Le Pauvre Petit Causeur/Se marier tôt et mal

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 77-86).

SE MARIER TÔT ET MAL.

De même que j’ai ce neveu dont j’ai parlé dans mon article intitulé Engagements et Dégagements, de même j’en avais un autre, il n’y a pas longtemps, car quand on a eu des frères et sœurs, on a plus tard des neveux. Celui-ci était le fils d’une de mes sœurs, laquelle avait reçu cette éducation qui se donnait en Espagne, il y a moins d’un siècle, et qui consistait à réciter quotidiennement chez soi le rosaire, à lire la Vie des Saints, à entendre la messe tous les jours, à travailler jusqu’à dix heures, à étrenner un vêtement le dimanche des Rameaux, à tenir toujours compagnie au seigneur père, qui alors s’appelait papa, à lui baiser la main plus qu’une vieille relique, à parcourir les cours de la maison, à veiller à ce que les petites filles, par l’entremise de leurs petits maris, n’aient pas entre les mains quelqu’un des livres défendus, et moins encore quelqu’un de ces contes qui, comme on avait l’habitude de dire, sous prétexte d’enseigner la vertu, montraient le vice tout nu. Nous ne dirons pas que cette éducation fût meilleure ni pire que celle d’aujourd’hui, nous savons seulement que les Français vinrent, et que, comme cette bonne éducation ne s’appuyait pas, chez ma sœur, sur des principes certains, mais bien sur la routine et sur l’oppression domestique de ces terribles pères du siècle passé, elle n’eut pas besoin de très-longs rapports avec quelques officiers de la garde impériale, pour achever de voir que si cette façon de vivre était sensée et régulière, elle n’était cependant pas la plus divertissante. Quelle, en effet, sera la raison qui nous persuadera que nous devons passer tristement cette courte vie, quand nous pouvons la passer plus gaîment. Ma sœur s’enthousiasma des mœurs françaises, bientôt le pain pour elle ne fut plus pain, ni le vin, vin : elle se maria, et suivant, après la fameuse journée de Vittoria, le sort du bandit Pepe Botellas, qui avait deux yeux fort beaux, et jamais ne buvait de vin, elle émigra en France.

Il est superflu de dire que ma sœur adopta les idées du siècle ; mais comme cette seconde éducation avait d’aussi mauvaise base que la première, comme en aucune façon cette débile humanité ne sait jamais se tenir dans un juste milieu, elle passa de l’Année chrétienne à Pigault-Lebrun, et laissa les messes et les dévotions, sans plus savoir alors pourquoi elle les abandonnait, qu’auparavant elle les pratiquait. Elle dit que l’enfant devait s’élever comme il était convenable ; qu’il pouvait lire sans distinction ni méthode tout livre qui lui passait par les mains, et que sais-je des autres choses qu’elle disait de l’ignorance, du fanatisme, des lumières, du progrès, ajoutant que la religion était une convention sociale dans laquelle les sots seuls entraient de bonne foi, et de laquelle l’enfant n’avait pas besoin pour rester bon ; que père et mère étaient des mots usés, qu’on devait tutoyer papa et maman, parce qu’il n’y a pas d’amitié égale à celle qui unit les pères et les fils (sauf certains secrets que toujours les seconds tairont aux premiers, et certaines semonces que toujours les premiers donneront aux seconds) : toutes vérités que je respecte autant, si ce n’est plus, que celles du siècle passé, car chaque siècle a ses vérités, comme chaque homme a un visage.

Il n’est pas nécessaire de dire que l’enfant qui s’appelait Auguste, parce qu’alors les noms de notre calendrier étaient caducs, grandit dans un sans-souci complet, car le sans-souci fut le premier souci de ce siècle.

Il lut, jugea, mêla ; il fut superficiel, vain, présomptueux, orgueilleux, entêté, et ne pensa pas à s’assujettir à plus de frein qu’on ne lui en avait imposé.

Mon beau-frère mourut, je ne sais à quel propos, et Auguste rentra en Espagne avec ma sœur tout étourdie de voir combien nous étions brutes en deçà des monts, nous qui n’avions pas eu comme elle le bonheur d’émigrer, et nous apportant entre autres nouvelles certaines, celle que Dieu n’existait pas, car on savait cela en France de fort bonne source. Quant à l’enfant, outre qu’il n’avait pas quinze ans, il prenait la parole dans les réunions, il racontait, il se mêlait à toutes les questions, il était causeur et raisonneur comme tout enfant bien éduqué ; or le cas advint qu’il entendit tous les jours parler d’aventures scandaleuses, des amours de celui-ci ou de celle-ci avec celle-là ou celui-là, et il lui parut en fin de compte que pour devenir homme, c’était chose nécessaire que de s’énamourer.

Pour son malheur il sut plaire à une jeune petite personne fort bien éduquée aussi ; la vérité est qu’elle ne savait pas gouverner une maison, mais que dans ses moments perdus, c’est-à-dire pour elle tous les jours, elle se bourrait la tête de nouvelles sentimentales, avec une affection la plus échevelée que jamais il ne s’en est vu dans le monde ; elle touchait quelque peu du piano et chantait quelque peu une ariette de temps en temps, elle avait pour cela une bonne petite voix de contralto. Il y eut des œillades, des serrements désespérés de pieds et de mains, et diverses lettres copiées de la Nouvelle Héloïse ; et il n’y a rien plus à dire, si ce n’est qu’au bout de quatre jours les deux innocents se voyaient par le grillage d’un guichet, échangeant leur correspondance par dessous une porte, subornaient les valets dans la meilleure intention du monde, et qu’enfin un ami, qui devait vouloir beaucoup de mal au jeune homme, présenta celui-ci dans la maison.

Pour comble d’infortune, lui et elle, qui avaient donné principe à leurs entrevues, pour qu’on ne dît point qu’ils vivaient sans leur amourette, en arrivèrent à s’imaginer tout d’abord et à croire ensuite à pieds joints, comme on a la mauvaise habitude de dire, qu’ils étaient véritablement et terriblement épris. Fatal aveuglement ! Les parents, qui prévirent à quoi pouvait aboutir cette innocente affection déjà jugée, firent de leur côté tous leurs efforts pour couper le mal, mais il était trop tard. Ma sœur, au milieu de son sans-souci et de ses lumières, n’avait jamais pu se départir tout à fait de certain attachement à ses aïeux et à ses titres, car il est bon de savoir deux choses : 1o qu’il y a des sans-soucis en paroles seulement ; et 2o que nous sommes nobles, ce qui équivaut à dire que depuis l’antiquité la plus éloignée nos pères n’ont pas travaillé pour vivre. Ma sœur était jalouse de cet attribut de la noblesse, quoiqu’elle n’eût pas de biens, et c’est une des raisons pour lesquelles mon neveu était destiné à mourir de faim, si l’on ne le mettait pas à la tête de quoi que ce soit, car quant à ce qui était d’apprendre un état, oh ! qu’eussent dit les parents et la nation entière ? Donc on s’informa, mais on apprit que la jeune fille n’avait ni une origine assez illustre, ni d’autre dot que son instruction romanesque et ses duettos, hypothèques ne suffisant pas à soutenir le train des personnes de son monde. Quant à la partie adverse, elle considéra que le jeune homme n’avait pas d’emploi, ne voulait pas donner une chiquenaude de sa noblesse, et lui tint ce langage : « — Caballerito, qu’êtes-vous venu chercher chez moi ? — Hélène, répondit mon neveu. — Pourquoi, caballerito ? — Pour l’épouser. — Mais vous n’avez ni emploi ni carrière. — Cela me regarde. — Vos parents ne consentiraient pas… — Si, monsieur, vous ne connaissez pas mes parents. — Fort bien ; ma fille sera à vous quand vous m’apporterez avec la preuve que vous pouvez la nourrir, l’autorisation de vos parents ; mais en attendant, si vous aimez Hélène autant que vous le dites, abstenez-vous de visites pour son bien même. — Je vous comprends. — Tant mieux, caballerito » ; et notre Rolland demeura immobile comme une statue, mais bien décidé à passer par-dessus tous les obstacles.

Notre plume, nous le regrettons, n’est ni assez adroite, ni assez hardie pour transporter sur le papier la scène qui eut lieu entre la demoiselle et sa maman ; mais nous en dirons le résultat : ce fut une défense expresse de sortir, de se montrer au balcon, de correspondre avec le jeune homme, tout ce à quoi la mauvaise répondit par quatre irrévérences, au sujet du libre arbitre et de la liberté qu’avait une fille de se choisir un mari ; les remontrances au sujet du manque de fortune de son préféré ne purent la persuader, tout était pour elle tyrannie des papas, jalousie qu’ils portaient à ses amours et à son bonheur, et elle conclut en disant que dans les mariages le principal était l’amour, que quant à la nourriture, les énamourés n’en avaient pas besoin, puisque dans aucun roman il n’était dit que les Amandas et les Mortimers s’en préoccupassent, et que d’ailleurs, jamais une soupe à l’oignon ne leur ferait défaut.

Semblable à peu de chose près fut la scène d’Auguste avec ma sœur, car quoique son raisonnement ne fût pas très-serré, il concluait de ce que les parents ne doivent pas tyranniser leurs fils, que les fils ne doivent pas obéir à leurs parents : il insistait sur ce qu’il était indépendant ; que quant à avoir été élevé et éduqué, il ne devait rien pour cela à personne, car on l’avait fait par une obligation imprescriptible, et que pour l’existence qu’on lui avait donnée il devait moins encore, parce qu’on ne la lui avait pas donnée pour lui, mais bien pour les raisons que dit notre Cadalso, entre autres gentillesses très-subtiles de cette force.

Mais les parents insistèrent aussi, et après avoir essayé divers moyens de séduction et de rapt, notre paladin n’hésita pas, vu l’obstination des familles, à employer l’expédient en vogue, c’est-à-dire un huissier ; le plan fut mis à exécution, quinze jours ne s’étaient pas écoulés que mon neveu avait décidément rompu avec sa mère ; il avait été chassé de la maison, privé de sa petite pension, et Hélène déposée entre les mains d’une puissance neutre, mais, entendons-nous, de cette espèce de neutralité dont on use aujourd’hui ; de sorte que notre Angélique et notre Médor se voyaient davantage chaque jour, et s’aimaient davantage chaque nuit. Enfin, le moment désiré arriva, la demande fut accordée ; un ami prêta quelque argent à mon neveu, les amants furent unis par le lien conjugal, ils s’établirent chez eux, et jamais il n’y eut de félicité égale à celle dont ces bons fils jouirent tant que durèrent les pièces blanches de l’ami.

Mais, ô douleur ! un mois passa et Angélique ne savait que caresser son Médor, lui chanter une ariette, aller au théâtre et danser une mazurka, et Médor ne savait que quereller. Cela cependant n’alimente pas l’amour, et il était indispensable de chercher des ressources.

Mon neveu sortait le matin pour chercher de l’argent, chose plus difficile à rencontrer que cela ne semble ; et la honte de ne pouvoir rentrer chez lui avec de quoi donner à manger à sa moitié le retenait jusqu’à la nuit. Jetons un voile sur les horribles scènes d’une position aussi amère. Tandis qu’Auguste passe la journée loin d’elle à souffrir des humiliations, la malheureuse épouse gémit, luttant entre la jalousie et le regret. Ils s’aiment encore, mais dans une maison où il n’y a pas de pain, tout est sujet de dispute ; les plus innocentes expressions équivalent, dans le langage de la mauvaise humeur, à des injures mortelles ; l’amour-propre offensé est le plus sûr antidote de l’amour ; les mauvais traitements achèvent d’éteindre un reste de leur ancienne flamme qui, quoique amortie, brûlait encore dans leurs deux cœurs ; les reproches se succèdent les uns aux autres ; le malheureux Auguste insulte la femme qui lui a sacrifié sa famille et sa destinée, en lui jetant à la face, cette propre désobéissance à laquelle il l’a conduite tout récemment encore ; après les criminels reproches vient enfin la haine.

Oh ! si le mal s’était arrêté là ! Mais un reste d’honneur mal entendu, qui subsiste dans le cœur de mon neveu et qui l’empêche de se prêter, pour soutenir sa famille, à des occupations grossières, ne l’empêche pas de s’adonner au jeu, ainsi qu’à toutes les bassesses qui en sont la conséquence. Étendons de nouveau, étendons un voile sur le tableau auquel la folie donna le premier coup de pinceau, et empressons-nous de lui donner le dernier.

Trois ans se passent dans ce misérable état, et déjà trois fils, plus turbulents que leurs parents, remplissent la maison de leurs jeux enfantins. Déjà l’hyménée et les privations ont ôté le bandeau, qui couvrait les yeux des infortunés : l’amabilité d’Hélène est coquetterie pour son époux ; sa noble fierté, insupportable hauteur ; son bavardage amusant et gracieux, loquacité insolente et caustique : ses yeux brillants se sont ternis, ses couleurs se sont fanées, sa taille a perdu ses formes sveltes, et maintenant il s’aperçoit que ses pieds sont grands et ses mains laides ; aucune amabilité, donc, pour elle, aucune considération. Auguste aussi n’est plus pour son épouse, cet homme agréable et séduisant, souple et condescendant d’autrefois, c’est un fainéant, un être sans grâce et sans mérite, jaloux, superbe, despote, et non mari… enfin combien l’ami de l’époux lui est supérieur, cet ami qui prête de l’argent, et qui leur promet même sa protection ! Quel mouvement en lui ! Quelle activité ! Quel héroïsme ! Quelle amabilité ! Quel talent pour deviner les pensées, et prévenir les désirs ! Quel empressement à ne pas permettre qu’Hélène s’occupe de travaux grossiers ! Quelle assiduité et quelle délicatesse à l’accompagner des journées entières, tandis qu’Auguste la laisse seule ! Quel intérêt enfin est celui qu’il lui porte, quand il lui découvre pour son bien que son mari passe son temps avec une autre !…

Oh ! puissance de la calomnie et de la misère ! Cette femme qui, si elle se fut choisi un compagnon capable de la soutenir, eût ôté sans doute une Lucrèce, succombe enfin à la séduction et à la fallacieuse espérance d’un meilleur sort.

Une nuit, mon neveu rentre chez lui ; ses enfants sont seuls. — Et ma femme ? et ses vêtements ? — Il court chez son ami. — Il n’est pas à Madrid ? Cieux ! Quel rayon de lumière ! Serait-ce possible ? Il vole à la police, il s’informe. Une jeune femme de tel et tel signalement, est montée dans la diligence de Cadix avec un prétendu frère.

Mon neveu réunit ses quelques meubles, les vend, prend place dans la première voiture, et le voilà poursuivant les fugitifs. Mais ils ont beaucoup d’avance sur lui, il ne peut les atteindre avant Cadix. Il arrive, c’est dix heures du soir, il court à l’hôtel qu’on lui indique, il questionne, monte précipitamment l’escalier, on lui désigne une chambre fermée en dedans ; il frappe ; la voix qui lui répond n’est que trop connue, elle résonne dans son cœur ; il redouble ses coups ; une personne presque nue lui ouvre. Auguste n’est plus un homme, c’est un foudre qui tombe dans l’appartement ; un cri aigu lui dit qu’il a été reconnu ; il place un des deux pistolets dont il s’est pourvu sur le sein de son ami, et le séducteur tombe à la renverse dans son sang ; il poursuit sa misérable épouse, mais une fenêtre voisine s’ouvre, et l’adultère, éblouie par la terreur et le remords, s’élance sans réfléchir, d’une hauteur de plus de soixante pieds. Un cri d’agonie annonce à l’époux sa dernière disgrâce et l’accomplissement de sa vengeance ; il sort à la hâte du théâtre de son crime, s’enferme, avant d’être surpris, dans son logis, saisit fiévreusement la plume et prend à peine le temps d’écrire à sa mère la lettre suivante :

« Ma mère, dans une demi-heure je n’existerai plus ; prenez soin de mes fils, et si vous voulez en faire véritablement des sans-soucis, commencez par les instruire… Que l’exemple de leur père leur apprenne à respecter ce qu’il est dangereux de mépriser sans avoir acquis d’abord de l’expérience. Si vous ne pouvez leur donner autre chose de mieux, ne les privez pas d’une religion consolatrice. Qu’ils apprennent à dompter leurs passions, et à vénérer ceux auxquels ils doivent tout. Pardonnez-moi mes fautes, je suis assez châtié par mon déshonneur et mon crime, je paie assez cher mon faux sans-souci. Pardonnez-moi les larmes que je vous fais répandre.

» Adieu pour toujours. »

Cette lettre achevée, on entendit une autre détonation qui résonna dans tout l’hôtel, et la catastrophe qui lui succéda me priva pour toujours d’un neveu qui, avec le meilleur cœur, s’était fait malheureux lui-même et ceux qui l’environnaient.

Il n’y a pas deux heures que ma malheureuse sœur, après avoir lu cette lettre et m’avoir appelé pour me la montrer, étendue sur son lit et en proie au plus funeste délire, a été abandonnée par les médecins.

« Fils…, sans-souci…, mariage…, religion…, malheur…, » sont les paroles qui vont et viennent sur ses lèvres moribondes. Et cette funeste impression, qui domine tristement mes sens, m’a empêché de donner aujourd’hui à mes lecteurs d’autres articles plus joyeux que je tiens en réserve pour meilleure occasion.