Le Pauvre Petit Causeur/Conclusion

Traduction par Marcel Mars.
Imprimerie et lithographie Veuve Migné (p. 158-163).

CONCLUSION.

Notre intention n’est en aucune façon d’incriminer dans les tableaux que nous allons tracer la justice de notre gouvernement ; il n’y a nation si bien gouvernée où n’aient accès plus ou moins d’abus, où l’administration la plus énergique ne puisse être surprise par les artifices et les menées des subalternes. Toute autre est notre idée. Au moment même où nous voyons à la tête de notre gouvernement une reine nous mener rapidement, d’accord avec son auguste époux, de progrès en progrès, nous, désireux de coopérer de tous nos moyens, en bons et fidèles sujets, à ses bienveillantes intentions, prenons la liberté de signaler dans nos bavardages des abus qui, malheureusement, et par l’essence même des choses, ont été, toujours et partout trop fréquents, persuadés que, si l’autorité protège ouvertement la vertu et l’ordre, on ne peut lui déplaire en élevant la voix contre le vice et le désordre, ni, à plus forte raison, en faisant simplement sous le couvert, d’un ton plaisant et moqueur, des critiques générales, sans application d’aucune sorte, et dans une feuille tendant plutôt à éveiller par sa lecture quelque léger sourire, qu’à gouverner le monde.

Nous protestons contre toute allusion, toute application personnelle, comme dans nos numéros précédents. Nous avons fait des peintures de mœurs, non des portraits.

(Page 120 de ce volume.)

Il va y avoir treize numéros et dix mois que, poussé par le mauvais génie qui nous conduisait à parler, nous avons lâché la bride à nos bavardages — Quoi ? Ne reste-t-il plus rien à dire ? nous demandera-t-on. — Nous avons en effet beaucoup à dire encore, mais nous venons d’entrer en compte avec nous-mêmes, et abstraction faite de ce qui ne doit pas, de ce qui ne veut pas, ou de ce qui, et c’est là le plus important pour nous, ne peut pas se dire, nous pouvons assurer à nos lecteurs que nous abandonnons humblement le poste à quiconque voudra illuminer la portion du cadre que notre pauvre pinceau a laissée dans l’obscurité. Nous confessons qu’en nous engageant dans une entreprise aussi hasardée nous ne connaissions pas le visage de la crainte ; mais aujourd’hui nous consentons à ne pas faire notre salut si nous ne tremblons pas des pieds à la tête rien qu’en mettant la plume en contact avec le papier. Dans des temps où l’irritabilité de nos mœurs modernes exige que nous ayons à la fois dans la même main l’épée et la plume pour convaincre à coups d’estoc celui qu’on ne peut persuader par le raisonnement, dans des temps où il est nécessaire de tuer en duel les sots un à un, nous ne nous sentons pas assez de force pour une si longue tâche : donc, que celui qui voudra tue les Maures, ils ne m’ont fait aucun mal, à moi.

Considérez, en outre, judicieux lecteur, que tout à fait contrairement à notre goût, nous avons employé dix mois à tirer au clair une demi-douzaine d’idées, que peut-être nous avions mis des heures à concevoir, et tout cela pour les dire à force de lacune et de palliatifs, de la ridicule et unique manière dont pouvaient les entendre ceux qui ne voulaient pas les écouter. N’ayant point eu, dès l’abord, confiance en nos faibles forces, jamais nous ne nous sommes proposé de remplir un plan beaucoup plus étendu… Comment ne nous écrierions-nous donc pas en jetant la plume : « Nous ne sommes pas bons à écrire ici, nos idées sont en contradiction avec les bonnes, ou avec celles du plus grand nombre ? » Comment pourrais-je ne pas concevoir une véritable contrition d’avoir compté légèrement sur la bonne volonté des amis de la vérité, qui réellement ne doivent pas être nombreux parmi nous ? Déjà, quelque autre part, nous avons dit que partout où nous tournions nos pas, nous rencontrions une muraille insurmontable, muraille que ce serait folie de prétendre renverser. Apportons-lui, au contraire comme chacun un petit moellon de plus de nos propres mains ; vivons entre nos quatre murs, sans discuter vainement si la mort doit nous surprendre, comme les moutons de Casti, rôtis ou grillés ; et si de l’autre côté, comme quelques-uns se le figuraient, est le bonheur, que dans le monde nous ne voyons aucune part, Dieu puisse-t-il le garder de longues années par là, et le donner ensuite à qui cela conviendra le mieux, car il est reconnu qu’à nous, pauvres petits causeurs, cela ne saurait en aucune façon convenir.

Un doute offensif nous reste à détruire ; c’est un éclaircissement qu’il nous pèserait plus que tout de ne pouvoir donner. Beaucoup auront cru peut-être qu’un orgueil mal entendu, ou qu’une passion inopportune et déplacée des choses étrangères ont fait naître en nous une propension à médire de celles de chez nous. Loin de nous une intention si peu patriotique ; ce doute ne peut être tombé que chez ceux de nos paysans qui, se faisant une dangereuse illusion, cherchent à se persuader à eux-mêmes que nous marchons au moins de front ou de niveau avec la civilisation du monde ; nous n’écrivons pas pour ceux qui pensent ainsi, car il vaudrait autant parler à des sourds ; nous avons adressé nos pages, bien ou mal rédigées, aux Espagnols sensés. Pour ces derniers, pour ceux qui, comme nous, croient que les Espagnols sont capables de faire ce que fait le reste des hommes ; pour ceux qui pensent que l’homme est seulement ce qu’en font l’éducation et le gouvernement, pour ceux qui peuvent se démontrer à eux-mêmes cette éternelle vérité rien qu’en considérant que les nations qui, anciennement étaient des hordes de barbares sont aujourd’hui celles qui commanditent les progrès du monde ; pour ceux qui n’oublient pas que les sciences, les arts et même les vertus ont passé de l’Orient à l’Occident, du Midi au Nord dans une continuelle alternative, ce qui prouve que le ciel n’a monopolisé en faveur d’aucun peuple la prétendue félicité et la prépondérance après laquelle nous courons tous ; pour ceux, enfin, qui sont certains de ce que notre bien-être et notre représentation politique ne doivent dépendre d’aucun talisman céleste, mais qu’ils naîtront, s’ils naissent quelque jour, de l’aplanissement des obstacles et de nous-mêmes ; pour ceux-là nous ferons une réflexion qui nous justifiera pleinement à leurs yeux de nos continuelles détractions ; réflexion qui pourra être la clef de nos bavardages, et la véritable profession de foi de notre patriotisme bien entendu. Les adulateurs des peuples ont toujours été, comme les adulateurs des grands, leurs plus préjudiciables ennemis ; ils leur ont mis un bandeau sur les yeux, et pour bénéficier de leur faiblesse, ils leur ont dit : Vous êtes tout. De cette basse adulation est né le fol orgueil qui fait croire à beaucoup de nos compatriotes que nous n’avons aucun progrès à faire, aucun effort à tenter, aucune ambition à nourrir. À cette heure, nous le demandons à celui qui veut nous répondre de bonne foi, quel est le meilleur Espagnol ? L’hypocrite qui s’écrie : « Vous êtes tout ; ne faites point un pas pour gagner le prix de la carrière, car vous avez l’avance » ; ou celui qui dit sincèrement à ses concitoyens : « Il vous reste encore à marcher, la borne est loin ; cheminez plus vite, si vous voulez être les premiers ? » Celui-là les empêche d’aller vers le bien en leur persuadant qu’ils le possèdent ; le second meut l’unique ressort capable de les y faire arriver tôt ou tard. Or lequel des deux désire le plus leur bonheur ? Le dernier est le véritable Espagnol, le dernier est le seul qui suit la voie de notre bon gouvernement. Et quand la main puissante et bienfaitrice de qui sait mieux que les adulateurs des nations la route qu’il nous reste à parcourir, nous anime en nous signalant de glorieux exemples, quand une reine, illustre et un monarque bien intentionné cherchent les premiers à nous conduire vers toute la perfection possible, retardée sans doute non par la faute de leurs éminents prédécesseurs, mais peut-être par la succession de révolutions toujours malheureuses qui ont affligé notre pays, dans cette occasion, nous sera-t-il permis de proclamer cette lumineuse vérité, qu’un Espagnol fidèle émet pour coopérer aux fins élevées de ces rois ? Ou ne pourrons-nous pas même rendre ce dernier hommage à la vérité ?

Telle est la réflexion que nous désirions faire ; le désir de contribuer au bien de notre pays nous a poussés à dire des vérités amères ; si nos maigres forces, si les difficultés que nous avons rencontrées dans notre marche, si les circonstances, enfin, ont empêché des résultats correspondants à nos espérances, que la satisfaction que nous inspire notre objet, nous serve au moins de consolation et de récompense. Ne nous sera-t-il pas permis non plus de dire à la face de nos lecteurs : telle a été notre intention ? Quel danger peut-il y résulter pour personne de ce que nous disions à haute voix que nous désirons le bien, et que pour cela nous critiquons le mal ?

Après cet exorde, dans lequel nous avons donné la clef de notre causeur, après avoir assez clairement manifesté que 20 des numéros entiers ont été consacrés à des objets de peu d’importance, ce n’a pas été parce que telle fût notre intention, mais à cause de la nature des choses qui nous entourent, terminons notre collection comme nous le pourrons ; et s’il y a lecteur qui ne paraisse pas très-satisfait de nos divagations, ou de la futilité peut-être des matières que nous traitons, nous le prions de recommencer à lire l’exorde qui précède, de ne pas incriminer celui qui volontiers continuerait encore à le distraire selon son gré, et de se souvenir que le désir seul de tenir la parole que nous avons donnée au public de lui remplir quatorze numéros, nous met aujourd’hui de nouveau la plume à la main.