et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 30-31).

VII

ROMA

Dès lors, chacun d’eux s’occupa de la tâche que Fédor, le chef de famille dorénavant, leur assignait.

Les biens des Romalewsky se trouvaient détruits ; une partie de leurs richesses étaient perdues.

L’empereur Alexis leur fit offrir des grades dans son armée, un poste honorifique à la cour.

Fièrement, les trois frères refusèrent. Michel préféra partir aux colonies. Boris à l’archipel Siamos, chez sa tante Hilda. Quant à Fédor, son rôle d’aîné l’obligeait à veiller sur les siens et aussi à s’occuper de l’infortunée souveraine Yvana.

Rosa donnait de la jeune femme des nouvelles de plus en plus rassurantes. Roma se plaisait dans le domaine du comte Rumka. Elle avait repris assez de forces pour agir et travailler. Elle s’adonnait passionnément à l’étude et apprenait avec une rapidité inouïe.

Non seulement en trois mois elle arriva parler et à écrire le français, mais à s’assimiler le dialecte kouranien.

Le vieux comte Rumka, revenu chez lui après la guerre, avait écrit à son cousin Fédor pour le supplier de lui laisser la ravissante jeune femme installée chez lui et dont la présence adoucissait sa solitude ; mais le prince n’admit pas la possibilité de ce projet.

Bien que la partie de la Kouranie habitée par le comte Rumka ne fût pas annexée à l’Alaxa, elle se trouvait aux portes du territoire possédé par le vainqueur.

C’était trop près : on pouvait voir et reconnaître l’impératrice, et Fédor ne jugeait pas le temps venu d’échanger son précieux otage. Il fallait laisser aux passions le temps de se calmer.

Souvent, les Slaves venaient jusqu’à Etchingen. Un hasard pouvait provoquer une surprise, peut-être une supposition… une légende…

Bref, le prince Fédor jugea infiniment plus sage d’amener en France la jeune femme qu’il fit passer, aux yeux de tous, pour sa pupille.

Là, elle aurait une vie heureuse, facile, saine, loin de tout ce qui pouvait ressusciter le passé en son cerveau endormi.

La mine d’or qu’exploitait Michel avec un bonheur constant, d’autre part les terres de nouveau mises en rapport, permettaient aux Romalewsky de semer royalement leur fortune.

Lorsque l’hiver fut passé et qu’il eut neigé abondamment sur les ruines de Narwald, que Fédor eut créé ses deux institutions charitables d’orphelins et de vieillards, il se décida à partir pour Etchingen.

À présent, le Stentor pouvait mouiller dans le port de Kronitz. Le prince s’y embarqua pour se rendre chez son cousin Rumka.

Ce fut rapide.

Un soir de mai, le yacht aborda au bas de la terrasse du château.

Fédor sauta sur le petit quai, monta vivement les degrés du manoir féodal et entra librement en poussant la grille, qu’on ne fermait que la nuit.

Sans se faire annoncer, il pénétra auprès de Rumka. Justement, le comte allait se mettre à table avec sa jeune compagne, pour le repas qu’ils avaient coutume de prendre ensemble la tombée du jour.

On servait habituellement ce repas dans une baie vitrée, facile à ouvrir les jours chauds, et d’où la vue s’étendait sur la haute mer, où mourait le soleil chaque soir.

Fédor entra soudain.

— Ah ! par exemple, la bonne surprise ! Mon cher ami, quel plaisir tu me causes en arrivant ainsi, dit le comte.

Les deux parents s’étaient embrassés. Puis Fédor, dont le cœur battait avec force et avait une peine inouïe à maîtriser le tremblement de ses lèvres, s’inclina profondément devant l’apparition si violemment impressionnante de l’ex-souveraine.

Elle regardait le nouveau venu avec indifférence, sans intérêt… Elle ne s’était pas dérangée de sa place, malgré l’empressement joyeux manifesté par son compagnon.

— Madame, dit celui-ci, permettez-moi de vous présenter mon cousin, le prince Fédor Romalewsky, celui auquel vous devez la vie.

Cette fois, le regard sombre de la jeune femme s’anima. Elle fixa un instant l’arrivant, puis elle prononça avec calme :

— Vous m’avez sauvé la vie, prince. Est-ce au péril de la vôtre ?… Est-ce hasard ou vouloir ? Je vous saurai gré, puisque vous connaissez quelque chose de plus que moi, de bien vouloir m’éclairer… L’excellent Rumka ne l’a pas pu, et Rosa est murée dans un silence voulu — ou imposé peut-être…

Devant cette attitude glacée et presque hostile, à laquelle il était loin de s’attendre, Fédor éprouva une sorte de stupeur.

Lui, pourtant maître de ses sentiments et de ses impressions, se troubla un instant.

— Je vous dirai tout ce que je sais, je ferai tout ce que vous souhaiterez madame ; je vous prie humblement de croire à mon respect le plus absolu.

— Alors, prince, nous causerons seul à seul demain dans la matinée. Ce soir, je ne veux pas accaparer vos premiers moments par mon intempestive curiosité.

Fédor prenait place à table. Il ne pouvait surmonter sa surprise, son émoi même.

Il s’était attendu, à un élan d’expansion tendre — de gratitude et d’amitié — et tout ce que lui avait écrit Rosa du cœur chaud et doux de la jeune femme semblait démenti dès la première entrevue par l’impression spontanée d’antipathie qu’il lisait sur les traits charmants, dans les grands yeux de velours.

Il la regardait presque avec effroi. Elle l’effarait.

Toujours admirablement belle, elle avait gardé de son passage au pays des ombres une pâleur mate très différente de sa fraîcheur rosée d’autrefois.

Les yeux noirs toujours lumineux éclairaient ce visage à l’expression sérieuse ; les cils longs, recourbés ainsi que jadis, étaient complètement blancs, les sourcils et les cheveux abondants et souples, étaient couleur de neige.

L’aspect de cette physionomie frappait l’observateur d’une vague inquiétude. Qui avait pu créer cette antithèse entre le visage jeune, sans plis et les signes, indéniables de l’âge ?…

Fédor sentait sa gorge se serrer. Des larmes invincibles montaient de son cœur.

Il souffrait atrocement, se demandant pour la première fois s’il n’était pas le plus misérable des criminels, lui qui avait osé jeter son emprise sur cette âme, éteindre le flambeau de cette mémoire… lui qui osait retenir cette adorable créature loin d’un mari et d’un enfant adorés ?…

Mais le principe latent de haine et de vengeance reprenait la discussion intime avec sa conscience :

« Toi, criminel ?… Non, puisque tu conserves la vie de cette femme, que plus tard tu la rendras aux siens, en obtenant peut-être l’indépendance de ton pays, de tes frères vaincus… Et puis, maintenant que l’ennemi a détruit ton domaine, brûle, tué sans merci les chers vieillards tes parents, aurais-tu de la pitié pour le vainqueur ? »

L’âme bouleversée par ce combat intime, Fédor trouvait la force de relever le front, d’avaler quelques gorgées de vin doré, de répondre à la bienveillante causerie de son cousin Rumka.

Naturellement, celui-ci parlait de la guerre, de la revanche…

Yvana, insouciante des événements, écoutait le dialogue dans l’unique but de comprendre la langue, de forcer sa mémoire, close comme un livre fermé à tout souvenir.

Il lui fallait reconquérir peu à peu l’édifice de science, remonter le vide de sa pensée.

Elle éprouvait une sensation indéfinissable à écouter, comme si d’insaisissables rayons avaient passé devant elle, comme si en une eau claire, aux remous tumultueux, une vague plus lente eût, l’espace d’une seconde, permis d’entrevoir le fond.

Elle sentait un frisson, comme dans les ténèbres on éprouve, sans la saisir, l’impression d’un être invisible.

Sa situation était celle d’un enfant qui naîtrait à vingt ans, ou d’un habitant d’une autre planète venu sur notre terre en Robinson.

Elle agissait presque en automate, lasse de creuser sa conscience silencieuse, et sa peine morale s’accentuait chaque jour.

En acquérant la science, en observant le milieu et le contact des autres êtres, en développant l’esprit de recherches invinciblement brisé la porte d’airain du mystère, elle s’usait…

Rumka la comblait d’égards : elle y répondait par un sourire, un mot aimable. Son regard, posé sur le vieillard, avait une expression bienveillante, mais il redevenait de glace quand il dérivait sur Fédor.

Alors celui-ci s’effrayait au fond de lui-même…

Yvana devinait-elle ses sentiments intimes, ses projets ?…

Aurait-elle un vague souvenir qui persisterait, imprécis, malgré les essais scientifiques de Boris — souvenir qui grandirait et peut-être éclaterait, mettant au jour l’intrigue odieuse ?…

Un instant, la presque répulsion d’Yvana pour lui fit trembler Fédor.

Sa déception était horrible. Il avait tout prévu, sauf cela.

— Tu vas, j’espère, me rester longtemps, pria le comte Rumka. Tu seras plus tranquille chez moi que partout ailleurs ; tu peux même t’illusionner : le malheur n’est pas venu jusqu’ici… et nous sommes encore en pays libre.

— Pour peu de temps, crois-le.

— Hein ?

— Le vautour a pris goût à la curée, il reviendra.

— Il faut, en tous cas, qu’il se retrempe, lui aussi, car nous lui avons arraché bien des plumes.

— Et s’il lui reste seulement deux ailes ! dit Yvana.

Fédor Romalewsky eut une contraction des sourcils à ces paroles de protestation instinctive.

— Non, dit-il gravement, je ne puis rester chez toi, Rumka. Je dois songer à tant de choses maintenant…

— À quoi ?

— J’ai le projet de m’installer en France. Là au moins je serai libre. Nul ne songera à m’espionner, et pendant que les nôtres répareront leurs forces, je travaillerai en sous main à me faire des alliés. En France, on aime peu les trônes et les rois, les absolutistes du genre de notre autocrate sont honnis.

— Pas tant que tu crois. Les Parisiens acclamaient, il y a peu de temps, les souverains étrangers.

— Sans doute, le peuple est courtois, et puis il aime la mise en scène, les fêtes, les illuminations. Mais l’âme française veut la liberté.

— Ensuite ?

— Ensuite, j’ai ma jeune sœur Mariska en pension à Paris, La mignonne ne sait rien de nos malheurs. J’essaierai par ma tendresse d’atténuer son chagrin, quand elle saura… Puis je la conduirai aux vacances chez notre tante Hilda. Elle ne verra pas ainsi ce qu’est devenu notre pauvre Narwald.

Yvana rêvait, les yeux sur la mer, où s’enfonçait le globe rouge du soleil. Elle ne prêtait, semblait-il, aucune attention aux paroles de Fédor.

Il venait de nommer sa sœur, espérant une question sympathique, mais le silence indifférent continuait…

Il se leva de table en soupirant.

Comme d’habitude, Rumka offrit son bras à la jeune femme pour passer au salon. Elle voulut se retirer aussitôt, laisser en présence les deux parents libres d’échanger leurs confidences.

— Restez ! supplia Fédor, qui la voyait fuir avec le regret de ne l’avoir pas conquise.

— Non. Vous devez avoir à vous entretenir ensemble de votre famille. Je suis une étrangère, moi. Bonsoir.

— Une étrangère, vous ?… Mais ne savez-vous donc pas, Roma, qu’un lien nous unit, qu’un peu du même sang coule dans nos veines ?

— Ce doit être bien peu ; et, par la blessure que j’ai reçue, il a dû s’épancher, car, en vérité, je ne sens aucun aimant m’attirer vers vous… Prince, à demain. Je vous attendrai ici vers dix heures…

Elle partit, fière et calme, abandonnant à sa déconvenue le malheureux Fédor.

— Ah ! soupira-t-il, serait-ce le cœur qui est atrophié chez elle ?

— Non, expliqua Rumka, ce n’est pas le cœur. Elle est au contraire d’une sensibilité extrême, inquiétante… Il y a ici quatre blessés, j’ai organisé une ambulance à Etchingen. Nous y avons des Slaves et des Kouraniens. Roma va les voir, les consoler. Elle met sur leur lit des fleurs, des fruits. Elle est pour tous également bonne sans distinction de parti.

— Et toi ?

— Elle est charmante et douce. Je ne l’ai jamais vu agressive comme ce soir… On dirait que c’est ta vue qui l’a transformée, mon pauvre ami.

— Je ne puis deviner la cause de cette attitude.

— C’est une antipathie naturelle. Il y a dans la nature des animaux instinctivement hostiles. Les êtres humains sont pareils. Certains végétaux ne peuvent vivre dans le même air : c’est une loi physique basée certainement sur une aimantation dont nous ignorons les pôles. Mais cet état primordial peut s’amender.

— Tu crois ?

— Ne t’alarme pas. Tu lui parleras demain plus facilement en tête-à-tête. Que lui diras-tu ?

— Son histoire…

— Telle quelle ?

— Avec le plus de vérité possible. Lui révéler tout serait la tuer de douleur.

— J’ignore cette histoire et ne te la demande pas. Je devine un secret… Or, je préfère l’ignorance à la discrétion.

— Et tu es un sage. Au revoir, je vais rentrer à bord, j’y passerai la nuit ; j’ai des ordres à donner, des papiers à mettre en ordre. Je serai ici demain à l’heure convenue. Merci, Rumka, tu as été la Providence de cette exilée.

Les deux hommes se serrèrent la main avec chaleur et se séparèrent sur le seuil du château.