et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 40-41).

XV

ON CAUSE…

Le lendemain du jour où Georges Iraschko avait si bien embourbé son auto, la marquise de Monflor et sa fille arpentaient le parc de Châtel-Guyon en causant de l’aventure de la veille.

L’orchestre jouait un pot-pourri sur Fatnitza et les enfants dansaient autour du kiosque à musique en attendant la distribution des joujoux, habituelle à chaque dimanche.

Ce n’était pas encore l’heure de sa souche, et Mme de Monflor prenait un peu d’exercice.

— Vois-tu, dit-elle à Yolande, j’ai eu tort d’amener ici ton fiancé. Je suis obligée de vous suivre dans vos excursions et je compromets ma cure… Aujourd’hui, je suis mal en train. C’est ce champagne d’hier, sans doute.

— C’est plutôt la peur que tu as éprouvée, maman. Si tu restes à tourner autour du parc ou sur les bords du Sardon, tu t’ennuieras et ne te remettras pas. Tu sais bien que le docteur t’a dit que, pour guérir, il ne fallait jamais songer à sa maladie, mais se distraire.

— Tu médites encore une excursion, je parie ?

— J’en médite toujours, petite mère, seulement, avant tout, je veux ta guérison. Tiens, voilà Paul qui descend par les lacets du Chalusset ; il va nous donner des nouvelles de son ami laissé en panne hier soir.

Paul Karakine, muni d’un alpenstock assez inutile, arrivait lentement. Il salua en riant.

— Si vous saviez en quel équipage je viens de rencontrer Georges ! Il suivait l’avenue Baraduc avec une mine de dogue muselé, battu et pas content.

— Qu’avait-il donc ?

— Il semblait furieux, assis sur le siège de son auto — l’auto récalcitrante — à côté de son mécanicien conduisant tant bien que mal deux forts percherons, attelés fort drôlement à la machine inerte… Les cochers gouaillaient comme toujours en pareil cas, et les passants riaient. Les deux bêtes, superbes pourtant, baissaient la tête comme honteuses, tirant à plein collier, ne pouvant trotter.

— Ça se comprend, fit Yolande. Deux chevaux pour en remorquer quarante ! Et où allait-il ?

— À Riom. La petite inattention d’hier va lui coûter une jolie somme. La machine est complètement faussée.

— Voici l’heure de ma douche, fit la marquise, tout à son affaire. Allez donc m’attendre sur la terrasse du casino, en prenant votre thé, et commandez ma camomille. Dans une demi-heure, je serai de retour. Où donc est mon fils ?

— Il s’amusait à pousser l’auto par derrière, ce qui faisait rire encore plus la galerie. Il reviendra sûrement pour dîner avec Georges. Probablement, ils prendront le courrier ou une voiture à Riom, à moins qu’ils ne montent chacun un des percherons !

Les deux fiancés suivirent le conseil maternel. Seulement, comme ils souhaitaient éviter la foule, ils s’en furent se mettre au plus loin possible de la musique, en face le théâtre…

— Je suis allé retenir un landau pour nous mener au lac de Thazenat, dit Paul.

— Quand ?

— Demain.

— Maman ne voudra pas venir, elle est fatiguée encore de la course d’hier.

— Comme nous irons en voiture, il n’arrivera ni panne, ni catastrophe. Nous ne connaissons guère ce ravissant pays d’Auvergne… Profitons-en, petite amie, puisque bientôt je vous enlève et vous emporte jusque chez moi… là-bas, vers l’Orient.

— Pas pour longtemps. Vous savez bien qu’on ne déracine pas une Française.

— Ne dites pas cela… Vous me faites mal… Cela m’angoisse parfois, cette différence de patrie, de races ne nous divisera-t-elle pas ?

— Je ferai un pas vers votre pays, Paul, et vous un pas vers le mien…

— L’amour comble toutes les différences, vous avez raison, ma chérie.

Il prit la main de Yolande et l’approcha tendrement de ses lèvres.

— Je suis égoïste comme les heureux… Pardon !… Je ferai éternellement ce qui vous plaira. D’ailleurs, je suis attaché à Paris. Mais ne m’ôtez pas ma joie et la fierté d’aller vous présenter aux miens, en mon pays, très beau aussi, croyez-le. Tenez, voici le propriétaire de la victoria de sauvetage d’hier ; il entre ici. Il me semble poli d’aller le saluer.

— Ah ! je crois bien, puisque nous lui devons… le salut… Il nous a rendu un immense service. Allez donc lui parler, mon ami.

— J’hésite, pourtant. Il a l’air peu accueillant et si sérieux !

— C’est à vous de vous présenter le premier.

— J’y vais.

Yolande suivit des yeux son fiancé. Il avait l’allure timide, un peu gauche. La jeune fille le remarqua, puis haussa légèrement les épaules.

— Il est bon, il m’aime !… pensa-t-elle.

Elle regarda l’étranger, qui, sans se lever, avait rendu le salut du jeune homme mais à un mot de celui-ci désignant Yolande, le nouveau venu quitta sa chaise et s’avança, ses yeux fauves fixés sur elle.

Elle répondit d’un sourire au geste respectueux du prince, et, lui montrant une place du bout de son éventail :

— Voulez-vous vous faire servir ici, monsieur ?… Je serai heureuse d’abord de vous remercier, ensuite d’avoir des nouvelles de madame… dont nous avons si maladroitement entravé le retour.

— Ma nièce a été enchantée de vous être utile, mademoiselle ; elle s’est même amusée des suites de l’incident… Votre ami, le chauffeur, nous a fait passer une soirée excellente.

Et, souriant :

— Il a été victime d’une méprise. Nos gens, étant donné son costume, l’ont pris pour un domestique, l’ont reçu en bon confrère, et, sans l’intuition de Mme Sarepta, il eût dîné à l’office et couché aux communs.

— Ça l’aurait follement diverti, déclara Paul.

— Il vient de partir à Riom. Nous lui avons prêté des chevaux ; ma nièce le ramènera elle est allée à la gare attendre quelqu’un, et je l’attends moi-même ici… Votre ami me disait que vous étiez d’Arétow, monsieur ?

— J’ai l’honneur de faire partie, comme le comte Iraschko, de l’armée de l’empereur Alexis.

— Vous êtes en déplacement ?

— Je suis attaché militaire à l’ambassade de Paris.

— Mais ce ne sera pas pour longtemps ?

— Ne dites pas cela, monsieur. Mlle de Montflor va s’effrayer.

— C’est vrai, dit Yolande, je ne puis m’habituer à l’idée de quitter mon doux pays de France.

— Vous avez raison, mademoiselle, la patrie est chose sacrée.

— Mais on épouse celle de son mari, fit Paul avec un regard tendre.

— Au fond, reprit Fédor, l’idée de patrie est une utopie ; les enfants de la terre ne devraient pas avoir de ces distinctions.

— Elles sont bien vivaces, cependant, monsieur, reprit Yolande. Ma mère est Alsacienne ; sa famille, après la guerre, a opté pour la France.

— Eh bien, mademoiselle, il y a entre nos deux situations une grande analogie. Je suis, moi, Kouranien ; mon pays a été pris, pillé, incendié ; les habitants ont été martyrisés par les Slaves. Aussi, une haine vivace, invétérée — invincible ! — existe-t-elle entre nos deux races…

Et, s’adressant à Paul :

— N’étiez-vous pas sous les drapeaux à l’époque de la guerre de Kouranie, monsieur ? J’ai été blessé gravement tout au début de la campagne et je n’ai pu prendre part à aucun engagement depuis. Mon ami Georges Iraschko y a été décoré, nommé capitaine sur le champ de bataille par l’empereur lui-même.

— De sorte, dit Yolande, qu’avant de vous rencontrer avec ce jeune officier, comme hier, à la même table, vous avez pu vous trouver déjà face à face, les armes à la main.

— Voilà le mal des guerres ! Quand donc les hommes comprendront-ils la vraie fraternité qui ne peut être que la vraie civilisation : l’union dans la liberté ?

— Vous êtes socialiste, remarqua Yolande en souriant.

— Absolument, mademoiselle. Ni frontières, ni guerres : la grande famille des fils de Dieu !

— Ce serait sublime, fit Paul, rêveur. Mais vous dites avoir la haine de votre ennemi. Cela concorde peu avec la théorie de fraternelle miséricorde…

— Évidemment, mais cette haine se changera en amour quand il n’y aura plus de tyrans pour conduire au meurtre des naïfs et des misérables, dressés par l’habitude des siècles de servitude.

— Notre régime est juste et bon, monsieur, objecta Paul, scandalisé. L’empereur est le père de ses sujets…

— Qu’il envoie se faire tuer avec ordre, avant de tuer le plus possible les autres. Votre empereur est odieux en notre siècle ; un absolutiste, un être dont la volonté gouverne des millions de volontés, une intelligence qui atrophie à son profit des millions d’intelligences.

— Sa législation est toute paternelle.

— Quel droit a-t-il de faire des lois ? Il est homme, soumis par suite aux lois naturelles. Qu’a-t-il de plus que ce garçon de café qui nous sert ?

— La marque divine. Depuis huit cents ans, ses ancêtres règnent…

— Et, depuis autant de temps, les ancêtres de ce garçon servent… Qu’est-ce donc alors que la roue de la fortune, si elle ne tourne pas pour donner à chacun son heure ?

— Mais il faut une tête pour penser et des bras pour exécuter.

— À chacun son tour, monsieur. Votre empereur actuel est intelligent, il peut avoir des qualités de conquérant ; mais qu’est un conquérant si ce n’est un voleur ? Il fait en grand ce que ferait un malfaiteur qui, bien armé, s’en irait trouver un voisin plus faible, le tuerait, ainsi que sa famille, et, s’installerait dans son bien. Celui-ci serait réprouvé, condamné, exécuté, tandis que le conquérant est couronné, glorifié, acclamé !

— Non, monsieur, ce n’est pas cela. Votre comparaison est hors de sujet. Nous avons pris des pays limitrophes pour les protéger, les civiliser. Les Kouraniens étaient des sauvages. Ils l’ont bien prouvé, en se battant contre toutes les lois internationales !

— Il n’y a pas de lois pour se défendre contre l’attaque. Si, en ce moment, un homme venait vous imposer une chose quelconque, fût-ce une protection, vous lui jetteriez cette carafe à la tête, je pense. On se défend comme on peut, monsieur.

— Ah ! voici maman, fit Yolande, heureuse de voir se terminer une conversation près de tourner à l’aigre.

— Et voici ma nièce, ajouta le prince, montrant une victoria superbement attelée, qui venait de stopper devant le perron du parc.

Georges Iraschko en descendit. Il salua avec un sourire heureux et allait s’éloigner, lorsqu’il aperçut le prince.

Les deux hommes se serrèrent la main.

— Venez-vous, mon oncle ? dit Roma.

— Volontiers, chère enfant. Madame de Riffemont, mes hommages. Ma nièce avait hâte de vous revoir ; vous lui manquiez. Aussi, dès votre lettre, a-t-elle couru à Riom, au-devant de vous.

La dame de compagnie, assise près de Roma, répondit en souriant :

— À moi aussi, le retour est doux. Prince, montez donc.

— Tout à l’heure, Roma, voici la marquise de Montflor et sa fille qui viennent vers vous. Ne voulez-vous pas leur parler ?

— Volontiers. Vous savez, Magda, ajouta-t-elle en se tournant vers Mme de Riffemont, ce sont nos naufragées d’hier, dont je vous parlais en venant.

— Dites plutôt « pannées », interrompit Georges Iraschko.

Roma descendit légèrement de la victoria, pour recevoir la comtesse qui s’approchait.

— Je suis heureuse, madame, de vous revoir, dit Mme de Montflor ; vous nous avez rendu hier un bien grand service.

— Ce serait discutable, répondit en riant Roma. Si un témoin indifférent avait pu juger l’aventure, il nous donnerait, je crois, quelques torts. Nous avons été la cause initiale du dommage.

— Vous, non, à coup sûr, intervint Paul Karakine ; vos chevaux, peut-être.

— Nos bêtes ne sont pas vingtième siècle. Elles sont d’Auvergne, dignes du temps où Guy de Châtel-Guyon commandait le pays du haut de sa forteresse. Elles ont peur des modernes machines.

— Oh ! moi aussi, approuva la marquise. On ne m’y reprendra plus à monter en auto ! J’espère avoir le plaisir, madame, de me présenter chez vous un de ces jours, quand je pourrai marcher ou me faire conduire en voiture.

— Ne prenez pas cette peine, madame, dit Roma conciliante ; les côtes de Tourleven sont bien escarpées. Je viendrai au-devant de vous de préférence.

— Vous renversez les rôles.

— Non, seulement les autos… Est-ce convenu ? Je viendrai demain de bonne heure, pour ne pas entraver votre traitement.

Sur ces mots, la jeune femme remonta en voiture, salua avec un regard circulaire et donna le signal du départ.

Près d’elle était sa compagne qui ne s’était pas dérangée, et le prince Fédor se plaça en face, sur le strapontin.

Le groupe regarda un instant l’attelage filer à belle allure, malgré la montée assez raide en cet endroit.

— Eh bien, dit Jean de Montflor, qui venait de sauter de l’impériale du courrier devant le bureau du chemin de fer, vous semblez tous en arrêt. Devant quel gibier ?

— Une adorable gazelle aux yeux de velours, répondit Georges.

— Oh ! oui, ta conquête… Vous savez, mes amis, je vous dénonce ce lâcheur ; il a eu le courage de me planter en panne à Riom après avoir accepté mon aide tout le long du chemin pour remorquer sa roulotte cassée. Et cela, parce que, de loin, la belle dame de Tourleven a fait un signe d’appel.

— Ah ! Ah !

— Oh ! quand il a aperçu ce geste flatteur, il m’a oublié comme un rouage inutile et a couru, telle une autre gazelle, pour se caler honteusement en vis-à-vis des deux dames dans leur voiture.

— Jaloux ! fit Yolande.

— Parbleu ! Il y a de quoi. Je n’ai jamais vu, de ma vie, une aussi ravissante créature.

— Ni moi, approuva Georges.

— Elle est en tous cas bien plus agréable que son oncle, le prince kouranien, conclut Paul. Voilà un monsieur qui ne me va guère.

— Mais il est des plus intelligents, riposta Georges. Nous avons causé ensemble avec grand intérêt, hier, chez lui. C’est un parfait homme du monde, connaissant toutes les capitales, très érudit, très intéressant à écouter.

— Il m’a parlé comme un socialiste !

— Il l’est peut-être, ce n’est pas un crime. Ce ne sont pas nos idées, voilà tout. Mais beaucoup de princes étrangers sont ainsi par les temps où nous vivons. Cette cause-là serait très belle si tout le monde l’entendait raisonnablement.

— Toi aussi ! s’écria Paul comiquement. Oh ! l’effet des beaux yeux noirs de gazelle !