et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 14-15).

X

LE LABORATOIRE

Après le repas intime, prolongé de causerie, Boris dit :

— Viens, Fédor, je veux te montrer mes travaux. Petite sœur, cela ne t’intéresserait pas. Veux-tu monter dans ton petit salon particulier ?

— Volontiers.

— J’y ai rassemblé des pierres précieuses, des branches de corail et quelques singulières végétations marines dont la vue t’amusera… Voici la clef de la vitrine où sont ces objets.

Mariska saisit avec une joie d’enfant la clef brillante, monta lestement et pénétra dans la pièce claire disposée par Boris pour les jours de visites fraternelles.

Sur les murs tendus de peluche vert d’eau se détachaient des tableaux composés d’algues curieusement enlacées.

Des coquilles bizarrement contournées ornaient une étagère ; un tapis couleur de mousse reproduisait en nuance plus foncée, brodé à même le tissu, le nom de Mariska.

Une jardinière emplie de gerbes odorantes, un petit bureau de bois rare, des statuettes taillées dans l’ivoire, des peaux de tigres envoyées par Michel, des sièges couleur Nil ornaient uniquement ce boudoir créé pour une petite reine tendrement aimée.

Mariska commença par respirer les fleurs, par regarder la mer étalée et comme constellée par les flèches solaires, puis seulement elle ouvrit le placard aux chatoyantes trouvailles.

Elle prit entre ses mains les pierres et les perles, les écailles blondes et les coraux. Elle se divertit à faire jouer dans un rayon leur incandescence, ensuite, hypnotisée en quelque sorte par ces gemmes aux vertus mystiques, elle resta à rêver, alanguie, sur le divan, baignée du fluide troublant qui est l’âme des pierres précieuses.

Pendant ce temps, Fédor et Boris marchaient vers le laboratoire hanté de mystère et de magie.

Un chimiste distillait des herbes dans la première partie du bâtiment, composé de cinq pièces triangulaires formées par les pointes du pentagramme. Des effluves odorants s’échappaient de l’alambic.

L’homme salua sans parler.

Les frères prirent la porte à droite, conduisant dans la seconde pièce, où un autre chimiste entretenait un creuset d’où jaillissait un sourd crépitement.

— Vois, Fédor, dit Boris en prenant un flacon à demi rempli de sels brunâtres. Voici des sels de varium. Quelques grains jetés dans une fontaine ou dans une piscine lui communiquent les vertus de Jouvence. Un corps, si fané et ridé soit-il, plongé dans cette eau, recouvre la fraîcheur, la fermeté, la souplesse des premières années.

— Et l’effet est durable ?

— Non, malheureusement. Je ne suis pas parvenu encore à en fixer la durée d’une manière constante. Il faut que je trouve le complément de ce corps primitif.

— L’as-tu expérimenté ?

— Oui, je vais te mettre en présence de mon sujet. Tu te convaincras par tes yeux.

— Où est-il, ce sujet ?

— Viens.

— Ils entrèrent dans le troisième compartiment, meublé sommairement de tables de pierre et de sièges de bois. Un homme était occupé à tracer sur une pierre lithographique des étoiles noires et des gravures pour l’impression des journaux illustrés sortant des imprimeries de l’Île Blanche.

Il se leva à la vue des maîtres, sourit et s’avança, joyeux, vers Fédor :

— Salut, monseigneur !

— Salut, mon ami… Montre-toi donc devant le grand jour, que je te reconnaisse mieux.

— Ah ! monseigneur, ce n’est pas bien… Vous avez oublié votre vieux serviteur, celui qui vous a appris à tenir votre premier crayon.

— Pierre Steffan ! dit Fédor avec un accent de surprise.

Et se retournant vers Boris :

— Je comprends ce que tu disais tout l’heure. Voilà ton sujet d’expérience. Je t’aurais reconnu, Pierre, mais il m’aurait fallu remonter vers ma jeunesse pour te retrouver tel que je te vois aujourd’hui.

— N’est-ce pas, monseigneur ?… J’ai quarante ans d’aspect… et soixante-quinze de réalité.

— Et tu dessines encore ?

— Je ne le pouvais plus ; mais, grâce aux injections sous-cutanées que me fait aux sourcils Mgr Boris, je puis me passer de lunettes.

— Souffres-tu ?

— Non, monseigneur. Je suis faible seulement, et, si je ne m’astreins pas tous les matins à l’immersion froide dans l’eau additionnée de sel de varium, je reprends mes soixante-quinze ans. Il semble qu’en sortant de l’eau j’y laisse le poids de trente années.

— C’est très curieux ! Quelle est ton opinion sur cas étrange, Boris ?

— Je pense que j’accumule en un jour les forces d’une semaine et que je fais épuiser, en une heure, l’intensité de vie destinée à se répartir sur sept ou huit heures. Mais avant de le soumettre à ce traitement, je l’ai loyalement prévenu… de cette sorte de gaspillage.

— Ah ! monseigneur, je préfère bien perdre, s’il le faut, une année et ne pas végéter sans énergie ! Grâce à votre traitement, je continue le passionnant travail d’art qui a occupé ma vie. Je sors, je marche, je mange et j’ai la force de mes trente ans. Je puis accomplir les mêmes actes sans plus de fatigue, pourvu que l’effort ne dépasse pas vingt-quatre heures sans nouveau bain de jeunesse…

— Alors, tu es content ?

— Content et reconnaissant, monseigneur.

Les Romalewsky quittèrent le brave homme pour pénétrer dans le cabinet suivant.

— Attention ! dit Boris, si tu as sur toi quelque métal, tu vas voir un singulier effet se produire.

— J’ai de l’or et de l’argent.

— Bien. Ne t’étonne pas si un voleur te dépouille et n’essaie pas de te défendre, car tu serais le plus faible.

Une porte de bois, au loquet recouvert de cuir, s’ouvrit devant les visiteurs. Boris la referma avec soin.

La pièce où ils étaient, entièrement tendue de cuir, n’avait pour tous meubles que des tablettes de pierre fixées au mur. Sur ces tablettes, des cloches de cuir recouvraient des blocs.

Il faisait très sombre. Boris tourna le commutateur électrique et l’appartement s’éclaira.

— Reste près de la porte, dit-il en riant.

Il souleva la cloche de cuir située à la droite de son frère et découvrit ainsi un bloc d’apparence terne assez semblable à de l’étain. Aussitôt, une clef, que Fédor avait dans sa poche, se précipita sur le bloc. Sa montre, sa chaîne, tout ce qu’il avait d’argent et d’or sur lui suivit le même chemin. Ses bagues quittèrent ses doigts, comme arrachées.

— Hein ! Quel admirable voleur ! s’exclama Boris.

— Je te crois, dit Fédor stupéfait. Mais, mon ami, c’est une véritable sorcellerie.

— N’est-ce pas ? Songe que j’ai trouvé cette substance extraordinaire en plongeant des pierres d’aimant dans une solution de sel de varium. Elles ont ainsi centuplé de puissance… Maintenant, pauvre ami, te voilà dépouillé.

— Mais je ne le suis pas encore. Il s’opère je ne sais quel travail dans mes bottines.

— Ce sont les vis de cuivre qui s’évadent, comme cela m’est arrivé à moi ; je le devine.

— Nous aurions dû amener Mariska ; elle se serait amusée de ces phénomènes.

— Ils auraient pu l’effrayer aussi ou même la blesser. J’ai fait entrer ici une fois Mlle Ténédoff, notre intendante. Les boucles d’or qu’elle avait aux oreilles ont fui en la déchirant. Les épingles de fer qui retenaient ses cheveux se sont arrachées. La pauvre femme s’est crue sous l’empire du diable et s’est sauvée consternée, épouvantée, malade…

— Je vois cela d’ici.

— Je crois mieux de tenir notre sœur en dehors de tout ce qui peut frapper son imagination et altérer le calme de ses pensées. Elle joue avec des gemmes rutilantes, c’est plus sain.

— Tu as raison.

— Voici à présent mon extansum. Ceci dépasse toute attente, me laisse dans une stupéfaction perplexe telle que j’ai besoin de tes lumières.

— Voyons.

— Cette combinaison provient d’un amalgame de varium, de super-radium, de platine et de limaille de fer, porté pendant quarante heures à la formidable température de mille degrés de calorique et refroidi brusquement dans de l’air liquide. Ce bloc noir brille dans l’obscurité. Vois, à présent que l’électricité est éteinte.

— En effet.

— Il resplendit, il ne développe pas de chaleur, mais il possède une si grande puissance d’extension que des murs de cette force seraient brisés.

— Pas possible !

— J’en ai enfermé à l’état dormant dans des boulets de fonte d’une épaisseur de cinquante centimètres. Il les a écartelés sans bruit, sans tapage, comme une châtaigne mûre ouvre sa gaine. Je m’en suis servi en place de dynamite pour desceller des rocs énormes. Il les a lézardés avec la même tranquillité.

— Étrange ! dit Fédor.

— Prends-en un petit grain, enferme-le dans ta main, serre de toute ta force, attache ton poing avec des courroies : il fera sauter les attaches et t’ouvrira les doigts quand un peu de ton fluide vital l’aura pénétré.

— C’est sous l’action de la chaleur qu’il se dilate ainsi ?

— Non. Je n’ai pu encore découvrir absolument par quel phénomène.

Fédor prit un petit morceau, gros comme une noisette, d’extansum.

À peine eut-il fermé le poing qu’il dut le rouvrir, sous l’action expansive qui, de la noisette, avait fait une orange.

— Tu vois, tu possèdes certainement un fluide considérable. Nous allons quitter cette pièce. Viens.

— Mon cher, mes semelles restent sur place ; elles sont totalement détachées. Ah ! mais, les boutons de mon gilet !… Je n’en ai plus un seul…

— En quoi étaient-ils ?

— En vieil argent bruni. C’était l’ouvrage de tante Hilda. Elle m’avait brodé ce gilet et y avait cousu elle-même d’antiques boutons.

— Tu les retrouveras, si toutefois le garçon de laboratoire parvient à les détacher du bloc.

Les deux frères sortirent.

— Je m’attendais à ton aventure, dit Boris. Je l’ai expérimentée moi-même… Entre maintenant dans la chambre numéro quatre. Tu n’y verras rien de nouveau. Le super-radium, que tu connais, et qui va éclairer et chauffer entièrement le palais de l’Île Rose, cet hiver, et le tri-unum, mélange de plantes solaires, de silex et d’or. Il conserve la radio-activité du soleil du jour et la restitue la nuit. De sorte que, à l’heure où brillent la lune et les étoiles, cette pièce est encore éclairée et chauffée par les rayons du soleil.

— Précieux, cela !

— Au point de vue agricole, j’obtiens avec cet agent une culture intensive surprenante. J’ai une serre où des fruits se forment et mûrissent en huit jours.

— Tu fais encore moins que les fakirs de l’Inde qui, en fixant des yeux une plante, la font croître, fleurir, fructifier, mûrir en l’espace de quelques minutes.

— Prestidigitation et magie ! Moi, je trouve déjà étonnamment remarquable de voir le dimanche un pêcher en fleurs et de cueillir des pêches le dimanche suivant… et cela en toute saison, grâce au tri-unum… Viens maintenant voir les rayons Z. Puis nous irons réparer le désordre de ta toilette chez moi.

— Ensuite, je devrai partir. Il faut que je sois à Kronitz ce soir et à Narwald cette nuit. M’accompagnes-tu ?

— Que vas-tu faire à Narwald ? Ce n’est pas l’anniversaire triste, cependant ?

— Non, dit Fédor très grave, ce n’est pas l’anniversaire, mais c’est une vengeance accomplie. J’y vais dire aux mânes des martyrs que, de nouveau, justice est faite !