacer les rayons maléfiques.

Le yacht continua d’avancer. Les vigies avaient été doublées, surveillant l’une la mer, l’autre le massif des îles.

Quand vint la brume du soir, l’empereur fit mettre en panne et se posta lui-même sur le banc de quart avec une lorgnette de nuit pour observer l’état de l’atmosphère.

Ce ne fut pas long. Il aperçut, rayant l’horizon, une longue projection de couleur lilas rosé qui partait de la pointe de l’Île Verte, fouillait le cercle du blocus, s’arrêtant alternativement sur les navires.

Alexis calcula que le rayon ennemi pouvait avoir une dizaine de kilomètres d’étendue, et il télégraphia de suite ses bateaux de s’écarter davantage.

Il leur signala l’ennemi, conseillant de faire eux-mêmes des projections électriques dans le sens opposé pour voir s’il était possible de repousser l’action néfaste ou de la neutraliser.

Rien n’y fit. Les deux projections s’unirent comme un spectre d’arc-en-ciel, et la raie lilas continua, poursuivant les navires.

Ce fut alors un spectacle curieux, une chasse lumineuse.

Les bateaux au pavillon impérial fuyaient sous la nuit, traqués par la sinistre lueur.

Cependant, leur fuite finit par les mettre hors de portée, et une victime innocente paya pour eux, ainsi que toujours.

Un navire arrivait du fond de l’horizon, sous ses feux réglementaires, sans méfiance.

Il ne remarqua pas, évidemment, quelle infernale clarté s’attachait à ses flancs.

La hune levée blanchissait la mer, confondant la lueur néfaste dans ses reflets, de sorte que le transocéanien, loin de se douter d’un pareil danger, se croyant en sûreté sur une mer paisible, continuait sa route avec sérénité.

Soudain, lui aussi manifesta une allure inquiète. Du yacht on avait essayé de lui lancer des avis d’attention mais, sans récepteur de télégraphie sans fil, il ne comprenait pas, marchait sans arrêt au péril insoupçonné.

On le vit d’abord actionner ses pompes, puis sa coque s’ouvrit et, en moins de cinq minutes, il coula à pic.

— Les démons ! fit l’empereur. Tous les canots à la mer ! Qu’on sauve ces malheureux !

Les matelots, du yacht impérial obéirent, mais sans enthousiasme, ne comprenant pas.

Un abordage, une bataille les eût trouvés sans peur, mais devant une agression occulte, fantastique, ils tremblaient malgré eux.

— Papa ! cria Rorick en s’élançant à l’échelle de corde, je vais moi aussi au secours des naufragés.

Pour toute réponse, son père le retint énergiquement par le bras, et le maintint solidement par le poignet.

Les petits canots de sauvetage avaient éteint leurs feux ; ils rasaient l’eau, espérant éviter d’être vus.

Dans l’eau profonde, aucun mouvement, les naufragés surpris sans doute en plein sommeil, avaient péri sans deviner le pourquoi.

On eût dit que l’apparition d’un vaisseau fantôme venait de passer.

Le rayon violet avait disparu…

— Papa ! sanglotait Rorick ; papa, laisse-moi aller !… Je sens, que maman est là…

Il n’acheva pas. Son père venait de se précipiter à l’eau.

Il nageait avec force vers un point sombre d’où émergeait un rocher.

Aussitôt, l’électricien du yacht dirigea une projection sur l’empereur, pendant qu’un canot, avisé par un signal de fusée, ramait énergiquement.

Le capitaine du yacht dut retenir de force Rorick au désespoir.

Cette scène avait duré quelques minutes. Sous la clarté blanche maintenant, on apercevait deux formes, l’une inerte, l’autre luttant pour la soutenir…

Et l’empereur avançant vers elles…

Il les joignit en même temps que le canot. Les matelots tendirent leurs rames. Le naufragé, à bout de forces, s’y cramponna, soulevant le corps qu’il protégeait.

Puis, aidé d’Alexis, ils parvinrent à escalader le bord.

Alexis, penché sur eux, dévorait leurs traits.

Vivement, le canot accosta au yacht, pendant que les autres embarcations continuaient à fouiller la mer pour recueillir, si c’était possible, les épaves vivantes.

Une fois à bord du yacht impérial, les soins les plus énergiques furent prodigués aux naufragés.

Rorick, libre enfin, s’élança. Il aperçut la forme blanche étendue, livide, sur le pont, il passa un de ses bras sous sa tête, il mit un pieux baiser sur ses yeux clos, puis le miracle s’opéra…

Les yeux s’ouvrirent et l’enfant, de toute l’âme, cria :

— Maman !… Maman !

Une voix douce lui répondit dans une étreinte :

— Mon chéri…

Quelques heures plus tard, Yvana revenue de tant de périls, très faible, mais si profondément heureuse, ne pouvait s’arracher à l’étreinte de ses deux amours : son mari, à genoux devant elle, les mains dans ses mains, la contemplant ardemment… Son fils, dont la jolie tête reposait sur son épaule.

Ils parlaient à peine ; un si violent tumulte agitait leur âme, que trop de mots pressés venaient à leurs lèvres. Alors, ils se taisaient, savourant leur joie infinie.

Georges Iraschko, un bras en écharpe — car il l’avait brisé en sauvant Yvana lors de l’effondrement surnaturel du Brise-Lames devant les Îles Siamos — Georges Iraschko, les regardait tous les trois, sans songer aux larmes qui inondaient son visage.

— Levez-vous, Alexis, dit enfin Yvana, se reprenant la première. Je voudrais vous dire toutes ces années vécues sans vous, où cependant je ne perdais jamais de vue votre chère présence. Sans savoir, enterrée vivante presque, murée dans une obscurité d’esprit que l’on m’imposait, je n’apercevais de lueur que vers vous… et vers toi, mon Rorick… Nous étions éloignés, non séparés !

— Plus tard, dit l’empereur, tu nous conteras tout ce que tu pourras, ma chérie. Pour le moment, te voir me suffit… Il faut te reposer, tu as tant souffert !…

— Seulement au moral… Les Romalewsky s’efforçaient d’être bons pour moi.

— Oh ! les maudits ! gronda l’empereur, les lèvres pâles. Pourrai-je être assez cruel pour punir un tel forfait ?…

— Laissez, Alexis, pardonnez-leur… La haine les aveugle… Et nous sommes maintenant si heureux qu’il ne faut point par du sang gâcher tant de bonheur. Parlons d’autre chose, voulez-vous ? dit-elle avec son adorable sourire.

— A-t-on pu sauver quelqu’un de nos malheureux compagnons ? demanda Georges.

— Peu, confirma l’empereur. C’est miracle que quelques personnes, avec vous deux, aient pu échapper à la catastrophe.

— Toujours mon étoile, sire. J’étais sur le pont, alors que les autres passagers dormaient. Je savais passer près des Îles Siamos… Je voulais, de loin, apercevoir le domaine de mes frères ennemis, et je veillais, troublé… Tout à coup, j’ai entendu des craquements étranges dans les œuvres vives du bateau. Appuyé sur le bastingage, je le sentis mollir, la rampe de fer s’effritait sous mes doigts.

— Extraordinaire !

— Je compris un danger immense, inconnu. Je bondis à la cabine de ma bien-aimée souveraine. Sans plus de cérémonie, car je voyais sourdre l’eau de partout, je la saisis dans mes bras, remontai sur le pont et sautai avec mon fardeau à la mer, n’ayant qu’une idée : nager loin, avant que l’effondrement du bateau eût créé un remous engloutisseur. Je comptais sur mes forces pour joindre un des navires de guerre.

— Brave Georges, s’écria Rorick. Comment te rendre ce que tu as fait pour nous ?

L’empereur n’avait rien dit. Mais dans le regard de cet homme violent et fier se lisait un regret affectueux, une gratitude infinie.

Il tendit sa main loyale et puissante au jeune homme :

— Merci, comte Iraschko, dit-il. Merci d’avoir vaincu mes doutes et triomphé de mes préjugées. Désormais, tu es de notre famille… Tu as acquis ce droit par ton dévouement poussé jusqu’à affronter la mort pour sauver mon épouse adorée… Parle, que désires-tu encore ?

— Rester près d’elle… Lui consacrer le reste de mes jours, conclut l’ex-moine de Narwald, en regardant celle qu’il avait sauvée.

Yvana sourit :

— Vous écrirez notre vie d’aventures, vous reprendrez l’uniforme de votre régiment, n’est-ce pas, mon ami ?

— Uniforme sur lequel j’attacherai le grande croix d’honneur, ajouta Rorick.

Un roulement lointain — sorte de grondement assourdi — interrompit la conversation, puis une forte secousse agita le yatch.

— Qu’est-ce encore ? fit Alexis, se hâtant vers le pont, suivi des trois autres personnages, Rorick soutenant sa mère.

Un spectacle vraiment féerique s’offrit aux yeux des passagers.

Une immense lueur rouge montait dans le ciel. Des colonnes d’eau jaillissaient comme des geysers autour des îles Siamos ; des blocs de rochers lancés avec une force inouïe rayaient l’horizon comme des bolides.

Les îles s’émiettaient ; déjà l’Île Blanche formait un amas indéfini qu’escaladaient les vagues.

Tous les alentours étaient agités comme par l’explosion d’un volcan à trois cratères, car des trois îles s’élançaient des gerbes de flammes, des trombes d’eau.

— On dirait l’enfer qui saute ! dit un matelot en se signant.

Yvana, terrifiée, regardait les yeux agrandis d’épouvante.

Son mari, un bras passé sous le sien, se demandait quand cette extraordinaire éruption allait fini.

Il fallait vraiment que les forces explosives fussent inouïes. Des bouquets de feu de toutes couleurs se croisaient ; et au milieu du bruit, du fracas inexprimable, un craquement formidable se perçut et le massif entier de porphyre rose qui formait une des Îles s’effondra, faisant rejaillir des masses d’eau et d’écume.

Ce fut le couronnement… Tout s’éteignit…

L’eau, plus forte toujours, avait vaincu le feu !

Maintenant, un silence de mort avait succédé au tumulte ; à la place de l’archipel émergeaient encore quelques blocs de rochers, que les larmes prenaient d’assaut.

— Au télégraphe ! ordonna l’empereur. Que les navires du blocus rallient le port de Kronitz.