et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 75-76).

XVI

L’OISEAU ENVOLÉ

En quittant le cabinet impérial, Georges Iraschko eut un éblouissement, qui l’obligea à s’asseoir dans la salle des gardes et à y prendre un peu de repos.

Il avait épuisé son reste de forces en cette longue audience. Il ne pouvait plus se tenir debout.

Un officier d’ordonnance s’aperçut de l’abattement de son camarade et le conduisit à une voiture qui le ramena chez lui.

Malgré toute son énergie, il fut impossible à Georges de repartir le soir. Il dut se mettre au lit. Il y dormit quinze heures, sous la garde de son vieil intendant, anxieux d’un tel état.

Lorsqu’il put enfin reprendre la route de Paris, le rapide d’Orient était passé, et il lui fallut se contenter des express, ce qui le retarda considérablement.

Il se minait d’impatience, oubliait presque ses propres malheurs pour ne songer qu’au bonheur de Roma, lorsqu’il lui dirait de venir à Arétow, qu’elle verrait Alexis et Rorick, qu’elle serait reçue par eux.

Son plan était combiné. Il tâcherait encore d’accompagner la jeune femme jusqu’à la capitale. Puis, sa tâche accomplie, il irait au-devant du destin redoutable qui le guettait. Mais la mort lui semblerait plus douce s’il était parvenu à son but avant de quitter la terre.

Comme cela, il n’aurait pas complètement manqué sa vie !

Pourtant, il y avait des invraisemblances colossales dans la réparation qu’il échafaudait !

Comment expliquerait-on jamais une résurrection ? Quel drame s’était accompli ? Quel rôle avaient joué les Romalewsky ? Tout cela restait ténèbres…

Mais qu’importait ! Georges avait fait un pas immense vers la lumière, et il bénissait le ciel !

En cet état d’esprit, le voyage lui paraissait tantôt long quand il s’énervait, tantôt court lorsqu’il bâtissait un rêve, une histoire extraordinaire d’enlèvement, de substitution, de séquestration…

À peine sa pensée, dérivait-elle sur Mariska, sur son duel… Il les oubliait… s’arrangeait une existence près de celle qu’il aimait jusqu’au sacrifice complet, absolu… ne demandant qu’à la voir heureuse.

Quand lui revenait au cerveau la menace lancinante, il éprouvait à présent une douleur bien plus cuisante de quitter la vie au moment où elle allait devenir intéressante, peut-être utile.

Les villes défilaient. Il changeait de train machinalement, mangeait à l’occasion, dormait de même, très peu, à cause de son état fiévreux.

Enfin, à dix heures du soir, le 3 avril, il débarqua à Paris. Il s’était marié le 26 mars.

Jamais, sans la sanction des dates, il n’aurait pu croire qu’il n’y avait qu’une semaine à peine d’écoulée.

Il courut jusqu’à l’hôtel du Faubourg-Saint-Honoré. Il le vit clos, sonna plusieurs fois, une sueur froide aux tempes.

À la longue, on tira le cordon ; le concierge somnolent le regarda, ahuri.

Aucune lumière dans les appartements ; la cour restait muette, sans serviteurs, sans chevaux, sans voitures.

Cet ensemble silencieux serra le cœur du jeune homme.

— Où sont-ils ?

— Monsieur le comte l’ignore ? Toute la famille est partie.

Mme Sarepta aussi ?

— Oui monsieur.

— Avec Madame…

Il hésita comment nommer Mariska ? Mais l’homme comprit :

— Tous, monsieur.

— Pour quel endroit ?

— Je crois qu’ils sont partis aux Îles Siamos. Monsieur doit le savoir comme moi.

« En effet, je devrais », pensa Georges, qui reprit :

— Et quand sont-ils partis ?

— Il y a cinq jours, monsieur.

— Le prince Fédor aussi ?

— Le prince Fédor a dû aller à Arétow. Monsieur veut-il entrer ? J’ouvrirai la maison.

— Oh ! non, dit Georges, non. Vous n’avez pour moi aucune lettre ?

— Je n’ai rien, monsieur.

— Nul de la famille n’a annoncé son retour ici ?

— Non, monsieur. J’espère des ordres… Je n’attendais pas monsieur.

Georges partit sans plus rien demander.

À quoi bon ?

Cet échec nouveau l’atterrait…

Que faire ? Où courir ? Il songea à Paul Karakine ; mais il lui était atrocement pénible d’aller conter sa déconvenue, l’invraisemblable désastre de sa vie.

Il mourait d’appréhension, de douleur, de déception, mais il voulait agoniser seul, dignement.

Il se fit conduire à sa demeure et fut reçu par son valet de chambre avec une véritable joie.

Cet accueil empressé lui fit du bien ; il avait oublié ce brave homme, dont la sympathie arrivait à propos vers ce maître désemparé.

Vasili, qui suivait Georges depuis dix ans, était au courant de toute la vie de son maître.

Non seulement il lisait ses lettres — oh ! par amitié — non seulement il prenait dans la bourse du jeune homme ce qu’il lui fallait — avec discrétion et simplement parce que, bien sûr, monsieur le lui donnerait volontiers — mais il aimait Georges sincèrement, le soignait, le conseillait même et avait une peine extrême de la triste aventure du mariage, car elle avait fini par être sue à l’office.

Seulement, aucun des gens n’étant Parisien, la chose n’avait pas transpiré au dehors. Elle s’était cantonnée parmi le personnel.

Lorsque Vasili aperçut son maître abattu, maigri, les yeux creusés, il éprouva un véritable chagrin.

— Voilà ce que c’est de ne pas m’avoir emmené. Personne n’a soigné mon lieutenant.

— As-tu des lettres pour moi, Vasili ?

— J’en ai tout un tas, monsieur. Elles sont sur le bureau de monsieur par rang d’arrivée. Mais avant d’y toucher, je vais faire servir quelque chose à monsieur, un peu de viande froide, du thé ?

— N’importe quoi ! répondit le jeune homme. Qu’on monte ici un plateau…

Ce fut fait à l’instant. Georges, impatient, avait saisi le paquet énorme des courriers amoncelés. Il décachetait nerveusement les enveloppes.

Des compliments, des félicitations, des souhaits…

L’ironie des choses continuait…

Cependant, au milieu des feuilles parfumées, se trouvaient deux enveloppes plus larges.

L’une portait un timbre commercial. Il rouvrit. L’entête du papier : Me Arian, avoué, 99, rue Laffitte.

C’était une convocation sommaire et officielle de passer au bureau de l’officier ministériel pour réglementation des affaires du divorce.

— J’irai demain, pensa le triste époux. L’autre, d’une écriture droite, qu’un graphologue eût remarquée pour sa tenue sobre, énergique et ordonnée, dénotant la vigueur et l’autorité, était signée : Fédor Romalewky.

Elle contenait une page concise

« Monsieur,

» Je pars pour Arétow, mon frère Boris pour notre résidence de Siamos. Il attendra votre arrivée à Kronitz, le 15 avril, dans le but que vous connaissez. Il sera ce jour à l’Hôtel de Terre et de Mer, sur le port, à midi précis. Vous vous rendrez ensuite à Narwald.

» Mon frère aura ce qu’il faut. Il est l’offensé. Il a le choix des armes. Étant données les circonstances, aucun témoin ne sera nécessaire.

» Après la rencontre, le gardien de l’enclos agira comme il convient.

» Vous voudrez bien passer, avant de quitter Paris, chez l’avoué dont la lettre est jointe à celle-ci. Vous n’aurez qu’à signer les pièces présentées. Avant quinze jours, tout sera conclu, les choses de procédure n’allant jamais lentement quand on y met le prix.

 » Fédor Romalewsky. »

Ce message bref, raide, impératif, ne laissait au jeune officier aucun aléa.

Il ne pouvait même pas y répondre. Où ?

D’ailleurs, que lui importait, à présent, puisqu’il ne savait plus comment trouver Roma ?

Tout en mangeant, sans appétit, il interrogeait Vasili qui le servait.

— Tu n’as pour moi aucune commission verbale, de personne ?

— Non, monsieur.

— Tu as vu madame Sarepta ?

— Je l’ai aperçue le matin de son départ, monsieur. J’étais allé à l’hôtel du faubourg Saint-Honoré, savoir si on avait des nouvelles de M. le comte, dont j’étais si inquiet.

Je n’ai pu parler qu’aux domestiques et Rosa, la femme de chambre de Mme Sarepta, pleurait.

» Ému de pitié, je lui ai demandé ce qui lui causait tant de peine :

« — C’est ma maîtresse, dit-elle, elle est tellement faible et pâle que je m’inquiète de la navigation. Tenez, voyez-la dans la vérandah. »

— Tu aurais dû aller lui parler. Mme Sarepta devait avoir quelque chose à me faire dire, interrompit Georges.

— Je le pensais, monsieur, en effet, j’ai avancé un peu hors de l’office, mais le prince Fédor a dit à Xénof, l’intendant, à qui il me montrait :

« — Chassez cet homme. »

— Ma foi, mon capitaine, j’ai filé moi-même.

Mme Sarepta ne t’a pas vu, alors ?

— Non, monsieur. Elle était assise sur le banc, de côté, le coude appuyé au dossier et la tête penchée sur sa main. Blanche comme sa robe, elle avait les yeux perdus dans le lointain du jardin… Elle ressemblait aux images des vitraux de l’église Saint-Rome d’Arétow, où sont peintes les saintes-martyres.

Georges repoussa son assiette. Il étouffait.

— Monsieur devrait finir son thé et se mettre au lit, dit Vasili respectueusement.

— Sais-tu quelle direction a pris la famille ?

— J’étais sur le trottoir en face de l’hôtel quand ils ont tous démarré. Il y avait deux landaus et une auto, plus un omnibus du chemin de fer de l’Ouest pour les serviteurs et les bagages.

— Ils allaient au Havre ?

— Justement, monsieur, c’est ce qu’a dit le concierge.

Georges se laissa déshabiller, machinalement, et se coucha.

Malgré l’écrasante fatigue, il ne put dormir.

Soudain, il bondit :

— Et l’ordre impérial ! et ramener Roma à Arétow ?

Maintenant qu’il ne le pouvait plus, il fallait écrire, expliquer au souverain la raison de cette attente anormale.

Il se précipita à son bureau, traça sur l’enveloppe l’adresse de l’empereur avec les signes conventionnels qui permettent à tous les monarques d’ouvrir eux-mêmes les lettres qui leur sont absolument personnelles, sans passer par les mains, des secrétaires préposés à l’ouverture des milliers de missives quotidiennes arrivant aux Cours.

Ensuite, sur une feuille de papier marqué à son chiffre, il traça avec la concision qu’exigeait toujours Alexis :

« Sire

« À mon arrivée à Paris, l’hôtel Romalewsky était désert. Mme Roma Sarepta avait été de nouveau emmenée par ses gardiens.

» Demain, je partirai pour la Kouranie, où je mettrai tout en œuvre pour la rejoindre.

» J’ai grande raison de craindre une intervention néfaste de Fédor Romalewsky, qui s’intitule son tuteur et qui est peut-être son bourreau.

» J’attends les ordres de l’empereur à Kronitz.

» Je suis, avec le plus profond respect,

 » de votre Majesté,
 » Le très humble serviteur :
 » Georges Iraschko.

Cette lettre achevée, il sonna. Vasili, qui allait se coucher, se présenta quelques minutes après.

— Porte cette lettre à la poste demain matin pour la première levée, spécifia Georges. C’est urgent.

Ce devoir achevé, l’esprit un peu plus tranquille puisqu’il l’avait allégé d’une confidence, il s’endormit.