et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 49-51).

XXI

L’ÉCLAIR DANS LA NUIT

Roma, une main posée sur la tête de Fram, se promenait dans le parc, sa longue robe blanche effleurant le sable fin des allées et l’herbe rase des pelouses.

Elle regardait les plantes courbées maintenant par le poids des graines mûres ; elle s’intéressait à ces vies finissantes, offrant la survie dans leur fruit.

La jeune femme leva les yeux vers le cadran solaire placé au milieu d’une corbeille de fleurs.

— Une heure. Irai-je à Châtel-Guyon ? Magda, où donc êtes-vous ?

— Tout près, gracieuse amie, je coupe les vieilles roses de ce massif pour que les nouveaux boutons éclosent mieux. Vous savez l’éternelle et logique théorie : Place aux jeunes !

— Pourquoi vous donner cette peine, puisque nous allons partir ?

— Pour occuper mes mains quand je sors au jardin, pour accomplir une chose utile, tout simplement. L’inaction est aussi hors nature que le vide.

— Comme vous avez l’esprit psychologique, Magda !

— Ce fut la consolation de mon temps de misère, cette bonne et noble philosophie trop ignorée des femmes.

— À quoi servirait d’emplir la cervelle des femmes de choses qui ne sont que théories ? Je trouve bien préférable de ne rien leur apprendre, de les laisser selon la nature, telles ces plantes qui naissent, fleurissent, fructifient. Voilà le but réel et sincère de la vie, chère Magda. Nous sommes toutes deux hors la nature.

— Pas tant que cela. Voyons, nous avons nos devoirs, notre utilité.

— En quoi ? Je vous demande pardon de vous associer à moi, ma bonne amie, en l’occurrence, mais puisque nous avons d’abord parlé au pluriel, je continue. Donc, si nous disparaissions ce soir, qui s’en troublerait ? En quoi et à qui manquerions-nous ?

— À personne, parce que nul n’est d’une utilité absolue, même en paraissant l’être ; parce que tout ce qui existe peut être remplacé, mais au point de vue plus vulgaire, si, nous manquerions.

— Voyons, Magda ?

— Vous, d’abord, à ceux qui vous entourent, à moi, qui retomberais dans ma solitude désolée ; à vos gens qui ne sauraient où aller trouver pareille maîtresse ; à votre oncle qui vous aime.

— Oh !

— Ne protestez pas ; il vous aime, et, tenez, vous manqueriez terriblement à ce charmant garçon qui ne peut s’empêcher de venir chaque jour et dont l’admiration pour vous est visible.

— Je manquerais également à Fram… Il me pleurerait… Mais, Magda, puisque vous parlez de ce « charmant garçon », voulez-vous essayer de l’envoyer promener ailleurs ses rêveries ? Il prend ici une peine parfaitement inutile.

— Pourquoi être si invulnérable à votre âge, l’âge des joies du cœur ?… Vous avez, comme moi, muré votre vie dans l’insensibilité voilà une faute de lèse-nature.

— Une nécessité, Magda. Je ne renoncerai jamais à la joie certaine, continue, sans déboire, que me cause un songe pour cueillir une réalité limitée et sûrement décevante.

» J’ai bâti en moi un autel devant lequel je prie ; mon cœur est un livre où s’inscrivent, en pages lumineuses, mes pensées voulues. Ce livre est illustré d’images splendides. Mon esprit crée des féeries, en lesquelles mon rôle est toujours le meilleur. Je me raconte à moi-même un perpétuel roman sans fin, sans chapitres ennuyeux ; je reste une héroïne sans déchéance.

» Voici pour la journée. La nuit, le songe prend corps, mon sommeil a l’activité psychique que ne me procure jamais la vie végétative du jour. Je voyage, je parle, j’aime, je suis une autre… J’existe !

» Ne me regardez pas avec cet air effaré, Magda ; je sens bien que, à vos yeux de femme pondérée, je divague. Qu’importe si le bonheur est là, si après une souffrance qui dut être horrible, mais que j’ai oubliée, j’ai pu me créer un charme ultérieur, constant, unique !

— Petite amie, petite amie, quel philtre avez-vous bu pour délirer ainsi ? Je vous en prie, laissez-vous conduire par la vieille expérience que j’ai payée assez cher pour qu’elle serve deux fois.

— J’écoute.

— Vous allez sur une pente extrêmement dangereuse, vous usez vos forces sans aucun résultat, tandis que belle, jeune, captivante ainsi que vous l’êtes, vous pourriez goûter si pleinement la divine joie d’aimer.

Roma passa sa main sous le bras de Mme de Riffemont, d’un geste caressant :

— Magda, amie la meilleure que j’aie, taisez-vous, je vous en prie ; ne soyez plus ennuyeuse. Je ne veux pas, je ne peux rien de ce que vous dites… Retournez couper vos roses sèches pour faire place aux boutons frais.

— J’irai, puisque vous l’ordonnez. Vous êtes ici maîtresse et moi subalterne…

— Méchante !

— Oh ! non… Si vous saviez comme cela me coûte peu ; près de vous que j’aime, mon rôle ingrat, difficile partout, fut un idéal, grâce à votre bonté affectueuse. Seulement, accordez-moi une grâce, ayez aussi, vous, une occupation, ne marchez pas ainsi lente et rêveuse, travaillez, coupez des roses…

— Mais si je coupe des roses, Magda, les épines seules resteront.

— Puisque nous partons…

Toutes deux se sourirent.

Un groom accourait :

— Monsieur le comte Iraschko attend Madame au salon.

— Fidélio ! dit Roma… Allez-le recevoir, Magda…

— Il sera désespéré.

— Vous lui parlerez philosophie.

— Il préférera que je lui parle de vous.

— Parlez-lui de moi, si bon vous semble, mais plutôt parlez-lui de Mariska, montrez-lui la photographie de la petite princesse. Elle est très jolie et trouve moyen d’être charmante en ressemblant pourtant trait pour trait à son frère.

— Le prince Fédor n’est pas laid.

— Non, mais antipathique.

— Il vous aime tant !

— Vous êtes plus philosophe que perspicace, Magda. Fédor ne m’aime pas.

— Oh ! il n’y a sorte d’égards qu’il n’ait pour vous. Il parle de sa nièce Roma sur un ton qui ne laisse aucun doute. Encore avant de partir…

— Oui, je sais : « Distrayez-la, amusez-la, empêchez-la de penser. »

— C’est pour votre bien.

— La belle phrase creuse !… C’est aussi pour leur bien qu’on punit les enfants, et pour leur bien qu’on opère les blessés qui vont mourir. Oh ! que de mal on fait au nom du bien ! Allons ! Magda, voilà que la contagion me gagne, vous me rendez philosophe.

— Je voudrais vous rendre heureuse, mon amie…

— Donnez-moi votre sécateur, tenez, je vais travailler. Seulement, nous oublions le jeune homme…

— Et comme il nous a aperçues, il vient. Je suis sûre, Magda, que vous l’avez fait exprès pour ne pas le recevoir seule, vous redoutez une déclaration.

— Précisément. Je suis la duègne, mais où est l’ingénue ?

— C’est Mariska. Elle viendra au second acte.

Georges arrivait à petits pas, craignant d’être indiscret.

— Oh ! Vous pouvez venir plus vite, dit assez haut Roma, je pense que ce salon sous le ciel vaut celui de la maison.

— Mieux, puisque j’ai la joie de vous y trouver, madame.

— Voici un banc rustique, un peu moins dur que les racines du chemin, mais nous y serons mieux.

Roma, suivie de Georges, alla s’asseoir sous un frêne pleureur qui abritait un canapé de rotin, et Mme de Riffemont fila sournoisement à pas de souris.

— Je ne pensais nullement à vous voir aujourd’hui, commença Roma, mais, puisque vous êtes venu, nous nous dirons adieu.

— Adieu ?

— Je pars dans quelques jours et serai trop occupée jusque-là pour recevoir.

— C’est me dire clairement que je vous obsède.

— Non. Seulement, autant être franche, attendez d’être à Paris pour revenir me voir. J’aurai ma jeune parente Mariska. Elle sera l’oasis où vous pourrez reposer votre essor. N’ayez pas l’air si lamentable, sans quoi la petite, qui a le droit d’être difficile, ne voudra pas de vous… et alors, où sera le sentier du mariage ?

— Nulle part. Vous m’accablez, vous ne me pardonnez pas d’avoir osé revenir, mais ne m’en veuillez pas ; j’ai un prétexte qui vous causera un plaisir, sinon une surprise.

— Je ne suis pas curieuse.

— Vous serez intéressée. Voulez-vous lire cette lettre ?

— Je ne veux pas connaître votre correspondance.

— Ne croyez pas que je veuille vous montrer une page d’amour. Non, c’est une lettre de mon colonel. Il me raconte un incident relatif au prince Rorick, incident étrangement en accord avec un rêve que vous m’avez conté.

Roma tressaillit.

— Voulez-vous lire vous-même, tout haut, dit-elle.

Il obéit.

Elle cachait maintenant son visage sous ses doigts entre lesquels filtraient déjà des larmes.

— Mon Dieu ! fit Georges, ne vous troublez pas ainsi ! Je pensais bien vous émouvoir, mais non vous causer un chagrin.

Elle ne répondit pas. Ce qu’elle éprouvait ne pouvait être expliqué même par elle. C’était une si singulière impression…

— Relisez, demanda-t-elle.

Il reprit toute la lettre et, voyant que ses pleurs étaient taris, qu’elle regardait au loin dans le bleu qui noyait les monts, il se tut, posa sur le banc le journal d’Arétow qu’il avait apporté et s’éloigna un peu.

Roma semblait avoir totalement oublié son visiteur. Et lui restait muet, immobile, en contemplation devant cette statue blanche, énigmatique qu’était la jeune femme. Surprise de ne plus entendre un son de voix, de ne voir personne revenir, Mme de Riffemont, au bout d’une demi-heure environ, revint d’un pas de flâneuse, comme par hasard.

Elle les trouva tous deux en extase.

— Ah ! mais, pensa-t-elle, ils seraient encore plus dignes l’un de l’autre que je ne croyais.

Prudente, maternelle, elle s’approcha, sans manifester de surprise.

— Voulez-vous rentrer ? dit-elle. Nous prendrons le thé. Monsieur, est-ce que vos amis de Chatel-Guyon ne doivent pas monter à Tourleven ?

— Je ne pense pas, madame. La marquise de Montflor a écrit, je crois, à Mme Sarepta pour la prier de vouloir bien venir avec vous dîner à son hôtel, après-demain. Ces dames doivent retourner avant huit jours à Paris.

— Vous entendez, chère madame ?

— J’entends, Magda. Ne pensez-vous pas que nous devrions remercier la marquise et refuser ?

— Non, je pense au contraire que nous trouverons tous un égal plaisir à être réunis une veille de séparation.

— C’est juste, Magda. On vous a dit : distrayez-la… Nous irons donc, monsieur.

— Oh ! merci, madame. Vous trouverez ici, sur ce banc, le journal d’Arétow : Le Bulletin de la cour. Seulement, il n’a guère d’intérêt, étant absolument local et militaire. Voyez : ordre de service des officiers d’ordonnance de Sa Majesté l’empereur. Ordre de service des pages. Sorties de Son Altesse Impériale le prince Rorick. Ordre de service de l’escorte, etc.

— Laissez-moi tout de même le journal. J’oubliais de vous complimenter de votre décoration. C’est, je crois, une distinction assez rare.

— L’empereur ne la prodigue pas. Il m’avait donné déjà la médaille de Kouranie.

— Vous l’avez ?

— Elle ne me quitte guère ; je la garde dans mon portefeuille quand je ne suis pas en tenue. C’est aussi un fétiche. Le voici.

— Elle paraît bosselée.

— Je crois bien ! Après la prise de Kronitz, l’empereur, quoique blessé, a voulu remettre lui-même cette distinction à quelques-uns d’entre nous ; je l’ai placée sous ma capote… suspendue à gauche…

— Vous êtes ému… ne racontez pas si cela vous coûte…

— Non, au contraire. Cette médaille m’a sauvé la vie dans une circonstance que je voudrais oublier ; de plus, elle me rappelle un serment…

— De cœur ?

— Non, d’honneur. J’ai juré de ne plus jamais boire en excès, même après une bataille.

— Quel vilain défaut, en effet

— Donc, j’avais bu et j’étais tout autant enivré de victoire. Nous étions dans un vieux château, on pillait, on tuait, on incendiait. Un malheureux Kouranien blessé, à demi enfoui sous les décombres, a tiré sur moi. Sa balle a ricoché en frappant ma médaille : voilà le miracle.

— Mon oncle Fédor a lui-même son fétiche : une pièce d’or qu’il porte toujours, avec, gravée dessus, en émail, une étoile noire.

— Que dites-vous ? Il porte l’insigne de cette secte secrète et impie ?

— C’est une association philanthropique, non impie.

— Oh ! si vous saviez quel horrible serment font les affiliés !

— On se trompe. Mon oncle m’a expliqué le but uniquement fraternel des Compagnons de l’Étoile-Noire. L’injustice s’est armée contre eux, et c’est justement la persécution qui les relève.

— Gardez vos illusions. Seulement, voulez-vous que je vous lise un passage du journal d’Arétow ?

— Lisez.

— » Sa Majesté l’empereur a rejeté le pourvoi en grâce des deux sergents kouraniens pris en flagrant délit de propagande pour la société de l’Étoile-Noire. Ils avaient distribué des brochures révolutionnaires au quartier.

» Le conseil de guerre les ayant condamnés à mort, ils ont essayé de fléchir la justice impériale sans y parvenir. Ils seront dégradés et exécutés demain, au camp de Nordeck. »

Roma soupira sans répondre. Mme de Riffemont lui prit le bras :

— Allons, venez, le thé sera comme du café à force d’infuser, et mieux vaut ne pas rester sous l’impression des choses tristes dont vous parlez…

Alors ils rentrèrent, suivis des feuilles fortes que traînaient sur le sable la robe blanche et la robe noire des deux femmes.