Le Poète panthéiste de l’Angleterre/02
En considérant la destinée de Shelley, on est frappé de l’unité parfaite de sa pensée et de sa vie. Nous l’avons vu, celle-ci fut à elle seule une expression parlante de cette âme lumineuse, une représentation spontanée de son génie. On a l’habitude de pleurer les belles vies tranchées dans leur fleur, de s’abandonner aux pensées funèbres sur les tombes précoces; mais ici nous dirions plutôt avec la sagesse grecque, une sagesse de héros et d’artistes : Ceux qui meurent jeunes sont aimés des dieux! A vrai dire, l’issue tragique de cette destinée nous apparaît non pas comme un accident fortuit, mais comme une conclusion presque nécessaire. Si le hasard est le maître des vies ordinaires, qu’il fait périr ou laisse végéter à son gré, une logique secrète, une fatalité invincible préside à la marche des esprits supérieurs et passionnés : quand ils ont accompli leur mission, elle les enlève à nos yeux, et nous n’en voyons plus que la trace brillante. Shelley mourut à l’âge où d’habitude les grands hommes en sont encore à chercher leur voie et arrivent à peine à la conscience de leur tâche. Cependant il avait déjà donné son mot, il n’aurait pu se surpasser. Cet esprit fait d’éther et de flamme devait briser de bonne heure son enveloppe d’argile.
Il nous reste à envisager l’œuvre qu’il nous a laissée[2]. Cette œuvre porte le même cachet que sa vie et pourtant elle est autre, car elle forme un tout complet en soi. En y pénétrant, nous avons la même sensation que nous éprouverions, si, après avoir visité l’atelier d’un grand peintre du passé où l’on aurait conservé tous les instrumens de son travail, ses souvenirs intimes, son buste et les portraits de ceux qu’il a aimés, nous entrions subitement dans un temple de forme simple et sévère qui renfermerait ses chefs-d’œuvre. C’est toujours le même esprit qui nous parle et nous émeut sous ces voûtes tranquilles et sereines, mais dépouillé des accidens de la vie, débarrassé des liens de son temps et transporté dans une sphère supérieure où il se meut avec une liberté sans frein. Des scènes étranges se présentent à nous; de grandes fresques couvrent les murs, la frise et le plafond, des têtes inspirées en ressortent. Nous sommes dans un autre monde, et cependant c’est le nôtre, car les horizons qui se déroulent dans ces peintures entre quelques pilastres et quelques colonnes de marbre sont ceux de l’univers; les êtres inconnus qui nous regardent sans nous voir avec la lumière merveilleuse de leurs yeux appartiennent à la grande humanité. Telle est l’impression que nous donne l’œuvre de Shelley prise dans ce qu’elle a de plus parfait et embrassée dans son ensemble organique. Nous allons la parcourir. Je crois qu’elle serait capable de nous conforter dans un temps qui semble avoir perdu l’instinct et la tradition de l’idéal.
La théorie esthétique dominante de nos jours consiste à dire que l’art est le reflet d’une société, et l’artiste le fruit d’un milieu donné. Conformément à cette théorie matérialiste, l’artiste ou le poète d’aujourd’hui se croit obligé d’être le photographe ou l’écho des misères, des sottises et des caricatures du présent. Il n’est pas de niaiserie, pas de turpitude, qu’on ne s’ingénie à imiter et à encadrer dévotement; il n’est pas de champignon malsain ou vénéneux poussant sur les fanges de la civilisation, qui, soigneusement cueilli et disséqué à la loupe par ces graves anatomistes, ne leur procure un sourire de curiosité et de satisfaction. L’œuvre de Shelley nous fournit un enseignement absolument contraire aux théories réalistes et à la pratique relâchée du jour. Parmi les poètes modernes, il démontre de la manière la plus éclatante que le vrai créateur sait se soustraire à l’obsession de son entourage, défier les circonstances et se créer un monde à lui par une loi supérieure à la tyrannie de son siècle.
Shelley, âgé de vingt-quatre ans, sortant d’une maladie qui avait mis sa vie en danger, écrivit à Bishopgate, près de la forêt de Windsor, un de ses plus admirables poèmes : Alastor, ou l’esprit de la solitude. Chose remarquable, cette inspiration soudaine a été le pressentiment de toute sa destinée; il s’y est peint tout entier, y a personnifié son génie. Cette figure mérite de demeurer son type en poésie, comme Childe-Harold est resté celui de Byron. Je le place ici comme une sorte d’épilogue à sa vie et de frontispice à son œuvre.
Alastor était un jeune homme d’une âme incorrompue et d’un génie aventureux. Son imagination s’était enflammée et purifiée par la familiarité avec tout ce qui est excellent et majestueux. Il avait bu profondément aux sources de la connaissance, mais la science et la philosophie l’avaient laissé inassouvi. Sa première jeunesse passée, il quitta son foyer et vendit sa maison paternelle pour courir le monde et « chercher d’étranges vérités en des pays inexplorés. » Alastor était poète et penseur en même temps; c’est par la contemplation intense des choses que leur sens intime se révélait à lui. Il visita Tyr, Balbec, Jérusalem, Memphis, Thèbes, et pénétra jusqu’au fond de l’Ethiopie, Devant les pyramides, les tombes de jaspe, les sphinx mutilés, les civilisations passées se déroulaient à ses yeux. Assis dans l’immensité du désert, sous les colonnes stupéfiantes de temples en ruine, entouré de colosses de porphyre dont la muette assemblée semblait présider aux mystères du zodiaque, il essayait de déchiffrer la pensée muette des morts, et à travers des myriades d’années son regard enivré pénétrait jusqu’à la jeunesse du monde. Rien ne pouvait le distraire de sa tâche, il la poursuivait pendant le jour brûlant et durant les nuits claires, où la lune venait animer ces hiéroglyphes et faisait flotter les ombres du passé sous ces voûtes énormes; il ne s’arrêtait que « lorsqu’une forte inspiration traversant son esprit comme une flèche de lumière, il saisissait les secrets frémissans de la naissance du temps. » Pendant qu’il se livrait à ces méditations, une jeune fille arabe lui apportait tous les jours sa nourriture et venait étendre sa natte sur sa couche. Elle l’aimait et n’osait exprimer son amour. Chaque nuit, au péril de sa vie, elle se glissait hors de la tente de son père pour veiller sur le sommeil de l’étranger, sans sommeil elle-même; de longues heures elle contemplait ses lèvres divisées par un souffle régulier; aux premières lueurs du jour, elle s’enfuyait pâle, égarée, le sein palpitant. Mais lui, le poète, n’avait-il rien vu, rien compris, ou est-ce qu’absorbé par ses rêves il avait dédaigné la jeune fille? Ce qui est certain, c’est qu’il avait effleuré le brûlant amour sans sortir de sa hautaine méditation et qu’il partit tranquille pour continuer son voyage. Terribles furent les représailles du destin.
Tant qu’Alastor put fixer son désir sur des objets infinis, il fut heureux et se suffit à lui-même, maître de son âme et maître de l’univers dans l’orgueil souverain de la contemplation; mais un moment fatal devait venir, celui où il chercherait le commerce d’une intelligence semblable à la sienne. L’image de cet être se dressa enfin devant lui dans une vision merveilleuse :
« Ayant pénétré dans la vallée de Cachemir sous les ombrages d’une solitude enchanteresse, où des plantes odorantes entrelaçaient leurs berceaux près de roches caverneuses, il étendit ses membres fatigués près d’une source aux reflets scintillans. C’est là qu’une vision vint planer sur son sommeil, un rêve qui jamais encore n’avait enflammé sa joue. Il vit une vierge voilée assise près de lui; elle lui parlait en sons lents et solennels. Sa voix était comme la voix de sa propre âme entendue dans le calme de la pensée. Longtemps la musique de cette voix, pareille aux secrets entretiens des souffles et des ondes, retint son sens intime comme suspendu dans la trame changeante de ses couleurs variées. La connaissance, la vérité, la vertu, étaient son thème, et les espérances sublimes d’une liberté divine; il y retrouvait ses plus chères pensées et la poésie, lui le poète. Et la jeune fille chantait toujours, et les vibrations solennelles qui venaient du fond de son âme traversèrent tout son corps d’une flamme pénétrante. La voix alors éleva des rhythmes sauvages, étouffés par les sanglots de sa propre émotion. Ses belles mains seules étaient nues et soutiraient par effluves de quelque harpe étrange d’étranges harmonies; le sang ondoyant dans ses veines ramifiées y murmurait une ineffable histoire. Dans l’intervalle des pauses on entendait battre le cœur de la vierge, et sa respiration tumultueuse s’accordait avec les caprices de ses mélodies intermittentes. Soudain elle se leva comme si son cœur, prêt à éclater, endurait impatiemment son propre poids. Il tourna la tête et la regarda. Sans voile, elle resplendissait maintenant comme éclairée par la lumière intérieure de sa propre vie, elle flottait bras étendus, boucles sombres déroulées dans la nuit, yeux baissés et rayonnans, lèvres entr’ouvertes, pâles et frémissantes de désir! À cette vue, son cœur fort succomba alangui d’un excès d’amour. Il souleva ses membres frissonnans et, retenant son souffle, étendit les bras vers le sein palpitant de la vierge. Un instant, elle recula; puis, cédant à une joie irrésistible, d’un geste fou, d’un cri soudain et bref, elle fondit sur lui, et ses bras enlacèrent son corps d’une étreinte dissolvante. Alors un voile noir tomba sur ses yeux égarés, la nuit submergea et engloutit la vision; le sommeil, comme un fleuve ténébreux arrêté dans son cours, rentra impétueusement dans son cerveau sans conscience. »
Il se réveilla dans l’air glacé du matin ; les collines étaient blafardes; la vallée étendait ses forêts vides autour de lui. En une seule nuit, la terre s’était décolorée, la majesté de l’univers avait fait place à la désolation, l’exaltation de son âme au désespoir. « Ses yeux égarés regardèrent la scène vide du monde comme la lune reflétée dans la mer regarde la lune dans le ciel. L’amour humain avait envoyé une vision au sommeil de celui qui avait méprisé ses dons les plus exquis. Hélas! hélas! se disait-il, est-ce que des membres, un souffle, une vie peuvent être si traîtreusement entrelacés? Qu’est devenue la vision? Perdue, perdue pour toujours dans l’abîme du profond sommeil. Est-ce que les affres de l’agonie, est-ce que la mort fangeuse sous l’eau conduit à ton délicieux royaume? À ce doute, une espérance insatiable traversa son cerveau, dont la pointe fut plus perçante que le désespoir. »
Alors commence une fuite plus effrénée que celle d’Ahasvérus, car Ahasvérus était fouetté par son remords, et Alastor est entraîné par son rêve. Mordu par son désir comme un aigle enlacé par un serpent, il se sent poussé du grand jour aux ténèbres. Le rouge matin fait pleuvoir la moquerie de ses couleurs sur sa joue livide. Il passe les tombes solitaires des rois parthes. Jour après jour, il va, il va toujours. Le souci le ronge, ses membres maigrissent, sa chevelure désordonnée traîne dans le vent, sa main est suspendue comme un os mort dans sa peau flétrie. La vie qui le consume comme une fournaise ne luit plus que par ses yeux. Les habitans des campagnes s’apitoient sur cet étrange visiteur, les montagnards le prennent pour un esprit et les enfans cachent leur visage dans la robe de leur mère en le voyant; les jeunes filles seules devinent sa douleur et l’appellent des faux noms de frère et d’ami en pressant sa main au départ. Il s’arrête enfin au bord de la mer Caspienne et voit une chaloupe délabrée échouée sur la rive. Un reste d’impulsion le pousse à s’embarquer ; il entre dans le canot et attache en guise de voile son manteau au mât nu. La barque part comme un nuage emporté par l’ouragan. Le jour est splendide, la mer tumultueuse. Les vagues grandissantes se lèvent comme des montagnes, se roulent autour de sa barque comme des boas gigantesques avec leurs crêtes d’écume. Il se réjouit de leurs combats furieux comme si les génies de la tempête étaient les messagers chargés de le conduire à la lumière de ses yeux aimés ! Plus la mer devient furieuse, plus Alastor se sent calme à son gouvernail. L’oncle l’encercle d’une multitude de fleuves et de tourbillons, elle mugit sous lui d’un sourd tonnerre, et toujours la barque s’enfuit comme la fumée que chasse le vent de la cataracte, elle fend le dos de la vague, qui s’écroule en poussière sous sa quille; elle traverse l’océan convulsif comme si son pilote était un dieu élémentaire. — La lune se lève; à sa lueur se dessinent dans une brume vaporeuse les récifs éthérés du Caucase. En un clin d’œil, il s’en rapproche. La mer fait rage à sa base caverneuse, et les vagues monstres s’y brisent avec fureur. — Qui sauvera la barque? Elle est sauvée. Comme une flèche, elle est entrée dans la caverne avec le flot bouillonnant. La mer s’engouffre en cataracte dans l’étroite fissure, pics et montagnes surplombantes se referment sur elle. « Vision et amour! crie le poète tout haut, j’ai contemplé la porte par où vous avez fui. Le sommeil et la mort ne nous diviseront pas plus longtemps. »
Le paysage a changé. L’onde s’est calmée, la caverne s’est élargie, le jour perce par les brisures de la montagne, et le mugissement de la mer n’arrive plus qu’en murmure imperceptible à travers les circuits innombrables des rochers. Poussée par les derniers remous de la vague, la barque échoue mollement parmi les fleurs de la rive, et une vaste forêt s’ouvre devant Alastor en plein soleil de midi. Les feuillages entrelacés tissent leur crépuscule sur les pas du poète, qui voudrait faire sa tombe du plus doux berceau de la nature. Le chêne étend ses bras noueux, le cèdre dresse ses pyramides, la forêt s’étage arche sur arche, elle grandit en dômes solennels. Sur ce fond sombre, le tremble et l’acacia semblent des nuages suspendus dans un ciel d’émeraude. Les parasites entourent les troncs comme des serpens habillés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel; dans les buissons, la rose musquée s’entrelace au jasmin, et des milliers de petites fleurs le regardent avec leurs yeux d’enfant. Ici le silence et le crépuscule, ces sœurs jumelles, tiennent leur veille de midi et naviguent dans l’ombre comme des formes vaporeuses à demi visibles. Plus loin un puits sombre, reluisant, à l’onde translucide, reflète toutes les feuilles qui se penchent sur son miroir et chaque pan d’azur qui brille au travers. Le poète arrive là, et se regarde dans la fontaine. L’herbe frémissante ne ressent-elle pas une présence inaccoutumée? Un esprit invisible semble debout près de lui; ne lui parle-t-il pas dans les charmes à demi voilés de la nature, communiant avec lui, comme si lui et cet esprit étaient tout ce qui existe? « Seulement, quand son regard se leva pour le chercher, il ne vit que deux yeux, deux yeux étoiles, les yeux de son rêve qui flottaient dans la pénombre de la pensée et l’appelaient de leur sourire. »
Fatigué, il reprit sa marche. A mesure que le soir solennel descendit, un changement graduel, mais sinistre, se fit dans la forêt. Des pierres grises perçant le sol se montraient à distance, la végétation devenait plus rare, et finalement de vieux plus ébranchés occupaient seuls le sol. Les rochers prirent des formes de plus en plus inimaginables. Tout à coup la montagne finit par une pente escarpée. A cet endroit, elle semblait vouloir surplomber le monde avec ses pics accumulés; on eût dit que de là on voyait l’univers à ses pieds : des lacs semés d’îles, des montagnes bleues, des fleuves puissans, des collines de feu mêlant leur flamme avec le crépuscule. La nudité de cette roche contrastait avec la richesse de l’univers qu’elle dominait. En arrivant dans ce lieu, le poète connut que la mort était sur lui. Une dernière fois il ramena son âme aux images du passé qui allait expirer en lui, il posa sa main pâle et maigre sur le tronc rude d’un vieux pin, il inclina sa tête languissante sur une pierre couverte de mousse, et puis étendit au hasard ses membres sans mouvement sur le bord de ce glissant abîme, abandonnant à leurs impulsions finales ses forces vacillantes. L’espoir et le désespoir, ces bourreaux de l’homme, dormaient en lui. Le flux invisible de son sang ne nourrissait plus que d’un flot affaibli le fleuve de sa vie. La dernière chose qu’il vit, ce fut la grande lune qui suspendait sa corne puissante sur l’horizon occidental du monde. Quand l’astre s’enfonça entre les collines dentelées, le sang du poète, qui avait toujours battu d’une mystique sympathie pour le flux et le reflux de la nature, ne rendit plus que des pulsations imperceptibles, sa respiration devint entrecoupée. Quand le dernier rayon s’éteignit, le pouls s’arrêta. Une pause, un dernier frémissement,... et la mort avait pénétré son cœur. Quand le ciel devint complètement obscur, les ombres noires enveloppèrent sa forme froide et muette comme la terre sans voix et l’air vide. Ce corps merveilleux n’avait plus ni sens, ni mouvement, ni divinité; ce n’était plus qu’un luth jadis traversé par le souffle céleste, un fleuve jadis bouillonnant de vagues multisonores maintenant muet et desséché.
Alastor mourut ainsi dans le désert, loin des hommes, qui ne l’avaient pas connu. Il périt comme il avait vécu, comme il avait chanté, dans la solitude. Quelques fragmens de ses mélodies passionnées qui ont fait pleurer les étrangers vivent encore parmi les hommes, mais éparses et sans nom. Des vierges brûlent encore pour ces yeux égarés qu’elles ont vus briller devant elles, mais sans savoir qui était cet étranger dont la trace s’est perdue depuis longtemps. Cependant le poète, qui a évoqué devant nous l’image d’Alastor, ne peut s’empêcher de lui dire son adieu :
« Tu es parti, cœur aimable, vaillant et beau, enfant de la grâce et du génie. Des choses sans cœur se font et se disent dans le monde; les vers, les bêtes, les hommes, vivent. Des mers et des montagnes, des cités et des déserts la puissante terre élève sans relâche sa voix solennelle. — Mais toi, tu es parti, — tu ne peux plus connaître ou aimer les ombres de cette scène fantastique qui furent les messagers de ton génie. Hélas! elles sont toujours, et toi, tu n’es plus!.. L’art et l’éloquence, toutes les apparences du monde, sont faibles et vaines pour pleurer une âme dont la flamme est retournée dans l’ombre. Il y a une douleur trop profonde pour les larmes quand tout est coupé en un moment, quand un haut esprit dont la lumière ornait le monde environnant ne laisse à ceux qui restent en arrière ni soupirs ni gémissemens, ce tumulte passionné d’une espérance retentissante, mais le pâle désespoir, la froide tranquillité, et pour toute consolation le vaste corps de la nature, le tissu des choses humaines, la naissance et la tombe, le monde enfin, qui sans lui n’est plus ce qu’il était. »
Ce poème contient l’âme de Shelley. Jamais peut-être le type du poète moderne n’a été représenté avec plus de force. Childe-Harold en est sans doute une autre et brillante incarnation; mais dans l’œuvre de Byron le héros disparaît en quelque sorte derrière la multiplicité des scènes qu’il contemple, et l’ensemble du poème ressemble plutôt à une mosaïque étincelante de pierres précieuses remplie de merveilleux détails qu’à un tableau saisissant dominé par une figure capitale. Dans Alastor, au contraire, l’homme est tout, et la passion qui le dévore se développe devant nous à travers les images précipitées d’une scénerie changeante, dans un cadre grandiose. Cette destinée tragique est celle même du poète moderne, que Shelley a si profondément éprouvée, si héroïquement soutenue dans sa propre vie. Pour en saisir le sens véritable et la portée, il faut la comparer à la destinée du poète grec, qui est l’homme antique par excellence. Celui-ci poussait sur le sol de la cité, environné de symboles familiers, bercé dès l’enfance par les grandes images et les grandes pensées qu’il devait exprimer plus tard; son œuvre facile, heureuse, était l’œuvre commune de la patrie dont il était la voix. Le poète moderne au contraire est un étranger dans le monde où il vit; ce qui s’offre à son regard, c’est le vaste champ de l’histoire et de la nature ; ce qu’il poursuit, c’est un idéal intérieur entrevu dans l’extase d’un rêve. De là cette course haletante à travers les régions du passé et de la nature, de là cette solitude qui l’environne et crée le désert autour de ses regards, de là ce désir d’une réponse complète, frémissante dans une autre âme qui se traduit par une vision radieuse. Plus vaste est son horizon, plus transcendant son idéal, — mais plus amère aussi sa vie. Cet idéal est son privilège et sa malédiction. Condamné à un si douloureux enfantement, est-il le précurseur d’un monde à venir? Les êtres qu’il entrevoit, qu’il pétrit des gouttes de son sang et de l’éther de sa pensée, seront-ils un jour? ou n’est-il qu’un visionnaire misérable, qu’un fou sublime? Peu lui importe. Il suit l’esprit qui lui commande, il préfère la mort solitaire et ignorée, devant la nature froide et le ciel muet, à la satisfaction de tous les heureux et à l’abdication de son rêve devant la réalité.
Maintenant que nous connaissons Shelley dans sa vie intime et dans son prototype idéal, il nous reste à considérer l’œuvre qu’il nous a léguée. Nous l’envisagerons successivement comme poète lyrique spontané, comme peintre de la passion et de la souffrance humaine, enfin comme poète philosophique et métaphysicien. Ce sont trois modes très divers de sa pensée, trois manières d’être de son âme, trois phases de son génie ; en les traversant, nous suivrons le fil de l’idée panthéiste qui s’y développe.
Vous est-il arrivé d’écouter avec attention un quatuor de Beethoven par une soirée tranquille, dans une chambre à demi éclairée? Si les exécutans étaient de vrais musiciens, vous avez peut-être éprouvé une sensation singulière et fascinante. A mesure que les objets extérieurs s’effaçaient à vos yeux, sous l’impression de la musique, vous avez cru plonger du regard dans le demi-jour crépusculaire d’une âme en travail. Ces motifs qui s’entrelacent en arabesques légères et passent d’un instrument à l’autre, ces traits inattendus qui partent en spirales, se multiplient en tourbillons, ne sont-ce pas les frémissemens, les tendresses, les soubresauts, les transports et les découragemens d’un cœur livré à lui-même? Un coup d’œil jeté dans le lyrisme de Shelley nous fait faire une découverte analogue : même candeur de sentiment, même vivacité jaillissante, même variété de rhythme, même profondeur de tristesse et même énergie dans le rebondissement de la joie. Ici, comme chez le grand symphoniste, nous voyons une nature aussi divinement naïve que noble, et qui, n’ayant rien à cacher, se livre au cours de ses pensées comme l’autre s’abandonne aux plus intimes confidences dans le tissu merveilleux de ses mélodies. Il y a là de ces mélancolies qui vont jusqu’à l’affaissement, jusqu’à cette morne tranquillité du désespoir dont l’homme ne semble pas devoir se relever; mais un instant après nous planons de nouveau dans un air lumineux. Comme Beethoven, Shelley a ce don royal de pouvoir se ressaisir dans la sphère des choses éternelles quand il s’est perdu dans les souffrances de sa propre vie, et de faire chanter le poète triomphant au-dessus de l’homme brisé. Le lyrisme de Shelley ressemble tout aussi peu à de la poésie populaire qu’un quatuor de Beethoven à une chanson des campagnes; mais il n’en est pas moins un poète spontané. C’est un habitué des hautes régions qui ne s’adresse qu’à ceux qui veulent l’y suivre, mais dont l’idiome natal est une langue exquise, choisie, étincelante; il la parle comme son langage naturel, avec une aisance parfaite, sans ombre d’apprêt, uniquement occupé à rendre sa pensée. Sa langue, puisée aux meilleures sources, n’est cependant qu’à lui : nul n’a su donner à l’anglais tant de souplesse, de fluidité mélodieuse et faire comme lui de cette langue si peu musicale à l’oreille de l’étranger une musique aussi enchanteresse. La surabondance des images ne provient pas chez lui d’une imagination désordonnée, elle naît d’une pensée ardente qui veut pénétrer au cœur des choses. Tandis que d’autres nous peignent leur forme extérieure et leur apparence, il en voit le fond, il en boit l’âme, et quand il s’en est bien rempli, il se livre souvent à une véritable effulguration de métaphores. Cela va parfois jusqu’à l’éblouissement: mais l’idée est presque toujours claire, le sentiment toujours énergique. Son défaut n’est pas la pénurie, c’est l’excès du sentiment et de la pensée qui enflamme et entraîne son vers. Pour saisir cette pensée au vol, pour surprendre le libre essor de cette âme, il nous faut écouter son chant sur l’alouette (skylark).
« Salut à toi, esprit vivace, — oiseau tu ne fus jamais, — toi qui, du haut des cieux ou près de la terre, précipites à plein cœur tes chants improvisés en longs torrens de mélodie.
« Plus haut, toujours plus haut, tu jaillis du sol; tu perces le profond azur comme un nuage de feu; en chantant tu t’élances, et t’élançant tu chantes toujours.
« Dans la lumière dorée du couchant, dans l’éclat des nuages qui l’environnent, tu flottes et nages, tu es la joie même, la joie vivante dans son premier essor.
« Dans la pourpre pâle du soir se baigne ton vol ; tu vas t’y fondre comme l’étoile se fond dans la clarté du grand jour; mais, quand mes yeux ont cessé de te voir, j’entends ton cri délirant.
« Tu chantes comme un poète caché dans la lumière de sa pensée chante d’élan des hymnes spontanés jusqu’à ce qu’il entraîne le monde à la sympathie pour des espérances et des craintes que personne ne soupçonnait.
« Esprit ou oiseau, dis-nous quelles sont tes douces pensées. Je n’ai jamais entendu louange d’amour ou dithyrambe dont la strophe palpitante ait répandu le flot d’un si divin ravissement.
« Les chœurs d’hyménée, les chants de triomphe ne sont auprès du tien qu’une parade vénale, une pompeuse vanité rongée de secrète misère. Quel spectacle est la source de ta joie? Quelles plages? quelles vagues, quelles montagnes? quel amour de tes semblables ou quelle ignorance de la douleur ?
«... Nous sondons le passé, l’avenir, et nous souffrons pour ce qui n’est pas; notre rire le plus sincère est chargé de quelque peine, nos chants les plus doux roulent sur les plus sombres pensées.
« Dussions-nous pouvoir mépriser la haine, l’orgueil et la peur, fussions-nous nés pour ne point verser de larmes, jamais pourtant nous n’atteindrions ta joie.
« Au-dessus des cadences les plus délicieuses, au-dessus des trésors entassés dans les livres, s’élève ta gaie science, ô toi, mépriseur de la terre (thou spurner of the ground) !
« Enseigne-moi la moitié seulement de la félicité que ton cerveau doit concevoir; alors coulerait de mes lèvres une si mélodieuse folie que le monde m’écouterait comme je t’écoute maintenant. »
L’esprit enthousiaste de Shelley se reconnaît dans l’infatigable alouette, le seul parmi les oiseaux qui chante d’un vol ascendant. «En chantant tu t’élances, et t’élançant tu chantes toujours ! » voilà bien l’âme du poète remplie d’une lumière intérieure qui est sa félicité, qui devient mélodie, et qu’il répand à profusion sans savoir où. L’essor est si vigoureux qu’il semble d’un coup d’aile vouloir dominer le monde, l’embrasser de son vol. Hélas! ce n’est là que l’illusion du premier élan. Comment l’univers va-t-il se refléter dans cet esprit? Shelley est un panthéiste d’intuition, non de théorie. Il sent avec une subtilité et une énergie singulières le lien de la vie universelle qui, partant des élémens aveugles, s’étend comme une chaîne électrique à travers la plante et l’animal jusqu’à l’homme. Il n’a point de système philosophique, mais il voit avec une clarté surprenante le divin de la nature, c’est-à-dire le puissant, le beau, le parfait. L’homme moderne est plus loin de la nature que l’homme antique ; il y a entre elle et lui un véritable abîme, mais cet abîme n’existe pas pour Shelley, ou du moins il le franchit d’un bond. C’est par une révélation immédiate qu’il sent sa parenté originaire avec toute chose, et c’est avec une joie d’enfant qu’il se jette dans la vie fougueuse des élémens. Il ne la présente pas comme le peintre, il s’y plonge plutôt comme le musicien. Quoiqu’il ait la force plastique, il ne s’amuse pas à peindre des brins d’herbe comme les miniaturistes. Ce n’est pas un paysage, c’est mille paysages qu’il a sous les yeux, c’est l’ensemble de la nature qu’il cherche à étreindre. « La masse éternelle des choses, dit-il, flue à travers l’esprit et roule ses vagues rapides tantôt sombres, tantôt brillantes. » Dans ces momens, il comprend la nature sous toutes ses formes et dans sa puissance de métamorphose éternelle. Sa poésie sur le nuage est à cet égard la pièce typique. Aussi est-ce le nuage lui-même qui parle et nous raconte sa vie. Tantôt flottant au ciel d’été, il verse aux fleurs les fraîches ondées qu’il pompe aux fleuves pendant que la terre danse sa ronde autour du soleil, tantôt brandissant le fouet de la grêle, il passe et rit dans la foudre. Parfois il tamise la neige aux flancs des montagnes et dort aux bras de la tempête pendant que les vieux plus gémissent étonnés. Souvent il traverse les mers avec l’éclair assis en pilote sur ses dômes azurés. « Je suis le fils de la terre et du flot, le nourrisson du ciel, je franchis les veines des mers, des continens. Je change, mais ne puis mourir, car après la pluie, quand le pavillon des cieux sourit sans tache, lorsque vents et soleil de leurs rayons convexes arrondissent la voûte des airs, je souris en silence à ma tombe liquide, puis, hors du grand réservoir, comme l’enfant s’échappe du sein de sa mère, comme l’esprit sort du tombeau, je me lève pour me dissoudre de nouveau. »
C’est là le premier degré de la contemplation panthéistique : elle est joyeuse et purifiante, c’est le Léthé de l’esprit, car il peut s’oublier en se replongeant aux forces vives du grand Tout; mais cette contemplation change de caractère en passant de la vie élémentaire à la vie organisée, et en considérant la destinée de l’âme individuelle dans l’immense champ de la nature, qui ne produit que pour détruire. Le problème de la vie et de la mort s’impose, la nature prend une double face, la contemplation devient une souffrance : au lieu de l’esquiver, comme font tant d’autres, le poète s’y engage avec résolution. Il verra le côté sombre de la nature comme son côté lumineux pour résoudre le problème à sa manière et parvenir, si possible, à la conscience d’une vérité supérieure. Shelley a rendu cet ordre d’émotions et de pensées dans son petit poème du Sensitive plant, un des plus délicats et des plus achevés qui soient sortis de sa plume. La première partie est une fête de couleurs et de parfums. Il nous peint un jardin merveilleux qui réunit la splendeur des flores les plus exquises. Il pénètre cette fois-ci dans le monde végétal et dans les mystères de la floraison avec la même intensité et subtilité qu’il s’était plongé dans la vie des élémens. C’est plus qu’une description scientifique, c’est l’âme même des fleurs qui s’épanouit devant nous.
« Le perce-neige et puis la violette se levèrent de terre sous une pluie chaude, et leur souffle se mêlait à la fraîche saveur du sol comme la voix se mêle à l’instrument.
« Alors on vit éclore les liserons bigarrés et la haute tulipe et le narcisse, la plus belle d’entre les fleurs, qui regarde ses yeux dans le miroir du fleuve jusqu’à ce qu’elle meure de sa propre beauté; « Et la fleur des vallées (le muguet) semblable à la naïade si belle de jeunesse, si pâle de passion, fendit de ses clochettes lumineuses et tremblantes ses pavillons vert tendre.
« La jacinthe pourpre, blanche et bleue égrena de ses clochettes une douce sonnerie d’une musique si délicate et si intense qu’on la sentait au dedans de soi-même comme un parfum.
« La rose, comme une nymphe qui se dépouille pour le bain, découvrit la profondeur de son sein embrasé jusqu’à ce qu’elle eût dévoilé feuille à feuille à l’air voluptueux l’âme de sa beauté et de son amour.
« Et le lys pâle éleva comme une Ménade sa coupe couleur de lune, jusqu’à ce que l’étoile de feu qui est son œil aperçût à travers la claire rosée le tendre azur. »
Outre la flore brillante de toutes les zones qui abonde dans ce jardin, on y remarque l’imperceptible et modeste sensitive qui ouvre à la lumière ses feuilles en éventail. Sans fleur et sans parfum, elle ressentait plus que les autres. Elle croissait dans ce jardin comme l’âme du poète dans la nature, recevant toutes les impressions et désirant ce qu’elle n’avait pas : la beauté. Imprégnée des délices des autres, elle s’endormait le soir dans un océan de rêves sans conscience sous l’embrassement de la nuit. À ces merveilles de la végétation s’ajoutait une merveille humaine. « Il y avait une Eve dans cet Éden, une Grâce qui régnait sur ces fleurs dans leurs veilles ou leurs rêves, une dame dont la forme était le produit d’un esprit enchanteur, qui en se développant avait moulé son visage et ses mouvemens. Elle n’avait pas de compagne de race mortelle, et ses yeux sortant du sommeil semblaient dire que ses rêves étaient moins du sommeil que du paradis. » Elle marchait dans ce jardin d’un pas aérien : ses soins y entretenaient l’ordre et la beauté; elle arrosait les fleurs, en écartait les insectes dangereux, les rassemblait dans une corbeille et les jetait dans la forêt sauvage ne voulant tuer être qui vive. Aussi régnait-il entre elle et ces fleurs une sorte de sympathie. « Je ne doute pas, dit le poète, qu’elles ne sentissent les effluves qui sortaient de ses doigts embrasés pour se répandre dans toutes leurs fibres. »
Mais avant que la première feuille n’eût bruni, la jeune fille mourut. « Le quatrième jour, la plante sensitive entendit le son d’un chant funèbre et les pas des porteurs lourds et lents, des sanglots profonds et bas. Chose plus lugubre encore, une odeur froide et oppressive sortait des interstices du cercueil. Alors le jardin devint froid et repoussant comme le corps de celle qui avait été son âme, ce corps si beau encore dans son dernier sommeil, puis changé peu à peu en une masse à faire trembler ceux qui ne pleurent jamais. » C’est le signal de la destruction qui va commencer, comme si l’âme humaine ôtée de la nature, celle-ci reprenait soudain une rudesse primitive et une laideur inculte. Shelley a mis dans la description de cette corruption végétale, de cet envahissement de la mort autant d’énergie et de vérité qu’il avait mis de séduction et de grâce dans l’épanouissement des fleurs. Il entre dans le génie même de la décomposition ;
« Quand vint le temps du vent et de la neige, les mauvaises herbes repoussantes commencèrent à croître, leurs feuilles rugueuses étaient tigrées de taches comme la peau du serpent d’eau ou le dos du crapaud.
« Des chardons, des orties, des épines sortirent de terre, la ciguë et l’ivraie poussèrent, des champignons vénéneux étendirent leurs pulpes spongieuses. Des plantes aux noms horribles remplirent la place d’une sous-végétation monstrueuse, hérissée de pointes, livide, et suintante.
« Des agarics, des champignons et mille moisissures se levèrent comme un brouillard du sol humide, comme si la mort et la corruption étaient animées d’un esprit de croissance. Le ruisseau se couvrit d’une écume lépreuse, l’eau devint épaisse et lourde, les plantes se corrompirent entre elles de leur souffle vénéneux.
« La plante sensitive comme un être honni pleura; les larmes se glacèrent sur les paupières de ses feuilles et les collèrent ensemble. Quand vint l’hiver, les oiseaux tombèrent raides morts des arbres, et le vent du Nord, se leva comme un loup qui a flairé un cadavre, et d’un coup sec il mit par terre toutes les branches de la tige.
« Au printemps suivant, la plante sensitive n’était plus qu’un tronçon sans feuilles, mais les mandragores et les champignons vénéneux sortaient du sol comme des morts de leurs charniers en ruines. »
Shelley a vu les deux côtés de la nature, il a peint toute l’horreur du contraste, il a compris l’effrayante contradiction qui en résulte, car elle embrasse toute chose et n’épargne rien. Il l’a ressentie en poète, il la résout en penseur et conclut en philosophe :
« Est-ce que la plante sensitive, ou ce qui résidait dans ses feuilles comme un esprit avant que sa forme extérieure n’eût connu la pourriture, sent maintenant son changement? Je ne puis le dire.
« Est-ce que l’esprit aimable de cette dame qui n’est plus combiné avec sa forme et qui répandait l’amour comme les étoiles répandent la lumière a trouvé de la tristesse là où elle versait la joie? Je n’ose le deviner.
« Mais dans cette vie d’erreur, d’ignorance et de lutte, où rien n’existe véritablement, mais où tout semble exister, où nous sommes les ombres d’un rêve, c’est une foi modeste et pourtant consolante de considérer que la mort elle-même doit être, comme tout le reste, une moquerie. « Ce doux jardin, cette belle dame, ces formes ravissantes, ces parfums enivrans, en vérité n’ont point péri. C’est nous, c’est notre être qui a changé, non pas eux.
« Pour l’amour, la beauté, la joie, il n’y a ni mort, ni changement. Leur puissance excède nos organes, qui ne supportent point la lumière, étant eux-mêmes obscurs. »
C’est ainsi que le lyrisme de Shelley, après avoir fait le tour de la nature, conclut à un panthéisme platonicien. Tout d’abord il s’est lancé par-dessus le monde avec l’essor de l’enthousiasme. Si toute la nature lui semblait un mystère solennel, il s’est reconnu lui-même dans le cri de l’alouette, et cette voix l’a pénétré comme le message d’un monde divin. Pour le chercher, il s’est fondu avec les élémens, il a participé à leurs éternelles métamorphoses, il a goûté leur ivresse et leur furie. Il s’est éveillé avec les fleurs à une vie plus douce, plus intime, plus concentrée, à la sensibilité avec la sensitive, à la conscience avec la dame merveilleuse du jardin ; il s’est épanoui dans ce monde de beauté. Puis il l’a vu dépérir, il a traversé l’horreur de la mort. Tout cet univers n’est donc qu’une brillante illusion? Non, quelque chose survit au naufrage universel dans la pensée du poète; c’est l’esprit qui lui a parlé à travers tous les êtres depuis la voix de l’alouette jusqu’au muet frémissement de la sensitive, au regard d’amour et au fluide sympathique qui des yeux de la dame merveilleuse tombait sur les fleurs. Le divin est comme l’essence plus subtile du monde que l’homme recueille dans son cœur. Si la destinée de l’individu est éphémère et obscure, il y a quelque chose qui demeure et qui plane au-dessus du gouffre dévorant de la nature, ce sont ces puissances éternelles qu’il y a reconnues : l’amour, la beauté, la joie, lesquelles sont les manifestations éclatantes du seul être qui existe véritablement et que l’humanité nomme Dieu. En s’y élevant, l’homme est déjà parvenu à une sphère supérieure à la nature, il échappe à ses terreurs et atteint dans une douce résignation à la force et à la sérénité.
C’est avec ce sentiment délicat, cette imagination ardente, cette philosophie profonde que Shelley a pénétré la nature dans son lyrisme. Comment a-t-il vu le monde humain qui réserve au penseur des questions bien plus complexes, au songeur enthousiaste des épreuves autrement redoutables? On reconnaît par l’ensemble de son œuvre que le problème de la souffrance humaine s’agitait toujours au fond de sa pensée et que le poète y avait jeté plus d’un perçant regard sans faiblir dans ses convictions, sans faillir à son idéal. Il le pouvait, joignant deux facultés rarement unies : l’idéalisme et la clairvoyance. Dans la vision poétique, il concevait l’homme aussi noble, aussi fort, aussi grand que possible selon le type indélébile qu’il portait en lui-même, mais, une fois placé sur le terrain de la réalité, il devenait observateur sagace et moraliste profond. Témoin l’émouvant récit de Julian et Maddalo.
Ce poème si original a une teinte de mélancolie pénétrante et familière qu’on ne retrouve pas ailleurs. Il est né des intéressantes conversations que Byron et Shelley eurent ensemble à Venise sur quelques points capitaux de la philosophie, notamment sur les ressources de l’homme contre les coups de la destinée. L’élégant et spirituel comte Maddalo, pessimiste et fataliste, est un alter ego de lord Byron; le jeune Julian qui défend passionnément le libre arbitre et l’empire de l’homme sur lui-même fait la partie de Shelley. L’objet de leur discussion et de leur sympathie, qui bientôt absorbe tout l’intérêt, est un malheureux musicien abandonné, fou par amour et dont l’âme, dévastée par la passion, foudroyée par la trahison cynique de celle qu’il aimait, n’est plus qu’une ruine irréparable où végète le désespoir. Ce malheureux, qui a été recueilli et soutenu par le comte Maddalo, habite une cellule dans une maison d’aliénés sur une des îles solitaires de la lagune, rivé dans son idée fixe, sans autre compagnon qu’un piano, sans autre spectacle que l’horizon désolé de l’Adriatique. C’est là que les deux amis vont l’épier pendant un de ces monologues où l’âme humaine, s’entretenant avec sa douleur, découvre le dernier fond de la désespérance. Cette plainte murmurée à mi-voix comme si elle craignait d’être surprise, entrecoupée d’hallucinations lugubres, cette agonie qui n’aboutit pas à la mort et renaît toujours d’elle-même, cette sensation de l’horreur du sépulcre sans son repos, est d’un effet unique et poignant. L’origine même de la folie, cet étrange dédoublement de l’esprit par un déchirement radical de l’âme, est ici psychologiquement surprise et saisie. Quant au cadre du récit, l’uniforme et mélancolique paysage de la lagune, il s’harmonise merveilleusement avec la destinée du personnage principal et les entretiens émus des deux illustres interlocuteurs. Le chaud coloris d’un Giorgone se fond dans ce tableau aux masses noires et à la lumière orageuse d’un Tintoret.
Julian et Maddalo est l’étude d’une phase intime du cœur humain dans la vie moderne : elle dénote déjà un haut degré de pénétration psychologique; mais Shelley ne s’est pas borné là. Son esprit vraiment universel était capable de comprendre l’homme de tous les temps, et n’a pas reculé devant le spectacle sévère de l’histoire. Là encore, dirait-on, c’est le côté sombre et terrible qui fascinait son regard. Il ne nous a laissé, il est vrai, qu’une tragédie : la Cenci ; mais elle fait regretter que ce soit la seule. Béatrice Cenci, si connue par le célèbre portrait de Guido Reni, est une des plus navrantes figures que la tragédie puisse se proposer; mais le fait sur lequel elle s’appuie est une des monstruosités dont le siècle d’Alexandre et de César Borgia eurent le privilège. On se refuserait à y croire, si l’histoire n’était là pour l’attester. Rappelons en deux mots ce sombre épisode de la Rome du XVIe siècle. La donnée est l’inverse de celle du roi Lear, qui montre l’extrême degré de haine des enfans contre le père; ici, par contre, c’est le père qui sévit contre les enfans. Le vieux Francesco Cenci, après une vie tissue de crimes et de débauches, conçut par avarice et perversité une haine implacable contre ses propres enfans; elle se manifesta envers sa fille sous forme d’une passion incestueuse aggravée par toutes sortes de cruautés et de violences. Béatrice, ayant vainement essayé d’échapper aux attentats qu’elle regardait comme un outrage à son corps et à son âme, forma avec ses frères et sa belle-mère un complot pour tuer le tyran commun. La jeune fille, qui fut poussée à cette action terrible par une impulsion plus forte que son horreur, était, selon tous les témoignages, un être charmant et aimable fait pour orner la société et être admiré. Les plus effroyables circonstances purent seules la diviser de sa propre nature. Les auteurs du meurtre ayant été découverts, le pape les condamna à mort malgré l’intercession des plus grands personnages de Rome. Il est difficile d’attribuer la sentence du pape au simple amour de la justice, car le vieux Cenci avait plus d’une fois obtenu le pardon de ses crimes énormes moyennant 100,000 couronnes d’or. Parmi les raisons qui déterminèrent Clément VIII à la sévérité, on peut supposer le fait que les meurtriers de Francesco Cenci le privaient d’un revenu certain. Béatrice, âgée de vingt ans, sa belle-mère Lucrezia et son frère Giacomo Cenci furent décapités à Rome devant le palais de leurs ancêtres, le 11 mai 1599. Bernardo, jeune frère de Béatrice, fut seul épargné; mais par un raffinement inouï de cruauté le pape le força d’assister au supplice de toute sa famille.
On peut s’étonner au premier abord que l’auteur di Alastor et de la Plante sensitive ait choisi un sujet dont le fond est l’inceste suivi du parricide. Le théâtre moderne n’admet pas de telles données, et la poésie y répugne en principe. Si toutefois le dramatiste est parvenu à diminuer l’horreur réelle du fait en nous intéressant à la victime, s’il nous a peint des souffrances morales et non des tortures physiques, s’il en a fait ressortir l’âme noble et forte de l’héroïne, il aura produit un chef-d’œuvre et couronné d’une auréole immortelle un des caractères les plus touchans de l’histoire. Ce qui détermina Shelley à la faire revivre, ce fut non pas la recherche de l’extraordinaire, mais une véritable obsession. En arrivant à Rome, il trouva que Béatrice vivait encore dans toutes les mémoires, excitait l’intérêt, la compassion universelle. Il vit les restes du lugubre palais Cenci, près du Ghetto. De plus, on lui communiqua un manuscrit compulsé de ceux du Vatican, contenant la relation détaillée du procès. Déjà son imagination était en travail; mais le trait de lumière qui fit surgir à ses yeux l’image de l’héroïne, ce fut le portrait tant connu et tant répété que Guido Reni fit de Béatrice dans sa prison; peu avant sa mort et qu’on va voir au palais Barberini. Il a décrit l’impression qu’il reçut de cette admirable peinture. « Il y a une tranquillité fixe et pâle répandue sur tous ses traits, elle semble triste et abattue; pourtant le désespoir qui se peint sur son visage est tempéré par la patience et la douceur. Sa tête est enveloppée dans les plis d’une draperie blanche, les boucles dorées de ses cheveux abondans s’échappent de dessous cette cape et tombent sur sa nuque. Le moule du visage est d’une délicatesse ravissante, l’arc des sourcils nettement et largement dessiné. Les lèvres ont un pli d’imagination et de sensibilité qui persiste sous un voile de souffrances. Ses yeux, dont on dit qu’ils étaient remarquables par leur vivacité, sont gonflés par les larmes et sans éclat, mais merveilleusement tendres et sereins. Dans tout le visage, il y a un mélange de simplicité et de dignité, de suavité exquise et de profond chagrin qui le rendent indiciblement pathétique. Béatrice Cenci semble avoir été une de ces rares personnes en qui l’énergie et la grâce résident ensemble sans se détruire l’une l’autre; sa nature était simple et profonde. Les misères qu’elle a endurées, le crime qu’elle a commis sont comme le masque et le manteau dont les circonstances l’ont habillée pour la personnifier sur la scène du monde. » On le voit, Shelley fut remué par ce portrait dans sa fibre intime. Douceur et force, n’était-ce pas là le fond de sa propre nature? La sympathie qui résulte de certaines affinités secrètes de l’âme produit les illuminations les plus soudaines. A la vue de cette tête, il comprit tout d’un coup l’âme, le caractère, la destinée de l’héroïne. Dès lors plus de repos pour lui; il devait la représenter telle qu’elle fut, souffrir ce qu’elle avait souffert, revivre son martyre. Peut-être frissonna-t-il sous cette vision, mais il était de ceux qui ne peuvent éviter la tête de Méduse et sont condamnés à la regarder en face.
Le tempérament de Francesco Cenci est celui d’un monstre tel que Shakspeare même n’en a point conçu, Richard III et Iago ne sont auprès de lui que des écoliers. Il est le produit le plus féroce de cette noblesse romaine du XVIe siècle qui vivait sans loi au gré de passions sans frein. C’est plus qu’un criminel, c’est un maniaque du crime qui se délecte dans la souffrance d’autrui et pousse jusqu’au délire la cruauté ce paroxysme de l’égoïsme humain, Shelley n’a nullement exagéré ce caractère stigmatisé par ses actes quand il lui fait dire : « Dans ma jeunesse, je ne songeais qu’au plaisir. Plus tard, quand j’entendis gémir un ennemi et ses enfans, je connus les délices de la terre. Maintenant j’aime mieux voir ces angoisses que la terreur cache mal, la prunelle fixe et hagarde, la lèvre pâle et tremblante qui me dit que l’âme pleure en dedans des larmes plus amères que la sueur de sang du Christ. Rarement je tue le corps, car il conserve comme une forte prison l’âme en mon pouvoir, et je la nourris d’heure en heure du souffle de la peur. » Le cardinal Camillo lui répond : «Le démon très abandonné de l’enfer jamais dans l’ivresse de sa faute n’a parié à son propre cœur comme tu me parles maintenant. » Sa haine a fini par se tourner contre sa propre famille, qui lui reproche ses crimes, contre ses fils, qu’il considère comme ses ennemis et auxquels il refuse l’argent nécessaire pour l’entretien de leur famille. C’est un fait avéré qu’il laissait mourir de faim son fils Giacomo, et qu’il l’avait calomnié auprès de sa propre femme pour détruire la paix de son ménage. Quant à sa seconde femme Lucrezia et à sa fille Béatrice, il les enfermait souvent, leur laissant à peine de quoi se nourrir et leur infligeant les plus cruelles injures.
Béatrice nous apparaît comme une âme pure, forte, pénétrante, plutôt froide que passionnée, héroïquement dévouée à sa famille, sorte de Cassandre romaine jetée dans l’antre d’un bourreau qui est son père. Elle a toutes les délicatesses de la vierge, sa sensibilité est si exquise qu’elle pourrait pleurer pour une fleur brisée, mais les malheurs qui ont fondu sur elle ont flétri dans son cœur la fleur de la joie. Elle avait aimé un jeune noble romain, Orsino, mais il s’est fait prêtre par ambition, et le voilà prélat. Il songe maintenant à séduire Béatrice sous air de protection. C’est un caractère faible et faux qui, n’ayant pas la force d’être bon, devient méchant par lâcheté. Cependant cet homme est la dernière planche de salut de Béatrice; lui seul pourrait l’arracher aux griffes de son père. Elle lui confie une pétition au pape; c’est son dernier espoir. Orsino promet de la remettre, mais, craignant que sa proie ne lui échappe si le pape mariait la jeune fille de son autorité, il garde le placet. Béatrice reste ainsi sans défense au pouvoir de son geôlier. Cenci pousse le cynisme jusqu’à donner une fête à ses nobles et parens pour célébrer la mort d’un fils qui l’avait bravé : fait incroyable, mais historique. Il force sa femme et sa fille d’assister à ce banquet sacrilège. Alors Béatrice, pâle, tremblante, indignée, porte plainte contre son père devant toute l’assemblée. Elle parle au nom de sa famille, supplie le prince Colonna, le cardinal Camillo, de l’emmener; ils n’osent, par peur du redoutable Cenci. Cette protestation publique, cette révolte ouverte de Béatrice, font naître dans l’âme satanique de Francesco l’idée d’une vengeance inouïe. « Elle rampera, s’écrie-t-il, à travers une vapeur d’horreur stupéfiante; s’il y a un soleil dans le ciel, elle n’osera plus regarder ses rayons ni sentir sa chaleur, c’est elle alors qui désirera la nuit. L’acte que je médite éteindra tout pour moi. Je marche enveloppé de ténèbres plus mortelles que l’ombre de la terre, que les constellations éteintes dans le plus noir nuage, et dans ces ténèbres je m’avance sûr et invisible vers mon dessein. » Le moment où Béatrice outragée conçoit le dessein de tuer son père a été représenté par Shelley avec une vérité irréfragable. Une révolution totale, terrible, définitive, s’accomplit sous nos yeux dans une âme. Béatrice, effarée et plus morte que vive, vient de se précipiter dans la chambre de sa belle-mère.
« BÉATRICE. — Comment ces cheveux se sont-ils défaits? Leurs écheveaux errans m’aveuglent, et cependant je les avais fortement attachés. Horreur, le plancher s’enfonce sous mes pieds, les murs tournoient. Je vois ici une femme debout, calme et sans émotion, pendant que je glisse vertigineusement dans l’abîme du monde. Mon Dieu ! le bel azur du ciel est taché de sang! La lumière du soleil sur le plancher est noire. Une vapeur pestilentielle a empoisonné en moi le subtil esprit de la vie. Je n’ai jamais su ce que les fous sentent avant de devenir fous, mais maintenant je suis folle, sans aucun doute! Non, je suis morte.
« LUCREZIA. — Quel mal t’arrive, ma pauvre enfant? Elle ne répond pas, son esprit perçoit la sensation de la douleur, mais non sa cause, la souffrance a détruit la source dont elle a jailli.
« BÉATRICE. — Oh! que suis-je? Quel nom, quelle place, quelle mémoire sera la mienne? Quel souvenir dépassant même le désespoir?
« LUCREZIA. — Tu ne ressembles plus à toi-même, tes yeux lancent des lueurs égarées. Parle-moi, délie ces mains pâles dont les doigts s’enlacent convulsivement.
« BÉATRICE. — C’est une vie sans repos qui les torture; si je parlais, je deviendrais folle. Il faut que quelque chose soit fait; quoi? je ne le sais pas encore, mais quelque chose qui réduira en poudre ce que j’ai souffert, comme l’éclair broie un arbre, quelque chose de bref, de rapide, d’irrévocable, qui coupe mon mal à la racine. Faut-il répandre mon propre sang, qui est le sang de mon père et qui coule dans mes veines souillées? Non, cela ne laverait pas le crime, car alors plus d’un douterait qu’il y a un Dieu dans le ciel qui voit et permet qu’une créature souffre le mal et meure ainsi. Or, cette foi, aucune agonie ne l’obscurcira en moi.
« LUCREZIA. — Mon malheureux enfant, ne me cache pas ton impénétrable chagrin.
« BÉATRICE, à part. — Quelle est cette vapeur indistincte de pensées qui se lèvent, ombre sur ombre, s’obscurcissant l’une l’autre? (A voix basse.) Puissante mort! Ombre au double visage! Seul juge! Le plus juste des arbitres! (Elle reste absorbée dans sa pensée, puis soudain s’avance vers Orsino, qui vient d’entrer.) Es-tu mon ami, Orsino, faux ou vrai? Engage-toi sur ton salut, avant que je parle.
« ORSINO. — Je jure de dédier mon pouvoir et ma force, mon silence et tout ce qui m’appartient à tes ordres.
« LUCREZIA. — Vous pensez que nous devons méditer sa mort?
« BÉATRICE. — Et faire ce que nous aurons médité, et cela subitement. Soyons rapides et hardis.
« ORSINO. — Et très prudens.
« LUCREZIA. — Car les lois jalouses nous puniraient de mort et d’infamie pour avoir fait ce qu’elles-mêmes auraient dû faire.
« BÉATRICE. — Aussi prudens que vous voudrez, mais prompts avant tout. Orsino, quels sont les moyens? »
On décide que Cenci sera tué dans son castel de Pétrella, où il veut mener sa famille; Orsino fournit les meurtriers. Béatrice n’est pas moins inébranlable au moment de l’action que dans la conception du meurtre qui doit la délivrer de son tyran. La colombe s’est changée en lionne.
« BÉATRICE. — Tout est-il fini?
« OLIMPIO. — Nous n’avons pas osé tuer un vieillard dans son sommeil. Ses cheveux, rares et gris, son front ridé, ses mains croisées sur sa poitrine m’ont paralysé. Vrai, je ne puis le faire.
«BÉATRICE. — Misérables esclaves! Comment, vous n’avez pas le courage de tuer un homme endormi et vous avez l’audace de revenir sans avoir rien fait? Vils sicaires à gage, couards et traîtres! Ne parlez pas de votre conscience, que vous vendez chaque jour pour l’or et la vengeance; elle s’est tue sur mille actions dont une seule déshonore un homme, et quand il s’agit d’un châtiment où la pitié est une insulte au ciel... Mais pourquoi parler? (Arrachant un poignard à l’un des meurtriers.) Si Ce fer avait une langue pour dire : « Elle a tué son père! » il faut que je le fasse! — Mais ne croyez pas que vous lui survivrez longtemps!
« OLIMPIO. — Arrête, pour l’amour de Dieu !
« MARZIO. — J’y retourne et je vais le tuer.
« OLIMPIO. — Donne-moi le poignard ; nous devons faire ta volonté.
«BÉATRICE. — Prends! pars! reviens! (Olimpio et Marzio sortent. — A lucrezia.) Comme tu es pâle ! Ne pas faire ce que nous faisons serait un crime mortel. »
Cenci mort, Béatrice devient d’un calme parfait. L’arrivée de Savella, légat du pape, qui vient faire une enquête, ne la trouble même pas. Elle dit à sa belle-mère : «La chose est faite ; ce qui va suivre ne me regarde pas. Je me sens aussi dégagée que la lumière dans l’espace et l’air qui enveloppe la terre, aussi ferme que le centre du monde. Les conséquences sont pour moi comme le vent qui frappe le roc solide, mais ne l’ébranlé pas. » Cependant on a trouvé un billet compromettant de Béatrice à Orsino, on a saisi Marzio, qui est mis à la torture et avoue tout. Le procès est instruit, et les trois accusés Lucrezia, Giacomo et sa sœur sont incarcérés. Béatrice est intérieurement convaincue de la justice de son action, mais elle la nie énergiquement devant les juges du pape pour sauver sa vie et l’honneur de sa famille. On la confronte avec le meurtrier, auquel la torture a arraché l’aveu. Citons encore la scène où la jeune fille, redevenue sauvage et en quelque sorte invincible, force le sicaire, par la puissance de sa volonté et le magnétisme de son regard, à reprendre son aveu et à braver une seconde fois la roue :
« LE JUGE, à Béatrice. — Regardez cet homme, Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
« BÉATRICE. — Nous ne l’avons jamais vu.
« MARZIO. — Vous me connaissez trop bien, dame Béatrice.
« BÉATRICE. — Je te connais? comment? où? quand?
« MARZIO. — C’est moi que vous avez poussé par des menaces et des présens à tuer votre père. Quand la chose fut faite, vous m’avez revêtu d’un manteau tissé d’or et vous m’avez dit de prospérer ; comment j’ai prospéré, vous le voyez. Vous, seigneur Giacomo, dame Lucrezia, vous savez que je dis la vérité. (Béatrice s’avance vers lui. Il se couvre la face et recule de terreur.) Oh! détourne le terrible ressentiment de tes yeux vers la terre insensible. Ils blessent ! C’est la torture qui m’a arraché la vérité. Seigneurs, puisque je l’ai dite, qu’on me conduise à la mort.
« BÉATRICE. — Rive tes yeux dans les miens et réponds à ce que je te demande, (se tournant vers les juges.) De grâce, remarquez sa contenance. L’audacieuse calomnie quelquefois n’ose pas attester ce qu’elle paraît être, celui-ci n’ose paraître ce qu’il atteste, il détourne son regard vers la terre aveugle. (A Marzio.) Veux-tu dire que j’ai tué mon père?
« MARZIO. — Emportez-moi ! Ne la laissez pas me regarder, j’ai dit tout ce que je sais.
« LE CARDINAL CAMILLO. — Gardes, conduisez-le plus près de dame Béatrice. Il frémit et se tord sous son regard comme la feuille d’automne sous le tranchant du clair vent du nord.
« BÉATRICE. — O toi, qui trembles sur le bord vertigineux de la vie, arrête avant de me répondre ; alors peut-être tu répondras à Dieu avec moins d’effroi. Quel mal l’avons-nous fait? Moi, hélas ! je n’ai vécu sur cette terre que quelques tristes années, et mon sort fut ainsi ordonné que mon père changea les premiers momens de ma vie naissante en gouttes de poison qui détruisirent une à une les douces espérances de la jeunesse; ensuite il poignarda d’un seul coup mon âme immortelle, ma renommée sans tache et jusqu’à cette paix qui dort au plus profond du cœur. Mais la blessure ne fut pas mortelle; ainsi la haine devint le seul culte que je pouvais rendre à notre père céleste, qui par pitié t’arma, comme tu le dis, pour exterminer le criminel. Et la justice rendue devient mon accusation? Et c’est toi qui es l’accusateur? Rends-moi justice, te dis-je, ou bien précipite-toi devant le grand juge et dis-lui : « J’ai transgressé toutes les lois divines et humaines, et j’ai fait plus encore : il y avait une jeune fille très pure et très innocente sur la terre, et parce qu’elle a souffert ce que jamais n’a souffert ni innocent ni coupable, parce que ses souffrances n’ont pu être ni dites ni pensées, parce que ta main à la fin l’a repoussée, moi d’un mot je l’ai assassinée, elle et toute sa race ! » Et maintenant, réponds à ce que je te demande : suis-je ou ne suis-je pas une parricide ?
« MARZIO. — Tu ne l’es pas.
« LE JUGE. — Que veut dire ceci ?
« MARZIO. — Je déclare ici que ceux que j’ai accusés sont innocens. Moi seul je suis coupable.
« LE JUGE. — Qu’on l’emmène aux tourmens; qu’on les raffine et qu’on les traîne en longueur pour mettre à nu les derniers replis de son cœur. Ne le déliez que lorsqu’il aura tout confessé.
« MARZIO. — Torturez-moi comme vous voudrez. Une peine plus aiguë a fait sortir une vérité plus haute de mon dernier souffle. Elle est très innocente. Chiens assoiffés de sang, qui n’êtes plus des hommes, rassasiez-vous de moi ! Je ne veux pas vous livrer ce doux chef-d’œuvre de la nature pour le mettre en pièces et le détruire. «
Marzio trouve moyen de se tuer pendant qu’on le lie sur la roue; sous la même épreuve, Béatrice demeure invaincue; mais Giacomo et Lucrèce, mis à la même question, avouent. En l’apprenant, leur sœur s’écrie avec indignation : « Quoi! voulez-vous abandonner vos corps à être traînés par les talons des chevaux (supplice des parricides), en sorte que vos cheveux balayent les traces de la vaine multitude? La roue n’est cruelle que parce qu’elle peut arracher le mensonge à la peur. » Cependant elle se résigne rapidement. Quand on lui annonce l’irrévocable sentence de mort du pape, la nature se révolte une dernière fois en elle. « Est-ce possible, s’écrie-t-elle, que je doive mourir si soudainement?» Mais un instant après : «C’est passé, dit-elle, mon cœur ne faillira plus. Combien oiseuses, fausses et froides me semblent toutes choses ! Cependant je me fie en Dieu. En qui autre quelqu’un pourrait-il se fier? Et maintenant mon cœur est froid. » Elle passe ses derniers momens à consoler sa mère et son jeune frère Bernardo. La voyant endormie le pauvre adolescent la compare à un jour doucement éteint qui se clôt en nuit et en rêves. — Telle est dans ses lignes principales cette émouvante tragédie. Les scènes citées suffisent à prouver que Shelley a traité le caractère de Béatrice avec une grandeur et une sûreté shakspeariennes et qu’il a vaincu la terreur de cette destinée par la beauté de la victime. Si Béatrice n’eût pas tué son père, elle eût été peut-être une sainte, mais elle n’eût pas été un caractère tragique. Shelley a voulu la représenter telle qu’elle fut, telle qu’elle dut être. Si l’histoire est pénible, le sujet impossible à la scène, il faut reconnaître que le poète en a fait ressortir le côté éternellement touchant et vrai, et nous dirons avec lui : « Le but moral le plus élevé que puisse se proposer le drame est de donner au cœur humain la connaissance de lui-même en excitant ses sympathies et ses antipathies. C’est en proportion de cette connaissance que tout être humain est sage, juste, tolérant et bon. »
Personne n’eut un sentiment plus énergique des souffrances de l’homme et des misères de l’humanité que Shelley. Nous l’avons vu se plonger avec Julian et Maddalo dans une de ces passions de l’âme qui entraînent la destruction de l’individu ; nous l’avons vu fouiller dans Béatrice Cenci un de ces épisodes effrayans du passé qui montrent à quelles extrémités peuvent être poussées les créatures les plus nobles et les plus exquises. Aux yeux du penseur, de telles tragédies symbolisent dans l’écroulement d’une famille la chute de nations entières, redoutables échappées sur le fond de la nature humaine, qui nous rappellent amèrement de quels crimes et de quelles horreurs se compose le gros tissu de l’histoire. Ce qui fait la grandeur de Shelley, c’est que cette vue précoce du réel, qui chez tant d’esprits faibles ou orgueilleux enfante le pessimisme et le mépris universel, ne put entamer sa foi en un sublime idéal de l’homme et dans une force divine qui réside au fond des choses. De cette foi, il se fit contre le monde un bouclier de diamant. Il avait la conviction que cet idéal, nié par l’homme égoïste, méchant ou frivole, à peine entrevu par la foule, ne peut se retrouver que dans la conscience des êtres d’élite, et que cette conscience devenant volonté peut faire des miracles. La régénération dont l’homme excellent est capable en lui-même le faisait croire à celle de l’humanité par les mêmes puissances. Le drame symbolique de Prométhée délivré se présente à nous comme une sorte de vision grandiose qu’il eut sous l’empire de cette idée, sous le transport de cette espérance; elle est le couronnement de l’œuvre de Shelley, c’est là qu’il a incarné en images rayonnantes ses plus hautes pensées sur le développement humain, sa foi ardente en l’avenir. Ce poème fut écrit presque en entier à Rome, au printemps de l’année 1819, sur les ruines colossales des bains de Caracalla, dont les vastes plates-formes, soutenues par des arches vertigineuses, étaient alors recouvertes d’une végétation luxuriante. Shelley avait l’habitude de s’installer tous les matins dans cette forêt sauvage et parfumée suspendue entre terre et ciel. Les effluves printanières montant de ces gouffres de verdure enivraient ses sens, exaltaient son âme. Du haut de ces ruines gigantesques, il voyait à ses pieds les sept collines, Rome ancienne et nouvelle et l’immense étendue de la campagne romaine; le cimetière de l’histoire et le paradis de la nature, qui revêt ici de sa flore éternelle les débris des religions passées entassés par montagnes et semés à perte de vue. Le poème est digne de ce paysage et de cet horizon.
Dans son œuvre capitale, Shelley n’est rien moins qu’un imitateur, mais un continuateur très hardi et très indépendant d’Eschyle. Celui-ci avait conçu l’aîné des Titans comme un puissant révolté qui finit par se réconcilier avec le maître des dieux en lui révélant le secret par lequel il doit éviter sa chute. Tel était sans aucun doute le dénoûment de sa trilogie dont nous avons perdu la fin. L’esprit de Shelley s’opposait à cette conclusion, il ne pouvait admettre la réconciliation du champion de l’humanité avec son oppresseur. Il trouvait que l’intérêt moral de la fable, si puissamment soutenu par les souffrances et la persévérance de Prométhée, serait annihilé si nous trouvions qu’il s’est dédit de son langage et qu’il a succombé devant son adversaire heureux et perfide. Il a donc conçu Jupiter comme le principe de l’oppression et Prométhée comme le régénérateur qui se sert de la connaissance comme d’un bouclier contre le mal et conduit le genre humain à la vertu par l’amour et la sagesse. Les deux autres personnages principaux de ce drame philosophique imaginé en de vastes proportions avec un horizon pour ainsi dire illimité sont les trois Océanides : Ione, Panthéa et Asia, toutes trois filles de la mer et divinités primitives. Toutes les trois aiment le grand Titan d’une même sympathie. Ione habita longtemps les glauques profondeurs. Belle et naïve comme une nymphe, elle réunit toutes les grâces de la race qui porte son nom; elle n’entrevoit l’avenir désiré qu’à travers son rêve de beauté comme en naissant elle a vu le ciel à travers le cristal d’une mer transparente. Sa sœur Panthéa, plus consciente, a l’âme ouverte à l’immensité des choses et les yeux fixés sur Prométhée, le plus grand des fils de la terre comme sur l’espoir du monde. Asia est la plus belle et la plus femme des trois Océanides; selon d’anciennes traditions mythologiques, elle était la déesse de la nature et se confondait avec Vénus; c’est la fiancée du Titan. Depuis qu’il est lié sur un rocher par Jupiter, elle attend sa délivrance et son retour dans une vallée du Caucase, oppressée elle-même de tristesse et d’affliction. Quand le bienfaiteur de l’humanité sera libéré, elle doit reprendre toute sa beauté pour s’unir à lui d’une heureuse et parfaite union.
Au début, Prométhée apparaît comme dans Eschyle lié au-dessus du précipice dans un ravin de rocs et de glaces du Caucase. Panthéa et Ione sont assises à ses pieds; il fait nuit, et l’aube se lève lentement. Prométhée s’adresse au monarque des dieux, des démons et des esprits qui nourrit sa gloire d’hécatombes humaines. Il eût pu être heureux s’il avait voulu partager la honte de sa tyrannie, mais il a mieux aimé être suspendu sur un rempart de montagne peuplé d’ouragans, endurer trois mille ans de veille, de solitude, de désespoir. Voilà son empire à lui, et il le préfère à celui de Jupiter. Ni répit ni diversion dans ce monotone martyre; pourtant il persévère, car il sait que le jour de la chute du tyran doit arriver. Rien n’a changé autour de Prométhée, mais un grand changement s’est opéré en lui-même : la misère l’a rendu sage, il a même cessé de haïr son oppresseur. Jadis il avait lancé contre le maître des dieux une malédiction épouvantable et un défi mortel, qui avait retenti comme un tonnerre dans la vapeur des cataractes et sur les abîmes de la terre stupéfaite. Cette malédiction, il l’a oubliée, mais maintenant il la redemande aux montagnes, aux sources, aux fleuves; ils s’en souviennent, mais n’osent prononcer la redoutable formule. Qui la redira? C’est la voix mélancolique de la terre elle-même qui l’a retenue, qui en a frémi dans ses entrailles d’une mystérieuse sympathie, qui la relance maintenant au tyran à l’appel de son fils glorieux : « Ennemi, je te défie! d’un esprit calme et fixe. Tout ce que tu peux m’infliger, je te prie de le faire. Tyran des dieux et des hommes, il y a un seul être que tu ne subjugueras pas. Fais donc pleuvoir tes fléaux sur moi, la pâle maladie et la peur frénétique, que le froid et le feu consument mes entrailles. Fais le pire, tu es tout puissant, je te donne pouvoir sur toute chose excepté sur toi-même et sur ma propre volonté. » À ces paroles, qui lui reviennent du fond du gouffre maternel, Prométhée revoit les maux qu’il a accumulés sur le monde et sur lui-même, il est saisi d’un spasme de douleur. Ione et Panthéa frissonnent. Le Titan va-t-il expirer? Heureusement il est invaincu. Mais, comme si ce défi répété avait réveillé la vengeance de Jupiter, son messager Mercure accourt. Ce n’est ni avec le Tartare, ni avec le vautour qu’il menace; il amène les Furies. Si Prométhée ne veut dire au maître le secret qui doit le sauver, il sera livré à ces fantômes, qui lui infligeront des tortures morales plus redoutables que tous les maux physiques. Qu’elles viennent! dit le Titan. Aussitôt la blanche foudre vient fendre jusqu’à la racine un cèdre chargé de neige; le ciel s’obscurcit sous une légion de Furies aux formes terribles et innombrables. À ce hideux aspect, Ione et Panthéa couvrent leur visage de leurs mains.
« PREMIÈRE FURIE. — Ha! je sens de la vie!
« DEUXIÉME FURIE. — Laisse-moi seulement regarder dans ses yeux!
« TROISIÉME FURIE. — L’espoir de le torturer m’allèche comme le vautour est alléché par un champ de carnage.
« PREMIÈRE FURIE. — Prométhée !
« DEUXIÉME FURIE. — Titan immortel !
« TROISIÉME FURIE. — Champion des esclaves du ciel !
« PROMÉTHÉE. — Celui qu’invoquent ces voix terribles est ici, Prométhée, le Titan enchaîné. Femmes horribles, qu’êtes-vous? Jamais d’aussi ignobles fantômes ne sortirent du Tartare. Pendant que je regarde ces formes exécrables, il me semble que je deviens semblable à ce que je contemple, fasciné dans une affreuse sympathie.
« PREMIÈRE FURIE. — Nous sommes les ministres de la peine et de la peur, du désappointement, de la méfiance et de la haine. Comme les chiens maigres poursuivent le faon sanglotant, nous traquons ce qui pleure, saigne et vit, quand le grand roi nous déchaîne.
« PROMÉTHÉE. — Pourquoi, si hideuses, sortez-vous par légions des profondeurs?
« DEUXIÉME FURIE. — Nous ne le savons pas. Sœurs, réjouissez-vous!
« PROMÉTHÉE. — Peut-on se réjouir de sa propre difformité?
« DEUXIÉME FURIE. — La beauté de la joie rend les amans heureux quand ils regardent l’un dans l’autre, ainsi faisons-nous. Comme de la rose, cueillie par la pâle prêtresse pour sa couronne de fête, tombe un reflet cramoisi qui colore sa joue, ainsi l’agonie de notre victime nous donne notre forme; — du reste nous n’en avons pas plus que notre mère, la Nuit.
« PROMÉTHÉE. — Je me ris de votre pouvoir et de celui qui vous envoie. Déversez votre coupe.
« PREMIÈRE FURIE. — Penses-tu que nous allons nous contenter de travailler comme le feu au dedans de toi?
« PROMÉTHÉE. — La douleur est mon élément comme la haine est le vôtre. A l’œuvre !
« DEUXIÉME FURIE. — Penses-tu que nous ne ferons que distiller notre rire dans tes yeux sans paupières?
« PROMÉTHÉE. — Je ne mesure pas ce que vous faites, mais ce que vous souffrez, étant mauvaises.
« TROISIÉME FURIE. — Nous serons la pensée effrayante dans ton cerveau, le désir infâme autour de ton cœur épouvanté; nous ramperons comme une agonie dans le labyrinthe de tes veines.
« PROMÉTHÉE. — Vous le faites; pourtant je suis roi de moi-même et je règne sur les maux qui me torturent en se combattant, comme Jupiter vous gouverne quand l’enfer se mutine.»
Ce n’est rien encore, les Furies forment la ronde autour de Prométhée et entonnent un chœur lugubre. A cet appel, leurs essaims augmentent comme la fumée qui sort des portes de l’enfer. Elles accourent sur des chars ailés des champs de massacre, des cités dévastées par la famine, du lit des patriotes expirans, pour raconter à Prométhée leur œuvre sans pitié; mais la parole est impuissante à fléchir le Titan. Enfin elles essaient un tourment plus redoutable : la vision. «Taisez-vous, dit tout à coup une Furie, parler serait rompre le charme qui lie l’Invincible, la force de cette pensée qui, maintenant, défie le plus profond pouvoir de l’enfer. — Arrache le voile. — Il est tiré. » Toutes les Furies disparaissent, une seule reste auprès de lui, celle qui évoque la vision. Alors Prométhée aperçoit dans un nuage sanglant un jeune homme cloué sur une croix, qui fixe sur lui un douloureux, un indicible regard, et entr’ouvre ses lèvres agonisantes comme pour lui parler. «Voilà, ricane la Furie, la destinée du doux, du grand, du sage et du juste.» À cette vue, un gémissement terrible sort du cœur du Titan comme le bruit de la tempête qui soulève les profondeurs. Ione et Panthéa l’entendent en frissonnant, mais, la tête trois fois enveloppée d’un voile épais, elles n’osent regarder. Comme si ce spectacle ne suffisait pas pour ébranler le plus fort, la Furie lui montre sous le crucifix des instrumens de torture, des bûchers allumés, des peuplades en fuite et baignées dans leur sang. « Voilà, dit-elle, à quoi sert l’exemple du plus sublime, voilà ce qu’on fera de sa doctrine. De sa parole divine, on fera un poison, de son martyre un instrument de torture. La connaissance ne sert qu’à augmenter le mal sur la terre, le dévoûment qu’à engendrer l’oppression, l’amour qu’à déchaîner la haine. Regarde, les frères tuent les frères. Ce sont les vendanges du temps pour la mort et le péché. Le sang y bouillonne comme du vin nouveau. » Et, comme un écho lointain, on entend le rire des multitudes stupides qui font le mal et ne savent pas ce qu’elles font. Cependant Prométhée répond : « Tes paroles sont comme un nuage de serpens ailés, et pourtant j’ai pitié de ceux qu’elles ne torturent point. — Tu les prends en pitié? dit la Furie, alors je ne parle plus, » et elle s’évanouit.
Aussitôt l’air s’éclaircit, le sombre nuage fait place à des flocons de vapeurs blanches, une musique d’ailes se fait entendre, des esprits éthérés et radieux passent en chantant. Ils viennent des temps immémoriaux, ils sortent de l’atmosphère de la pensée humaine, qu’ils respirent sans se lasser, quelque triste qu’elle soit. Ce sont les guides et les gardiens de l’humanité oppressée qui maintenant viennent consoler le Titan. Ils lui apportent de bonnes nouvelles de la retraite du sage, du sommeil du poète et même de ces champs de bataille où surnagent les cris de victoire et de liberté. « Et, disent ces bons génies, la voix qui dominait toutes ces voix, le son qui se dégageait de tous ces sons, c’était l’âme de l’amour, c’étaient l’espérance et la prophétie qui commencent et finissent en toi. » Les esprits disparaissent, le chœur consolant se tait. Les deux Océanides l’ont écouté avec ravissement, et Panthéa dit après leur départ qu’un sens intime lui reste de leur présence, comme on sent l’omnipotence de la musique quand la voix ou le luth inspiré se taisent. Prométhée conforté, mais encore appesanti par ses souffrances, se souvient d’Asia sa fiancée. « Tout espoir est vain, hormis l’amour, » dit-il. Panthéa l’entend et s’élance à travers les airs vers Asia pour lui annoncer le triomphe du Titan et préparer sa délivrance.
Le second acte nous transporte dans un vallon du Caucase où Asia attendait sa sœur. Elle la voit venir avec le printemps qui descend bercé dans les tempêtes. « Toi, qui es l’image de l’âme que j’aime, dit Asia à Panthéa, combien tu as tardé ! » Panthéa lui raconte un rêve qu’elle vient d’avoir en dormant dans les bras d’Ione au fond de l’océan. Elle a cru voir Prométhée se transfigurer, ses membres blessés devenir beaux et fluides, et des étincelles brillantes s’échapper de ses yeux élargis. Les deux grandes Océanides se regardent ravies, a Que peux-tu voir dans mes yeux, dit Panthéa, si ce n’est l’image de ta propre beauté? — Tes yeux, dit Asia, sont comme le ciel profond enfermé en deux cercles sous tes longs et doux cils ; comme ils sont sombres, beaux, sans mesure, orbe dans orbe! » A force de regarder au fond des yeux de sa sœur, elle y distingue une forme; c’est lui, c’est Prométhée transfiguré. C’était leur double rêve qui apparaît maintenant aux deux songeuses éperdues sous forme d’un esprit ailé. « Suivez-moi, dit-il. — Suivez-nous, répètent les échos. » Et elles s’élancent comme emportées par le vent, tandis que les échos murmurent : « Dans le monde inconnu dort une voix qui n’a pas encore parlé ; c’est sous tes pas seulement qu’elle s’éveillera, fille de l’Océan ! » Cette voix est celle de Démogorgon, la conscience profonde, éternelle de toute chose, plus puissante que Jupiter et qui le fera tomber[3]. Cet esprit mystérieux, sans forme, qui trône invisible dans les ténèbres, est de l’invention du poète. Il semble que Shelley ait voulu personnifier en lui cette vérité intérieure, dégagée de toute forme visible, que l’homme ne découvre qu’en descendant humblement dans sa conscience, sentiment immédiat, indubitable, supérieur à toute logique, où l’âme peut trouver la révélation de l’unité suprême qui pénètre le tout. C’est lui que les deux Océanides vont chercher dans une véritable course de Ménades à travers toutes les régions de la nature, dont les voix leur crient : Au fond! toujours plus au fond! Les voix les entraînent, le son les emporte. Elles ont traversé les forêts et parviennent à l’entrée du royaume de Démogorgon. C’est la bouche d’un volcan dont le cratère s’élève au-dessus de montagnes de neige. Elles voient les spirales de glace qui réfléchissent l’aube comme l’écume éblouissante de l’océan autour de quelque atlantide : « Glorieuse terre, dit Asia, si tu n’es que l’ombre de quelque esprit plus beau, quoique le mal tache ton œuvre, je pourrais t’adorer. » Les voilà enfin dans la cave de Démogorgon; on n’y voit que des rayons qui reluisent dans la plus profonde obscurité ; elles interrogent l’esprit. Asia lui demande : « Qui a fait le monde vivant et tout ce qu’il renferme? — Dieu, le tout-puissant, répond Démogorgon. — Mais qui a fait la terreur, la folie, le crime, le mal? — Celui qui règne, Jupiter l’usurpateur. — Mais qui appelles-tu Dieu? — La profonde vérité est sans image. A quoi servirait de regarder les révolutions du monde, de faire parler le destin, le temps, le hasard, le changement? Toutes les choses subissent ces puissances, excepté l’éternel amour. — Prométhée surgira-t-il de nouveau devant le monde réjoui? Quand cette heure arrivera-t-elle? — Regarde! » dit l’esprit. Deux Heures apparaissent sur des chars. L’une entraîne Démogorgon vers le trône de Jupiter, l’autre porte Asia et Panthéa au sommet d’une montagne, où un chant délicieux frappe leur oreille. Asia est toute transformée, elle rayonne d’une beauté merveilleuse, comme à l’aurore du monde, et sa sœur s’en étonne : « Ce n’est pas moi seule, ta sœur, ta compagne, c’est le monde entier qui cherche ta sympathie. Ne sens-tu pas les vents énamourés de toi? N’entends-tu pas ces sons qui expriment l’amour de tous les êtres? » On entend de la musique.
« ASIA. — Tes paroles sont plus douces que les chants mêmes dont elles sont l’écho ; tout amour est doux donné ou rendu. L’amour est universel comme la lumière, et sa voix familière ne fatigue jamais. Il est comme le vaste ciel, l’air qui soutient toute chose. Ceux qui l’inspirent sont fortunés, comme je le suis maintenant; mais ceux qui le sentent le plus sont plus heureux encore, après de longues souffrances, — comme bientôt je dois être. « PANTHÉA. — Écoute ! les esprits parlent.
« UNE VOIX, chantant dans l’air. — Vie de la vie ! tes lèvres allument de leur amour le souffle qui s’en échappe, et tes sourires, avant de s’évanouir, font courir des flammes dans l’air frais. Oh, détourne tes yeux ! Quiconque les voit tombe enlacé, évanoui dans le réseau de tes regards.
« Fille de la lumière ! tes membres rayonnent à travers les vêtemens qui semblent les cacher comme les lignes radieuses du matin à travers les nuages avant qu’il ne les divise, et la plus divine des atmosphères te revêt partout où tu reluis.
« Lampe de la terre ! où tu marches, ses ombres épaisses s’emplissent de rayons et les âmes de ceux que tu choisis voguent légères sur l’aile des vents jusqu’à ce qu’elles tombent, comme je tombe enivrée, éperdue, mais sans regret. »
Cette voix n’est-ce pas celle du génie de la musique s’adressant
à l’âme de l’Amour qui s’éveille avec Asia au sein de l’humanité ?
La réponse de la belle Océanide est peut-être ce que la poésie a dit
de plus beau sur la musique.
« ASIA. — Mon âme est comme un merveilleux esquif, — elle flotte pareille au cygne dormant — sur les vagues d’argent de ton chant suave. — La tienne veille au gouvernail — comme un ange me guidant sur les flots, — tandis que tous les vents ruissellent de mélodie. — Ainsi nous suivons à jamais, à toujours, — le fleuve aux infinis méandres, — entourés de montagnes, de forêts et d’abîmes, — un paradis de solitudes sauvages ! — Enfin, comme enchaîné par un divin sommeil, — je glisse à l’Océan et je m’engouffre au fond — d’une mer sans limite d’éternelle harmonie.
« Mais déjà ton esprit par ses ailes aspire — les célestes concerts de plus sereins royaumes — buvant les souffles de ces bienheureux déserts. — Et nous cinglons à la dérive — au loin, sans but et sans étoile, — mais traînés par les fils de voix éoliennes. — Quelles sont ces îles élyséennes ? — O toi, le plus beau des pilotes, — où va la barque de mon désir ? — Quel est le flot que fend ma proue ? — L’air qu’on respire en ces royaumes n’est qu’amour. — Il frémit dans les vents, il se meut dans les ondes. — Il règne ! il joint la terre au ciel que nous sentons.
« En remontant son cours nous repassons la vie. — Cavernes glacées de la vieillesse — flots rugissans de l’âge mûr, — doux océan de la jeunesse qui sourit pour tromper. — Nous fuyons à travers les mirages — de l’enfance peuplée de fantômes, — à travers la naissance et la mort — nous voguons vers un jour plus divin. — Quel paradis m’accueille enfin ? — Berceaux se voûtent sur berceaux, — à la lumière de fleurs immenses — qui se contemplent dans les ondes. — Des lacs étincelans se perdent dans la splendeur des forêts vierges. — Les êtres qui les peuplent éblouissent ma vue. — Arrêtons-nous ici; car je vois quelque chose de semblable à toi-même — qui marche sur les ondes, qui chante et qui soupire mélodieusement! »
Au troisième acte, au moment où l’Heure, qui emporte Démogorgon sur son char, arrive devant le trône de Jupiter, celui-ci est dans l’ivresse de la volupté et du pouvoir; Thétis, qu’il vient d’épouser, trône à ses côtés; l’Olympe célèbre une orgie. — En apercevant Démogorgon, il s’écrie : — Quelle est cette ombre redoutable? — Celui-ci répond : — Éternité. Ne demande pas un nom plus terrible. Descends et suis-moi au fond de l’abîme. Je suis ton enfant plus puissant que toi, comme tu es l’enfant de Saturne. Désormais nous devons habiter ensemble dans les ténèbres. » Démogorgon, l’insaisissable, ne peut être foudroyé comme les Titans. Jupiter tombe avec lui comme un aigle précipité par la foudre du haut du Caucase dans un tourbillon de grêle. Le tyran du monde n’étant plus, Hercule délivre Prométhée en lui disant : « Voilà ce que la force fait pour la sagesse, le courage et l’amour persévérant. » Hercule, Prométhée, Asia, Ione et Panthéa désormais ne se sépareront plus et vont habiter ensemble une grotte située au bord de la mer, car ils sont devenus les génies protecteurs de la terre renaissante et de l’homme régénéré qui se pénètre de leur esprit. C’est là que nous les trouvons au dernier tableau de ce drame, conçu dans un cadre aussi vaste que la théogonie d’Hésiode. La caverne est tapissée de plantes odorantes, pavée d’émeraude veinée; les larmes de la montagne y pleurent comme de longs diamans, un rideau de feuilles et de fleurs la protège contre le jour, et l’air y est toujours en mouvement. C’est là que Prométhée, entouré des trois Océanides et d’Hercule, se repose de ses labeurs en inventant les arts pour le bonheur des hommes, afin de peupler le monde avec « la progéniture immortelle de la peinture, de la sculpture, de la poésie ravissante, pendant qu’Ione chante des fragmens de sa musique de mer et par son sourire efface les larmes qu’elle fait verser.» Les Heures, appelées par Prométhée, reçoivent d’Ione une conque nacrée, don nuptial de Protée à Asia, et s’en vont vers les cités populeuses emportées par des coursiers rapides comme l’ouragan, fendant l’air qui s’allume sous les roues, et, soufflant dans la conque, elles répandent parmi les hommes la puissante musique qui dort dans ses nombreuses spirales. Bientôt elles reviennent et racontent à Prométhée la transformation de la terre. Ainsi lui reviennent les échos de cette œuvre de renaissance dont il est le centre et l’inspirateur. L’immense symphonie de l’univers enveloppe le Titan, heureux pour la première fois. Les Océanides, émues et graves, prêtent l’oreille avec ravissement aux voix lointaines qui saluent leur règne ; elles sentent, elles savent enfin que l’homme peut être une âme harmonieuse qui porte en elle-même son divin contrôle, et que les actes familiers deviennent beaux par l’amour. Le sens profond des choses s’étant dégagé dans ces êtres supérieurs, ils perçoivent la musique secrète du monde.
« PANTHÉA. — Je sors d’un bain d’eau brillante, un bain de lumière azurée parmi les roches sombres. Ainsi je sors du fleuve de ce son.
« IONE. — Hélas ! ma douce sœur, le fleuve du son a reflué loin de nous, et tu prétends sortir de sa vague, parce que tes paroles tombent comme la claire et douce rosée secouée des membres et des cheveux d’une nymphe des bois qui sort du bain.
« PANTHÉA. — Paix! paix! Un puissant pouvoir surgit de la terre, éclate au fond de l’air et fait frissonner le ciel. Les brillantes visions dans lesquelles chevauchaient et reluisaient les esprits chantans ont fui comme de pâles météores à travers une nuit pluvieuse.
« IONE. — Il y a un sens de paroles sur mon oreille.
« PANTHÉA. — Un son universel comme des mots : écoute!
« DÉMOGORGON. — Toi, terre, calme empire d’une âme heureuse, sphère de formes et d’harmonies divines, orbe magnifique...
« LA TERRE. — J’entends; je suis une goutte de rosée qui meurt.
« DÉMOGORGON. — Vous, rois des soleils et des étoiles! Démons et dieux, dominations éthérées, qui possédez des demeures élyséennes sans vent, fortunées, au-delà du désert constellé des cieux!.. Toi, homme, qui étais une fois un despote et un esclave, une dupe et un déçu, une pourriture, un voyageur du berceau à la tombe à travers la nuit épaisse qui précéda ce jour immortel!
« LE TOUT. — Parle, et puissent tes fortes paroles ne point passer.
« DÉMOGORGON. — C’est le jour où dans le profond abîme s’écroule le despotisme du ciel. — Souffrir des maux que la crainte croit infinis ; pardonner des injustices plus noires que la mort; défier le pouvoir qui semble tout-puissant; aimer et supporter; espérer jusqu’à ce que l’espérance crée de son propre naufrage la chose contemplée; ne jamais changer, ni faillir, ni se repentir, voilà ta gloire, Titan. Être bon, grand et joyeux, beau et libre ; cela seul est la vie, la joie, l’empire et la victoire ! »
Ainsi que le second Faust, le Prométhée délivré de Shelley peut être considéré comme un drame philosophique dépassant les bornes de la poésie; par la grandeur de l’idée, l’audace de l’exécution, la splendeur des détails, il nous semble parfaitement digne de figurer à côté de l’œuvre de Goethe comme une des belles créations de la symbolique moderne. On peut objecter à ce poème, qui a l’univers pour théâtre, les élémens pour acteurs et l’homme pour héros, de s’être perdu parfois en des abstractions métaphysiques, de n’avoir pas suffisamment individualisé ses types. Trop souvent la fougue de l’inspiration a crevé le cadre scénique, et le tableau se perd dans l’infini; mais, ces réserves faites, il est impossible, une fois qu’on l’a pénétré, de ne pas y voir la représentation d’une des phases les plus remarquables de l’esprit humain. Nous avons vu combien de régions diverses avait traversées la pensée du poète avant de se concentrer dans cette œuvre. Nous l’avons appelé panthéiste, — non pour le parquer dans un système (il avait l’esprit trop large pour accepter des barrières quelconques), — mais pour désigner le point de vue auquel lui apparaissait le monde et sa tendance à voir dans ses spectacles variés les évolutions d’un esprit universel. Ce panthéisme n’avait rien de superficiel, car, après avoir fait le tour des choses, il retrouva la foi au divin dans la profondeur de sa conscience. Cette foi, qui avait traversé les doutes de la contemplation, les épreuves de la vie, les terreurs de l’histoire, s’était enfin cristallisée comme le diamant sous le feu des siècles; il l’incarna dans son Prométhée. Son originalité est de nous avoir peint les souffrances morales de son héros avec une psychologie nouvelle et une étonnante richesse d’invention. Jupiter devint pour Shelley le représentant de la force brutale, de l’oppression, de l’égoïsme, qui sont la loi du monde, tel que nous le connaissons. En Démogorgon au contraire, il a voulu personnifier cette conscience profonde du vrai et du divin, qui, — si elle prenait le dessus, — renverserait infailliblement les forces mauvaises et tyranniques. En Prométhée, il a voulu figurer l’homme tel qu’il pourrait devenir par la connaissance, par l’empire sur lui-même et la purification de son être intime. Les figures largement ébauchées des nobles Océanides Ione, Asia, Panthéa, qui, familièrement assises près du Titan victorieux, tissent pour les hommes les arts divins et donnent les lois du beau du fond de leur grotte merveilleuse au bord de la mer, révèlent par leur groupe harmonieux le rôle de la femme dans l’humanité régénérée.
En voudrons-nous à Shelley de nous avoir présenté un tableau de l’avenir si plein de lumière? Lui reprocherons-nous d’avoir cru à l’impossible? Certes son vœu est de ceux dont nous ne pouvons espérer la réalisation visible; mais, ne dût-il s’accomplir que dans les consciences privilégiées, il n’en conserverait pas moins sa vérité idéale, ce rêve n’en vaudrait pas moins la peine d’être rêvé, et pour parler avec Platon il n’y aurait pas de raison « de ne pas s’enchanter d’une si belle espérance. » il y a plus ; nous croyons que Shelley a compris véritablement et peut-être plus noblement que personne le rôle de la poésie dans l’âge moderne. Dans un temps comme le nôtre, où les institutions du passé ont perdu leur vigueur, où le nivellement universel et continu tend à faire prévaloir la médiocrité, où les religions confessionnelles ont perdu toute force créatrice, ce n’est pas un rôle indigne de la poésie d’évoquer en ses heures de recueillement les grands symboles dont l’ensemble forme le temple même de l’humanité, et de concourir ainsi à sa transformation religieuse. De grandes luttes se préparent pour les temps prochains, dans le domaine de la réalité comme dans celui de l’intelligence. La lutte n’est plus aujourd’hui, comme il y a une trentaine d’années, entre le déisme et le panthéisme; elle est entre l’idéalisme et le matérialisme, entre ceux qui reconnaissent dans le monde un principe divin, pour l’homme une vérité transcendante, pour l’humanité un but suprême, et ceux qui ne voient dans les choses qu’une combinaison hasardeuse de molécules, dans l’homme qu’un animal intelligent et dans l’humanité qu’une matière à expériences chimiques. Le parti que prendra la vraie poésie dans ce combat ne saurait être douteux; ce parti est celui de Shelley, celui de l’idéal. Il est vrai que la science de ces derniers temps fait mine de pouvoir se substituer à la fois au sentiment religieux et à l’art, de s’emparer à elle seule de leur rôle dans les destinées futures du genre humain en inaugurant un âge purement scientifique. C’est là une vaine prétention ; elle ne prouve chez ceux qui l’affichent qu’une ignorance profonde des besoins de l’âme humaine et des facultés de l’esprit humain. Jamais il ne se contentera de l’alignement des faits, car il voit qu’en eux-mêmes ils ne sont rien et qu’il y a quelque chose au-delà.
Les symboles religieux et poétiques, c’est-à-dire les personnifications vivantes des plus grandes pensées et des plus profonds sentimens qui animent l’humanité ont été dès les temps immémoriaux le privilège de la race aryenne. Ils furent pour elle à la fois l’expression de ce qu’elle possède de meilleur en soi et de ce qu’elle entrevoit de plus parfait au-delà d’elle-même. Par la puissante divination qu’ils supposent, ils sont en un sens supérieurs à la science et marchent de pair avec la plus haute philosophie. L’humanité en a besoin comme d’une sorte de vision et d’hallucination sublime pour avancer sur sa route et se reconnaître sur celle du passé dans son aspiration infatigable. La science, l’art et le sentiment religieux sont donc inséparables dans l’harmonie supérieure des choses et de l’esprit humain. Supprimer l’une de ces forces ce serait rompre son équilibre et tronquer l’humanité, car ces trois puissances lui sont également nécessaires, et ce n’est que des trois rayons concentrés du vrai, du juste et du beau que jaillit le divin.
EDOUARD SCHURE.
- ↑ Voyez la Revue du 1er février.
- ↑ Les éditions de Shelley se multiplient; celle que nous citons est la plus complète. Outre ses poèmes, elle renferme ses essais de morale, de littérature et de métaphysique, sa correspondance, ses nombreuses traductions avec quantité de préfaces et de notes intéressantes de sa femme. M. Buxton Forman est en train de donner une nouvelle édition des œuvres poétiques et apporte à la correction des leçons douteuses du texte un tact délicat et un soin scrupuleux.
- ↑ Shelley est sans doute aussi l’inventeur du nom de Démogorgon. Quel sens lui a-t-il donné? Peut-être faut-il y voir un trait de malice qui n’est pas sans finesse. Démogorgon, du grec démos, peuple, et gorgone, épouvantait, signifie assez clairement : celui qui fait peur au peuple. Or n’est-ce pas le propre de toute vérité profonde d’effrayer la foule?