Le Positivisme dans l'histoire - l'historien anglais Henri Thomas Buckle

LE
POSITIVISME DANS L'HISTOIRE

History of Civilisation in England, by Henry Thomas Buckle ; a new edition, 3 vol., London 1867.

A mesure que les ouvrages historiques s’accumulent dans les littératures modernes, un autre genre de travaux marcha à la suite, ceux que l’on doit à la philosophie de l’histoire. Il est naturel que les premiers défilent en rangs pressés et se disputent le soleil, comme il arrive dans les multitudes : le détail de l’histoire est infini. En revanche, il semble que les seconds devraient être rares, et que pour cet ordre de généralisations il y ait beaucoup moins de place. La première philosophie de l’histoire qui se produisit dans le monde, pour peu qu’elle offrît de vraisemblance, dut contenter pour quelque temps les esprits ; la seconde, si elle réussit à faire oublier la première, commençait par là même à trahir le faible de l’entreprise. Ce n’est pourtant pas ainsi que les choses se passent ; les théories succèdent aux théories, les synthèses aux synthèses. Que dis-je ? Leur ambitieuse hardiesse augmente. On ne dit plus : philosophie de l’histoire, cela est trop modeste ; on dit : les lois de l’histoire. On parle de découvertes, comme si l’on avait à sa disposition l’instrument précis de je ne sais quel calcul intégral. Loin de nous l’idée d’une raillerie en présence d’une passion, d’un besoin des intelligences de notre temps. Qui ne sent que les philosophes adonnés à ce genre d’études cherchent à deviner l’avenir de nos civilisations inquiètes, à connaître le lendemain de nos sociétés ? Mais à les voir noter patiemment, analyser et remuer en tout sens la marche des événemens passés pour en induire les événemens futurs, on ne peut s’empêcher de penser à ces autres philosophes qui, autour d’une table verte, laissent les joueurs ordinaires se livrer aveuglément à la fortune, et piquent des cartes avec une épingle jusqu’à ce qu’ils aient pris leur temps et saisi une combinaison qui ne peut manquer de faire sauter la banque.

L’Angleterre faisait à peu près exception dans l’entraînement général. Elle tient en faible estime les théories ; peut-être aussi deux siècles de paix sociale et de progrès régulier ne provoquaient pas chez elle ces curiosités de l’avenir. Voici que dans ce pays, à Londres même, pour ainsi dire dans la Cité, une philosophie de l’histoire est apparue il y a quelques années, bien plus, une théorie complète des lois de l’histoire. L’ouvrage sur lequel une nouvelle édition nous permet d’appeler l’attention du public a pour titre : Histoire de la civilisation en Angleterre, mais ce titre indique le livre que l’auteur voulait écrire, non celui qu’il a écrit. Comme plus d’un historien philosophe, il n’a bâti que le vestibule de son temple. C’est une introduction où il expose les lois suivant lesquelles se développe l’histoire de l’humanité, introduction de quinze cents pages compactes, travail gigantesque, véritable monument de l’époque cyclopéenne, dirions-nous, si le talent et le soin qui brillent souvent dans les détails ne diminuaient la justesse de cette comparaison. L’auteur appartient à la philosophie positive ; mais ce n’est pas là ce qui était nouveau : cette philosophie, en Angleterre, est chez elle, at home, pourvu qu’elle fasse quelques concessions aux croyances communes. Le nouveau, le surprenant, c’était que dans le pays de Bacon un projet de synthèse historique osât se montrer si hardiment.

Henry Buckle, auteur de l’Histoire de la civilisation en Angleterre, mort le 29 mai 1862, à l’âge de trente-neuf ans, était fils d’un négociant de la Cité de Londres. Il n’était ni le premier historien ni le premier philosophe que cette ruche infatigable de banquiers et de marchands eût donné aux lettres en même temps qu’au radicalisme et à la philosophie positive. Tout ce que nous savons de lui, c’est qu’à l’exception de son livre il ne s’était fait connaître que par un article de revue sur la liberté et par une conférence sur le rôle des femmes dans la civilisation, qu’il séjourna quelque temps en Écosse, et qu’il en rapporta deux choses, l’admiration du génie écossais, ce qui n’est pas commun parmi les Anglais de la vieille roche, et la haine profonde de l’église écossaise, qui, pour un bon citoyen de Londres, est synonyme de bigoterie et de superstition. Son livre, publié en deux parties successives de 1858 à 1861, fut une espèce de conquête soudaine et violente de l’attention publique, soudaine par cette rare surprise d’un homme jeune et obscur qui, du jour au lendemain, se plaçait au nombre des esprits les plus puissans des trois royaumes, violente grâce au ton provoquant d’un grand nombre de ses pages. M. de Tocqueville, qui ne le connaissait d’ailleurs que par la Revue d’Edimbourg, a pu parler de lui comme d’un inconnu qui passe à l’état de lion de première taille[1] ; mais son succès fut surtout un succès de discussion. L’Angleterre, l’Ecosse, l’Irlande, argumentèrent contre Buckle dans tous les organes de la publicité. On eût dit que le temps des Luther et des Knox était revenu : pas un journal, pas un recueil qui ne mît en avant trois ou quatre thèses contre le nouveau docteur en positivisme. Il y eut des tournois de syllogismes, des passes d’armes de dialectique, dont le public, insatiable de raisonnemens, semblait ne pouvoir se fatiguer. Il faut bien penser que les témoins convoqués à cette fête de l’argumentation savaient de quoi il s’agissait ; mais tous avaient-ils lu Buckle lui-même ? Entre autres résultats de cette escrime, ce n’était pas le moins remarquable, à notre avis, que l’on pût savoir à quoi s’en tenir sur les opinions de l’auteur sans connaître l’auteur lui-même.

Nous nous proposons, autant que possible, de le faire connaître sans le discuter. Tout a été dit contre lui ; son positivisme a été examiné, redressé ou battu en brèche. D’ailleurs l’exposition pure de ses idées se réfute elle-même en ce qu’elle présente d’excessif. Il reste tout simplement à l’analyser : nous espérons y réussir, bien que la difficulté ait, selon toute apparence, éloigné plus d’un critique de cette tentative. Un motif de plus nous y engage. Buckle n’est pas chez nous aussi connu qu’il mérite de l’être, et ce n’est point par de nouveaux frais de critique ni par un supplément de ratiocination que nous pouvons rendre service à sa mémoire et à nos lecteurs. Faisons donc ce qui seul reste à faire, ce par quoi peut-être on aurait dû commencer : contentons-nous d’exposer les doctrines mêmes de Buckle. Après avoir débrouillé par des analyses successives la chaîne quelquefois un peu mêlée de son système, après en avoir indiqué quelques applications dans l’histoire d’Angleterre, nous tâcherons de le ranger à sa place entre les deux systèmes parallèles de la philosophie positive française ou anglaise.


I

La philosophie positive de l’histoire, c’est l’histoire devenue une science exacte, construite sur des faits observés, analysés, groupés entre eux de manière que l’observateur remonte aisément de l’effet à la cause ou du conséquent à l’antécédent, du phénomène qui suit au phénomène qui le précède, dans tous les temps, dans tous les cas. Quand l’histoire sera constituée, c’est-à-dire quand il n’y aura plus de faits dont l’antécédent invariable, irrécusable, ne soit constaté, on pourra prédire scientifiquement les événemens, puisque, les antécédens étant connus, on connaîtra toujours les conséquens. J’expose, je ne réfute pas ; je m’abstiens même d’indiquer les applications à la politique et au gouvernement des sociétés. Comment la philosophie positive de l’histoire parviendra-t-elle à grouper les faits ? Jusqu’ici les philosophes, s’appuyant sur les notions de la métaphysique ou de la psychologie, n’étaient pas arrêtés dès l’abord par de bien grandes difficultés. Ils commençaient par concevoir certaines lois générales empruntées à la théologie ou puisées dans la connaissance de la nature humaine et de l’organisation des sociétés ; puis, transportant ces idées préconçues dans l’histoire, ils s’efforçaient de les appliquer aux réalités qu’ils y rencontraient. Leur procédé était quelquefois plus ingénieux que solide. Cependant on ne pouvait refuser à leur théorie le titre de science ; c’était au moins de la science métaphysique. Quant à leur point de départ, il était inattaquable. Ils croyaient à un plan dans l’histoire comme ils croyaient à un plan dans l’univers.

La philosophie positive de l’histoire n’a pas le droit de supposer qu’il y a un ordre et un arrangement dans les événemens humains : il faut qu’elle le prouve directement avant de songer à faire un pas de plus. En second lieu, ni la métaphysique, où l’on puise les notions premières et absolues, ni la psychologie, qui procède des phénomènes de conscience, ne peuvent lui fournir une de ces synthèses provisoires, mais utiles, que l’observation vient ensuite vérifier. Il faut qu’elle se résigne à remuer des événemens au hasard, à les tourner, à les retourner, jusqu’à ce qu’elle ait saisi quelques rapports, quelques liens entre eux. Ce qui est déjà très long et très difficile dans un ordre restreint de phénomènes, il faut qu’elle le tente dans l’universalité des faits sans autre guide que le tâtonnement ; le travail que Descartes recommande de faire sur chaque sujet isolé de notre pensée, il faut qu’elle l’entreprenne sur l’infinie variété des événemens. Par où commencer ? par où pénétrer dans ce chaos ? comment se diriger dans cet océan ? Il y a donc deux difficultés dont la solution s’impose tout d’abord à la philosophie positive. Pour emprunter le langage de cette philosophie, c’est un théorème et un problème : le théorème a pour but d’établir qu’il y a des lois dans l’histoire, que l’objet même que l’on cherche existe réellement ; le problème consiste à trouver une route, un sentier déterminé pour y parvenir. Ce double obstacle, le positivisme français pense l’avoir franchi. Pour démontrer l’existence dès lois dans l’histoire, il croit qu’il suffit d’arguer de l’analogie entre les sciences physiques et les sciences morales. Puisqu’il y a des lois, dit-il, dans les premières, il y en a aussi dans les secondes. Quant au chemin pour les atteindre, il a découvert, par une sorte d’intuition dont il se félicite ouvertement, que l’histoire se divise en trois grandes époques, la première théologique, la seconde métaphysique, la troisième positive. Sans nous attacher à prouver contre lui qu’à son point de vue un certain ordre dans le monde physique ne suppose pas nécessairement un ordre correspondant dans le monde moral, voilà pour le théorème, et que la loi empirique et provisoire des trois époques ressemble trop à la synthèse préalable des métaphysiciens, voilà pour le problème ; , sans faire ressortir combien au fond il suit de près les philosophies de l’histoire qui ont précédé, et par suite combien il est loin d’avoir élevé son édifice sur une basé aussi ferme qu’il le croit, nous passons sur-le-champ à l’examen des procédés de Buckle, qui s’est efforcé d’établir plus solidement les premières assises de la philosophie positive de l’histoire. C’est là le caractère original, personnel de son œuvre. Par là, nous arrivons au cœur même de ce livre singulier. « Un grand changement a eu lieu, dit M. Stuart Mill dans la dernière édition de sa Logique ; il a été principalement provoqué par l’important ouvrage de M. Buckle, qui a résolument posé ce grand principe, que la suite de l’histoire est soumise à des lois générales qu’il est possible de découvrir ; il l’a lancé avec de nombreux et frappans exemples de ses applications dans l’arène de la discussion populaire, pour y être attaqué et défendu par des combattans et en présence de spectateurs qui ne se seraient jamais doutés qu’il existât un tel principe, si pour l’apprendre ils n’avaient eu d’autre lumière que celle de la science pure. » L’existence de lois dans la succession des événemens humains est établie par Buckle, au moins en apparence, sans le secours de l’analogie, sans hypothèse, par une analyse des faits observés, constatés avec une justesse mathématique. La statistique a été la première à découvrir une frappante uniformité dans les affaires humaines. Buckle a demandé à la statistique les faits dont il avait besoin. Voyons ce qu’il en a tiré.

Un homme commet un meurtre. Ce crime est tantôt le couronnement d’une carrière de désordres et de vices, tantôt il est le résultat immédiat, imprévu sans doute, d’un mouvement passionné. Si le crime est prémédité, le meurtrier prendra toutes les mesures possibles pour demeurer impuni ; il attendra non une circonstance, mais le concours d’une foule de circonstances favorables. Quelle part faite au hasard ! quelles attentes ! quelles incertitudes ! L’occasion se présente enfin ; mais le cœur peut lui défaillir. D’une part la loi armée de son glaive sanglant, la crainte confuse des peines d’une autre vie qui apparaît tout à coup dans ces momens solennels, des remords sur lesquels il ne comptait pas, la perspective de troubles étranges dans sa vie ultérieure, d’autre part la soif de l’or ou le besoin de vivre par le crime, la jalousie, la vengeance, le désespoir, — voilà autant de forces qui se livrent un combat suprême dans la nuit épaisse de ce cœur aveugle, terrifié, furieux. Quels conflits ! quelle complication de motifs inextricables ! Comment supposer quelque régularité dans des faits de ce genre ? Ne sont-ils pas le domaine exclusif du hasard et de la liberté humaine livrée à elle-même ? Eh bien ! le meurtre, comme la statistique le prouve, est un fait qui se produit avec autant de régularité que le changement des saisons et le mouvement des marées : tant par an dans une société donnée. Les meurtres en apparence les plus accidentels, comme ceux qui ensanglantent les querelles et les rixes, sont soumis à la même loi. Chaque âge, chaque sexe, chaque profession, apportent régulièrement leur contingent d’assassinats. Les formes mêmes du meurtre, les instrumens qui servent à l’accomplir, obéissent à cette loi fatale. La hache, le couteau, le pistolet, le poison, doivent leur tribut annuel et le paient avec une étrange exactitude. Le même raisonnement pourrait être fait sur le suicide. Il n’y a pas de crime en apparence plus dépendant de la volonté personnelle. La résolution du coupable n’y rencontre aucun obstacle sérieux : point de résistance dans la victime, puisqu’elle est le coupable même, peu d’opposition dans la force publique, pourvu que les précautions du criminel soient prises, pas de complices, aucun concours nécessaire de la part d’une autre volonté. Si un acte semble dépendre de la simple liberté individuelle, c’est le suicide. Eh bien ! le suicide n’est pas moins réglé, déterminé d’avance, que l’assassinat. La même loi constante préside à l’âge, à la condition de celui qui l’accomplit et à l’instrument dont il se sert.

Les statisticiens ont travaillé pour M. Buckle. Depuis trente ou quarante ans en particulier, ils ont établi des lois de statistique morale, afin de montrer et la nécessité et les moyens de la réforme sociale. Ainsi l’un d’eux, l’un des plus considérables, après avoir établi l’exacte correspondance du nombre des crimes et de l’état.des sociétés, ne craignait pas de dire : « C’est la société qui prépare le crime, le coupable n’est que l’instrument qui l’exécute[2]. » Buckle profite des élémens amassés par eux, et s’en sert pour son dessein. Ce qui est vrai du meurtre et du suicide, lesquels sembleraient dépendre du hasard ou de la volonté humaine, est également vrai des autres crimes. Or ce qui est vrai des crimes en la matière qui nous occupe ne peut pas ne point l’être des vertus. Qu’est-ce en effet que les actes de vertu ? L’ensemble des actions humaines, moins les actes criminels.

Au reste la statistique ne s’occupe pas seulement de crimes et de vertus. Un grand nombre de ses chiffres se rapportent à des faits qui peuvent être regardés comme indifférens : ici encore il est aisé de constater l’existence de lois permanentes. De ces faits qui ne sont ni des crimes ni des actes de vertu, les uns ont un retour régulier sans qu’on puisse dire encore pourquoi, les autres sont réguliers et l’on sait les causes de cette régularité. Dans ce dernier cas sont les mariages. Une expérience de cent années a prouvé qu’en Angleterre le nombre des mariages, au lieu de tenir à la manière de penser ou de sentir des parties intéressées, dépendait de la moyenne des salaires et des revenus. Parmi les faits indifférens dont la régularité n’est pas encore expliquée, il faut compter certains hasards que présente le service public de la poste aux lettres. C’est une des observations les plus curieuses que Buckle ait faites. Assurément rien n’est plus fortuit, plus dépendant de la simple chance, que l’oubli par lequel on omet d’écrire la suscription sur une lettre. Comment se fait-il que dans un nombre donné de lettres il y en ait tous les ans un nombre proportionnel qui ne porte pas d’adresse ? Ne paraît-il pas inadmissible que cette erreur très particulière de mémoire soit soumise à un ordre nécessaire et invariable ? Année par année, on peut pourtant prédire le nombre de personnes qui feront cette faute légère et, ce semble, tout accidentelle.

Observations étranges ! détails mesquins ! dira-t-on peut-être. Nous, qui ne partageons pas les convictions de Buckle, nous voulons, nous devons, en qualité de critique, ne rien mépriser, tout comprendre, afin de conserver le droit d’approuver ou de condamner. Buckle est Anglais, et un fait est toujours sûr d’être accueilli par lui, fût-il de la plus humble espèce. Il ne prétend pas avoir saisi, appréhendé au corps les lois de l’histoire dans les détails qui précèdent, mais il est persuadé qu’une ébauche de ces lois s’y laisse entrevoir. La constance des événemens s’y dessine ; c’est une fraction de l’ordre universel des actions humaines. Avant un siècle, tant de nos jours la recherche est active, il espère que nous posséderons toute la chaîne des observations nécessaires, et que dans cent ans il n’y aura pas un historien pour nier l’inflexible régularité du monde moral, comme il n’y a pas aujourd’hui un physicien qui nie la régularité du monde matériel. On voit comment Buckle s’efforce d’établir directement le théorème de l’existence des lois dans l’histoire. Il n’a pu éviter une filière de raisonnemens et d’observations beaucoup plus complexes pour résoudre le problème de la méthode à suivre dans la recherche de ces lois. Avouons-le sur-le-champ, il quitte à peu près la méthode inductive du moment qu’il entreprend de coordonner la variété discordante des faits historiques. Ce n’est pas qu’il renonce à l’observation des faits : nous avons rarement trouvé un philosophe ou un historien qui en soit plus préoccupé ; mais il pose d’abord une vérité générale qui est à tout le moins plausible, et il la prouve par les faits, pour passer ensuite à une autre. En voici un exemple. Plus la nourriture est facile et abondante en un pays, plus la population est nombreuse ; plus la population est nombreuse, toutes choses égales d’ailleurs, plus les salaires diminuent. Si maintenant le travail en ce pays produit au-delà des besoins et qu’il y ait progrès dans la richesse, les salaires diminuant et la richesse augmentant, toute la fortune, toute la puissance, vont s’accumuler entre les mains d’un petit nombre. L’histoire de l’Inde, de l’Égypte et de l’Amérique ancienne témoigne à chaque pas de la justesse de ces propositions : partout un aliment facile, abondant et tel que l’exigeait le climat, le riz, la datte, le maïs, la banane, partout une population que la misère, les maladies, les fléaux, ne peuvent épuiser, partout le travail de l’homme à vil prix, partout une énorme disproportion entre le pauvre et le riche, partout des castes séparées entre elles par d’implacables lois. Les disciples d’Adam Smith connaissent ces échelles géométriques de proportions, le long desquelles on bâtit tout un édifice de faits qui se tient ensuite debout par lui-même. C’est la méthode de l’économie politique. Est-il possible de procéder autrement dans un monde d’événemens et de détails ? Suivons donc Buckle dans la série principale de ses raisonnemens ; le point de départ, c’est que les actions des hommes, quelque libres et même capricieuses qu’elles puissent paraître, sont produites par des lois nécessaires qui les poussent en un certain sens. où elles tendent spontanément, aveuglément. Deviner quel est ce sens, en apparence mystérieux, connaître cette tendance irrésistible, tel sera le point d’arrivée.


II

Toutes les lois qui règlent la marche des sociétés sont des lois physiques, s’exerçant de la nature sur l’homme, ou mentales, s’exerçant de l’homme sur la nature. Les lois physiques sont au nombre de quatre principales : le climat, la nourriture, le sol et l’aspect de la nature. Il est remarquable que la race est exclue du nombre de ces influences physiques générales. Soit que l’explication des caractères et des civilisations par le fait de la race ait été compromise par une série de paradoxes, soit que la philosophie positive s’estime particulièrement tenue de ne s’arrêter qu’à des lois d’un caractère universel, nous voyons les positivistes s’accorder à rejeter les systèmes fondés sur les races parmi les pures hypothèses. « De tous les moyens vulgaires, dit Stuart Mill, d’échapper à l’étude des influences morales et sociales qui s’exercent sur l’esprit humain, le plus vulgaire est celui qui attribue les diversités de conduite et de caractère aux différences naturelles inhérentes à la race[3]. » L’excès de chaleur ou de froid, d’humidité ou de sécheresse, la nourriture, la disposition du sol favorisant la vie agricole ou la vie pastorale, l’aspect d’une nature terrifiante ou douce exaltant l’imagination, accablant la volonté ou bien encourageant l’homme et développant son activité, telles sont les lois physiques qui agissent de la manière la plus visible sur les sociétés. Elles ont exercé sur les principaux empires de l’Asie et de l’Amérique une puissance presque illimitée. L’histoire de l’Inde, de l’Égypte, du Mexique, du Pérou, s’explique par elles. Elles comportent un certain degré de civilisation après lequel l’homme s’arrête, vaincu par la nature. La civilisation proprement dite n’y peut descendre bien bas dans les rangs de la société ; l’aisance, c’est-à-dire le loisir, demeure le partage des castes supérieures. Misère énorme au sein d’une riche nature, abjection du plus grand nombre, aucun élément de démocratie, absence de progrès, attachement invincible à une antiquité fabuleuse, superstition accablante, déterminée par les volcans, les fléaux de la contrée où elle se développe, voilà les caractères de la civilisation dans les sociétés où les lois physiques exercent une action prépondérante. De ces contrées maudites où la nature triomphe de l’homme sans résistance, si nous passons à des régions plus heureuses où la nature moins accablante et pour ainsi dire moins forte permet à l’homme de réagir, aussitôt nous voyons les lois mentales entrer en jeu, obliger l’homme à gagner sa nourriture à la sueur de son front, tourner à son profit un climat plus tempéré, proportionner le gain à un travail plus constant, plus intelligent, diminuer l’inégalité des fortunes, acheminer les nations vers le progrès, affaiblir les terreurs et adoucir les superstitions. À ce propos, il n’est pas sans intérêt d’examiner la comparaison que l’auteur établit entre les dieux de l’Inde et ceux de la Grèce. Plus d’une fois on les a comparés pour faire ressortir les caractères de l’art ou de la philosophie des Grecs. Ici le rapprochement a pour résultat d’indiquer la source même de ces caractères et d’établir une grande loi de la nature humaine. Les divinités de l’Inde, objet d’horreur pour les yeux, d’épouvante pour l’esprit, sont le produit d’une imagination hantée par la mort et frappée des spectacles d’une nature trop puissante. Les divinités de la Grèce sont tout humaines ; plus belles que des hommes et plus fortes, elles restent pourtant des hommes. Nées au sein d’une nature plus clémente, elles portent la marque d’une intelligence qui n’est pas affaissée sous le poids des lois physiques.

Les lois mentales de l’histoire ne sont autre chose que l’homme lui-même réagissant contre la nature, triomphant des lois physiques, ne les détruisant pas, ce qui est impossible, mais en prévoyant les résultats pour les mettre à profit ou les neutraliser. En vertu de ces lois que l’homme exécute spontanément, c’est-à-dire sans en avoir ni la conscience, ni le propos délibéré, les nations domptent peu à peu les intempéries du climat, proportionnent la nourriture à leurs besoins, améliorent les dispositions de leur sol, se familiarisent avec les terreurs dont les assiège la nature. Combien l’homme reste encore faible et désarmé devant tant de maux qu’il ne sait pas prévoir, combien son orgueil reçoit encore de leçons ! Des désastres récens nous le font assez connaître ; mais son incurie, son penchant à compter sur autrui, reçoivent ce châtiment plus encore que son orgueil. Nous avons en ce moment même le spectacle de l’homme civilisé profitant pour son compte des ressources que l’état social lui a préparées et ne sachant pas étendre les bienfaits de sa prévoyance à l’homme barbare, qui vient périr à sa porte avec l’impassibilité d’un superstitieux fatalisme. Grâce au ciel, les effroyables famines du moyen âge sont devenues impossibles ; mais la faim a rôdé cette année autour des nations civilisées. L’intelligence de l’homme a encore des victoires à remporter sur la nature ; cependant, il importe de le dire et de le répéter bien haut, les lois de l’intelligence humaine transforment cette nature. Il ne paraît pas que les lois physiques soient destinées à s’aggraver, à s’appesantir sur l’homme : cette probabilité consolante résulte de tout ce que nous apprennent l’histoire et la science ; il n’est pas douteux au contraire que les lois mentales étendent de plus en plus leurs conquêtes.

Partout où les lois mentales s’exercent, le sol est bouleversé, on nivelle des montagnes, on dispute la terre à l’océan ; les rivières torrentielles ou semées d’obstacles sont rendues navigables ; les pays sans rivières sont traversés par des canaux, les rivages inabordables sont coupés de rades et de ports. La chimie. contraint la terre à devenir fertile, et les sources de la nourriture des peuples jaillissent du sol le plus avare. L’industrie change en quelque sorte les intelligences et communique une nouvelle énergie, redoutable peut-être, aux lois intellectuelles qui lui ont donné naissance. Voilà en quelques mots l’image de l’histoire de l’Europe ; elle n’est que la série des victoires de l’homme sur la nature, tandis que la victoire constante, monotone de la nature sur l’homme compose le fond de l’histoire des nations asiatiques. Si vous voulez connaître l’Asie, celle du présent et celle du passé, étudiez les lois physiques ; mais si vous entreprenez d’analyser la philosophie de l’histoire de l’Europe, si votre étude a surtout pour objet l’une des deux nations les plus civilisées de cette partie du monde, laissez de côté les lois physiques, elles n’ont presque rien à vous apprendre. La misère des peuples qui végètent s’explique par des considérations tirées du climat et du sol ; les peuples qui vivent et font vivre les autres dépendent peu de la nature matérielle, Beaucoup de leur intelligence et de leur civilisation. Leur climat est généralement tempéré, et ils peuvent au besoin le combattre ; leur nourriture est assurée, et ils savent d’ailleurs la rendre abondante, salubre, variée ; leur sol est commode, uniforme même, et ils ont l’art de le remanier comme un propriétaire son champ ou sa maison. Est-ce une chaîne de montagnes qui les arrêtera ? Ils la perceront. Faut-il la supprimer ? Ils l’entreprendront. Non, ce n’est pas en Europe qu’il faut chercher l’homme soumis en esclave aux lois de la matière. L’histoire de l’Europe n’est que l’histoire même du développement des lois mentales dans la civilisation.

Nous avons insisté sur ce point : il nous semblait intéressant de recueillir chez un positiviste la réfutation de ces idées du pouvoir des races et de l’action des climats sur les nations européennes, idées tombées dans le domaine public, confinant désormais au lieu commun, et où le spiritualisme n’est pas plus particulièrement intéressé que la science. Le mérite et l’originalité de Buckle est d’avoir donné des preuves là où les autres n’apportaient que des affirmations et des probabilités. Nous sommes loin d’être convaincu qu’il ait trouvé le secret de l’histoire ; mais il est permis de le dire, personne avant lui n’avait mis si bien en lumière l’importance des lois mentales, personne ne l’avait étayée sur des raisonnemens qui approchent davantage de la démonstration. Si le problème de la méthode positive par laquelle on peut espérer de découvrir quelques lois de l’histoire n’est pas résolu par Buckle, il semble du moins en voie de l’être. Il y a des lois mentales qui en apparence gouvernent les événemens dans les nations civilisées, et ces lois paraissent destinées à contre-balancer et à vaincre les lois physiques.

Les lois mentales sont ou morales ou intellectuelles, les unes relatives à la volonté de l’homme, les autres à son intelligence, les premières lui enseignant des devoirs, les secondes lui montrant les moyens de les accomplir. De l’action simultanée des unes et des autres résulterait le progrès. Cependant ces deux sortes de lois ont-elles la même importance ? Le progrès moral est-il constant comme le progrès intellectuel ? Y a-t-il même un progrès moral ? Nous touchons à un point caractéristique de la théorie de Buckle. C’est le troisième degré du système, une nouvelle étape, un nouveau stage, comme disent les Anglais, dans la carrière à parcourir. Autant les lois mentales sont au-dessus des lois physiques dans l’histoire de la civilisation, autant les lois intellectuelles l’emportent sur les lois morales. En d’autres termes, le progrès est dû aux premières beaucoup plus qu’aux secondes. En effet, les bonnes actions opérées par notre volonté ne se transmettent pas comme les vérités obtenues par notre intelligence ; elles sont le fruit d’un perfectionnement personnel que l’on ne reçoit pas d’autrui, que l’on est obligé de se donner. Tout homme recommence pour son compte le travail de la vertu, et profite peu de l’expérience morale de ses devanciers. Sans doute la supériorité morale est plus aimable, plus sympathique, mais elle est moins active, moins permanente, moins féconde en résultats. Elle fait le bien, mais ce bien s’étend à un petit nombre d’hommes et ne dépasse guère la durée d’une génération. Voilà la thèse de Buckle dans toute sa crudité ; voyons comment il la soutient.

Les vérités morales semblent acquises au genre humain depuis tant de siècles qu’on peut les regarder comme aussi anciennes que les sociétés. Toujours on a considéré comme une loi de faire du bien aux autres et d’aimer le prochain comme soi-même. Toujours on a prêché le pardon des offenses, la victoire sur les passions. Le précepte d’honorer les parens et de respecter les supérieurs est aussi vieux que le monde. Ces leçons composent à peu près toute la morale depuis des milliers d’années ; tant de sermons, tant d’homélies, tant de traités de morale, n’y ont jamais rien ajouté. Les vérités morales sont stationnaires. Au contraire les vérités intellectuelles sont toujours en mouvement. Ce qui était hier paradoxe est aujourd’hui vérité, ce qui était nouveauté est devenu chose commune, et déjà l’on peut entrevoir la nouveauté qui lui succédera. Tous les grands systèmes moraux se ressemblent, tous les grands systèmes intellectuels sont différens. Ce que nous savons en morale, les anciens le savaient déjà ; ce qu’ils avaient de science est infiniment accru et même entièrement changé.

Si donc le progrès existe, c’est-à-dire s’il y a changement successif, si ce progrès ne peut être produit que par deux causes, à laquelle des deux faut-il l’attribuer ? à celle qui change ou à celle qui ne change pas, aux lois intellectuelles ou bien aux lois morales ? C’est de la logique positive : lorsque le conséquent change et que pour trouver l’antécédent il faut choisir entre deux faits, l’un variable, l’autre invariable, c’est au premier qu’on doit forcément s’arrêter. Cuvier avait déjà remarqué une différence de fécondité entre les vérités intellectuelles et les vérités morales. « Le bien que l’on fait aux hommes, dit-il, quelque grand qu’il soit, est toujours passager ; les vérités qu’on leur laisse sont éternelles. » Il voulait recommander la science par le caractère durable de ses résultats. Mackintosh a de même laissé des observations curieuses sur le caractère stationnaire des vérités morales. « La moralité, dit-il, n’admet pas de découvertes… Plus de trois mille ans se sont écoulés depuis la composition du Pentateuque ; qu’on indique, si l’on peut, un seul point important où la règle de la vie humaine ait varié depuis cette époque ! » Il se proposait de montrer que l’âme humaine a possédé dès le commencement tout ce qui était nécessaire à sa vie. Buckle tire des mêmes principes de tout autres conséquences. De ce que les sociétés humaines ont toujours ou à peu près vécu sur les mêmes vérités morales, il conclut que ce n’est ni la vertu, ni la bienfaisance, ni l’amour de la patrie et de l’humanité, que c’est l’intelligence et la science qui ont procuré le progrès social. Une déduction géométrique ne suffisant pas pour établir une thèse si étrange, il s’efforce de la vérifier par l’étude des faits.

S’il y a des faits que devrait condamner la morale et que devrait haïr la vertu, ce sont la persécution religieuse et la guerre. Quels sont les hommes qui se sont rendus le plus célèbres par la persécution des croyances ? Étaient-ils des monstres de cruauté ou des intelligences égarées par de faux principes ? Les violences les plus cruelles contre les chrétiens ont été ordonnées par des empereurs vertueux qui se trompaient. Philippe II, en signant l’arrêt de mort des calvinistes des Pays-Bas et des mahométans de l’Espagne, croyait obéir à la religion. Les historiens critiques et véridiques de l’inquisition ont reconnu que les plus redoutables des inquisiteurs étaient des hommes aussi vertueux que religieux. Tous étaient dans l’erreur. D’où vient que les bûchers ont disparu même en Espagne, et que la persécution religieuse est devenue impossible ? Les esprits se sont éclairés, l’erreur a été dissipée. Ce progrès social est dû au mouvement incessant de l’intelligence.

Si ce fait de la persécution ne paraît pas suffisamment éclairci, Celui de la guerre, qui nous touché de plus près, nous autres modernes, est sujet à des observations plus concluantes. La guerre ne paraît pas encore près d’être effacée de la liste des fléaux humains ; pourtant c’est une vérité reconnue que la guerre inspire de plus en plus de dégoût et d’aversion aux peuples civilisés ; c’en est une mieux constatée encore qu’elle devient de jour en jour comme incompatible avec l’esprit anglais. Ce n’est pas tout : les classes militaires dans cette nation subissent la défaveur qui s’attache à la guerre elle-même ; une sorte de déchéance a commencé pour la carrière des armes, comme elle existait déjà et depuis plus longtemps pour la carrière de l’église. La vigueur et l’initiative des classes moyennes se portent vers de nouvelles sphères d’activité, vers l’industrie, vers la science et tout ce qui exerce les facultés de l’intelligence. Un père a-t-il un enfant heureusement doué, il le dirige vers les professions qui promettent à l’intelligence et à l’activité les plus riches récompenses. L’infériorité de son fils est-elle manifeste, le remède est sous la main : on en fait un soldat ou un clergyman ; il est expédié à l’armée ou mis à l’ombre dans l’église. Buckle insiste sur cette décadence de l’esprit militaire ; ce développement, tout pénétré de l’esprit radical, nous vaut une page sur, Wellington bien curieuse, venant d’un Anglais.


« Il est certain que le nom de Wellington ne doit pas être prononcé par un Anglais sans respect et sentiment de gratitude ; mais ce n’est qu’à ses grands services militaires que de tels sentimens sont dus. Quiconque a étudié l’histoire civile d’Angleterre durant le siècle présent sait fort bien que ce chef militaire, qui sur le champ de bataille était sans rival, et qui, disons-le à sa gloire, avait une probité entière d’intentions, une honnêteté inflexible, un rare sens moral, se montra cependant tout à fait au-dessous des exigences nombreuses de la vie politique. Il est notoire que, dans ses vues sur les questions législatives les plus importantes, il était toujours dans le faux. Il est notoire, et le témoignage en est écrit dans nos débats parlementaires, que toutes les grandes mesures qui ont été votées, tous les grands progrès, tous les grands pas faits dans la réforme, toutes les concessions accordées au vœu populaire, ont rencontré une énergique résistance dans le duc de Wellington, sont devenues des lois en dépit de son opposition, et après qu’il eut tristement déclaré que l’on exposerait ainsi l’Angleterre aux plus grands dangers. Cependant il n’y a pas aujourd’hui un écolier un peu précoce qui ne sache que la stabilité présente de notre condition politique est due à ces mêmes mesures. L’expérience, cette grande épreuve de la sagesse politique, a bien amplement prouvé que ces projets de réforme que le duc de Wellington a passé sa vie à combattre étaient, je ne dis pas utiles et prudens, mais nécessaires, indispensables. Cette politique qui consiste à résister à la volonté populaire, politique toujours conseillée par lui, est précisément celle qui a été suivie depuis le congrès de Vienne dans toutes les monarchies, excepté dans la nôtre. Le résultat de cette politique est écrit pour notre instruction, il est écrit dans la grande explosion de cette passion populaire qui, au moment de ses colères, a renversé les trônes les plus fiers, renversé les plus vieilles familles royales, ruiné les plus nobles maisons, désolé les plus belles cités. Si les conseils de notre grand général avaient été suivis, si les justes demandes du peuple avaient été repoussées, cette même leçon eût été écrite dans les annales de notre pays, et nous n’aurions pu échapper aux conséquences de cette terrible catastrophe, dans laquelle l’ignorance et l’égoïsme des gouvernans enveloppèrent, il y a peu d’années, une grande partie du monde civilisé. »


Ainsi diminution constante de la pratique de la guerre et décadence visible des classes militaires, voilà le fait qui se présente à l’observation ; est-ce l’effet d’un progrès des peuples vers la vertu ? est-ce un progrès tout intellectuel ? Nous retrouvons ici le même raisonnement dont l’auteur se servait pour montrer en principe le peu d’action des lois morales sur le progrès. Rien de nouveau n’a été dit touchant l’immoralité de la guerre ; a-t-on fait quelque récente découverte sur les maux qu’elle engendre et sur ce qu’elle offre d’odieux ? Que les guerres défensives soient justes, que les guerres offensives ne le soient pas, le moyen âge le savait et le disait aussi bien que nous, et cependant au moyen âge il y avait de nouvelles guerres toutes les semaines. La conduite des hommes a donc changé sans un changement de principes ; peut-on attribuer des effets variables à une loi morale invariable ? C’est par conséquent une induction légitime, nécessaire, que le progrès moral dont nous parlons a été produit par des causes intellectuelles.

Dire que la poudre à canon a été la première cause qui ait rendu les guerres plus rares semble une proposition qui a droit d’étonner ; cependant l’invention de la poudre est le premier des faits intellectuels qui ont amené ce résultat. Quand le premier coup de canon eut retenti, il se fit un grand changement dans la pratique de la guerre. Alors commencèrent à disparaître ces armées indisciplinées, mal préparées, mal équipées, qui se composaient non d’une classe d’hommes, mais de tous les hommes pouvant porter une arme. Ce coup de canon qui ébranla le premier le sol d’un champ de bataille mit en fuite la tourbe de ces demi-soldats avec lesquels on faisait la guerre. Il fallut désormais des arquebuses, des mousquets, des canons, des bombes, des mortiers, des grenades. Il fallut des hommes à part pour manœuvrer les nouveaux engins ; il fallut beaucoup d’armes pour équiper une armée, de longs exercices pour l’aguerrir ; il fallut des troupes permanentes. Jusque-là tout homme qui n’était pas d’église était plus ou moins soldat, dès lors il y eut une masse considérable d’hommes qui ne furent ni d’église ni soldats ; il y eut une ligne intermédiaire qui devint une large voie entre la théologie et la guerre, une carrière vaste qui renferme désormais la nation tout entière, dévouée aux arts de la paix, vivant de l’intelligence, représentant la civilisation moderne, répandant les bienfaits de l’éducation, enseignant ses législateurs, contrôlant, — elle en a du moins le devoir, — ses chefs et ses rois, établissant avant toute chose sur une base solide cette suprématie de l’opinion publique devant laquelle non-seulement les princes constitutionnels, mais encore les souverains absolus sont strictement responsables.

Quand les classes commerciales repoussent l’idée de la guerre, elles obéissent confusément à une loi intellectuelle. C’est le second fait qui explique la décadence de l’esprit guerrier : ce fait, qui est tout entier du domaine de l’intelligence, s’appelle l’économie politique. Sans doute il n’y a pas un marchand sur cent qui soit familier avec les principes de cette science ; pourtant ils obéissent à ces principes comme s’ils les connaissaient, comme s’ils les comprenaient. Ils se soumettent à l’esprit de leur temps, et cet esprit n’est autre que l’ensemble des connaissances humaines. L’économie politique en forme une part considérable, c’est la seule branche de l’art de gouverner les hommes qui ait été amenée à la rigueur d’une science. Or l’économie politique est une exhortation perpétuelle à la paix. Autrefois le commerce ne craignait que les guerres où il ne voyait pas son profit, souvent même il était guerrier, il embouchait le clairon derrière ses comptoirs ; la plupart des guerres anglaises, sinon toutes, étaient des guerres commerciales. Aujourd’hui il n’en veut aucune. C’est l’esprit d’Adam Smith qui le mène. Autrefois on croyait que plus une nation attirait d’or chez elle, plus elle était riche ; on se déchirait avec le fer pour avoir de l’or, on regardait l’or comme la richesse même. Aujourd’hui l’or n’est qu’un représentant de la richesse et un moyen de circulation. Les nations ne cherchent plus à le garder ; elles ne désirent plus s’appauvrir entre elles, elles se croient aussi solidaires que le sont un vendeur et un acheteur ; elles sont aussi peu portées à se faire la guerre que le marchand et son client à s’entretuer.

Parmi les bienfaits dont nous sommes redevables au progrès, il, convient de faire une bonne place à la facilité des communications. C’est le troisième fait intellectuel qui diminue les chances de guerre entre les nations civilisées. La vapeur a été plus puissante qu’aucun précepte moral pour restreindre l’amour de la guerre. D’où venaient le mépris et la haine qui éloignaient l’un de l’autre les deux peuples les plus civilisés de la terre ? Ils ne se voyaient pas, ils ne se connaissaient pas. Combien d’écrivains anglais répandaient l’injure avec le mensonge sur nos mœurs et notre caractère, flattaient les préjugés hostiles par un tribut d’inventions plates sur les hommes et d’attaques honteuses contre l’honneur des femmes, irritaient les Anglais par la peinture calomnieuse des vices français, faisaient croire aux honnêtes fils de John Bull que chacun d’eux était capable de battre dix des enfans de la Gaule, que ceux-ci étaient une race appauvrie, rachitique, qui buvait du clairet au lieu de brandy, et vivait de grenouilles, une race de mécréans qui pourtant allaient à la messe tous les dimanches, s’agenouillaient devant des idoles et adoraient le pape ! De notre côté, combien de Français apprenaient à leurs concitoyens que les Anglais étaient des barbares illettrés, sans goût, sans culture, des hommes bourrus, malheureux, vivant sous un détestable climat, des hommes malades d’une mélancolie si particulière et si invétérée que les médecins l’appelaient le spleen anglais, des hommes enfin qui, sous l’influence de ce mal cruel, se donnaient régulièrement la mort dans la mauvaise saison ! La statistique dit qu’il y a plus de suicides en été qu’en hiver ; mais le texte des plaisanteries était si bien trouvé ! On faisait du suicide un plaisir anglais, un besoin produit par les brouillards, par la pluie, par le vent, et on tenait pour certain qu’au mois de novembre, mois de brouillards, de pluie et de vent, les Anglais se pendaient et se brûlaient la cervelle par milliers. En rapprochant les nations, la vapeur les a forcées à se connaître et à s’estimer. Elle a été un lien de charité internationale ; elle vaut à elle seule autant que bien des leçons de moralistes pour apprendre à un peuple à aimer son prochain. Tout chemin de fer nouvellement tracé, tout bateau à vapeur traversant le détroit, sont des garanties de plus pour la longue paix qui depuis quarante ans a enchaîné les destinées et les intérêts des deux nations les plus civilisées du monde.

Il semble résulter des deux ordres de considérations qui précèdent que les fléaux de la persécution et de la guerre ont cédé à la connaissance du vrai plutôt qu’au désir du bien. Le progrès sur ces deux points a été obtenu non par la vertu, mais par l’intelligence. Quelle n’est donc pas l’erreur des historiens qui font dépendre la civilisation des peuples de leur religion, de leur littérature, de leur gouvernement ! Buckle est arrivé ici au centre de son système, au centre du positivisme dans l’histoire ; il lui faut défendre sa proposition principale ou succomber, il lui faut soutenir envers et contre tous que les connaissances scientifiques font le progrès social ou rendre les armes. Il se tourne vers les religions, et, pour leur ôter la prétention de diriger le progrès, leur adresse des raisonnemens qui reviennent à ceci, que la, religion est non pas une cause, mais un effet de la civilisation. Il supprime, on le voit, le caractère surnaturel du culte religieux. Oubliant, pour rester positiviste, les argumens, assez positifs pourtant, que lui oppose l’Évangile et les services qu’il a rendus à la civilisation, il éconduit doucement les religions avec les mêmes discours que les systèmes de morale. Les peuples changent la religion, elle ne change pas les peuples. Les Israélites ignorans adoraient quelquefois un veau d’or. Les israélites éclairés ne retombent plus dans les mêmes idolâtries. La civilisation est donc l’antécédent, la religion le conséquent. On reconnaît le procédé ; le philosophe n’a pas changé d’armes pour défendre sa forteresse.

Buckle passe à la littérature et lui dispute avec les mêmes raisonnemens l’influence qu’elle prétend exercer sur le progrès social. Qu’est-ce que la littérature, quand elle remplit son véritable rôle ? La forme que revêtent les connaissances d’un peuple, le moule dans lequel elles sont jetées. Les grands esprits y prennent la place que tiennent dans les croyances les prophètes et les apôtres ; ils sont les hiérophantes de l’intelligence. S’élèvent-ils au-dessus du niveau commun, leur utilité présente est diminuée ; montent-ils plus haut encore, elle est détruite. Il ne faut pas trop de distance entre les classes intellectuelles et les classes pratiques pour que les lumières des unes parviennent jusqu’aux autres. Ainsi les peuplades sauvages qui se sont ruées sur l’empire romain n’étaient pas les seuls barbares qui l’ont détruit : l’abîme qui existait entre les profonds systèmes des philosophes et l’invincible ignorance des multitudes devait ôter à la civilisation ancienne l’espoir de durer. Les anciens ont connu la démocratie politique ; ils n’ont connu à aucun degré la démocratie intellectuelle. Parmi les nations modernes, les Allemands sont ceux qui ressemblent le plus aux Grecs et aux Romains. La meilleure part, les élémens essentiels de la civilisation en Allemagne ont un caractère exclusif, restreint, ésotérique ; rien n’en descend dans les couches inférieures. Ce pays si littéraire prouve combien peu la littérature a d’influence sur le progrès social. Buckle dit ici à la littérature comme il disait à la religion : « Si le peuple au sein duquel vous vivez est éclairé, vous êtes un moyen, un instrument utile ; s’il ne l’est pas, vous êtes impuissante. Il faut savoir avant d’écrire ; la découverte doit précéder le livre, et vous n’êtes rien par vous-même, rien que le réservoir et le magasin des connaissances humaines. Le progrès social ne résulte pas de la multiplicité des livres qui fait votre prospérité, il résulte des lumières et des connaissances qui ont été déposées dans ces livres. Vous n’êtes pas une cause. vous êtes un effet. »

Reste l’influence des gouvernemens. Buckle la nie plus formellement qu’aucune autre. Il va de soi que l’on peut raisonner du gouvernement comme de la religion et de la société : il est la conséquence de l’état des esprits, et quand les choses suivent leur cours naturel, de Maistre a dit vrai, les peuples ont le gouvernement qu’ils méritent. Les gouvernans sont les créatures, non les créateurs de leur siècle. Ils ont habité le plus souvent le pays qu’ils gouvernent ; ils ont été pénétrés de ses idées, nourris de sa littérature, allaités de ses préjugés et de ses traditions. Leur gouvernement est l’effet, non la cause du progrès social. Point de progrès politique, point de grande réforme qui ait son origine dans les gouvernans : toutes peuvent être rapportées a quelque penseur original et hardi qui découvre un abus, le dénonce, indique le moyen de le corriger. Longtemps après que le penseur a fait son œuvre, l’œuvre des gouvernans est encore à faire, et ils s’évertuent à ne pas l’accomplir. A la fin, si les circonstances sont favorables, la pression du dehors devient si forte qu’ils sont contraints de céder. La réforme accomplie, on crie au triomphe, on bat des mains au gouvernement, on admire sa courageuse sagesse ; on lui doit tout, il monte au Capitole, essuyant la sueur de son front :

Respirons maintenant !
J’ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.


C’est l’histoire des progrès législatifs. L’abolition des corn-laws ou des lois sur l’importation des céréales en a été l’exemple le plus frappant, et ceux qui les ont abrogées obéissaient à un mouvement qui avait commencé avant leur naissance. Le parlement n’eut que le mérite de céder à ce mouvement, et la ligue établie à cette occasion celui d’y apporter son aide ; l’un et l’autre avancèrent de quelques années ce que l’état des lumières avait rendu inévitable. Dans les discours des chambres, dans les allocutions des hustings, rien de nouveau, rien qui n’eût été dit, imprimé, commenté dans les journaux et dans les livres depuis cent ans, depuis la première voix qui fit entendre le mot de liberté du commerce.

Non-seulement les gouvernemens, dans le cours naturel des choses, obéissent aux idées de leur temps, mais leurs mesures les plus nécessaires sont négatives. Les meilleures consistent presque toujours dans l’abolition de quelque loi précédente, en sorte que leur bienfait se réduit à effacer le mal dont ils étaient les auteurs, et que, si l’on fait l’état de leurs services et de leurs fautes, il est peu probable que la balance soit en faveur du bien. Nouvelle preuve qu’ils ne peuvent être une cause de progrès. Sans doute les gouvernemens prétendent agir d’une manière plus positive, on dit : l’initiative du gouvernement. La fonction de faire naître le progrès n’est pas la leur, ils la remplissent mal ou l’exercent à contre-temps. Parcourez le cercle des objets dans lesquels cette malencontreuse initiative se donne carrière, et vous verrez que dans tout ce qu’elle touche elle porte le désordre et la mort. Que penser du commerce ? Il faut qu’il soit doué d’une puissance de vie incroyable pour avoir résisté à tous les règlemens autrefois imaginés en sa faveur. Que dire de la religion ? Elle n’a pas de chaîne plus pesante que celle des gouvernemens qui se mêlent de la protéger. Parlerons-nous de l’intérêt de l’argent, de la liberté de la presse ? Dans cette double circulation de la richesse et de la pensée, la main du gouvernement, même dirigée par les meilleures intentions, est impuissante : c’est la main d’un empirique ignorant qui provoque l’épuisement ou la paralysie du corps social ; s’il ne détruit pas la santé, c’est que les nations modernes sont des personnes vigoureuses, bien portantes malgré le médecin. On regarde souvent l’éducation de la jeunesse comme le domaine de l’activité gouvernementale. On perd de vue l’inévitable stérilité des efforts d’un gouvernement quand il se substitue au mouvement spontané de la société. Tantôt il remonte, tantôt il devance le progrès ; plus souvent encore il est à côté. Il ne nage pas dans le courant, il amasse tout au plus quelque petite flaque d’eau dans laquelle il se livre aux exercices d’une natation pénible. L’eau s’écoule, et il reste à sec. Dans toutes les matières que nous, venons de parcourir, la fonction du gouvernement est de réprimer le désordre, d’empêcher l’oppression du faible par le fort, de préparer les lois comme on prépare les règlemens pour la santé publique. Ce sont là des services d’une grande valeur ; qu’il s’y tienne, et qu’il n’ait pas l’ambition de faire le progrès des peuples ! Qu’il interroge l’opinion publique sans lui dicter une réponse, qu’il laisse la pression environnante s’exercer librement sans prétendre la créer ! Sa vraie fonction est de céder : n’y pas consentir ou aller au-delà, c’est également abuser du pouvoir et compromettre tout autant le progrès. Entre toutes les influences qui agissent sur la marche continue des sociétés, religion, morale, littérature, gouvernement, le gouvernement a le moins de part au progrès social. L’activité de l’intelligence, les lois intellectuelles de l’humanité, voilà ce qui pousse les hommes toujours plus avant, parce que c’est aussi ce qui grandit et s’accumule de siècle en siècle.


III

Parvenus au point culminant du positivisme appliqué à l’histoire, mesurons le chemin que nous avons parcouru. Buckle a établi, autant qu’il dépendait de lui et de sa méthode, qu’il y a des lois universelles gouvernant les événemens de l’histoire ; c’est la première chaîne des raisonnemens par lesquels nous avons passé. Ces lois sont physiques ou mentales, et ces dernières dominent pour ainsi dire exclusivement dans l’histoire de l’Europe ; c’est la seconde. Les lois mentales se divisent en lois morales et lois intellectuelles, et celles-ci l’emportent tellement sur celles-là qu’elles sont la cause et la règle du progrès social ; c’est la troisième. On peut, on doit, à notre avis, se séparer de Buckle sur bien des points ; mais il est aisé de reconnaître dans cet enchaînement d’idées, même dépouillé de l’ampleur des développemens, une singulière puissance.

Il est temps de chercher l’application de ces principes dans l’exemple de quelqu’un des peuples de l’Europe. Si l’on pouvait trouver une nation civilisée où les choses auraient suivi leur cours naturel, qui aurait marché vers le but spontanément, sans subir l’influence étrangère, les volontés des princes et les caprices des hommes d’état, cette nation serait le type le plus pur de la civilisation humaine livrée à elle-même ; mais cette nation n’existe pas. Force nous est de choisir entre toutes celle qui paraît avoir le moins obéi à ces influences variables dont l’effet est de contrarier ou d’altérer le progrès naturel. Buckle a pensé que l’Angleterre, au moins depuis trois siècles, répondait le mieux à cette condition. S’il est vrai que le progrès intellectuel doit être, autant que possible spontané, comme la circulation du sang, les fonctions de l’estomac et autres mouvemens du corps dont nous n’avons pas conscience, notre pays, par exemple, n’a pas été assez livré à lui-même pour être, au jugement de l’auteur, le sujet favorable qu’il cherche. La France n’a pas manqué de liberté religieuse, mais l’intervention du gouvernement en toutes choses a été sa loi constante. Des trois sortes d’ingérence qui augmentent la part des aberrations particulières et des élémens flottans de l’histoire, celle de l’étranger, de la religion et du gouvernement, les deux premières ont été chez nous combattues, la troisième a régné toujours. L’Ecosse a peu connu le régime de l’étranger ; elle a été, elle est toujours peu dépendante du gouvernement, mais l’empire du clergé y est manifeste ; elle a pu renverser sa religion, et cependant l’ingérence religieuse a survécu. L’Allemagne, a secoué depuis peu de temps le joug de l’influence étrangère, mais l’ingérence gouvernementale y fleurit toujours : la Prusse est la terre classique du règlement. Toutes les ingérences possibles. l’étranger, la religion exclusive, la royauté sans contrôle, mais contrôlant tout, se sont donné la main pour arrêter la marche spontanée de la nation espagnole.

Rappeler que l’Angleterre est une île, afin que l’on en tire aussitôt cette conséquence, que dans les temps modernes elle s’est dérobée plus que toute autre à l’influence étrangère, c’est insister en apparence sur une loi physique, et Buckle écarte les lois physiques ou à peu près de l’histoire des nations civilisées et progressives. Ici toutefois la forme du pays ne sert point à expliquer la civilisation anglaise : elle n’agit en rien, elle ne fournit pas la cause de tel ou tel fait, elle est tout simplement l’obstacle grâce auquel l’imitation de l’étranger a été impossible ou rare. On raisonne souvent sur le caractère insulaire du peuple anglais : du temps de notre révolution surtout, on en a tiré des argumens sur la nécessité de laisser à ce peuple des formes politiques nées de sa position spéciale. Ce qu’il y a de plus vrai sur ce point a été dit par Coleridge : le premier bienfait de la situation géographique de l’Angleterre, c’est qu’elle a tiré elle-même ses institutions de ses besoins. Buckle, en choisissant l’histoire d’Angleterre pour champ particulier de ses observations, se croit entièrement affranchi du préjugé de l’amour-propre national. Ni le nombre des découvertes, ni l’éclat de la littérature, ni le succès des armes n’est pour quelque chose dans ce choix ; mais c’est l’unique pays où durant longtemps le gouvernement ait été paisible, le peuple actif, la liberté assise sur une large base, les individus en possession du droit de dire ce qu’ils pensent et de faire ce qu’ils veulent, où en l’absence à peu près complète de tout obstacle le libre jeu de la pensée humaine et le courant de l’intelligence puissent être aisément suivis et connus, où les croyances les plus hostiles entre elles fleurissent côte à côte, indépendamment de toute faveur ou contrainte, où tous les intérêts et toutes les classes soient laissés à leur propre sauvegarde, où la doctrine envahissante, intrigante, de la protection gouvernementale ait pour la première fois été attaquée et, par un exemple unique jusqu’ici, entièrement détruite. Analyser les pas successifs du progrès social dans son pays et vérifier dans cette immense étude les lois qu’il s’est efforcé plus haut d’établir, nous l’avons déjà dit, voilà ce que l’auteur a entrepris. Il ne l’a pas fait, mais il l’a ébauché : sa vaste introduction nous présente assez d’élémens pour tracer avec certitude les lignes de l’édifice projeté. La France, l’Ecosse, l’Espagne, y figurent à titre de comparaisons et d’éclaircissemens abondans et fructueux.

Commençons par l’influence religieuse, que l’auteur a niée ou rejetée dans la portion flottante de l’histoire. Il s’agit, pour Buckle, de montrer que le progrès social de l’Angleterre moderne n’est pas dû à la religion, que l’un est au contraire en raison inverse de l’autre, et qu’un maximum de connaissances répond à un minimum de foi. Buckle date la civilisation anglaise de l’apparition du scepticisme dans son pays. Non qu’il regarde la ruine des croyances comme le but définitif ; son positivisme est encore anglais par un reste de prudence et d’esprit pratique. Il croit que le doute est la situation intermédiaire, la crise par laquelle passe l’Europe pour arriver au repos dans une croyance commune. « L’Europe, dit-il, empruntant cette image à Bunyan, traverse en ce moment la Fondrière du découragement et la Vallée de la mort, avant d’atteindre à la Cité glorieuse, brillante d’or et de pierres précieuses. »

Le scepticisme ou, comme l’entend Buckle, le peu de penchant à croire à des caractères particuliers en pays protestant ; il est naturellement théologique, et c’est dans les livres des théologiens qu’il en faut étudier les progrès. Il naquit le même jour que le sens privé, qui fut la première forme du libre examen. En Angleterre, il commence sous la reine Elisabeth : les théologiens de ce règne ne renversaient pas l’autorité des pères de l’église ; mais leur foi, se mettant en présence de la révélation toute pure, c’est-à-dire de la Bible, apprit à se prononcer contre les pères. Sous Charles Ier, la brèche était faite, la forteresse démantelée du côté de la littérature ecclésiastique ; la théologie entreprit alors sur les conciles. Ce n’est pas tout : la foi ne suffit plus, on veut des preuves ; la tradition, la primitive église, sont attaquées. Il n’y a plus que la Bible et la raison humaine l’une en face de l’autre, incontestées encore toutes deux et obligées de s’accorder étroitement. Tel est l’esprit du XVIIe siècle anglais ; il se compose de la croyance dans un livre divin dont nul ne doute et d’une confiance dans la raison que personne, sauf en ce point, ne limite.

Au XVIIIe siècle, nouvelle évolution. La raison, revendiquant ses droits, ne se contente pas de repousser tout, excepté la Bible ; elle sépare ce qui est divin de ce qui est humain, la foi de la morale, la religion de la politique. Cent ans plus tôt, l’on faisait consister le progrès à les unir. Cumberland, évêque de Peterborourgh, écrit un traité de morale qui ne s’appuie pas sur la révélation. Warburton, évêque de Glocester, veut que l’état considère la religion au point de vue de l’intérêt public, non de la foi, et favorise une communion en proportion, non de son orthodoxie, mais de son utilité. Paley, archidiacre de Carlisle, est le Bentham de la théologie ; il pousse si loin la théorie de l’utilité, il en fait si bien la base de la morale et de la religion, qu’on a pu comparer ses croyances au scepticisme de Hume. La théologie ne peut aller plus loin dans le scepticisme, elle ne peut réduire davantage le minimum de croyance à moins de cesser d’être la théologie. Aussi est-elle en décadence depuis deux cents ans. Les théologiens de ce pays font des traités de logique, de chimie, de mathématiques ; ils écrivent des histoires et des commentaires sur les poètes grecs. Telle a été la marche de l’esprit religieux ; voici maintenant les résultats qui, dans la civilisation, y correspondent. A la diminution de foi dans le XVIe siècle répond une tolérance de principe, sinon de fait : Elisabeth fait monter les dissidens sur l’échafaud, mais en donnant pour prétexte la tranquillité publique et le bien de l’état. Les concessions faites au sens privé provoquent dès lors le mouvement des esprits. La littérature et la philosophie avancent à vue d’œil vers la maturité. Shakspeare et Bacon font à l’Angleterre une couronne de gloire. Cent années s’écoulent ; ce n’est plus la foi individuelle qui est affranchie, c’est la raison. Elle accepte la Bible, mais par une espèce de contrat qui lie également l’élément divin et la pensée humaine, et les rend inséparables. De là Milton chrétien et cependant suspect d’arianisme dans son Paradis perdu ; de là Newton, qui découvrit l’attraction et fut un homme pieux, mais socinien ; de là aussi Locke, novateur en philosophie et malgré sa ferveur unitarien dans sa croyance ; de là enfin la Société royale des sciences, la forteresse de l’esprit nouveau, la citadelle des partisans des modernes contre les partisans des anciens dans une querelle aussi retentissante chez nous que chez nos voisins. Cent ans encore, et le contrat entre la Bible et la raison humaine semble tout près d’être déchiré. La pensée, épargnant l’église établie, qui ne se défend plus qu’à titre d’institution utile, la laisse à elle-même dans ses conflits avec les églises dissidentes, et en particulier avec Wesley et ses disciples, ces puritains de la seconde époque. Elle renferme en un cercle restreint de philosophes soit les déductions sceptiques de Hume, soit l’érudition incrédule de Gibbon ; mais elle se répand, se multiplie, se popularisé dans la littérature de la reine Anne, dans les journaux, dans les clubs pour la discussion, dans les sociétés de lecture. A mesure que savoir devenait plus facile, croire devenait aussi plus rare. Divers événemens vinrent à la fin du siècle rétablir la balancé. Aujourd’hui le scepticisme anglais, après s’être arrêté durant cinquante années que Buckle appelle une période de réaction, se remet en marche. Quelle est sa tendance ? Autant qu’on en peut juger par les faits du passé comme par les indices du présent, il laissera l’église établie à sa destinée, comme il faisait au siècle dernier, mais avec cette différence qu’il ne la regarde plus comme utile, et il marchera vers l’avenir, étendant de proche en proche le domaine où il croit reconnaître des lois naturelles, ignorant toute autre loi, et, puisqu’il s’agit ici d’influence religieuse, essayant de mettre partout des notions positives, parce que la religion en mettait partout de surnaturelles.

Passant à l’influence du gouvernement, que l’auteur appelle du nom vraiment britannique de protectionnisme, voyons de quels résultats elle peut se prévaloir. Pour les positivistes fidèles à l’enseignement d’Auguste Comte, l’Angleterre est toujours l’aristocratique Albion : entre les deux chemins qui conduisaient au progrès politique, l’aristocratie et la monarchie, elle a choisi le premier, qui est à leurs yeux le moins bon. Pour sortir du régime théologique et militaire du moyen âge, elle s’est groupée autour des seigneurs ; c’est ce qu’ils appellent le mode anglais. Le positivisme de l’autre côté du détroit ne pouvait goûter beaucoup le mode français, qui est l’acheminement à la liberté par la monarchie absolue. Un Anglais vient au monde avec l’amour du self-government, un positiviste anglais y tient cent fois plus, et il faut avouer qu’il est bien plus conséquent avec ses principes. Que signifie dans le positivisme français la passion de l’autorité, la prétention de faire du gouvernement un instrument de progrès ? Que devient avec une telle doctrine la confiance dans la marche spontanée des sociétés, la foi dans les lois du développement humain ? Ou ne soyez pas positiviste, ou reconnaissez avec Buckle que ni autrefois, ni aujourd’hui, ni dans l’avenir, le progrès de la civilisation n’a besoin du gouvernement. Faites un pas de plus : reconnaissez que ce que vous appelez le mode anglais devrait vous convenir. Quoi de plus spontané, de plus normal, suivant vos idées, que le développement de l’Angleterre depuis la révolution qui renversa le trône et trancha la tête de l’infortuné Charles Ier ? Cette marche progressive et constante d’un peuple, sans secousses ni péripéties violentes, devrait être la marque d’une civilisation saine et conforme au vœu de la nature.

Nous avons prononcé le mot de self-government. S’il est vrai qu’il résume toute l’histoire d’Angleterre, on entrevoit combien cette histoire laisse peu de place aux gouvernemens dans l’élaboration du progrès. Dès l’aurore des civilisations modernes, l’Anglais apprend à ne compter que sur soi : le self-reliance, ou habitude de se fier en soi-même, a été la base première du self-government. Contre la conquête et contre des rois disposant de tout souverainement, ils se sont associés, ils ont résisté à l’oppression sans se mettre en tutelle, ils ont eu ces grandes et fortes municipalités qui habituent les citoyens à l’exercice du pouvoir ; ils se sont pénétrés de cet esprit d’indépendance et de cette précieuse opiniâtreté qui étonnaient si fort nos ancêtres ; ils ont acquis ce tempérament vigoureux et entreprenant qui les distingue. Quand on s’imagine expliquer tout cela par je ne sais quelles particularités de la race, on fait comme le docteur Gall, qui, pour expliquer le progrès, s’avisa de supposer une amélioration du cerveau dans les nations civilisées. Le self-government joue le même rôle que le scepticisme dans le système de Buckle, mais avec beaucoup plus d’évidence et de succès pour l’écrivain. Là est la partie la plus forte et la plus heureuse de son livre. Avec une richesse admirable de développemens, il montre que la civilisation anglaise s’est formée, s’est accrue sans le gouvernement et parfois contre le gouvernement, jamais à cause de lui. Une fois, sous Charles Ier, elle s’est déchaînée, parce que la royauté n’avait pas su entendre la voix du peuple, qui tout entier lui criait de céder. Une autre fois, sous George III, elle a temporisé, attendu ; elle a marché même en sens inverse du gouvernement, laissant à celui-ci la conduite d’une politique rétrograde, tandis qu’elle avançait elle-même avec le mouvement intellectuel. Généralement elle a eu le bonheur de ne rencontrer dans le gouvernement ni un ennemi ni un ami maladroit, de ne trouver dans les lois ni des obstacles ni des programmes. Pour donner l’idée du caractère de la civilisation anglaise, douée d’une force également élastique pour vaincre la réaction et pour repousser l’ingérence indiscrète du gouvernement, nous cédons la parole à l’auteur même. Voici son jugement sur le peuple anglais durant le temps de réaction auquel le nom de George III demeure attaché.


« Chez nous, l’amour de la liberté a été tempéré par un esprit de prudence qui en a modéré la violence sans en diminuer la force. Cet esprit a plus d’une fois appris à nos concitoyens à supporter un joug même pesant plutôt que de courir les risques d’une révolte contre leurs oppresseurs. Il leur a enseigné à retenir leurs bras, à ménager leurs forces jusqu’au moment où l’effet en est irrésistible. À cette efficace et précieuse habitude, nous avons dû le salut de l’Angleterre dans la dernière partie du XVIIIe siècle. Si le peuple s’était soulevé, il eût joué le tout pour le tout, et quel eût été le résultat de ce jeu désespéré ? Nul ne peut le dire. Heureusement pour lui et pour sa postérité, il aima mieux attendre l’occasion et voir le succès des événemens. Leurs descendans recueillent le fruit de leur noble conduite. Après un intervalle de quelques années, la crise politique se précipita vers une solution, et le peuple rentra dans la jouissance de ses droits. Tout suspendus qu’ils étaient, ces droits n’étaient pas détruits : l’esprit qui les avait conquis dans l’origine vivait encore… Aujourd’hui le rapide progrès des opinions démocratiques est un fait que nul n’oserait nier… Personne ne se risque à parler de brider le peuple, ou de résister à ses désirs unanimement exprimés. Tout au plus dit-on qu’il faut s’efforcer de lui faire connaître ses véritables intérêts, d’éclairer l’opinion publique ; mais tout le monde confesse qu’aussitôt l’opinion publique formée, il n’est pas possible d’y résister…. Ces leçons devraient profiter à nos gouvernails. Elles devraient même modérer leur présomption, et leur apprendre que leurs meilleures mesures sont purement des expédiens temporaires qu’une génération plus avancée et plus mûre devra rejeter. Plaise au ciel que de telles considérations diminuent la confiance et mettent des bornes à la loquacité de ces hommes superficiels qui, parvenus à un pouvoir temporaire, se regardent comme chargés de garantir telles ou telles institutions, de soutenir telles ou telles idées ! Ils devraient comprendre qu’il n’entre pas dans leurs fonctions de devancer la marche des affaires humaines, de pourvoir à un avenir éloigné. Quand il s’agit de bagatelles, on peut le faire sans danger, et encore n’y gagne-t-on rien ; mais dans ces lois considérables, fondamentales, qui influent sur la destinée d’un peuple, une telle initiative est plus qu’inutile, elle est hautement injurieuse. Dans l’état présent des connaissances, la politique, loin d’être une science, est un des arts les plus tardifs, et la seule conduite assurée pour les faiseurs de lois est de ne voir dans leur métier que le secret d’adapter des conceptions temporaires à des circonstances temporaires. Leur fonction est de suivre leur siècle et nullement d’essayer de le conduire.


Que pensez-vous de ce ton hautain, de cette triple fierté du philosophe jugeant les hommes d’état du haut de ses études sereines, du radical qui regarde les fils des Temple et des Walpole comme de simples commis préposés à la manutention de la politique, du positiviste se croyant en possession d’une science nouvelle du gouvernement ? Dans un pays qui a fait du gouvernement libre une expérience deux fois séculaire, cette hauteur de langage avec les hommes d’état n’est pas la revanche stérile de l’impuissance sur l’autorité victorieuse. Elle fait encore l’éloge de la liberté, puisqu’elle prouve que, dans l’opinion d’un simple lettré, d’un enfant de la Cité de Londres, la liberté suffit à tout.

Nous ne suivrons pas Buckle dans ses développemens sur la littérature, nous rappelons seulement qu’il fait consister la civilisation dans la somme des connaissances scientifiques. Si le gouvernement est un effet, non une cause du progrès, la littérature proprement dite est dans le même cas. Elle ne crée pas la société, elle en est l’image et l’expression. Ce n’est pas Shakspeare, ce n’est pas Milton, qui ont fait le XVIe ou le XVIIe siècle ; ils en personnifient les sentimens, les désirs, souvent les rêves. Les poètes et les orateurs remuent les cœurs, les imaginations ; ils ne peuvent ajouter aux connaissances, ni pousser en avant les esprits. C’est Bacon et Newton qui dominent le XVIIe siècle et le conduisent : ils expriment le degré de puissance de la civilisation contemporaine. En effet, Bacon, en soumettant à l’analyse toutes les notions prises pour point de départ, a communiqué à la pensée moderne l’habitude de repousser tous les principes qui ne sont pas appuyés sur des faits. Sa méthode inductive n’accorde rien, elle veut voir par elle-même, et ne reconnaît d’autres lois que celles qu’elle a elle-même trouvées en partant des réalités. Cette direction de la pensée publique détermina la marche de la civilisation anglaise, les Stuarts furent renversés parce que dans la religion et dans la politique ils s’étaient mis en travers de la méthode nouvelle. Bacon plus que tout autre prépara la révolution de 1648 ; « mais la nature humaine est pathétique, a dit M. de Lamartine en parlant d’une autre nation, la république mit du côté de la royauté la sensibilité, l’intérêt, les larmes d’une partie du peuple. » Les Stuarts furent rachetés par le sang de leur père ; le souvenir de l’échafaud de White-Hall leur vint en aide pour reconstruire le trône de Charles II. Ce fut la part du sentiment et de l’imagination dans les choses humaines. Cependant le progrès social, qui ne s’arrête pas, donna un nouveau démenti à la sensibilité. La civilisation, qui ne juge pas comme les hommes, c’est-à-dire par le cœur, condamna de nouveau la maison des Stuarts. La même liberté de pensée qui avait détrôné Charles Ier renversa son fils Jacques II. Newton a été pour le mouvement de la pensée en 1688 un autre Bacon. Une seconde fois la méthode baconienne, grand instrument de révolution, changea le gouvernement en changeant les esprits.

N’insistons pas sur cette influence des connaissances positives. On reconnaît ici la tendance d’une philosophie qui prétend détruire la barrière infranchissable entre les sciences physiques et les sciences morales, entre la physiologie et la psychologie. Cette philosophie qui renversé la distinction de l’âme et du corps en mêlant et confondant les notions qui ont leur origine séparée dans l’un et dans l’autre, c’est le positivisme même. Sur ce point, Buckle s’accorde entièrement avec le positivisme français, et, s’il s’en séparait tout à l’heure au grand avantage de la liberté, il s’y rattache maintenant au grand détriment de la conscience humaine et de la morale.


IV

Après les rapprochemens qui çà et là se sont présentés à nous entre les positivistes français et Buckle, il n’est pas nécessaire de nous arrêter à marquer en détail les différences qui les séparent. Toutes n’ont pas d’ailleurs la même importance. Nous avouons que la croyance plusieurs fois professée par Buckle en un Dieu qui n’intervient pas, qui n’est jamais intervenu dans la nature avec des forces surnaturelles, ne nous paraît point empêcher à tout jamais les disciples d’Auguste Comte de s’entendre avec les partisans de Buckle. Dire que Dieu n’a point créé, organisé le monde, qu’il ne tient pas en main le gouvernement de toutes choses, et donner pour preuve de cette négation que jamais la régularité des lois de la nature ne se dément, c’est être plus qu’un demi-positiviste. A moins que l’on ne tienne essentiellement à former une secte, ce qui pourrait bien être le cas de cette école, cette légère hérésie de l’existence d’un Dieu qui ne fait rien et n’a jamais rien fait ne suffit pas, à notre sens, pour exclure de la philosophie que l’on prétend fonder l’auteur de l’Histoire de la civilisation en Angleterre. Burckle, tout en parlant d’un Dieu qui ressemble si fort aux dieux d’Epicure, n’est peut-être pas un comtiste, mais jusqu’ici il peut être admis à se déclarer positiviste.

Nous attachons une plus grande importance aux différences de méthode et particulièrement à l’usage de la loi des trois états de la société, état théologique, état métaphysique, état positif. Évidemment Buckle ne fait pas grand fonds sur cette vue historique, et c’est à notre avis, une preuve de bon jugement. Cette vue ne nous semble ni radicalement fausse, ni frappante de vérité. Dans l’état présent des connaissances, elle est vraie à peu près comme dans la physique ancienne la théorie de Thalès, qui croyait que l’eau était le principe de toutes choses. À cette époque reculée, la philosophie de Thalès devait paraître ingénieuse, et ses disciples ont dû, avec plus de respect que de sens critique, la déclarer immortelle. Dirai-je toute ma pensée ? cette vue pourrait bien être née chez Auguste Comte de la lecture trop exclusive d’un célèbre écrivain qu’il cite souvent. On a fait une liste des devanciers du fondateur du positivisme, serait-ce un paradoxe d’y ajouter Joseph de Maistre ? Comme l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, Auguste Comte voit tout le développement humain sortir de l’état théologique ; pour cette époque religieuse et pontificale, il a des complaisances quelquefois touchantes. Ainsi s’expliqueraient certaines affinités imprévues entre quelques esprits positivistes et les études qui ont pour objet le moyen âge. Comme le même écrivain, il est sévère, il est souvent dur pour les purs métaphysiciens. Voltaire ne le trouve pas indulgent ; Rousseau est condamné avec une injustice qui va jusqu’à la haine. Que dis-je ? Auguste Comte, en admirant comme de Maistre le haut talent littéraire de Bossuet, condamne à son exemple l’inconséquence du gallicanisme de l’évêque de Meaux. Il veut, lui aussi, une papauté gouvernant non-seulement les croyances, mais les nations. Il est pontifical dès le principe, et beaucoup plus qu’on ne veut bien le dire : mettez une théocratie matérialiste et humanitaire à la place du catholicisme de Joseph de Maistre, substituez Auguste Comte à Grégoire VII, et le genre humain est sauvé. Quant à la liberté, il convient de la conserver jusqu’à l’organisation de l’état positif, c’est-à-dire jusqu’au triomphe du positivisme. Au-delà de ce moment, pourquoi laisser l’humanité à l’hésitation et aux lenteurs de ses mouvemens spontanés et obscurs ? Toutes les lois du progrès étant connues, ne paraît-il pas naturel que l’autorité assure le bonheur des hommes ? Auguste Comte porte si loin le goût de l’autorité, qu’il repousse visiblement l’économie politique. Il nous siérait peu de prétendre définir cette science ; mais ou l’esprit d’Adam Smith nous échappe entièrement, ou les théories qu’il a fondées se résument tout entières dans ce beau mot de liberté. Liberté du commerce, liberté de la presse, liberté de penser, liberté des lettres, autant d’applications de l’économie politique. Auguste Comte méprise l’économie politique pour ce qu’il appelle sa démission impuissante dans la question des machines. Ce n’est pas lui qui aurait laissé dire ou laissé faire en matière d’industrie. Nous avons vu à quel point Buckle pousse l’amour et même la jalousie de la liberté, à quel point la défiance et même le dédain en ce qui regarde l’autorité des gouvernemens.

Voilà certes assez de différences pour établir que l’auteur de l’Histoire de la civilisation en Angleterre n’est pas un comtiste : suffisent-elles pour le placer en dehors du positivisme ? Il faudrait alors en exclure à peu près tout ce qui professe cette doctrine en Angleterre. Il y a un positivisme anglais, et il importe, avant de finir, d’en tracer les lignes principales. On pourrait dire sans s’écarter de l’exacte vérité que le positivisme, né en France, a trouvé de l’écho en Angleterre avant d’avoir fait aucun bruit de ce côté-ci du détroit. L’Angleterre nous l’a renvoyé plus fort, accrédité, comme il arrive quelquefois, parle succès à l’étranger. La langue et le style dont il avait fait usage étaient sans doute pour quelque chose dans la défaveur où l’avait laissé l’esprit français. Il rencontra moins de résistance dans les oreilles anglaises ou plus indulgentes ou moins intéressées. Le pays de Bacon et de Bentham était aussi mieux préparé pour le recevoir. En haut comme en bas de l’échelle des intelligences, il pouvait compter sur quelques amis. Nous ne croyons pas nous tromper en disant que les amis d’en bas lui furent d’abord le plus utiles : on devine peut-être que nous voulons parler des sécularistes.

A Londres et dans la plupart des villes manufacturières, il y a une secte singulière qui a pour dogme principal que Dieu est une abstraction, une invention des prêtres et des riches, et pour loi morale qu’il faut travailler en commun à tirer le plus grand profit de cette vie, qui est la seule dont nous soyons sûrs. Les adhérens de cette doctrine s’assemblent aux mêmes heures où les églises et les chapelles de dissidens réunissent leurs fidèles. Dans ces réunions, ils entendent des discours, ils ont des fêtes, ils pratiquent certaines cérémonies, telles que des simulacres de baptême. Ces pauvres sectaires, la plupart incrédules par désespoir et athées par haine des riches, s’appellent sécularistes ou adorateurs exclusifs de la vie actuelle et du siècle. Se soutenant obscurément depuis trente et quelques années, ils ont quatre ou cinq journaux, dont le plus ancien est le Reasoner, et qui tous représentent une école particulière dans le sécularisme. Telle a été la première clientèle du positivisme français en Angleterre. Tandis que la France connaissait à peine le nom d’Auguste Comte, plusieurs milliers d’ouvriers anglais lisaient des extraits de ses leçons dans les petites feuilles sécularistes. On devine bien que parmi ces adhérens, presque tous aux prises avec les difficultés de la vie pratique, le positivisme ne donnait lieu à aucune recherche originale, et qu’il y trouvait moins la qualité que le nombre des partisans ; mais la doctrine fit des recrues dans un ordre beaucoup plus élevé des esprits, et une école était toute prête pour recevoir un enseignement que l’esprit français semblait rejeter.

Aux approches de la première réforme parlementaire, un groupe d’hommes distingués se réunit, les uns jurisconsultes, les autres philosophes, pour travailler à introduire la démocratie dans le gouvernement anglais. Ces hommes se mirent derrière les whigs plutôt qu’à leur suite, et emboîtèrent le pas après eux, espérant bien profiter de la première trouée pour passer plus loin et se faire une large place. Les whigs les raillaient dans la Revue d’Edimbourg, comme eux-mêmes se moquaient de temps en temps des sécularistes dans la Revue de Westminster. La plume alerte et brillante de Macaulay s’égayait aux dépens de la pesanteur géométrique des chefs de cette école ; elle dessinait aussi avec un succès de rire les satiriques portraits de ses jeunes adeptes, hommes graves et sérieux avant l’âge, qui annonçaient l’intention de remplacer les dandies et les byroniens et de mettre l’économie politique à la place de la poésie. L’école se transforma peu à peu ; les jeunes gens devinrent des hommes mûrs, ils s’assirent au parlement et préparèrent de nouvelles réformes. Leur devise de gouvernement n’était pas fort différente de celle des whigs, qui consistait dans un mot, expediency, l’utilité actuelle, rien de plus, rien de moins que ce qui est aujourd’hui nécessaire. Cette règle, qui porte le cachet du whiggisme, est faite pour maintenir longtemps le pouvoir dans les mêmes mains. L’école dont nous nous occupons voulait la démocratie ; donnant au mot utilité toute son étendue, elle demandait que l’intérêt du plus grand nombre fût la mesure des lois et du gouvernement. Après un espace de plus de trente années, mêlée dans les rangs du libéralisme et de la démocratie, elle est encore de temps en temps désignée sous le nom d’utilitarianisme.

Il y a plus de vingt ans, au moment où cette école était au plus haut degré de prospérité, quelques-uns des esprits les plus remarquables qu’elle comptait dans ses rangs accordèrent au positivisme français une attention qu’il ne trouvait pas dans notre pays. Ce qui les frappa le plus dans les laborieuses élucubrations du maître. ce ne fut pas la loi des trois états ou des trois époques de l’humanité, dont les disciples français se montrent si fort admirateurs. Une généralisation rapide et passablement empirique a peu de prise sur des esprits anglais. Ils se laissèrent plutôt gagner au classement des sciences, à cette espèce d’instauratio magna du positivisme qui transportait l’exactitude scientifique dans l’étude des phénomènes moraux. Les origines géométriques de l’école utilitarienne la préparaient d’avance, à se laisser séduire par la méthode positive. D’autre part, elle ne pouvait oublier quelle était née de l’économie politique. Si les principes entièrement utilitaires de cette science l’avaient acheminée au positivisme, ils l’avaient cuirassée en quelque sorte contre les atteintes de l’esprit exagéré d’autorité. La notion de liberté avait dans l’école utilitarienne sa forteresse imprenable.

M. Grote passe pour un positiviste, et il ne s’en défend pas que je sache ; mais, pour ne parler que de l’idée de son œuvre, principale, quel plaidoyer en faveur de la liberté que son Histoire de la Grèce ! Où trouver un plus beau théâtre pour le libre développement de l’activité humaine ? En lisant l’histoire de tant de grands hommes, on voit, on sent, on touche pour ainsi dire du doigt les preuves innombrables de l’action des individus sur leur nation et leur république ; il ne vient à l’esprit de personne de chercher dans l’histoire grecque les traces des lois occultes du mouvement de l’humanité. En Grèce, ce sont les grands hommes qui conduisent visiblement les masses, non les masses qui entraînent les grands hommes. Le choix même d’un tel sujet par M. Grote est l’aveu d’une foi profonde dans la liberté.

M. Stuart Mill a fait profession plus explicite de positivisme ; mais que de réserves encore ! Il reconnaît l’utilité, la légitimité de la psychologie, et par conséquent il croit qu’on peut arriver à la vérité par l’observation des faits intérieurs. Il ne nie pas le libre arbitre ; il repousse partout et avec une sorte de colère le mot de nécessité ; il croit qu’il y a dans la vie des hommes et des nations ; un concours de causes générales et de causes spéciales ou individuelles. En un mot, il tâche de restituer la noble distinction de l’âme et du corps, et il fait à la liberté une place suffisante dans l’histoire, très étendue dans le gouvernement. Il se met en règle, avec les religions, et, grâce à la doctrine de la relativité de nos connaissances, il ne conteste pas la possibilité de la création. Nous n’avons pas de connaissances absolues, nous vérifions les lois de la nature tout autour de nous ; mais il n’est pas sûr qu’elles existent là où nous ne pouvons pas atteindre. Pourquoi n’auraient-elles pas de limites dans le temps comme nous concevons qu’elles pourraient en avoir dans l’espace ? Pourquoi n’auraient-elles pas commencé ? Dieu a donc pu créer le monde, et un bon Anglais peut être positiviste sans cesser de croire en Dieu, que dis-je ? sans cesser d’être chrétien. Le positivisme de M. Mill est, à notre avis, de l’utilitarianisme transformé, et Auguste Comte se faisait une grande illusion quand il attribuait uniquement à la lecture de ses livres les ressemblances de doctrine, et à l’indocilité du disciple les différences qui existaient entre M. Mill et lui. M. Stuart Mill doit peut-être plus à son père, James Mill, et à Bentham, qu’eau positivisme français. Cela ne détruit ni les obligations qui lient Stuart Mill à Auguste Comte, ni l’influence que les disciples anglais ont eue pour augmenter le succès du fondateur et du maître. Ils n’ont accepté son héritage que sous bénéfice d’inventaire, et c’est par cela même qu’ils ont mieux servi sa renommée. Aujourd’hui nous appliquons à tort à toutes les idées d’Auguste Comte le mérite de la recommandation que l’école anglaise accorde à quelques-unes seulement.

Tel est donc le positivisme anglais, au moins dans les classes éclairées : il est pratique, prudent. Il ne rompt en visière ni à la morale ni à la religion, à aucune des institutions qui font la vie des sociétés humaines. Surtout il est fidèle à la liberté, qui fait la vie même du peuple anglais, et les liens qui l’unissent à l’économie politique l’empêchent de pactiser avec les tendances envahissantes de l’autorité. Buckle est-il resté dans ces limites ? Il n’aurait pas entrepris d’enfermer dans un système l’histoire tout entière de l’humanité, s’il avait eu l’esprit pratique au même degré que MM. Grote et Stuart Mill. Ceux-ci, le second surtout, connaissent le poids de chacune de leurs paroles ; Buckle donne çà et là des preuves d’entraînement inutile. Cependant il ne fait pas exception dans le caractère commun des positivistes intelligens de l’Angleterre. Il ne regarde pas comme nécessaire d’arracher du cœur humain toute notion théologique, toute semence de spiritualisme et d’immortalité. Où il se montre moins sage que M. Mill, c’est quand il nie la légitimité, la véracité du sens intime. Il s’expose encore plus quand il proclame comme une vérité incontestable autant que douloureuse le néant du libre arbitre. Du fatalisme à la négation du progrès moral, il n’y avait qu’un pas, et l’esprit résolu de l’écrivain, comme on sait, l’a franchi. Est-il nécessaire de démontrer contre lui que la morale n’est pas seulement une science ? Quand même il serait vrai, ce qui n’est pas, que la morale chrétienne ne contient aucune vérité qui ne soit dans les philosophes anciens, la morale ne se démontre pas seulement, elle se fait accepter ou repousser. Tous les théorèmes du monde ne valent pas souvent un geste, un regard, pour faire accomplir une bonne action, pour empêcher un crime. S’il suffit de comprendre des lois morales, pourquoi les moralistes se mettent-ils en peine d’être éloquens ? S’il suffit de les connaître, pourquoi les auteurs de maximes cherchent-ils tant de formes rapides et concises qui puissent les rappeler à l’esprit dans le besoin ? C’est qu’il ne s’agit pas ici de parler à la seule raison ; pour porter les hommes à la vertu, il faut quelque chose qui peut manquer même aux Sénèque et aux Marc-Aurèle, la force secrète qui soulève les montagnes. Tous les positivismes du monde échouent contre cette difficulté : ils ne savent où déchiffrer la loi du devoir, qui ne s’inscrit pas en effet dans le cerveau ; mais les sages ou les habiles font au moins quelque manœuvre pour se sauver de l’écueil. Buckle a trop souvent imité le navigateur fataliste qui sait que le courant l’entraîne à l’abîme et qui abandonne le gouvernail.

Nous avons annoncé l’intention d’exposer le système de Buckle sans le réfuter. Les courtes réflexions qui précèdent nous ont été arrachées par la sympathie même qu’inspire le talent de l’écrivain. Il aime la liberté avec passion, et, pour la mieux assurer, il enchaîne le libre arbitre. Il veut la liberté pour les vastes collections d’hommes qui s’appellent les nations, et il lui arrive parfois de la refuser aux individus. En cette matière, il ne ment pas à sa race ; il fait comme les calvinistes ses aïeux, et met les hommes hors de tutelle tout en les soumettant à un dogme implacable. Ce n’est plus la sombre prédestination, ce sont les lois fatales qui s’appesantissent sur l’humanité ; mais au fond, si les moyens sont mal choisis et si la voie est peu sûre, le but est à peu près le même, l’affranchissement progressif. À nous de faire le discernement entre le bienfait et le danger. Quelle que soit l’impression définitive qui reste de la lecture de ce livre qui soulève tant de problèmes, une pensée s’en dégage et plane sur l’ouvrage entier : c’est que les nations ont de plus en plus le sentiment de ce qui leur est nécessaire. Mouvement spontané, lois intellectuelles, autant de synonymes de liberté ! Tout ce qui se fait de mal peut être ramené à la résistance intempestive ou à la prétention de prendre les devans. Tout ce qui se fait de bien se réduit presque toujours à supprimer de mauvaises mesures. Quel parti reste-t-il, si ce n’est d’observer, de prêter l’oreille, de céder à temps et de suivre en tout le cours naturel des choses ?


Louis ETIENNE.

  1. Correspondance, t. II, p. 438.
  2. Quételet, Sur l’Homme.
  3. Principes d’économie politique.