et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 46-47).

XVIII

LE TALISMAN VOLÉ

Le landau dévalait vite malgré la pente roide ; les bêtes avaient le pied sûr et étaient conduites par un cocher kouranien d’une expérience connue du prince Fédor.

À l’intérieur, les voyageurs ne cessaient de s’étonner, de se féliciter aussi de leurs nouvelles et peu banales relations.

Contre son habitude. Georges Iraschko se taisait. Il éprouvait au cœur une morsure très aiguë.

Lui, joyeux soldat jusqu’à ce jour, nullement sentimental, avait éprouvé un choc brusque, au contact, pourtant si récent, de l’adorable Roma.

Il lui était impossible de détacher d’elle sa pensée ? Devant ses prunelles sans cesse flottait l’image ravissante de la jeune femme…

Il lui semblait avoir vu déjà ce visage charmant, ces regards fiers autant que doux, lumineux d’intelligence, de noblesse, de bonté.

Mais où ?… Quand ?…

Tout simplement en rêve peut-être, ou dans ses aspirations d’idéal en amour…

Il se demandait quel mystère planait sur cette vie morose malgré le luxe, le bien-être ; il se demandait pourquoi, au fond des splendides yeux noirs de Roma, il y avait une si inguérissable mélancolie : pourquoi, avant trente ans — car sûrement elle ne les avait pas — ses cheveux étaient de neige ?

Pourquoi aussi semblait-elle aimer si peu la vie, qui aurait pu lui sourire si joyeusement…

Elle était à l’âge où on peut recommencer une existence, et elle paraissait fuir tout projet d’avenir. Elle semblait avoir une cuirasse glacée autour d’elle, demeurait fière invinciblement.

Sa tenue excluait toute tentative de familiarité… Son attitude énigmatiquement rêveuse et mélancolique la transportait toujours en des pensées d’au-delà, qui la laissaient parfaitement insensible aux sentiments qu’elle pouvait inspirer.

Elle avait eu l’air même de ne pas entendre lorsque George avait osé le mot qui montrait un coin de son cœur empli de l’exquise créature.

— Tu dors, Brutus, fit Paul en le poussant du coude.

— Oui, fit Georges ennuyé.

— Eh bien ! réveille-toi, nous sommes rendus dans cinq minutes. Tu es désespéré de quitter l’objet de ton culte, mon camarade. Mais sois sage, ne va pas t’emballer à fond sur une chimère qui te fait souffrir. La belle Roma n’est pas de chair et de sang, elle est de marbre et de glace ; elle incarne l’insensibilité.

— Tu le crois, toi aussi ?

— J’en suis sûr. Cette femme-là ne vibre pas, rien ne l’atteint. Je l’ai observée plus que tu ne le penses. L’autre soir, quand ses chevaux s’enlevaient sur la route, menaçant de jeter la voiture au ravin, elle n’a ni bougé, ni pâli ; elle est restée aussi tranquille que devant un jeu. Quand l’Auvergnate a décrit sa route, elle n’a pas eu un mouvement d’attention.

— Elle s’est animée, pourtant, en parlant de son rêve.

— Oui, de l’enfant. C’est la seule corde sensible, je crois. Elle doit avoir eu un enfant… et ne se console pas, peut-être, de l’avoir perdu. Mais pour l’amour, mon pauvre ami, renonces-y, va… Oriente donc tes plans vers la petite Mariska, qui ne demande pas mieux que d’imiter son amie Yolande.

— Ai-je été assez ridicule avec le prince Fédor, de dire, en lui parlant de sa sœur, une robinsonne… Qui pouvait deviner pareille coïncidence ?

— Tout le monde, parbleu ! C’était limpide, le même nom, le même pays.

— Le nom ? D’abord vous ne m’avez jamais parlé que de Mariska tout court, sans me dire son nom de famille. Quant au prince, il ne m’a jamais fait part de sa lignée.

— Et tu as été ébloui, fasciné par l’incompréhensible Roma.

— C’est vrai. Et je souffre déjà de cet amour impossible, sans espoir… N’importe, je la reverrai. J’irai à Tourleven dans deux jours. J’ai un prétexte. Elle m’a demandé de lui communiquer le Bulletin de la Cour. Je le lui porterai. L’oncle sera loin — une chance !

— Quel homme bizarre, l’oncle !

— Oh ! Ce n’est pas le premier venu. Je crois qu’il aime sa nièce.

— Platoniquement, oui ; mais elle le déteste cordialement. Elle paraît subir la présence du prince — non l’accepter.

La voiture arrivait devant l’hôtel. Un flot de clarté inonda les arrivants qui, somnolents et las, s’engouffrèrent bien vite dans l’ascenseur pour aller achever leur nuit dans le lit de cuivre de leur chambre hygiénique au parquet de sapin lavé, aux murs sans tapisserie, aux coins arrondis offrant le parfait aménagement qui devrait être la loi dans tous les hôtels de voyageurs.

À Tourleven, sous la lune voilée par moments de fantastiques nuages aux dessins changeants, tout paraissait dormir.

Aucune lumière ne brillait plus aux fenêtres ; le parc envoyait dans la nuit l’arôme plus subtil de ses massifs ; les sources s’écoulaient lentement…

Un instant, la paix fut troublée par le retour des chevaux, mais les domestiques, en hâte d’aller dormir, ne s’amusèrent pas et, très vite, montèrent se coucher.

Au rez-de-chaussée, parmi les salons déserts, les fleurs mouraient dans leurs vases. Au premier étage, Mme de Riffemont, dans sa chambre, enclose en son grand lit enveloppé d’une moustiquaire, dormait profondément du premier sommeil de la nuit.

Roma, allongée sous des couvertures de soie rose, reposait, calme et souriante, perdue en un rêve heureux. Elle n’avait pas voulu laisser fermer les persiennes, et la faible clarté du ciel jetait une lueur confuse dans sa chambre, une lueur opaline, une lueur de mystère.

Seul, debout au milieu du grand hall, l’oreille collée à la porte de l’appartement de sa nièce, Fédor Romalewsky veillait, épiait, écoutait… ainsi qu’un mauvais ange des ténèbres.

Sur le tapis, ses pas n’avaient aucun écho. Il glissait comme un fantôme sombre…

Très lentement, il tourna le bouton de cristal du battant, l’entrouvrit avec une précaution extrême, et se glissa dans la chambre par l’entrebâillement.

Il ne referma pas…

Il était seul à cette heure nocturne, libre et maître en cette demeure.

Un rythme égal scandait le souffle de la jeune femme.

Fédor avançait, une petite lampe électrique à la main.

Parfois, il en pressait le bouton pour en faire jaillir une lueur fugace et éclairer sa marche entre les meubles. Parvenu près du lit, il la cacha dans sa poche et s’arrêta, habitué à l’obscurité.

Au milieu de la blancheur des draps, il distinguait le visage paisible et charmant, aux yeux fermés.

Alors doucement, le prince leva la main droite, l’étendit sur le front de Roma sans le toucher. Il resta ainsi trois minutes environ, concentrant toute sa puissance de volonté, tout son fluide suggestif.

Peu à peu, la respiration de la jeune femme s’accéléra, devint haletante ; sa poitrine soulevée plus vite eut un effort plus grand ; mais ses yeux restèrent clos.

Elle dormait toujours…

L’homme ne remuait pas…

Un silence de tombe régnait partout, sauf le souffle court, oppressé du sommeil de Roma, devenu magnétique.

Aucun bruit ne venait de nulle part.

Le prince se pencha, retenant son haleine…

Il écouta… Il regarda de ses yeux qui semblaient vouloir fouiller au-dessous du crâne, dans le cerveau, dans la conscience… dans l’âme…

Rassuré par cette inspection, il releva la tête.

— Elle dort, maintenant, murmura-t-il… Rien ne la réveillera…

Alors d’un geste lent, Fédor saisit sans secousse le poignet frêle et tiède de la jeune femme. De ses doigts souples, il parcourut ceux de la main qu’il tenait…

Un mince sourire de satisfaction plissa ses lèvres.

À cette main gauche qui s’abandonnait, satinée et moite, il venait de sentir un petit annelet d’or.

Vite, avec une dextérité de prestidigitateur, il le fit glisser de l’annulaire inerte de l’insensible endormie.

Aussitôt, il enfouit l’objet au fond de la poche de son gilet, comme un objet volé, et étendit de nouveau la main sur le front de la dormeuse.

Une seconde fois, il changeait la nature du sommeil de Roma, jusqu’à ce que le souffle redevînt naturel. Puis il s’en alla avec les mêmes précautions qu’il avait prises pour entrer.

Revenu chez lui, dans l’aile droite faisant face à l’appartement de Mme Sarepta, il alla s’asseoir devant son bureau, fit jaillir la lueur électrique des girandoles posées de chaque côté du meuble et retira la bague de sa poche.

Un léger sourire détendit sa physionomie grave. Fédor prit une loupe et examina avec soin cet anneau lisse, uni, où ne se voyait aucun signe. Il mit un lorgnon, plaça sa loupe et cette fois aperçut une mince ligne de continuité.

Son sourire s’accentua. Il saisit un canif très fin, le glissa dans la rainure, et cette fois l’anneau se dédoubla par le milieu, offrant la partie plane de sa coupure. Des lettres y étaient gravées :

Alexis — Yvana — 9 bre 18… Arétow

— C’est la date de leur mariage, murmura le voleur, c’est bien l’anneau correspondant à l’alliance portée ostensiblement.

Fédor tordit aisément le léger filet d’or et le réduisit en une tige bosselée.

— Bien, continua-t-il en lui-même, voilà le seul lien qui la rattachait au passé… Je le détruis…

Ce disant, il jeta par la fenêtre ouverte le mince fil d’or qui disparut, noyé dans la verdure…

Après cet acte odieux, Fédor Romalewsky, très calme, passa dans sa chambre à coucher et procéda à sa toilette de nuit.