Le Pessimisme brahmanique


LE
PESSIMISME BRAHMANIQUE
PAR
M. PAUL REGNAUD


C’est surtout au bouddhisme qu’on a pris l’habitude de comparer les doctrines pessimistes qui sont écloses en Europe, et particulièrement en Allemagne, en ces derniers temps. Ces doctrines, à la systématisation philosophique desquelles Schopenhauer, et, plus récemment, M. Hartmann dans sa Théorie de l’inconscient ont attaché leur nom, portent sur un ensemble d’idées dont la seule analyse m’entraînerait fort loin ; qu’il me suffise de les résumer très brièvement en disant qu’elles consistent à déduire de la balance du bien et du mal auxquels l’humanité est fatalement exposée ici-bas, la conséquence que le néant vaut mieux pour elle que l’existence, et que l’homme devrait, en bonne logique, consacrer ses efforts à s’affranchir de la condition misérable dont il devient la victime en arrivant à l’être et à la conscience. Pour les moyens d’atteindre ce but et l’exposé plus développé du système, je renvoie au livre que M. Caro, de l’Académie française, a publié dernièrement sur cet intéressant sujet.

Mais je voudrais indiquer avec un peu plus de détails certaines analogies qui rapprochent aussi du pessimisme occidental et contemporain, les théories brahmaniques du Vedânta, telles que les ouvrages sanscrits nous les font connaître.

Pour le bouddhisme, la ressemblance avec le pessimisme allemand est certainement frappante. Les bouddhistes, ou du moins une partie d’entre eux, aspirent, en effet, comme on le sait, à ol)tenir après la mort un état appelé nirvana qui ne semble pas différer du néant : le souverain bien pour eux consiste à ne plus être, ou tout au moins, à ne plus éprouver de perceptions ni à plus forte raison de sentiments, ce qui paraît bien revenir à l’extinction intellectuelle absolue.

Les brâhmanes, et particulièrement ceux qui ont adopté les principes de la doctrine vedânta ne sont pas allés aussi loin, ainsi que nous le verrons ; mais, comme les bouddhistes, ils ont de commun avec les pessimistes allemands le fait d’avoir bâti tout un système sur l’hypothèse qu’en cette vie la somme des peines dépasse celle des plaisirs. C’est par l’esprit de système, du reste, que les uns et les autres diffèrent surtout des pessimistes isolés et de sentiment plutôt que de raisonnement, qui se sont succédé depuis Job et Salomon jusqu’aux blasés et aux révoltés contemporains, comme Baudelaire, l’impassible sceptique, et Mme Ackermann, la blasphématrice éloquente. Ces pessimistes irréguliers, ainsi qu’on pourrait les appeler, ont été de tous les temps. Même à l’aurore des plus beaux jours de la Grèce, à une époque et dans une contrée où tout semble prouver qu’on était heureux de vivre, on jetait parfois un regard mélancolique sur les peines d’ici-bas, et l’on considérait comme favorisés des dieux ceiLx que la mort enlevait à la fleur de la jeunesse, avant la sombre arrivée des déceptions et des misères physiques qui ont toujours accompagné le déclin de l’âge : la poétique légende de Gléobis et de Biton, si bien racontée par Hérodote (Clio xxxi), nous en fournit le témoignage. Plus tard, les ascètes chrétiens qui s’enfuyaient au désert étaient certainement aussi des pessimistes à leur manière. Ils pouvaient s’autoriser d’ailleurs, dans leur mépris pour les choses temporelles, de la malédiction prononcée sur Adam chassé du paradis terrestre, ou, comme le firent un jour les jansénistes, des redoutables et difficiles problèmes que présentent les questions de la grâce et du libre arbitre.

Tout près de nous enfin, une école littéraire qui procède à la fois de Rousseau et de Gœthe a prodigué jusqu’à en fatiguer nos pères ses plaintes éloquentes sur les tourments moraux, sur l’effrayant vertige qu’éprouvent certaines âmes inquiètes à sonder le vide profond des choses qui passent, du haut de l’insatiabilité de leurs désirs. Les plus grands parmi les littérateurs de notre siècle, depuis Chateaubriand et Byron jusqu’à Giacomo Lcopardi et Musset, ont souffert de ce mal et ont poussé de ces gémissements.

Mais le pessimisme grec n’a été que le reflet mobile d’une imagination riche en contrastes de tout genre, de même que le pessimisme chrétien n’a consisté que dans l’exagération individuelle et l’interprétation arbitraire de certains dogmes. Quant au pessimisme romantique, il n’a fait heureusement école qu’au point de vue littéraire. En résumé, ni dans l’antiquité classique, ni durant les premiers siècles de l’Eglise, ni à l’époque où Werther, Obermann, René et Manfred étaient à la mode, on n’a édifié de toutes pièces une conception de l’univers reposant sur l’idée de la prédominance générale et nécessaire du mal sur le bien.

Il n’en fut pas de même dans l’Inde, et longtemps avant la naissance du bouddhisme, qui eut lieu, comme on sait, cinq cents ans environ avant Jésus-Christ, les brâhmanes, qui formaient la caste sacerdotale et lettrée, étaient déjà sur la voie qui devait les conduire, parallèlement aux dissidents bouddhistes, à des conclusions peu différentes, au point de vue des choses temporelles, de celles qu’adoptèrent ces derniers.

Un fait à constater tout d’abord, c’est la corrélation, dans le brahmanisme, de la croyance à la transmigration et de l’opinion qui considère la vie, en tant que le résultat de l’union des âmes et des corps, comme un mal. Dans les Védas proprement dits, peu ou point de traces de croyance en des renaissances indéfinies, non plus que de tendances pessimistes. Les chantres des hymnes n’ont pas, du reste, de conceptions aussi transcendantes : pour eux, le culte des morts n’en est qu’à ses premiers développements, et s’ils ne sont pas indifférents au redoutable problème de la fin des êtres, ils n’ont pas encore, à ce qu’il semble, assez de puissance d’abstraction pour donner un corps aux spéculations que leur suggère le souci des choses d’outre-tombe.

Ce sont les Upanishads ou les parties philosophiques des livres védiques, parties très postérieures aux recueils des hymnes, et dont les plus anciennes ne remontent peut-être qu’à 7 ou 800 ans avant Jésus-Christ, qui nous offrent pour la première fois, et souvent sur le même plan, la théorie de la transmigration et de la délivrance considérées, celle-là comme la condition générale et plus on moins malheureuse de tous les êtres vivants, celle-ci comme un moyen héroïque pour l’âme individuelle d’échapper au triste servage de la matière en s’identifiant pour jamais à l’âme universelle. Depuis l’époque où ces précieux documents ont été composés, les brâhmanes en général n’ont plus cessé de faire de la métempsychose la base de leur pessimisme, et toutes leurs préoccupations religieuses ont été dirigées vers le soin de s’en affranchir.

Dans le plus ancien des ouvrages dont je viens de parler, dans la Brihad-Aranyaka-Upanishad, plusieurs passages témoignent de la persuasion où l’on était déjà que vivre et revivre constituent plutôt une calamité qu’un privilège enviable. Je citerai quelques-uns des morceaux où des idées de ce genre se trouvent exposées.

Au chapitre iii (8, 10), un sage légendaire, nommé Yâjnavalkya, qui joue un grand rôle dans les écrits philosophiques qui se rattachent aux Védas, déclare, après avoir dépeint la nature purement idéale de Brahma, ou de l’âme suprême, et sa puissance infinie, que quiconque quitte ce monde en l’ignorant est malheureux, c’est- à-dire continue d’être soumis à la transmigration, car le moyen de s’y soustraire est précisément de connaître l’âme suprême, à laquelle l’âme individuelle s’unit par le seul fait de la perception mentale ou de l’intuition.

Au chapitre iv (3, 21), le résultat de cette réunion de l’âme individuelle à l’âme universelle est indiqué comme constituant un état de félicité inconsciente qui ne semble pas différer beaucoup du nirvana bouddhique. « L’âme individuelle, est-il dit, embrassée par l’âme universelle, ne connaît plus rien d’extérieur ni d’intérieur ; c’est la forme sous laquelle, ayant obtenu ses désirs, n’ayant que l’âme universelle pour désir, sans désirs, elle n’éprouve plus aucune peine. »

Au même chapitre iv (11, 14), l’auteur inconnu de l’ouvrage cite des vers dans lesquels il est dit :

« Ceux qui adressent leur culte à l’ignorance entrent après leur mort dans l’obscurité aveugle, et ceux qui trouvent plaisir à la science (temporelle, à celle qui fait connaître et qui perpétue par la transmigration les choses d’ici-bas) entrent dans une obscurité plus profonde encore.

« L’homme qui connaît l'âme suprême de façon à pouvoir dire : — « C’est moi » — (je lui suis identique) — pour quelle convoitise, dans quel désir (temporel) tourmenterait-il son corps ? » — C’est-à-dire, d’après le commentateur, comment s’exposerait il à supporter les maux auxquels le corps est en butte pour poursuivre des biens périssables, tandis qu’il peut échapper par l’union avec l’âme suprême à la succession indéfinie de la naissance et de ; la mort ?

Et encore :

« … Si on ne la connaît pas (l’âme suprême), c’est un grand détriment : ceux qui la connaissent sont immortels, les autres ne font qu’aller dans le malheur. »

Un peu plus loin (iv, 4, 22), il est constaté que le désir de l’union avec l’âme suprême exclut toute espérance mondaine, comme celle d’avoir un fils, d’accumuler des richesses ou de s’élever sur l’échelle des mondes (car il y en a de meilleurs que la terre).

D’après un autre passage (v, 11), la pensée même des misères terrestres est un moyen de délivrance :

« La plus grande peine que l’on puisse endurer est d’être malade : celui qui possède cette connaissance obtient le monde suprême (c’est-à-dire l’union avec l’âme suprême).

« La plus grande peine que l’on puisse endurer, c’est qu’on porte, après votre mort, votre corps dans la forêt (pour être mis sur le bûcher) : celui qui possède cette connaissance obtient le monde suprême.

« La plus grande peine que l’on puisse endurer, c’est qu’on mette, après la mort, votre corps sur un bûcher ; celui qui possède cette connaissance obtient le monde suprême. »

Enfin, dans un paragraphe très important au point de vue des croyances qui nous occupent (vi, 2, 15), il est expressément posé en fait que par la connaissance par excellence (celle de l’âme suprême) on obtient le monde de Brahma, ce qui est une façon de désigner l’identification avec l’âme suprême. C’est un monde où l’on vit une infinité d’années et d’où l’on ne revient pas. Tandis que, si l’on ne s’est livré qu’aux pratiques extérieures du culte, si l’on s’est borné, par exemple, à offrir des sacrifices, à faire des aumônes ou à macérer son corps par des austérités, on passe, après sa mort, dans des mondes préférables à la terre, à finir par la lune, d’où l’on retombe sous forme de pluie pour redevenir plante et finalement homme, par la voie de la nourriture. Ce circuit dure indéfiniment. Quant aux hommes qui n’ont acquis ni les mérites de la science ni ceux que procurent les pratiques pieuses, ils descendent sur l’échelle des êtres et deviennent vers, sauterelles ou moucherons ; manière évidemment hyperbolique de faire entendre qu’ils peuvent s’unir aux formes animales les plus infimes et les plus viles.

Un document du même genre et à peu près de la même époque, au moins pour la partie que j’ai à mettre à contribution, la Katha-Upanishad, débute par un dialogue entre un jeune sage appelé Naciketas et la Mort personnifiée, à laquelle le père de Naciketas a livré son fils dans un moment de colère. Dans cette légende, qui présente une certaine analogie avec l’apologue de Prodicus, car Naciketas, auquel la Mort offre les biens temporels et les plaisirs des sens, les dédaigne, comme Hercule, au profit de la science suprême, de la science de l’âme

… qui lui parut plus belle,
dans cette légende, dis-je, le peu de valeur des choses d’ici-bas, en raison de leur caractère transitoire, est affirmé avec originalité et énergie.

« Demande-moi, dit la Mort à Naciketas, des fils et des petits-fils qui atteignent cent ans d’âge, du bétail en quantité, des éléphants, de l’or et des chevaux ; demande -moi une grande étendue de terre ; et toi-même, vis autant d’automnes que tu le désireras.

« Si tu peux imaginer un souhait équivalant à celui de la connaissance dont tu as le désir, exprime-le, — qu’il s’agisse de richesses ou d’une longue vie. Deviens le maître d’un vaste territoire, ô Naciketas, je t’accorde l’accomplissement de tes désirs.

« Demande-moi à ton gré toutes les choses les plus difficiles à obtenir dans le monde des hommes. Ces charmantes Apsaras (sorte de nymphes) montées sur des chars, jouant avec des instruments de musique et dont les pareilles ne sauraient être obtenues par les hommes, je te les donnerai afin que tu passes avec elles une vie de délices. Mais, ô Naciketas, ne m’interroge pas sur la mort. »

Naciketas répond :

« Ce n’est pas dans la richesse que l’homme doit chercher son plaisir... Le mortel soumis à la vieillesse, qui sait que les immortels ne vieillissent pas, saurait-il se féliciter de vivre très longtemps ? Donne-nous, ô Mort, des enseignements qui mettent fin aux doutes où l’on est sur le sort dos trépassés et sur cette science de l’âme qui concerne le grand objet de l’autre monde. C’est ce souhait mystérieux, et non pas un autre, que forme Naciketas. »

La Mort finit par céder aux désirs de son interlocuteur et le félicite de son choix en des termes qui tendent à confirmer le mépris de Naciketas pour les choses temporelles.

« Ô Naciketas, lui dit-elle, tu as rejeté après réflexion l’agréable et ce qui paraît agréable ; tu n’es pas au pouvoir de cette propension vers les richesses à laquelle quantité d’hommes s’abandonnent.

« Le moyen d’obtenir l’autre monde ne brille pas pour l’homme faible, dépourvu de prudence, égaré par la folie des richesses. Celui qui se dit : — « Ce monde seul existe ; il n’en est pas d’autre » — retombe indéfiniment en mon pouvoir (c’est-à-dire naît et renaît pour mourir, conformément aux vicissitudes de la transmigration).

Dans le célèbre recueil des lois de Manou, qui peut remonter sous sa rédaction actuelle au iie siècle avant Jésus-Christ, mais qui reflète un état de la société beaucoup plus ancien, tout un livre, le sixième, est consacré à décrire les devoirs des yatis, c’est-à-dire des brâhmanes, qui, arrivés à une certaine période de leur existence, quittent leur femme et leurs enfants, renoncent au monde, cessent d’accomplir les sacrifices réguliers et s’en vont dans la forêt pratiquer la vie ascétique. Cette résolution leur est inspirée par le dégoût qu’ils éprouvent pour les choses temporelles, en raison de leur caractère périssable ; par le ferme propos qu’ils ont formé en conséquence de ne plus pratiquer le sacrifice brahmanique, qui, comme nous l’avons vu plus haut, n’a d’effets heureux pour l’avenir qu’au point de vue de la transmigration à laquelle le yati veut précisément échapper , et par les efforts qu’ils sont décidés à faire pour arriver de prime abord à la délivrance et à l’union éternelle avec l’âme suprême.

Quelques passages que je vais emprunter à ce même livre des Lois de Manou montreront clairement quels étaient les idées et le but des yatis en brisant, autant que faire se pouvait, avec les choses mondaines.

« Qu’il considère, est-il dit (vi, 61 et seqq.), les fins de l’homme telles qu’elles résultent de ses œuvres et de ses fautes, sa chute (possible) dans l’enfer et les châtiments (qui l’attendent) dans le séjour de Yama (le dieu de la mort) ;

« La privation (à laquelle il est exposé dès cette vie) des choses qui lui sont agréables et les relations (forcées) avec celles qui ne lui agréent pas ; la façon dont il tombe au pouvoir de la vieillesse et dont il est tourmenté par la maladie ;

« La nécessité où il est de quitter ce corps ; sa renaissance sous la forme d’un nouveau fœtus et les passages de l’âme dans des milliers de millions de matrices ;

« Le malheur qui résulte pour les hommes de l’oubli du devoir ; le bonheur éternel qu’ils recueillent dans la pratique du devoir.

« Qu’il ait en vue la subtilité (le caractère immatériel) de l’âme suprême et la renaissance (indéfinie) dans des corps supérieurs et inférieurs, (et qu’on conséquence) il observe son devoir, même quand il est l’objet de mauvais traitements… Qu’il soit égal (c’est- à-dire bon) envers tous les êtres…

« Qu’il rejette cette demeure des éléments (le corps) dont la charpente est d’os munis de nerfs, qui est comme frotté d’un collyre composé de chair et de sang, qui est recouvert de peau, qui sent mauvais, et qui est rempli d’excréments, — ce corps exposé à la vieillesse et à la souffrance, — ce corps malsain, séjour de maladies et (essentiellement) mortel.

« Laissant ses bonnes œuvres à ceux qui lui sont chers et ses méfaits à ceux qui lui sont odieux, il s’unit à Brahma éternel par la pratique de la méditation extatique.

« Quand il est conditionné intellectuellement de telle sorte qu’il n’est plus accessible à aucune passion (à aucun sentiment), il obtient le bonheur éternel ici-bas et après la mort. »

Cette théorie du renoncement fondée sur la nature périssable des choses temporelles et le désir d’échapper pour jamais, par l’absorption dans l’âme suprême, aux vicissitudes de la transmigration, a été poussée dans l’Inde à ses dernières limites, et nous trouvons dans un traité du viiie au ixe siècle de notre ère, intitulé le Vedânta-Sâra l’exposé des moyens d’après lesquels ou peut devenir dès ici-bas, délivré-vivant, c’est-à-dire uni intellectuellement à l’âme suprême, avant que l’âme individuelle n’ait quitté le corps. Comme on doit s’y attendre, l’extase et les pratiques ascétiques jouent un grand rôle pour celui qui veut arriver à cet état, dans lequel la vie physique est comparée à la roue du potier qui continue de tourner d’elle-même par suite de l’impulsion reçue.

Le pessimisme religieux et philosophique d’où découlent ces doctrines et les pratiques qu’elles ont entraînées, et qu’attesterait à elle seule la propension excessive des Hindous à négliger, intellectuellement du moins, le souci des choses terrestres pour s’occuper de la vie future, a trouvé, comme on doit s’y attendre, son écho dans la littérature proprement dite. On pourrait multiplier à l’infini les citations empruntées aux poètes épiques et dramatiques prouvant que c’était un lieu commun dans l’Inde de penser comme ce gymnosophiste dont parlent Plutarque et Clément d’Alexandrie qui, pour répondre à cette singulière question d’Alexandre devant lequel il avait été amené : « Qu’est-ce qui a de plus de force de la vie ou de la mort ? » s’écria : « C’est la vie, si l’on songe aux maux de toute sorte dont elle a à supporter le poids.» La plupart des littérateurs de sa nation avaient la même opinion. Qu’il me suffise, pour en donner une idée, de faire quelques emprunts aux stances qui nous ont été transmises sous le nom de Bhartrihari. Comme pour presque tous les auteurs de l’Inde, on n’a sur ce poète que des données légendaires dont on ne peut guère tenir un compte sérieux. Il était, dit-on, le frère d’un roi de l’Inde occidentale ; il aurait vécu vers le commencement de l’ère chrétienne, et il aurait écrit, sous l’impression d’une existence d’abord voluptueuse, puis consacrée aux affaires, puis enfin désabusée et pénitente, les cent stances de chaque genre consacrées à l’amour, à la sagesse mondaine et à l’ascétisme ou au renoncement, qui forment le recueil que nous avons sous son nom. Mais qu’elles soient de lui ou non, les stances ascétiques qu’on lui attribue sont empreintes, comme nous allons le voir par quelques extraits, d’une amère éloquence inspirée par le spectacle des misères de cette vie et de l’instabilité des choses humaines :

« N’est-il pas agréable d’habiter un palais ? Le chant et la musique ne font-ils pas plaisir à entendre ? Ne goûte-t-on pas un bonheur suprême dans la société de celle qu’on aime autant que la vie ? Et cependant les sages, considérant toutes les choses comme aussi vacillantes que la flamme de la lampe agitée par l’air que mettent en mouvement les ailes du papillon voltig-eant alentour, sont partis pour la forêt.

« Agréables sont les rayons de la lune, agréables au sein des forêts les clairières tapissées de gazon, agréable le plaisir qu’on trouve dans la fréquentation des sages, agréables les récits des poètes, agréable le visage de la bien -aimée sur lequel roule une larme que le dépit a fait naître. Mais adieu l’agrément de toutes ces belles choses si l’on vient à songer combien elles sont fugitives !

« A quoi bon les Védas, les livres de lois, la lecture des livres mythologiques, les traités où les sciences sont longuement développées, l’application aux œuvres pieuses, toutes choses qui donnent pour fruit une place dans une cabane des villages du ciel ? A l’exception du feu qui, à la fin des âges, doit anéantir le pesant appareil du malheur inhérent au monde matériel, et procurer à notre âme l’entrée au lieu de félicité (l’union avec Brahma), tout n’est que trafic.

« Éloigne- toi, ô mon cœur, de ce gouffre au fond duquel s’agitent avec tant de fatigue ceux qui poursuivent les objets des sens ; prends la route du salut, sur laquelle toutes les peines s’apaisent en un instant j réunis-toi à l’âme suprême et quitte ta propre voie, qui est instable comme l’onde ; ne mets plus ton plaisir dans les choses périssables ; sois-moi enfin favorable !

« La vie de l’homme est limitée à cent ans : la nuit en prend la moitié ; la moitié de l’autre moitié est absorbée par l’enfance et la vieillesse ; le reste se passe au milieu des maladies, des séparations et des adversités qui l’accompagnent, à servir autrui et à vaquer à d’autres occupations analogues. Où trouver le bonheur dans une existence qui ressemble aux bulles que produit dans l’eau l’agitation des flots ?

« La vie diminue chaque jour ; à mesure que le soleil se lève et se couche, dans le tracas des affaires, sous le poids de mille soucis, on ne se rend pas compte du temps qui s’écoule ; on voit sans frémir les hommes qui naissent, vieillissent, souffrent et meurent : ce monde a bu la liqueur de l’imprévoyance et de l’aveuglement, et il s’est enivré.

« Je tiens pour indépendants au suprême degré ceux qui ont pour couche un lit de cailloux, pour demeure l’antre d’une montagne, pour vêtements l’écorce des arbres, pour amies les gazelles, pour nourriture les fruits savoureux des arbres, pour breuvage l’eau qui tombe des cascades, pour épouse voluptueuse la science (de l’âme suprême) , et qui n’élèvent pas les mains jointes au-dessus de leur tête en signe de servitude.

« La santé de l’homme est détruite par les soucis et les maladies de toute sorte ; là où la fortune est descendue, le malheur entre à sa suite comme par une porte ouverte ; la mort s’approprie tous les êtres les uns après les autres sans qu’ils puissent opposer de résistance pour échapper à leur sort. Qu’y at-il donc de solide dans ce que le tout-puissant Brahma a créé ?

« Ce qui a vie est assailli par la mort ; la florissante jeunesse se retire à mesure que les années se succèdent ; le contentement est mis en fuite par la soif des richesses, et l’heureuse paix du cœur par les coquettes agaceries des jeunes filles ; les vertus sont déchirées par les envieux, les forêts sont infestées par les bêtes féroces, les princes sont victimes des méchants, les grandeurs pé rissent par l’effet de l’inconstance. Est-il quelque chose qui ne soit pas détruit ? Est-il quelque chose qui ne soit pas- destructeur ?

« Rien de ce qui arrive dans ce monde matériel ne me semble avantageux : les conséquences des bonnes œuvres me font trembler quand j’y réfléchis. Les grandes jouissances que procurent à la longue les grands mérites accumulés amènent à leur suite des peines cuisantes auxquelles sont exposés ceux qui se livrent à ces jouissances.

« La vie a l’instabilité des dots, l’éclat de la jeunesse ne dure que peu de jours, les biens sont aussi fugitifs que la pensée ; toutes les jouissances n’ont que le scintillement éphémère de l’éclair dans la saison des pluies ; ayez donc la pensée fixée sur Brahma, afin de passer sur l’autre rive de cette mer effrayante qu’on appelle la vie.

« Le corps s’est replié sur lui-même, la démarche est hésitante, les dents s’ébrèchent, la vue s’éteint, la surdité est survenue, la bouche laisse échapper la salive, les familiers ne tiennent plus compte de ce qu’on dit, l’épouse n’obéit plus. La vieillesse, hélas ! est une triste période de la vie : le fils lui- même devient un ennemi.

« On jouit d’une prospérité qui permet de réaliser tous ses désirs : après ? On a mis le pied sur la tête des ennemis : après ? On a consacré ses richesses à élever ses favoris : après ? On vivrait des milliers d’années : après ?

« Nous n’avons pas joui, mais nous avons été des objets de jouissance ; nous n’avons pas fait pénitence, mais nous avons été macérés par les peines de la vie ; le temps n’a pas marché, mais nous avons vieilli ; nos désirs n’ont pas diminué, c’est nous qui nous éteignons[1] ».

Ces citations sont concluantes : elles montrent sous quel aspect peu séduisant les brahmanes poètes considéraient la vie humaine dès que leurs chants prenaient une tournure philosophique. L’épicuréisme n’a jamais été pour eux qu’une sorte d’ivresse que la réflexion se hâtait de dissiper : s’ils ont été féconds en pièces érotiques et même licencieuses, ils n’ont jamais imité Horace et érigé le plaisir en règle de conduite absolue et définitive. Il arriva un moment même où le néant des objets des sens devint une doctrine si courante et si universellement admise qu’on la résuma, tant au point de vue de l’idée que de l’expression, dans des formules consacrées dont on peut citer des exemples comme les suivants, tirés, le premier, delà Vedânta paribhashâ, et le second, d’un commentaire sur le Vedânta-sâra dont j’ai parlé plus haut — deux ouvrages qui peuvent dater du xe ou du xiie siècle de l’ère chrétienne :

« Les quatre objets de l’homme sont : le devoir, l’utile, l’agréable et hi délivrance. La délivrance est l’objet suprême de l’homme, parce que les livres sacrés ont dit à propos d’elle : « On ne revient pas sur terre (c’est-à-dire la situation obtenue par la délivrance est définitive) » ; tandis qu’en ce qui regarde les autres objets, ces livres ont dit que la situation même obtenue par les bonnes œuvres (une meilleure condition dans une autre vie) est périssable. »

La seconde citation que j’ai annoncée est une définition de la transmigration conçue en ces termes :

« La transmigration est une mer pleine de vagues qui sont la faim, la soif, etc., et qui ont pour effet de rendre impraticables par leur turbulence les voies du discernement et de la science ; elle est semée d’écueils élevés et redoutables qui sont l’amour, la colère et toutes les passions opposées ; elle fourmille de monstres marins tels que les fils, les filles, les femmes, les parents ; elle porte pour bulles et pour écume les mondes où séjournent les hommes, les animaux sauvages et domestiques, les oiseaux, les dieux, etc. On n’échappe que par la science de l’âme suprême aux alternatives d’immersion et d’émersion auxquelles on est exposé en la traversant. »

En résumé, les brahmanes vedântins considéraient le monde matériel comme un séjour où la peine l’emporte sur le plaisir, et malheureux en somme, au moins eu égard à l’état absolument heureux que procure la délivrance ou l’union avec l’âme suprême.

Il en résulte que leur pessimisme n’est en dernière analyse que relatif, tandis que celui des bouddhistes est absolu, si toutefois on doit, comme on le fait généralement, assimiler au néant le nirvana ou la délivrance bouddhique.

Mais ici une question se pose. Les âmes individuelles, dira-ton, ne peuvent s’absorber dans l’âme suprême qu’à la condition de perdre leur conscience propre. Ne faut-il pas en déduire cette conséquence forcée que la délivrance brahmanique n’est elle-même qu’un mode d’anéantissement identique dans ses effets au nirvana des bouddhistes ? Nous avons là un problème métaphysique de la plus haute difficulté et que je n’essayerai pas de résoudre. Je me bornerai à indiquer d’après les philosophes hindous quels sont les principaux attributs de l’âme suprême, — attributs auxquels participent selon eux, les âmes individuelles délivrées, dans des conditions dont la raison ne doit pas chercher à se rendre compte.

L’âme suprême, surtout à partir de l’époque où le système qui est esquissé dans cette étude a été complètement achevé, est généralement qualifiée au moyen de la formule attributive akhandam sac cid ânandam, c’est-à-dire qu’elle est l’être sans parties[2], l’intelligence et le bonheur.

Ces qualités sont expliquées et démontrées de la manière suivante par un commentateur :

L’être consiste dans l’absence d’idée contradictoire relativement à l’objet auquel il est attribué.

L’âme universelle possède l’être ; car elle ne saurait eu être privée qu’autant qu’on pourrait dire qu’elle n’existe pas ou que tout est vide. Or si elle n’existait pas, la conception des âmes individuelles (qui est considérée comme un axiome) manquerait de base ; et l’on ne peut dire que tout est vide, puisque cette idée implique l’absence de tout témoin, et, par conséquent, qu’affirmer que tout est vide est contradictoire en soi.

L’intelligence est la connaissance ou la faculté de connaître. C’est un attribut constant de l’àme suprême, et la preuve en résulte des passages des livres sacrés où il est dit qu’elle est la lumière des lumières et que son éclat illumine l’univers.

L’attribut de bonheur repose également sur des affirmations des textes sacrés et sur l’amour de la vie qu’éprouvent naturellement tous Les hommes. Or la vie, la vie intellectuelle et morale surtout, sur laquelle est fondé ce sentiment et tous les autres, est identique à l’âme, laquelle est tout à la f lis individuelle et universelle, selon le point de vue auquel on se place. L’âme désirant la vie, l’être est donc heureux. Mais comment expliquer alors l’attachement qu’elle a pour les objets des sens, — l’idée de bonheur suprême excluant celle de désir ? Les théologiens de l’Inde se tirent de cette difficulté en attribuant l’attachement que l’âme, en tant qu’individuelle seulement, éprouve pour les objets des sens, à l’illusion même qui fait qu’elle se considère comme distincte de l’âme universelle. L’exposé de cette théorie qui forme le fond de la doctrine védântique nous mènerait trop loin ; mais, pour revenir à notre objet particulier, on peut dire que de quelque façon que les vedântins comprissent l’exercice de l’être, de l’intelligence et du bonheur au sein de l’âme suprême, l’existence même de ces attributs est un point de doctrine sur lequel ils n’ont jamais varié. On peut accuser le système d’être rempli de difficultés insolubles et de contradictions ; mais il ne saurait encourir le reproche de nihilisme qu’on a adressé aux théories correspondantes des bouddhistes.

Maintenant il est évident qu’appliquées à la lettre, les doctrines védântiques, auraient, en raison du pessimisme dont elles sont empreintes, les résultats sociaux les plus dangereux et les plus déplorables. Les moyens d’arriver à la délivrance diffèrent peu du suicide ; en tous cas ils sont incompatibles avec l’existence et la prospérité d’une organisation sociale quelconque. La première condition pour faire un bon citoyen et un bon père de famille, c’est d’aimer la vie et d’avoir des passions qui, sans être tyranniques, servent de ressort à l’âme, de mobile aux déterminations, d’auxiliaire au devoir et d’arme défensive contre les dangers moraux. Fort heureusement, quand il s’agit de conceptions semblables, et en Asie surtout, les hommes appliquent rarement la logique de leur philosophie ; ou plutôt, l’ignorance, l’indolence et surtout l’instinct de conservation, finissent toujours par prévaloir sur les doctrines dissolvantes dont les nations deviendraient les victimes si l’on en observait l’esprit comme on en garde la lettre et le caractère extérieur. C’est ainsi qu’il faut expliquer, à ce qu’il semble, la coexistence de l’organisme social à côté du bouddhisme et du brahmanisme védantique.

À plus forte raison on verrait même chose en Europe, où l’énergie intellectuelle et physique, ce signe par excellence de l’amour de la vie, est restée si ardente si, ce qu’à Dieu ne plaise, les théories pessimistes de certains philosophes allemands arrivaient à recueillir assez d’adeptes pour menacer les progrès de la société.


  1. Il est intéressant de rapprocher de cette dernière stance le passage suivant de Senancour, Obermann, Lettre xv : « Les premiers temps ne sont plus : j’ai les tourments de la jeunesse, et n"en ai point les consolations. Mon cœur encore fatigué du feu d’un âge inutile, est flétri et desséché comme s’il était dans l’épuisement de l’âge refroidi. Je suis éteint sans être calmé. Il y en a qui jouissent de leurs maux ; mais pour moi tout a passé : je n’ai ni joie, ni espérance, ni repos ; il ne me reste rien, je n’ai plus de larmes. »
  2. Cf. Pascal, Pensées, art. x, 1.