Le Presbytère (Kielland)

La Revue hebdomadaire, tome 39tome 39 (p. 789-805).

LE PRESBYTÈRE[1]

NOUVELLE



C’était à croire que le printemps ne viendrait jamais. Pendant tout le mois d’avril il y eut des gelées de nuit, et le vent du nord souffla sans interruption. Cependant, le soleil étant très chaud au milieu du jour, les grosses mouches commencèrent à bourdonner et l’alouette assura à haute voix que l’on était en plein été.

Mais l’alouette est un être auquel on ne peut pas se fier. Oubliant aux premiers rayons du soleil qu’il avait gelé très fort dans la nuit, elle montait en chantant dans la lande, jusqu’à ce qu’elle se rappelât qu’elle avait faim. Elle redescendait alors en tournoyant, et venait s’abattre comme un caillou sur le sol.

Le vanneau allait à petits pas, l’air songeur, plongeant de temps en temps la tête entre les touffes de bruyère. Il n’avait pas grande confiance dans l’alouette, lui. Quelques canards sauvages fouillaient plus loin dans une fourmilière, et le plus vieux disait aux autres que tant qu’on n’aurait pas eu de pluie, il ne fallait pas croire au printemps.

Le vieux canard avait raison. La pluie arriva, froide d’abord, peu à peu plus chaude, et enfin le soleil se montra pour tout de bon. Un vrai soleil de printemps, réchauffant l’air depuis le matin jusque bien avant dans la nuit qui était tiède et humide.

Bientôt régna partout une extrême activité. Tout était en retard, il fallait bien rattraper le temps perdu. Les feuilles jaillirent des bourgeons gonflés, les petites fleurettes prirent leur élan, frétillant sur leurs tiges vertes, et les collines de bruyères qui regardaient la mer se couvrirent de teintes claires.

Seul le sable du rivage resta jaune comme auparavant. Il n’a pas de fleurs pour se parer ; il n’a que les touffes disséminées des herbes marines dont les longues tiges molles se courbent sous le vent. Les pieds battus par la vague, les mouettes se promenaient sur la grève, sérieuses, la tête baissée et le ventre en avant, comme de vieilles dames dans un chemin boueux.

En haut dans la lande, le vanneau volait en battant des ailes. Le printemps était venu si soudainement sur lui qu’il n’avait pas eu le temps de trouver où faire son nid, et avait déposé ses œufs au beau milieu d’un champ. L’endroit était mal choisi, il le savait bien, mais il n’y avait pas eu moyen de faire autrement.

L’alouette se moquait de lui. Quant aux moineaux, ils étaient dans une hâte vertigineuse. Beaucoup, même avant d’avoir commencé leur nid, avaient déjà pondu un œuf ou deux. Voilà ce que c’est d’avoir passé des semaines sur le toit de l’étable à causer de l’almanach.

Le petit Angarius contemplait leurs querelles dans la haie du jardin du presbytère, et se figurait voir une grande bataille accompagnée de charges de cavalerie. Comme il était en train d’étudier l’histoire de Norvège avec son père, tout ce qui se passait autour de lui prenait à ses yeux une couleur guerrière. Quand les vaches rentraient le soir du pâturage, c’étaient pour lui des masses de troupes qui s’approchaient, et les poules étaient la garde nationale avec le coq pour capitaine à leur tête.

« Quel naturel sauvage a cet enfant ! » pensait le pasteur. Ces goûts belliqueux n’étaient point du tout de son gré. Angarius devait être comme son père un homme de paix, et celui-ci souffrait de voir combien l’enfant recherchait tout ce qui traitait de guerre et de combats.

Il semblait parfois au pasteur qu’il eût mieux valu remplir cette jeune tête d’idées pacifiques au lieu d’images des batailles et des cruautés de nos ancêtres. Mais se rappelant alors que lui aussi avait appris les mêmes choses dans son enfance, et qu’il n’en était pas moins devenu un homme de paix, il reprenait confiance.

— Enfin, disait-il, tout est dans les mains du Seigneur, et il se remettait à la préparation de son sermon.

— Tu oublies donc tout à fait le déjeuner aujourd’hui, père ? dit une jeune fille à tête blonde qui se montra dans l’embrasure de la porte.

— Tu as raison, Else, je suis en retard, répondit le pasteur, qui la suivit dans la salle à manger.

Il aurait été difficile de trouver deux êtres mieux d’accord dans leurs idées et leurs sentiments et plus intimement unis que ce père et cette fille de dix-huit ans. Else avait grandi sans mère. Mais il y avait tant de douceur et de délicatesse féminine chez son père, que la jeune fille éprouvait de cette perte plutôt une mélancolique tristesse que la douleur d’un deuil irréparable.

Et à mesure qu’elle grandissait, elle remplissait de plus en plus pour le pasteur le vide que lui avait laissé la mort de sa femme. Toute sa tendresse mêlée à tant de deuil et de regrets, il l’avait donnée à cette jeune âme féminine qui se développait dans ses mains, et sa douleur s’adoucissait, et le calme était rentré dans son cœur.

Aussi était-il presque une mère pour elle. À son point de vue tranquille et pur il lui apprenait connaître la vie. Et c’était la meilleure partie de sa tâche, de protéger cette jeune âme et de la défendre contre tout ce qu’il y a d’impur et de troublé dans le monde, qui le rend si difficile, si dangereux à traverser.

Lorsque du haut de la colline qui dominait le presbytère ils contemplaient ensemble la mer irritée, le pasteur disait à sa fille :

— Vois, Else, ainsi est la vie ; la vie où s’agitent les enfants des hommes, que leurs passions impures secouent ainsi que de fragiles esquifs pour recouvrir ensuite le rivage de leurs débris. Celui-là seul qui se fait un rempart d’un cœur pur peut braver l’orage, et les vagues impuissantes viennent se briser à ses pieds.

Else se serrait alors contre son père. Elle se sentait si sûre auprès de lui. Il y avait tant de clarté dans ce qu’il disait que ses paroles brillaient devant elle comme une lumière, éclairant sa vie. Il avait une réponse à toutes ses questions. Rien n’était trop élevé pour lui, ni rien trop insignifiant. Ils échangeaient leurs pensées sans contrainte, presque comme frère et sœur.

Pourtant il y avait entre eux un point obscur. Si sur tous les autres elle allait droit à son père, ici elle faisait un détour pour éviter quelque chose qu’elle craignait d’aborder.

Elle connaissait la grande douleur du pasteur et savait quel bonheur il avait possédé et perdu. Elle s’intéressait vivement aux héros des romans qu’elle lisait à haute voix dans les veillées d’hiver. Son cœur avait deviné que c’est l’amour qui donne les plus grandes joies, comme aussi il cause les plus profondes douleurs. Mais en dehors de l’amour malheureux, il y avait encore quelque chose, quelque chose d’affreux qu’elle ne pouvait comprendre. Il lui semblait parfois qu’à travers le ciel de l’amour passaient des ombres noires honteuses et avilissantes. L’amour, ce mot sacré, servait aussi à nommer la pire dégradation et la plus effroyable misère. Il s’était passé chez des gens qu’elle avait connus des choses auxquelles elle n’osait pas penser, et quand son père, en paroles contenues mais sévères, parlait de la corruption des mœurs, elle restait longtemps gênée et sans oser le regarder.

Il le remarquait et en était heureux, heureux de la voir si délicate et si pure, heureux d’avoir pu si bien protéger son innocence enfantine et garder son âme comme une perle brillante qu’aucune souillure ne pouvait ternir.

Ah ! pût-il longtemps la conserver ainsi !

Tant qu’il serait là pour veiller sur elle, aucun danger ne l’approcherait. Et même en s’en allant, il lui laisserait une armure protectrice pour la bataille de la vie, car le jour de la lutte viendrait certainement. Et jetant sur elle un regard dont elle ne pouvait comprendre le sens :

— Enfin ! disait-il, tout est dans les mains du Seigneur !

— N’as-tu pas le temps de faire un tour, père ? demanda la jeune fille quand le déjeuner fut fini.

— Si, car cela me fera du bien. D’ailleurs, j’ai travaillé si assidûment à mon sermon qu’il est presque terminé.

Ils sortirent sur le seuil. De l’entrée principale du presbytère on avait vue sur le village, et la grande route passait devant la grille, ce qui déplaisait fort au pasteur, qui aimait avant tout le calme et la tranquillité.

— Voici des voitures ! s’écria Angarius, trois calèches avec des gens de la ville.

— Rentrons, Else, dit le pasteur, se retournant vers la maison.

Mais à l’instant même les voitures arrivaient en haut de la côte, et Else ne put s’empêcher d’y jeter les yeux.

Dans la première, un homme d’un certain âge et une dame à l’air avenant occupaient le siège du fond, et sur le devant étaient un jeune homme et une jeune fille. Au moment où ils passaient devant la porte, le jeune homme se leva pour regarder la vue. Else, sans s’en apercevoir, avait les yeux fixés sur lui.

— Quelle vue magnifique ! s’écria-t-il.

Le presbytère était situé sur une hauteur dominant la mer et d’où l’on découvrait un vaste horizon.

Le vieux monsieur, au fond de la voiture, tendit légèrement la tête.

— Oui, en effet, c’est très beau. Je suis heureux de voir que vous appréciez notre belle nature, monsieur Lintzow.

Au même instant, le regard du jeune homme rencontra celui d’Else, qui détourna vivement les yeux. Mais lui, arrêtant le cocher, s’écria :

— Nous descendons ici !

— Chut ! dit la dame en souriant, c’est impossible, monsieur Lintzow, c’est le presbytère.

— Qu’est-ce que cela fait ? dit gaiement le jeune homme. N’est-ce pas, continua-t-il, en se tournant vers les autres voitures qui les avaient rejoints, n’est-ce pas que nous descendons ici ?

— Oui, oui ! s’écria-t-on en chœur, et la joyeuse compagnie s’apprêtait en effet à descendre quand le vieux monsieur intervint.

— Non, non, mes jeunes amis, cela ne se peut pas. Nous ne pouvons descendre chez le pasteur que nous ne connaissons pas.

Il allait donner l’ordre d’avancer, lorsque le pasteur, sortant de la maison, s’approcha de la voiture où il venait de reconnaître le consul Hartwig, l’homme le plus en vue de la ville voisine.

— Si vous voulez bien descendre ici, dit-il, ma fille et moi nous serons très heureux de cette interruption à notre solitude.

M. Hartwig regarda sa femme, celle-ci le regarda aussi, le pasteur renouvela son invitation, et finalement tout le monde se trouvait, quelques instants plus tard, dans le salon du presbytère, où il y eut présentation générale.

La société se composait du consul Hartwig et de sa femme, de leurs enfants et de quelques amis et amies de ceux-ci. L’excursion avait lieu pour faire les honneurs du pays à Max Lintzow, fils d’un vieil ami du consul, et depuis quelques jours hôte de celui-ci.

— Ma fille Else, dit le pasteur, va faire de son mieux pour…

— Non, non, mon cher pasteur ! s’écria la bonne madame Hartwig. Nous ne permettrons pas le moindre dérangement. C’est déjà bien assez d’envahir votre maison ! Nous avons dans nos voitures tout ce qui est nécessaire pour un pique-nique, et pendant que je m’en occuperai, votre fille ira se promener avec les jeunes gens.

Et l’aimable femme regardait la jolie fille du pasteur de ses bons yeux gris et lui caressait doucement la joue.

Que la caresse de cette douce main faisait de bien ! Else en eut presque les larmes aux yeux. Elle restait là immobile, comme si elle attendait que la dame étrangère la prît par le cou et lui murmurât des paroles qu’elle avait longtemps attendues !

— Qu’y a-t-il d’intéressant à voir dans le voisinage ? demanda la femme du consul.

— Il y a une belle vue du haut de la colline, il y a aussi le rivage et la mer.

— Allez donc ! dit Mme Hartwig, menez-y tous ces jeunes gens-là.

— Si c’est mademoiselle Else qui nous conduit, dit Max Lintzow en s’inclinant respectueusement, j’irai au bout du monde.

Else devint pourpre. Jamais on ne lui avait rien dit de pareil… Et ce beau jeune homme incliné si profondément devant elle et dont les paroles paraissaient si sincères… Mais ce n’était pas le moment de s’arrêter à cette impression. Bientôt toute la troupe fut dehors, Else et Lintzow en tête, se dirigeant vers le sommet, d’où l’on avait la plus belle vue.

On traversa d’abord le jardin du presbytère, où des violettes croissaient en masse à l’ombre des grands arbres. C’était la mère d’Else qui les avait plantées.

— Ah ! des violettes ! Quel bonheur ! s’écria l’aînée des demoiselles Hartwig. Monsieur Lintzow, cueillez-m’en donc un bouquet.

Le jeune homme qui, depuis quelques instants, s’évertuait à trouver le ton sur lequel on pouvait parler à Else, crut remarquer que la jeune fille avait entendu avec déplaisir les paroles de Mlle Frédérique.

— Les violettes sont vos fleurs favorites, lui dit-il à demi-voix.

Surprise, elle leva les yeux vers lui : comment pouvait-il savoir cela ?

— Ne croyez-vous pas, mademoiselle Hartwig, reprit Max Lintzow, ne croyez-vous pas qu’il vaudrait mieux n’en cueillir que ce soir ? Elles seraient plus fraîches.

— Comme vous voudrez, répondit brièvement celle-ci.

— Elle les oubliera probablement d’ici là, fit-il, paraissant se parler à lui-même.

Mais Else l’entendit et se demanda encore une fois quel plaisir il pouvait trouver à protéger ses violettes, au lieu de les cueillir pour la belle demoiselle.

Après avoir admiré quelque temps la vue splendide qu’ils avaient sous les yeux, ils descendirent la colline par un sentier qui menait à la mer.

La conversation s’était animée. Tout d’abord, Else s’était sentie un peu dépaysée. Il lui semblait que ces gens de la ville parlaient une langue inconnue. Parfois aussi, elle trouvait qu’ils riaient pour des riens, et elle, de son côté, avait souvent envie de rire de leurs étonnements et de leurs ignorances.

Mais, peu à peu, elle fut plus à l’aise et se mit à rire et à causer librement comme les autres. Elle était loin de s’apercevoir, cependant, que les jeunes gens, Max Lintzow spécialement, s’occupaient beaucoup d’elle, pas plus qu’elle ne remarquait les mots un peu aigres qui s’échangeaient entre eux à son sujet.

En quittant la plage, Else, pour abréger la route, prit un sentier à travers des fondrières, sans réfléchir que les dames de la ville ne savaient pas sauter les fossés comme elle, et Mlle Frédérique, gênée dans sa robe trop serrée, tomba dans une flaque d’eau. Elle appela du regard Lintzow à son secours.

— Mais, Henri, cria Max au jeune fils Hartwig, aide donc ta sœur !

Mlle Frédérique, sans mot dire, se releva toute seule, et la troupe continua son chemin.

Bientôt après, ils étaient de retour au presbytère, où l’on se mit à table dans les meilleures dispositions du monde. Mais, vers la fin du repas, quelqu’un ayant fait la remarque que, pour une partie de campagne, le menu n’était guère rustique, on réclama du lait caillé, et Else se leva aussitôt pour aller en chercher à la laiterie.

— Laissez-moi vous aider, mademoiselle, s’écria Max Lintzow, qui courut derrière elle.

— Voilà un jeune homme bien serviable, dit le pasteur.

— N’est-ce pas ? répondit le consul, et un vrai commerçant par-dessus le marché. Il a passé quelques années à l’étranger, et maintenant il est associé aux affaires de son père.

— Peut-être est-il un peu léger, dit doucement Mme Hartwig.

— Oh oui, certainement soupira Mlle Frédérique.

Max Lintzow avait suivi Else à la laiterie. Au fond, cela ne plaisait que médiocrement à la jeune fille, mais il riait et plaisantait si agréablement qu’elle ne pouvait s’empêcher de rire aussi.

Choisissant du regard un pot de lait sur un des rayons, elle leva les bras pour le prendre.

— Non, non, mademoiselle ! s’écria Max, c’est trop haut pour vous, laissez-moi le descendre !

Et en disant ces mots, il posa sa main sur celle de la jeune fille. Else retira vivement la sienne ; elle avait rougi et se sentait près de pleurer.

Alors, d’une voix lente et grave, il lui dit, sans la regarder :

— Je vous demande pardon, mademoiselle ; ma manière d’être, je le sens, est bien trop libre et trop légère pour une femme comme vous. Mais j’aurais trop de chagrin, si vous gardiez l’impression que je suis aussi frivole que j’en ai l’air. Souvent, vous le savez, il faut feindre la gaieté pour cacher ses souffrances ; il y a des gens qui rient pour ne pas pleurer.

À ces derniers mots, il la regarda, et il y avait quelque chose de si douloureux, de si respectueux à la fois dans ce regard, qu’elle eut comme un remords d’avoir été trop dure pour lui. Elle était bien habituée à descendre les terrines de lait de leurs rayons. Mais cette fois, baissant les bras, elle dit :

— Oui, en effet, c’est un peu trop haut pour moi.

Un léger sourire passa sur les lèvres du jeune homme, qui prit la terrine et l’emporta avec précaution. Else le précédait, lui ouvrant les portes. Lorsqu’ils arrivèrent à celle de la salle à manger, il s’arrêta et la regardant d’un air triste :

— Il faut que je me recueille un moment, dit-il, pour reprendre mon air joyeux, afin que personne ne soupçonne rien.

L’instant d’après, Else, restée en arrière, entendait ses plaisanteries et les rires qui les accueillaient.

Pauvre jeune homme ! Combien elle était émue de le savoir si malheureux ! Et combien il était étonnant aussi qu’elle fût la seule à qui il avait confié son chagrin ! Mais quelle pouvait être cette douleur secrète ? Avait-il, lui aussi, perdu sa mère ? Ou bien était-ce quelque peine plus lourde encore ? Combien elle aurait voulu pouvoir le consoler !

Quand Else rentra dans la salle à manger, il était de nouveau le plus gai de tous. Une seule fois, en la regardant, il reprit cet air mélancolique et confidentiel qui la touchait au cœur.

Enfin l’heure du départ arriva. Au milieu des derniers apprêts, Else se glissa inaperçue dans le jardin : elle voulait cueillir un bouquet de ses violettes pour la bonne Mme Hartwig.

— Mais s’écria Mlle Frédérique, déjà en voiture, mais, mes violettes, monsieur Lintzow ?

Le jeune homme, qui se demandait où avait passé Else, eut soudain un trait de lumière :

— Madame Hartwig, permettez-moi de m’éloigner un moment, je vais chercher un bouquet pour Mlle Frédérique.

Else entendit des pas pressés qui s’approchaient. Elle eut le pressentiment que ce ne pouvait être que lui.

— Ah ! je vous trouve ici, mademoiselle… je suis venu… pour cueillir des violettes.

Elle se détourna légèrement sans répondre, et se mit machinalement à en cueillir.

— Voulez-vous m’en faire un bouquet ? demanda-t-il timidement.

— N’est-ce pas pour Mlle Frédérique ? dit-elle.

— Oh non ! Faites-le pour moi, supplia-t-il en se mettant à genoux devant elle.

Sa voix était si douce ! On eût dit celle d’un enfant qui implore.

Elle lui tendit les violettes sans le regarder. Mais lui, se relevant vivement, la prit à la taille et la pressa contre lui. Elle ne fit pas de résistance, mais ferma les yeux, respirant péniblement. Alors elle sentit ses baisers sur les yeux, sur les lèvres, en même temps qu’il murmurait son nom mêlé à des paroles ardentes. On appela de la maison. La lâchant brusquement, il s’éloigna en courant. Les chevaux piaffaient, le jeune homme sauta en voiture, mais dans sa précipitation il laissa tomber son bouquet ; une seule violette lui resta dans la main.

— Je ne puis cependant pas vous l’offrir, dit-il à Mlle Frédérique.

— Non, grand merci, répondit celle-ci, gardez-la en souvenir de votre extrême adresse.

— En effet, vous avez raison, je la garde, répondit Max Lintzow avec le plus grand calme.


Le lendemain matin il retrouva à sa boutonnière cette violette fanée, coupant la tête d’un coup d’ongle, et retirant la tige en dessous :

— Tiens ! fit-il, en se regardant au miroir avec un sourire. Celle-là, je l’avais presque oubliée.

Il quitta le pays dans l’après-midi et l’oublia tout à fait.

L’été arriva, amenant les longs jours chauds et les belles nuits claires. Sur la mer tranquille la fumée des bateaux à vapeur restait longtemps suspendue immobile, et les navires à voiles passaient lentement, mettant presque un jour entier à disparaître de l’horizon.

Il se passa quelque temps avant que le pasteur remarquât le changement qui s’était fait en sa fille. Cependant il finit par s’apercevoir qu’Else n’était plus la même. Elle avait pâli, se tenait beaucoup renfermée dans sa chambre, et ne venait presque plus dans le cabinet de son père. Il comprit enfin qu’elle l’évitait.

Alors il lui parla gravement, la suppliant de lui dire si elle était malade, ou bien si elle avait des scrupules qui lui ôtaient sa joie et sa tranquillité.

Elle se mit à pleurer sans répondre. Pourtant à partir de ce moment elle rechercha moins la solitude et se tint plus souvent auprès de son père. Mais sa voix avait perdu son timbre joyeux, et ses yeux restaient sans éclat. Le pasteur alarmé fit appeler le médecin.

— Dites-moi, cher pasteur, dit le vieux docteur après avoir examiné Else votre fille n’aurait-elle pas eu quelque vive émotion, quelque peine secrète, quelque… chagrin d’amour, pour dire le mot ?

Peu s’en fallut que le pasteur ne se sentît froissé. Supposer que sa fille, son Else, dont le cœur lui était comme un livre ouvert, pût lui avoir caché un chagrin de cette nature, qu’elle pût avoir un chagrin de cette nature avec l’éducation qu’il lui avait donnée, être de ces jeunes filles dont la tête est remplie de rêves romanesques ! D’ailleurs, elle ne l’avait pas quitté, comment aurait-il été possible…

— Non, non, cher docteur ! Le diagnostic vous fait vraiment peu d’honneur, conclut le pasteur avec son tranquille sourire.

Après la visite du médecin, Else se surveilla plus attentivement, et redoubla de précautions pour avoir le même air qu’autrefois. Car personne ne devait soupçonner ce qui était arrivé, — qu’un homme étranger l’avait prise dans ses bras et lui avait donné des baisers — beaucoup de baisers.

Chaque fois que cette scène se représentait à son souvenir, elle devenait pourpre de honte. Ce qui lui était arrivé, n’était-ce pas la pire des ignominies ? N’était-elle pas plus coupable que ces malheureuses filles dont la chute lui avait toujours fait instinctivement tant d’horreur ? Ah ! si elle avait pu interroger quelqu’un, se débarrasser du doute et de l’inquiétude qui la torturaient, savoir si elle avait encore le droit de regarder son père en face !

Le pasteur continuait à lui demander de lui confier ce qui l’oppressait. Mais quand elle regardait dans ses yeux clairs, dans son pur et lumineux visage, il lui était impossible d’aborder ce point honteux, épouvantable. Et elle ne pouvait que pleurer. Parfois aussi, elle pensait à la douce main de la bonne Mme Hartwig, mais celle-ci était étrangère et éloignée. Il fallait donc lutter seule et en silence.

Et lui, lui qui marchait dans la vie, le visage si joyeux et l’âme si triste, qui sait si elle le reverrait jamais ! Et où se cacherait-elle si elle allait le rencontrer ? Il était mêlé à tous ses doutes et à toute sa douleur, mais sans amertume ni rancune. Tout ce qu’elle souffrait l’attachait à lui davantage, et il ne sortait jamais de sa pensée.

Son souvenir l’accompagnait dans toutes ses occupations. Mille endroits dans la maison, dans le jardin, avaient gardé sa trace. Elle le rencontrait à la porte ; c’est là qu’il lui avait parlé pour la première fois. Elle n’était pas retournée au parterre de violettes ; c’est qu’il l’avait prise dans ses bras et qu’elle avait reçu ses baisers…

Si le printemps avait été tardif, l’automne arriva de bonne heure. Un soir de la fin de l’été, il commença à pleuvoir, le lendemain il plut encore ; enfin la pluie tomba sans interruption, les nuits devinrent plus fraîches et le froid se fit sentir.

Sur les buissons et les arbres les feuilles pendaient alourdies par la pluie, et quand la gelée les eut séchées, elles tombèrent en masse sur le sol, au premier souffle du vent. Le fermier du presbytère, qui depuis longtemps avait rentré la récolte, se hâtait de battre avant que l’eau fût gelée, et le petit ruisseau de la vallée roulait une écume brune comme de l’écume de café. Se glissant entre les angles des bâtiments de la ferme, le vent soulevait la paille dans la cour. C’était déjà le vent d’automne, mais jeune, essayant ses forces. Plus tard dans l’hiver, quand ses poumons sont développés, c’est avec les tuiles des toits et les tuyaux des cheminées qu’il joue.

Un moineau perché sur la niche des chiens, la tête enfoncée dans ses plumes, clignait des yeux, feignant de ne rien voir. Mais il avait parfaitement remarqué où l’on mettait le grain. Il était devenu raisonnable depuis le printemps ; il pensait à sa femme et à ses enfants et songeait qu’il serait bon de savoir où prendre pendant l’hiver.

Le petit Angarius, tout réjoui, se préparait aux expéditions dans la neige. Déjà il alignait ses soldats de plomb et ses canons sur les ruisseaux à moitié gelés, où, la glace cédant peu à peu, toute l’armée disparaissait dans le fossé. Alors c’étaient des hourras sans fin.

— Que fais-tu donc ? lui demanda le pasteur qui passait.

— Je joue à la bataille d’Austerlitz, répondit Angarius rayonnant.

Le pasteur poussa un soupir. Il ne comprenait pas ses enfants.

En bas, dans le jardin, Else était assise sur un banc au soleil. Elle regardait la lande encore couverte de ses fleurs d’un violet sombre, et les champs teints des couleurs pâlies de l’automne.

Les vanneaux se réunissaient en silence, se préparant au voyage, et les oiseaux de mer se rassemblaient pour partir ensemble. L’alouette même avait perdu courage, et cherchait des compagnons de route. Seule la mouette, le ventre en avant, continuait à marcher tranquillement sur la plage. Elle ne s’en allait pas.

Tout était si calme, l’air si amollissant et brumeux, couleurs et bruits disparaissaient au contact de l’hiver.

Cela faisait du bien à Else. Elle était si fatiguée que le long et morne hiver lui conviendrait ; le printemps, au contraire, lui faisait peur.

Car, au printemps, tout ce que l’hiver avait endormi se réveillerait. Les oiseaux reviendraient chanter les vieux chants avec des voix nouvelles, et là-bas au pied de la colline, les violettes de sa mère refleuriraient où il l’avait prise dans ses bras et lui avait donné des baisers, — beaucoup de baisers.

Alexandre KIELLAND.

(Traduit du norvégien par Mlle M. Quillardet.)

  1. Le petit conte de Kielland que nous donnons ici fait partie d’une série de Nouvelles qui furent très goûtées dans les pays scandinaves et ont été traduites en Allemagne et en Angleterre, comme d’ailleurs la plupart des œuvres de l’auteur.

    Alexandre Kielland est né à Stavanger en 1847. Il appartient à ce quatuor d’écrivains célèbres dont les noms sont inséparables du mouvement norvégien actuel. C’est, avec Ibsen, Björnsön et Lie, l’un des auteurs les plus caractéristiques de la Norvège contemporaine. Mais il nous la fait connaître moins par les côtés pittoresques qu’au point de vue social. Ses œuvres sont surtout remarquables par l’observation et l’analyse, la critique satirique et l’humour, sous la parfaite élégance de la forme.

    Outre les Nouvelles, Kielland a publié un grand nombre de romans d’études sociales parmi lesquels nous citerons : Le capitaine Worse, étude du milieu sectaire norvégien ; Garman et Worse, l’un de ses plus beaux romans ; Else, petite nouvelle qui a été traduite en français ; la Fête de la Saint-Jean, sorte de pamphlet politique, etc., etc.

    Kielland a pris une part active aux querelles politiques si ardentes en Norvège depuis quelques années. Aussi ne lui avait-on pas alloué la petite pension que sous le nom de « Digtergage » — salaire du poète — le gouvernement norvégien alloue aux écrivains les plus éminents du pays. C’est à cette occasion que Björnsön, indigné, refusa de recevoir la sienne. Mais les choses se sont arrangées depuis, et Kielland a été nommé en 1891 aux fonctions de bourgmestre à Stavanger, sa ville natale.

    M. L. Bernardini, dans la série d’études publiées par la Revue hebdomadaire en décembre 1893, janvier et février 1894, sous le titre « En Scandinavie », a consacré à Kielland et à son œuvre un chapitre auquel nous renvoyons les lecteurs (Revue hebdomadaire, no du 10 février 1894).