et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 78-79).

XVIII

LES DEUX ENNEMIS

Il passa l’après-midi à l’hôtel et lut les journaux.

Le désastre était complet. Les secrets les plus profonds de l’association étaient livrés au public.

La peur avait ouvert les lèvres cousues ; des perquisitions au domicile des chefs avaient révélé les correspondances, dossiers, feuilles de propagande. La panique générale avait fait le reste.

Le coup était rude. Fédor combina ses plans, écrivit à Boris avec les signes convenus ; il glissa dans ses chaussures une liasse de billets de banque et sa petite botte magique contenant l’Extansum.

Alors, il se crut en mesure de subir toutes les attaques.

Vers, le soir, à l’heure où Fédor se dirigeait vers le restaurant, le gérant de l’hôtel s’approcha de lui :

— Un officier d’ordonnance de Sa Majesté demande à parler à monsieur.

Le prince tressaillit.

— Je suis découvert, pensa-t-il, advienne que pourra !

Il eut un geste fataliste et se rendit au salon de l’hôtel. Un officier en tenue s’avança vers lui, fit le salut militaire :

— Prince Fédor Romalewsky, dit-il, Sa Majesté l’empereur m’envoie vous chercher. Une audience vous est réservée pour ce soir.

— Allons, pensa Fédor, on y met des formes.

— À quelle heure ? demanda-t-il.

— À l’instant. J’ai une voiture de la cour et je vous enlève, prince.

— Il faudrait cependant que je change de costume, je ne puis me présenter ainsi au palais…

— Si vous voulez, prince, je vous demanderai la permission de vous accompagner dans votre appartement et de vous y attendre.

— Vous ne devez pas me quitter, monsieur ?

— Non, prince.

— Obéissez à votre consigne, et suivez moi.

Fédor n’avait apporté avec lui qu’une très petite valise. Force lui fut de se passer de sa tenue officielle. Sa toilette s’acheva donc rapidement.

Il savait l’inutilité de poser une question quelconque à un homme auquel un ordre suprême défendait de parler.

— Nous pouvons partir, monsieur, je suis prêt, dit-il bientôt, passant sans affectation devant l’officier.

Conduit à la salle des gardes du palais impérial, le prince attendit fort peu.

Un page, selon l’étiquette, vint l’aviser et l’introduisit dans un salon attenant au cabinet de l’empereur.

Il l’y laissa seul.

Alexis souleva lui-même la portière qui séparait les deux pièces et entra. Il était on uniforme, sans épée. Son regard bleu, clair et froid s’arrêta sur celui du Kouranien, qui s’inclinait :

— Fédor Romalewsky, dit l’empereur, je ne puis donner le titre de prince à un homme qui a trahi sa parole et sa foi, violé son serment, et renié toutes les traditions de la noblesse.

— Je n’ai pas trahi ni parole, sire.

— Vous m’aviez juré fidélité après la guerre.

— J’ai juré de ne pas attenter à vos jours, sire. J’ai tenu…

— Vous avez oublié la formule du serment, alors ? Faut-il vous la rappeler ?…

— C’est inutile, sire. Les mots n’ont qu’une valeur relative ; ils changent selon les pays. J’ai tenu l’intention de mon serment. Je n’ai pas attenté à vos jours.

— Vous avez commis de plus grands crimes en excitant le peuple à la révolte, en abusant de la crédulité des simples, en jetant ces naïfs à l’erreur.

— Quelle erreur ? Dire aux pauvres : « Le Créateur t’a fait l’égal du riche ; le corps de l’ouvrier a la même constitution que celui du patron, son intelligence, développée par l’instruction égale, vaut celle de l’homme qui prétend te diriger ? » Où est le mal de relever l’être humain, de l’empêcher d’agir en bête de somme sous le fouet ?

— Le mal est dans le but que vous cherchez, Fédor, et qui n’est pas le bien du peuple, mais l’exercice de vos haines. Lorsqu’on a lu vos lettres, vos journaux, vos brochures, on est renseigné. L’élévation de l’âme populaire doit servir vos vengeances, et l’armée des sectaires que vous voulez créer est destinée à combattre, avec des armes prohibées et sournoises, ceux qui marchent sous le drapeau, avec l’honneur pour guide.

— Ceux qui marchent avec l’honneur pour guide ont assassiné mes parents, deux vieillards…

— Je pourrais vous répondre que vos compatriotes ont lâchement tiré sur l’impératrice… et que l’un de ces actes est la répression de l’autre.

— C’est pourquoi il ne peut y avoir entre nous, sire, qu’inimitié.

— J’ai eu égard jadis aux liens très lointains qui liaient votre famille à celle de l’impératrice… Aujourd’hui que tout est brisé…

Fédor eut un mauvais sourire… Alexis le surprit.

— Quelle pensée avez-vous, Fédor ?

— Aucune que je veuille avouer, sire !

— Même si, par un moyen quelconque, on vous y force ?

— Je n’ai peur d’aucun moyen, devriez-vous rénover en mon honneur toutes les horreurs de l’Inquisition !

— Ce n’est plus dans nos mœurs. Cependant, vous vous doutez que votre liberté est compromise ?

— Vous me tenez… pour le moment…

— Je vous aurais encore fait grâce, Fédor en vertu de ce vieux principe familial, si j’avais pu compter sur votre bonne foi.

— Ma bonne foi est absolue, c’est précisément pourquoi je ne veux rien promettre, Alexis. Nous sommes ennemis comme le ciel et l’enfer… Nous lutterons.

L’empereur eut un méprisant sourire.

Le prince continua :

— Vous êtes superbe, n’est-ce pas ? Et fort… Eh bien, sire, je vous tiens, moi qui suis là, sans armes, sans défense aucune, et vous donneriez avec joie la couronne qui va si bien à votre front altier, pour savoir mon secret.

— Je ne veux rien de vous, Fédor ; vous êtes dégradé et déchu. Le mensonge est votre arme, et aucune des miennes ne saurait se mesurer avec celle-là. Vous avez commis toutes les félonies.

Fédor, sous cette avalanche d’accusations, pâlissait davantage, ses poings se crispaient.

Il dit, d’une voix métallique :

— Mes armes ne sont plus les vôtres. Aujourd’hui, vous allez me faire exécuter avec mes malheureux frères et pourtant, je le répète, Alexis, vous me rendriez immédiatement des honneurs, des grades, des titres, et même la liberté de tous mes affiliés, si je vous disais le mystère que je possède.

— Taisez-vous ! fit l’empereur exaspéré. Je devine votre subterfuge, une nouvelle machination, une tentative déloyale comme toutes celles dont vous êtes capable. Je ne devrais pas m’abaisser à vous entendre.

Ce disant, il pressa un timbre. Un page apparut.

— Deux gardes, dit l’empereur. Et qu’on emmène cet homme à la forteresse d’Alt, où on le gardera au secret le plus absolu.

Fédor haussa les épaules :

— Vous me croyez vaincu, Alexis ; je suis triomphant, au contraire !

Quand il fut loin, l’empereur songea. Il avait eu le matin une seconde lettre de Georges Iraschko. Le pauvre être dévoué, mais faible, avouait son impuissance.

Il n’avait pu aller lui-même aux Îles des Romalewsky, car il aurait été reconnu. Il y avait envoyé son valet fidèle, déguisé en pêcheur. Celui-ci était revenu avec la certitude que Roma n’avait jamais mis les pieds à l’archipel Siamos.

Georges avait alors écrit à Mariska une lettre navrante où il implorait sa pitié en faveur de leur amie commune, lui demandant comme une grâce suprême de le renseigner, s’engageant en retour à épargner Boris dans le duel à mort.

Et rien, aucune réponse n’était parvenue. Georges s’avouait découragé, épuisé, prêt à recevoir le dernier coup.

Alexis, irrité contre lui-même, se disait :

— J’ai écouté et choisi un incapable pour messager. Je me suis laissé allé à croire une histoire de magie. Ce méprisable Fédor a voulu sûrement y faire allusion, se jouer d’une crédulité stupide que j’ai eu la sottise de laisser voir. Il est au-dessous de moi de prêter l’oreille à des subterfuges, quand je suis sûr ! sûr du malheur irréparable qui a broyé mon cœur.

De nouveau, il pressa le timbre électrique qui le mettait en communication avec ses secrétaires.

— Télégraphie, dit le souverain : « Comte Georges Iraschko, hôtel de Terre et de Mer, à Kronitz : Abandonne toute recherche ; tu es victime d’une mystification. Défends-toi et reviens ensuite à ton régiment.

« Alexis.