Le Pays des fourrures/Partie 2/Chapitre 7

Hetzel (p. 260-270).

CHAPITRE VII.

un feu et un cri.


Le lieutenant et le sergent Long passèrent la soirée dans la grande salle du fort Espérance jusqu’à l’heure du coucher. Tous étaient rassemblés dans cette salle, à l’exception de l’astronome, qui restait, pour ainsi dire, continuellement et hermétiquement calfeutré dans sa cabine. Les hommes s’occupaient diversement, les uns nettoyant leurs armes, les autres réparant ou affûtant leurs outils. Mrs. Mac Nap, Raë et Joliffe travaillaient à l’aiguille avec la bonne Madge, pendant que Mrs. Paulina Barnett faisait la lecture à haute voix. Cette lecture était fréquemment interrompue, non seulement par le choc de la rafale, qui frappait comme un bélier les murailles de la maison, mais aussi par les cris du bébé. Le caporal Joliffe, chargé de l’amuser, avait fort à faire. Ses genoux, changés en chevaux fougueux, n’y pouvaient suffire et étaient déjà fourbus. Il fallut que le caporal se décidât à déposer son infatigable cavalier sur la grande table, et, là, l’enfant se roula à sa guise jusqu’au moment où le sommeil vint calmer son agitation.

À huit heures, suivant la coutume, la prière fut dite en commun, les lampes furent éteintes, et bientôt chacun eut regagné sa couche habituelle. Dès que tous furent endormis, le lieutenant Hobson et le sergent Long traversèrent sans bruit la grande salle déserte, et gagnèrent le couloir. Là, ils trouvèrent Mrs. Paulina Barnett, qui voulait leur serrer une dernière fois la main.

« À demain, dit-elle au lieutenant.

À demain, madame, répondit Jasper Hobson… oui… à demain… sans faute…

— Mais si vous tardez ?…

— Il faudra nous attendre patiemment, répondit le lieutenant, car après avoir examiné l’horizon du sud par cette nuit noire, au milieu de laquelle un feu pourrait apparaître — dans le cas par exemple où nous nous serions approchés des côtes de la Nouvelle-Géorgie, — j’ai ensuite intérêt à reconnaître notre position pendant le jour. Peut-être cette exploration durera-t-elle vingt-quatre heures. Mais si nous pouvons arriver au cap Michel avant minuit, nous serons de retour au fort demain soir. Ainsi, patientez, madame, et croyez que nous ne nous exposerons pas sans raison.

— Mais, demanda la voyageuse, si vous n’êtes pas revenus demain, après-demain, dans deux jours ?…

— C’est que nous ne devrons plus revenir ! » répondit simplement Jasper Hobson.

La porte s’ouvrit alors. Mrs. Paulina Barnett la referma sur le lieutenant Hobson et son compagnon. Puis, inquiète, pensive, elle regagna sa chambre, où l’attendait Madge.

Jasper Hobson et le sergent Long traversèrent la cour intérieure, au milieu d’un tourbillon qui faillit les renverser, mais ils se soutinrent l’un l’autre, et, appuyés sur leurs bâtons ferrés, ils franchirent la poterne et s’avancèrent entre les collines et la rive orientale du lagon.

Une vague lueur crépusculaire était répandue sur le territoire. La lune, nouvelle depuis la veille, ne devait pas paraître au-dessus de l’horizon, et laissait à la nuit toute sa sombre horreur, mais l’obscurité n’allait durer que quelques heures au plus. En ce moment même, on y voyait encore suffisamment à se conduire.

Quel vent et quelle pluie ! Le lieutenant Hobson et son compagnon étaient chaussés de bottes imperméables et couverts de capotes cirées, bien serrées à la taille, dont le capuchon leur enveloppait entièrement la tête. Ainsi protégés, ils marchèrent rapidement, car le vent, les prenant de dos, les poussa avec une extrême violence, et, par certains redoublements de la rafale, on peut dire qu’ils allaient plus vite qu’ils ne le voulaient. Quant à se parler, ils n’essayèrent même pas, car, assourdis par les fracas de la tempête, époumonés par l’ouragan, ils n’auraient pu s’entendre.

L’intention de Jasper Hobson n’était point de suivre le littoral, dont les irrégularités eussent inutilement allongé sa route, tout en l’exposant aux coups directs de l’ouragan, qu’aucun obstacle, par conséquent, n’arrêtait à la limite de la mer. Il comptait, autant que possible, couper en ligne droite depuis le cap Bathurst jusqu’au cap Michel, et il s’était, dans cette prévision, muni d’une boussole de poche qui lui permettrait de relever sa direction. De cette façon, il n’aurait pas plus de dix à onze milles à franchir pour atteindre son but, et il pensait arriver au terme de son voyage à peu près à l’heure où le crépuscule s’effacerait pour deux heures à peine, et laisserait à la nuit toute son obscurité.

Jasper Hobson et son sergent, courbés sous l’effort du vent, le dos arrondi, la tête dans les épaules, s’arc-boutant sur leurs bâtons, avançaient donc assez rapidement. Tant qu’ils prolongèrent la rive est du lac, ils ne reçurent point la rafale de plein fouet et n’eurent pas trop à souffrir. Les collines et les arbres dont elles étaient couronnées les garantissaient en partie. Le vent sifflait avec une violence sans égale à travers cette ramure, au risque de déraciner ou de briser quelque tronc mal assuré, mais il se « cassait » en passant. La pluie même n’arrivait que divisée en une impalpable poussière. Aussi, pendant l’espace de quatre milles environ, les deux explorateurs furent-ils moins rudement éprouvés qu’ils ne le craignaient.

Arrivés à l’extrémité méridionale de la futaie, là où venait mourir la base des collines, là où le sol plat, sans une intumescence quelconque, sans un rideau d’arbres, était balayé par le vent de la mer, ils s’arrêtèrent un instant. Ils avaient encore six milles à franchir avant d’atteindre le cap Michel.

« Cela va être un peu dur ! cria le lieutenant Hobson à l’oreille du sergent Long.

— Oui, répondit le sergent, le vent et la pluie vont nous cingler de concert.

— Je crains même que, de temps en temps, il ne s’y joigne un peu de grêle ! ajouta Jasper Hobson.

— Ce sera toujours moins meurtrier que de la mitraille ! répliqua philosophiquement le sergent Long. Or, mon lieutenant, ça vous est arrivé, à vous comme à moi, de passer à travers la mitraille. Passons donc, et en avant !

— En avant, mon brave soldat ! »

Il était dix heures alors. Les dernières lueurs crépusculaires commençaient à s’évanouir ; elles s’effaçaient comme si elles eussent été noyées dans la brume ou éteintes par le vent et la pluie. Cependant, une certaine lumière, très diffuse, se sentait encore. Le lieutenant battit le briquet, consulta sa boussole, en promenant un morceau d’amadou à sa surface, puis, hermétiquement serré dans sa capote, son capuchon ne laissant passage qu’à ses rayons visuels, il s’élança, suivi du sergent, sur cet espace, largement découvert, qu’aucun obstacle ne protégeait plus.

Au premier moment, tous deux furent violemment jetés à terre, mais, se relevant aussitôt, se cramponnant l’un à l’autre, et courbés comme de vieux bonshommes, ils prirent un pas accéléré, moitié trot, moitié amble.

Cette tempête était magnifique dans son horreur ! De grands lambeaux de brumes tout déloquetés, de véritables haillons tissus d’air et d’eau, balayaient le sol. Le sable et la terre volaient comme une mitraille, et au sel qui s’attachait à leurs lèvres, le lieutenant Hobson et son compagnon reconnurent que l’eau de la mer, distante de deux à trois milles au moins, arrivait jusqu’à eux en nappes pulvérisées.

Pendant de certaines accalmies, bien courtes et rares, ils s’arrêtaient et respiraient. Le lieutenant vérifiait alors la direction du mieux qu’il pouvait en estimant la route parcourue, et ils reprenaient leur route.

Mais la tempête s’accroissait encore avec la nuit. Ces deux éléments, l’air et l’eau, semblaient être absolument confondus. Ils formaient dans les basses régions du ciel une de ces redoutables trombes qui renversent les édifices, déracinent les forêts, et que les bâtiments, pour s’en défendre, attaquent à coups de canon. On eût pu croire, en effet, que l’Océan, arraché de son lit, allait passer tout entier par-dessus l’île errante.


Vraiment, Jasper Hobson se demandait avec raison comment l’icefield, qui la supportait, soumis à un tel cataclysme, pouvait résister, comment il ne s’était pas déjà fracturé en cent endroits sous l’action de la houle ! Cette houle devait être formidable, et le lieutenant l’entendait rugir au loin. En ce moment, le sergent Long, qui le précédait de quelques pas, s’arrêta soudain ; puis, revenant au lieutenant et lui faisant entendre quelques paroles entrecoupées :

« Pas par là ! dit-il.

— Pourquoi ?

— La mer !…


— Comment ! la mer ! Nous ne sommes pourtant pas arrivés au rivage du sud-ouest ?

— Voyez, mon lieutenant. »

En effet, une large étendue d’eau apparaissait dans l’ombre, et des lames se brisaient avec violence aux pieds du lieutenant.

Jasper Hobson battit une seconde fois le briquet, et, au moyen d’un nouveau morceau d’amadou allumé, il consulta attentivement l’aiguille de sa boussole.

« Non, dit-il, la mer est plus à gauche. Nous n’avons pas encore passé la grande futaie qui nous sépare du cap Michel.

— Mais alors, c’est…

— C’est une fracture de l’île, répondit Jasper Hobson, qui, ainsi que son compagnon, avait dû se coucher sur le sol pour résister à la bourrasque. Ou bien une énorme portion de l’île, détachée, est partie en dérive, ou ce n’est qu’une simple entaille que nous pourrons tourner. En route. »

Pas par là ! dit-il.
Sergent ! Sergent ! Où êtes-vous ?

Jasper Hobson et le sergent Long se relevèrent et s’enfoncèrent sur leur droite, à l’intérieur de l’île, en suivant la lisière liquide qui écumait à leurs pieds. Ils allèrent ainsi pendant dix minutes environ, craignant, non sans raison, d’être coupés de toute communication avec la partie méridionale de l’île. Puis, le bruit du ressac, qui s’ajoutait aux autres bruits de la tempête, s’arrêta.

« Ce n’est qu’une entaille, dit le lieutenant Hobson à l’oreille du sergent. Tournons ! »

Et ils reprirent leur première direction vers le sud. Mais alors ces hommes courageux s’exposaient à un danger terrible, et ils le savaient bien tous deux, sans s’être communiqué leur pensée. En effet, cette partie de l’île Victoria, sur laquelle ils s’aventuraient en ce moment, déjà disloquée sur un long espace, pouvait s’en séparer d’un instant à l’autre. Si l’entaille se creusait plus avant sous la dent du ressac, elle les eût immanquablement entraînés à la dérive ! Mais ils n’hésitèrent pas, et ils s’élancèrent dans l’ombre, sans même se demander si le chemin ne leur manquerait pas au retour !

Que de pensées inquiétantes assiégeaient alors le lieutenant Hobson ! Pouvait-il espérer désormais que l’île résistât jusqu’à l’hiver ? N’était-ce pas là le commencement de l’inévitable rupture ? Si le vent ne la jetait pas à la côte, n’était-elle pas condamnée à périr avant peu, à s’effondrer, à se dissoudre ? Quelle effroyable perspective, et quelle chance restait-il aux infortunés habitants de cet icefield ?

Cependant, battus, brisés par les coups de la rafale, ces deux hommes énergiques, que soutenait le sentiment d’un devoir à accomplir, allaient toujours. Ils arrivèrent ainsi à la lisière de cette vaste futaie, qui confinait au cap Michel. Il s’agissait alors de la traverser, afin d’atteindre au plus tôt le littoral. Jasper Hobson et le sergent Long s’engagèrent donc sous la futaie, au milieu de la plus profonde obscurité, au milieu de ce tonnerre que le vent faisait à travers les sapins et les bouleaux. Tout craquait autour d’eux. Les branches brisées les fouettaient au passage. À chaque instant, ils couraient le risque d’être écrasés par la chute d’un arbre, ou ils se heurtaient à des souches rompues qu’ils ne pouvaient apercevoir dans l’ombre. Mais alors, ils n’allaient plus au hasard, et les mugissements de la mer guidaient leurs pas à travers le taillis. Ils entendaient ces énormes retombées des lames qui déferlaient avec un épouvantable bruit, et même, plus d’une fois, ils sentirent le sol, évidemment aminci, trembler à leur choc. Enfin, se tenant par la main pour ne point s’égarer, se soutenant, se relevant quand l’un d’eux buttait contre quelque obstacle, ils arrivèrent à la lisière opposée de la futaie.

Mais là, un tourbillon les arracha l’un à l’autre. Ils furent violemment séparés, et, chacun de son côté, jetés à terre.

« Sergent ! sergent ! où êtes-vous ? cria Jasper Hobson de toute la force de ses poumons.

— Présent, mon lieutenant ! » hurla le sergent Long.

Puis, rampant tous deux sur le sol, ils essayèrent de se rejoindre. Mais il semblait qu’une main puissante les clouât sur place. Enfin, après des efforts inouïs, ils parvinrent à se rapprocher, et, pour prévenir toute séparation ultérieure, ils se lièrent l’un l’autre par la ceinture ; puis ils rampèrent sur le sable, de manière à gagner une légère intumescence que dominait un maigre bouquet de sapins. Ils y arrivèrent enfin, et là, un peu abrités, ils creusèrent un trou dans lequel ils se blottirent, exténués, rompus, brisés !

Il était onze heures et demie du soir.

Jasper Hobson et son compagnon demeurèrent ainsi pendant plusieurs minutes sans prononcer une parole. Les yeux à demi clos, ils ne pouvaient plus remuer, et une sorte de torpeur, d’irrésistible somnolence, les envahissait, pendant que la bourrasque secouait au-dessus d’eux les sapins qui craquaient comme les os d’un squelette. Toutefois, ils résistèrent au sommeil, et quelques gorgées de brandevin, puisées à la gourde du sergent, les ranimèrent à propos.

« Pourvu que ces arbres tiennent, dit le lieutenant Hobson.

— Et pourvu que notre trou ne s’en aille pas avec eux ! ajouta le sergent en s’arc-boutant dans ce sable mobile.

— Enfin, puisque nous voilà ici, dit Jasper Hobson, à quelques pas seulement du cap Michel, puisque nous sommes venus pour regarder, regardons ! Voyez-vous, sergent Long, j’ai comme un pressentiment que nous ne sommes pas loin de la terre ferme, mais enfin ce n’est qu’un pressentiment ! »

Dans la position qu’ils occupaient, les regards du lieutenant et de son compagnon auraient embrassé les deux tiers de l’horizon du sud, si cet horizon eût été visible. Mais, en ce moment, l’obscurité était absolue, et, à moins qu’un feu n’apparût, ils se voyaient obligés d’attendre le jour pour avoir connaissance d’une côte, dans le cas où l’ouragan les aurait suffisamment rejetés dans le sud.

Or — le lieutenant l’avait dit à Mrs. Paulina Barnett, — les pêcheries ne sont pas rares sur cette partie de l’Amérique septentrionale qui s’appelle la Nouvelle-Géorgie. Cette côte compte aussi de nombreux établissements, dans lesquels les indigènes recueillent des dents de mammouths, car ces parages recèlent en grand nombre des squelettes de ces grands antédiluviens, réduits à l’état fossile. À quelques degrés plus bas, s’élève New-Arkhangel, centre de l’administration qui s’étend sur tout l’archipel des îles Aléoutiennes, et chef-lieu de l’Amérique russe. Mais les chasseurs fréquentent plus assidûment les rivages de la mer polaire, depuis surtout que la Compagnie de la baie d’Hudson a pris à bail les territoires de chasse que la Russie exploitait autrefois. Jasper Hobson, sans connaître ce pays, connaissait les habitudes des agents qui le visitaient à cette époque de l’année, et il était fondé à croire qu’il y rencontrerait des compatriotes, des collègues même, ou, à leur défaut, quelque parti de ces Indiens nomades qui courent le littoral.

Mais Jasper Hobson avait-il raison d’espérer que l’île Victoria eût été repoussée vers la côte ?

« Oui, cent fois oui ! répéta-t-il au sergent. Voilà sept jours que ce vent du nord-est souffle en ouragan. Je sais bien que l’île, très plate, lui donne peu de prise, mais, cependant, ses collines, ses futaies, tendues et là comme des voiles, doivent céder quelque peu à l’action du vent. En outre, la mer qui nous porte subit aussi cette influence, et il est bien certain que les grandes lames courent vers la côte. Il me paraît donc impossible que nous ne soyons pas sortis du courant qui nous entraînait dans l’ouest, impossible que nous n’ayons pas été rejetés au sud. Nous n’étions, à notre dernier relèvement, qu’à deux cents milles de la terre, et, depuis sept jours…

— Tous vos raisonnements sont justes, mon lieutenant, répondit le sergent Long. D’ailleurs, si nous avons l’aide du vent, nous avons aussi l’aide de Dieu, qui ne voudra pas que tant d’infortunés périssent, et c’est en lui que je mets tout mon espoir ! »

Jasper Hobson et le sergent parlaient ainsi en phrases coupées par les bruits de la tempête. Leurs regards cherchaient à percer cette ombre épaisse, que des lambeaux d’un brouillard échevelés par l’ouragan rendaient encore plus opaque. Mais pas un point lumineux n’étincelait dans cette obscurité.

Vers une heure et demie du matin, l’ouragan éprouva une accalmie de quelques minutes. Seule, la mer, effroyablement démontée, n’avait pu modérer ses mugissements. Les lames déferlaient les unes sur les autres avec une violence extrême.

Tout d’un coup, Jasper Hobson, saisissant le bras de son compagnon, s’écria :

« Sergent, entendez-vous ?…

— Quoi ?

— Le bruit de la mer.

— Oui, mon lieutenant, répondit le sergent Long, en prêtant plus attentivement l’oreille, et, depuis quelques instants, il me semble que ce fracas des vagues…

— N’est plus le même… n’est-ce pas, sergent… écoutez… écoutez… c’est comme le bruit d’un ressac… on dirait que les lames se brisent sur des roches !… »

Jasper Hobson et le sergent Long écoutèrent avec une extrême attention. Ce n’était évidemment plus ce bruit monotone et sourd des vagues qui s’entrechoquent au large, mais ce roulement retentissant des nappes liquides lancées contre un corps dur et que répercute l’écho des roches. Or, il ne se trouvait pas un seul rocher sur le littoral de l’île, qui n’offrait qu’une lisière peu sonore, faite de terre et de sable.

Jasper Hobson et son compagnon ne s’étaient-ils point trompés ? Le sergent essaya de se lever afin de mieux entendre, mais il fut aussitôt renversé par la bourrasque, qui venait de reprendre avec une nouvelle violence. L’accalmie avait cessé, et les sifflements de la rafale éteignaient alors les mugissements de la mer, et avec eux cette sonorité particulière qui avait frappé l’oreille du lieutenant.

Que l’on juge de l’anxiété des deux observateurs. Ils s’étaient blottis de nouveau dans leur trou, se demandant s’il ne leur faudrait pas, par prudence, quitter cet abri, car ils sentaient le sable s’ébouler sous eux et le bouquet de sapins craquer jusque dans ses racines. Mais ils ne cessaient de regarder vers le sud. Toute leur vie se concentrait alors dans leur regard, et leurs yeux fouillaient incessamment cette ombre épaisse, que les premières lueurs de l’aube ne tarderaient pas à dissiper.

Soudain, un peu avant deux heures et demie du matin, le sergent Long s’écria :

« J’ai vu !

— Quoi ?

— Un feu !

— Un feu ?

— Oui !… là… dans cette direction ! »

Et du doigt le sergent indiquait le sud-ouest. S’était-il trompé ? Non, car Jasper Hobson, regardant aussi, surprit une lueur indécise dans la direction indiquée.

« Oui ! s’écria-t-il, oui ! sergent ! un feu ! la terre est là !

À moins que ce feu ne soit un feu de navire ! répondit le sergent Long.

— Un navire à la mer par un pareil temps ! s’écria Jasper Hobson, c’est impossible ! Non ! non ! la terre est là, vous dis-je, à quelques milles de nous !

— Eh bien, faisons un signal !

— Oui, sergent, répondons à ce feu du continent par un feu de notre île ! »

Ni le lieutenant Hobson ni le sergent n’avaient de torche qu’ils pussent enflammer. Mais au-dessus d’eux se dressaient ces sapins résineux que l’ouragan tordait.

« Votre briquet, sergent », dit Jasper Hobson.

Le sergent Long battit son briquet et enflamma l’amadou ; puis, rampant sur le sable, il s’éleva jusqu’au pied du bouquet d’arbres. Le lieutenant le rejoignit. Le bois mort ne manquait pas. Ils l’entassèrent à la racine même des pins, ils l’allumèrent, et, le vent aidant, la flamme se communiqua au bouquet tout entier.

« Ah ! s’écria Jasper Hobson, puisque nous avons vu, on doit nous voir aussi ! »

Les sapins brûlaient avec un éclat livide et projetaient une flamme fuligineuse, comme eût fait une énorme torche. La résine crépitait dans ces vieux troncs, qui furent rapidement consumés. Bientôt les derniers pétillements se firent entendre et tout s’éteignit.

Jasper Hobson et le sergent Long regardaient si quelque nouveau feu répondrait au leur…

Mais rien. Pendant dix minutes environ, ils observèrent, espérant retrouver ce point lumineux qui avait brillé un instant, et ils désespéraient de revoir un signal quelconque, — quand, soudain, un cri se fit entendre, un cri distinct, un appel désespéré qui venait de la mer !

Jasper Hobson et le sergent Long, dans une effroyable anxiété, se laissèrent glisser jusqu’au rivage…

Le cri ne se renouvela plus.

Cependant, depuis quelques minutes, l’aube se faisait peu à peu. Il semblait même que la violence de la tempête diminuât avec la réapparition du soleil. Bientôt la clarté fut assez forte pour permettre au regard de parcourir l’horizon…

Il n’y avait pas une terre en vue, et le ciel et la mer se confondaient toujours sur une même ligne d’horizon !