Le Parti socialiste/Livre II/Chapitre 5

A. Panis (p. 164-177).


CHAPITRE V


L’impôt.


Lavicomterie a écrit en 1793 une brochure sous ce titre, la République sans impôts. Nous avons eu nous-même une forte tentation d’intituler simplement ce chapitre : l’Abolition de l’impôt. Cette idée n’est pas aussi utopique qu’elle peut en avoir l’air au premier abord. Nous croyons que nous n’aurions pas beaucoup de peine à démontrer qu’impôt et despotisme ont toujours été des corollaires, que l’impôt tel qu’il a été de tout temps organisé n’a jamais servi et ne peut servir encore qu’à entretenir le despotisme, et que par conséquent il doit disparaître avec le despotisme.

Mais nous voulons rester fidèles à notre programme, persister à nous tenir sur un terrain rigoureusement pratique, ne faire table rase de rien et procéder vis-à-vis de toutes les institutions par voie d’élimination et de transformation.

Il n’est pas de sujet plus obscur, plus compliqué, plus bourré d’abus et d’iniquités et où il soit plus difficile de faire la lumière et d’introduire la justice, que celui de l’impôt.

Nous lisons dans un Catéchisme du genre humain publié en 1789 :

« — Qu’entendez-vous par impôt ?

« Ce terme s’il était connu dans le véritable ordre moral, ne pourrait exprimer que l’obligation naturelle et sociale de contribuer au bonheur de ses semblables, chacun au prorata de ses dispositions, force ou pouvoir naturels perfectionnés par l’éducation sociale qui en aurait fait contracter la pratique, l’amour et l’habitude.

« — Ce terme a-t-il une autre signification dans l’état actuel des choses humaines ?

« — Oui, puisqu’il n’a été inventé que pour exprimer l’obligation qu’on appelle politique de contribuer aux frais du maintien et de l’exécution de l’ordre mercenaire, homicide et anti-social, suivant lequel les individus, les familles et les peuples, notamment les plus éclairés, n’ont cessé jusqu’à présent de se diviser, de se dégrader, de se chicaner, de se tromper, de s’assassiner, de se faire la guerre et de se détruire les uns les autres. »

Dans une note qui suit l’auteur ajoute : « C’est encore, si l’on veut une explication plus technique et plus analogue à l’origine, à la cause et aux effets de l’impôt, c’est, dis-je, le moyen par lequel les plus fins et les plus rusés qui se sont originairement emparés de l’autorité, ont assujetti, les personnes et les propriétés des plus crédules, des plus faibles et des plus laborieux, à fournir ou à payer les chaînes pour se faire lier, les verges pour se faire fouetter et les armes pour se faire détruire. »

L’impôt en effet a toujours servi à l’entretien du despotisme, de ses instruments, de ses suppôts et de tous les abus politiques les plus vexatoires pour les peuples, et par une combinaison machiavélique des gouvernements, ceux-mêmes qui crient le plus fort contre l’oppression et contre les abus doivent contribuer comme les autres à les subventionner.

Il faut procéder avec une analyse très-serrée pour bien se rendre compte de la constitution de l’impôt et des moyens à employer pour lui faire subir des transformations nécessaires.

Une des définitions les plus exactes de l’impôt est celle que donne J. B. Say dans son Traité d’Économie politique : « Quel que soit le nom qu’on donne à l’impôt, qu’on l’appelle contribution, taxe, droit, subside, ou bien don gratuit, c’est une charge imposée à des particuliers ou à des réunions de particuliers par le souverain, peuple, ou prince pour fournir aux consommations qu’il juge à propos de faire à leurs dépens. »

Cette définition de l’impôt, qui n’est pas du tout faite ironiquement comme on pourrait le croire, nous suggère par ses propres termes la critique qu’appelle l’institution.

Proudhon, qui reproche à la définition de Say son caractère absolutiste, fait cette fort judicieuse observation : « Le droit public moderne n’admet plus que l’État impose sur tout ce qu’il juge à propos. C’est à la nation de consentir ce qu’elle juge à propos de donner à l’État. »

Cela est fort juste,"il est reconnu depuis longtemps que les impôts consentis et votés par les représentants de la nation sont les seuls légitimes. Mais il ne faut pas se dissimuler que le vote des impôts n’a guère été jusqu’ici qu’une formalité illusoire, qui n’a pas du tout changé leur caractère réel d’imposition arbitraire faite par le despotisme au gré de son bon plaisir.

Un ancien historien, Étienne Pasquier, réduit à sa juste mesure le rôle des États Généraux en matière d’impôts : « Les revenus du domaine de la couronne ne suffisant plus aux rois, il fallut y suppléer par des impôts. Toute la charge tombait sur le roturier. On l’appela avec les prélats et les seigneurs pour lui faire avaler avec plus de douceur la purgation et en tirer de l’argent. Honoré et chatouillé dans son honneur, il se rendait plus hardi prometteur. Engagé par son concours dans l’assemblée, il n’avait plus de motifs pour murmurer. Quelques bonnes ordonnances de réformation rendues sur la demande des États n’étaient que belle tapisserie servant seulement de parade. »

Ne dirait-on pas l’histoire, écrite deux cent cinquante ans à l’avance, de toutes nos assemblées représentatives ? N’est-ce pas toujours la même comédie ?

Le vote des impôts est rendu tout à fait illusoire par leur habile complication et enchevêtrement, par la combinaison des impôts directs et indirects qui défient tout contrôle sérieux à ce point que le refus de l’impôt tenté par quelques citoyens est absolument impraticable et ne peut conduire qu’à des inconséquences qui enlèvent tout efficacité à ce procédé de résistance légale.

En effet l’impôt est un Protée qui revêt toutes les formes ; il porte sur tout, il se multiplie à l’infini ; indépendamment de l’impôt direct, foncier, mobilier et personnel, il y a les impôts sur les boissons et sur tous les objets de consommation. On ne peut se nourrir, se vêtir, ni se livrer à aucune activité sociale quelconque sans payer indirectement l’impôt. On paye l’impôt sans le vouloir et sans le savoir, et il n’est aucun moyen de s’y soustraire.

L’impôt réunit toutes les vexations les plus intolérables, toutes les iniquités les plus odieuses et les plus absurdes, depuis l’impôt barbare des portes et fenêtres prélevé sur la pureté de l’air et la clarté du jour, véritable attentat à la vie et à la santé du peuple, jusqu’à l’impôt sur les successions, spoliation de la famille, d’autant plus odieux que dans la majorité des cas la famille privée de son chef, voit sa puissance diminuer et tombe dans l’inertie et l’indigence.

Mais ce serait perdre son temps que prendre même la peine d’énumérer ces monstruosités et ces abominations. Tout a été dit à ce sujet, et rien n’y a fait. Les bénéficiaires de l’impôt se moquent de tout ce que l’on peut dire, puisque ces récriminations ne les empêchent pas de le prélever.

Bien plus, loin de s’en émouvoir ou d’en concevoir de la confusion, ils s’en prévalent et s’en font gloire et mérite. Écoutons M. de Parieu, de l’Académie des sciences morales et politiques, ministre président du conseil d’État, un des principaux apologistes de l’impôt : « Comme la misère et l’ignorance sont fortement enracinées dans le monde, les artifices qui dérobent à la plupart des citoyens le chiffre exact des taxes qu’ils acquittent ne cesseront pas de longtemps d’être licites et de renfermer pour ainsi dire une anesthésie bienfaisante, d’autant plus que les procédés qui cachent à certains contribuables les taxes qu’ils acquittent, facilitent tout au moins à d’autres qui sont plus éclairés le payement de leur part afférente dans le même fardeau, »

La théorie de l’impôt est la théorie même du despotisme, et ses apologistes ne s’en cachent pas : « Étudiez les fondements de la société politique, » dit encore M. de Parieu. « Si vous faites abstraction des passions qui s’y agitent, votre imagination reconstruira peut-être un édifice grand et harmonieux sur les bases de l’égalité et de la liberté sans limite. Mais à mesure que vous apprécierez ensuite l’étendue des passions diverses que manifeste le caractère national de chaque peuple, vous reconnaîtrez la nécessité d’un ensemble de mesures restrictives, répressives ou préventives, qui ôteront à l’application du principe de liberté une part correspondante à ce qui manque dans la moralité du peuple. »

Les impôts rentrent dans ce système de mesures restrictives, répressives et préventives, et l’exagération des charges a été considérée de tout temps comme l’instrument de police le plus énergique.

« Je connais les mœurs des vilains, » disait le connétable de Bourbon aux États tenus sous Charles VII ; « Si on ne les comprime pas en les surchargeant, bientôt ils deviennent insolents, si donc vous ôtez entièrement l’impôt des tailles, il est sûr que de suite ils se montreront les uns à l’égard des autres comme envers leurs seigneurs, gens rebelles et insupportables. Aussi ne doivent-ils pas connaître la liberté ; il ne leur faut que la dépendance. Pour moi je juge que cette contribution est la plus forte chaîne qui puisse servir à les contenir. »

L’impôt a ainsi le double avantage de donner sécurité au despotisme et à ses nombreux agents en contenant le peuple et d’accroître démesurément leurs jouissances. Aussi le grand principe en matière fiscale est-il de : Faire rendre à l’impôt tout ce qu’il peut rendre. Le fisc prend tout ce dont il peut s’emparer.


Il y a à cet égard un préjugé tellement enraciné, la tendance du fisc à l’absorption de la richesse nationale est tellement passé dans nos mœurs politiques, que même nos réformateurs les mieux intentionnés ne songent pas du tout à diminuer l’impôt, ils songent seulement à en faire un meilleur usage, à en disposer dans l’intérêt du peuple et pour son plus grand avantage, à l’en faire profiter en un mot.

Nous trouvons cette théorie exposée avec une singulière naïveté dans un livre célèbre, l’Extinction du paupérisme :

« Le prélèvement de l’impôt peut se comparer à l’action du soleil, qui absorbe les vapeurs de la terre, pour les répartir ensuite, à l’état de pluie, sur tous les lieux qui ont besoin d’eau pour être fécondés et pour produire. Lorsque cette restitution s’opère régulièrement, la fertilité s’ensuit, mais lorsque le ciel, dans sa colère, déverse partiellement en orages, en trombes et en tempêtes, les vapeurs absorbées, les germes de production sont détruits et il en résulte la stérilité, car il donne aux uns beaucoup trop et aux autres pas assez…

« Si les sommes prélevées chaque année sur la généralité des habitants sont employées à des usages improductifs, comme à créer des places inutiles, à élever des monuments stériles, à entretenir, au milieu d’une paix profonde, une armée plus dispendieuse que celle qui vainquit à Austerlitz, l’impôt dans ce cas devient un fardeau écrasant, il épuise le pays, il prend sans rendre. Mais si, au contraire, les ressources sont employées à créer de nouveaux éléments de production, à rétablir l’équilibre des richesse, à détruire la misère en activant et en organisant le travail, à guérir enfin les maux que notre civilisation, entraîne avec elle, alors certainement l’impôt devient pour les citoyens, comme l’a dit un jour un ministre à la tribune, le meilleur des placements. »

On aurait beau jeu si l’on voulait appliquer cette théorie aux finances du second empire et faire ressortir la condamnation du système impérial des propres aveux de l’inspirateur du régime. Mais ce que nous voulons surtout faire ressortir, c’est que la théorie de l’impôt se présente toujours comme la théorie du despotisme, qu’il soit bienfaisant ou malfaisant.

L’impôt, dites-vous, peut devenir le meilleur des placements. Oui, mais c’est un placement forcé, et cela suffit pour le gâter. Vous nous prenez notre argent pour nous le restituer. Laissez-nous le donc, nous saurons bien en disposer nous-mêmes ; d’autant plus que vous l’avouez, la restitution peut s’opérer irrégulièrement et alors engendrer les plus désastreux fléaux.

Ce qu’il y a de plus clair dans tous ces systèmes, c’est que vous nous prenez l’argent dans nos poches pour vous enrichir à nos dépens, vous gorger vous et les vôtres de nos dépouilles. « Tout impôt forcé, » disait avec raison Lavicomterie, » n’a jamais servi qu’à souder les fers du malheureux dont on l’exige, n’a jamais été employé qu’à payer les dépenses énormes de satrapes avilis, de courtisanes effrontées et d’oppresseurs barbares.» Aussi devons-nous nous opposer de toutes nos forces à ces prélèvements arbitraires.


Il faut ramener l’impôt au caractère que lui assigne la justice et le bon sens, et qui est indiqué avec beaucoup de netteté par Montesquieu :

« Les revenus de l’État sont une portion que chaque citoyen donne de son bien pour avoir la sûreté de l’autre, pour en jouir agréablement.

« Pour bien fixer ces revenus, il faut avoir égard aux nécessités de l’État et aux nécessités des citoyens. Il ne faut point prendre au peuple sur ses besoins réels pour les besoins imaginaires de l’État....

« Ce n’est point à ce que le peuple peut donner qu’il faut mesurer les revenus publics, mais à ce qu’il doit donner.... »

L’impôt a été défini par l’Assemblée constituante de 1789 : « Une dette commune des citoyens, une espèce de dédommagement, et le prix des avantages que la société leur procure. »

Définition précisée par cette formule de Proudhon : « L’impôt est la quote-part à payer par chaque citoyen pour la dépense des services publics. »

Pour savoir quelle doit être la fixation équitable de l’impôt, il faut donc déterminer quels sont les services publics, et quelle rétribution doit leur être afférente.

Mais pour pouvoir procéder utilement à la révision de l’impôt, il ne faut pas le voter en bloc comme on le fait actuellement. Il faut aussi supprimer les complications des impôts de diverse nature et de diverse provenance qui entretiennent la confusion et empêchent tout contrôle réel ; il faut simplifier l’impôt, et si plusieurs sortes d’impôts subsistent, il faut donner à chacun une affectation spéciale.

Il y a là toute une révolution indispensable et urgente à opérer dans le mode d’établissement des budgets.

La préoccupation commune à tous ceux qui ont voulu réformer la matière, d’établir un impôt unique progressif, ou bien portant sur le capital, sur le revenu ou sur la rente foncière, ne fait que contribuer à entretenir dans la perception de l’impôt une confusion qu’il n’importe pas moins de faire disparaître que celle qui règne sur son application.

La spécialisation de l’impôt nous paraît le meilleur moyen de le soumettre au contrôle direct des contribuables qui sont les plus intéressés à son équitable répartition.

Il faut que chaque citoyen contribue aux services publics dans la proportion de sa fortune et de sa position sociale, mais qu’au lieu de payer en bloc, sa contribution pour chaque service soit établie d’une manière distincte.

De cette façon, les abus qui pourront subsister seront rendus sensibles pour tous, et il deviendra facile d’en obtenir la réforme.

Il est certain que si chaque citoyen se rendait un compte exact de ce qu’il paye pour certains services et pour entretenir le luxe de certains personnages, beaucoup de réformes que l’on ne peut espérer de voir réaliser dans l’état actuel, devraient être faites du jour au lendemain.

Le chapitre des dotations, en France, comprenant la liste civile de l’empereur et de sa famille, est de plus de 43 millions, deux fois et demie autant que le budget de la Confédération helvétique.

Quand on compare ce que coûtent dans notre pays les fonctions parasites avec les allocations faites à l’instruction publique et aux travaux publics, on arrive à des résultats navrants.

Il n’y a, croyons-nous, qu’un seul procédé efficace pour trancher ces abus dans leur racine : c’est la spécialisation des divers services du budget, avec le solde direct par chaque citoyen de sa quotepart dans la carte à payer, carte dans laquelle chacun des articles devrait être soigneusement détaillé.

De cette façon, l’impôt qui jusqu’ici a entretenu les abus servirait activement à leur extirpation, et il deviendrait l’instrument le plus actif des réformes après avoir été le plus passif soutien du despotisme.

En tout cas, le contrôle des services publics et du budget de l’État serait mis à la portée de tous, tandis qu’aujourd’hui cet important sujet reste lettre close pour la plupart des membres du Corps législatif eux-mêmes.

Or, la lumière est, sur tous sujets, la condition essentielle de la publicité. Ceux qui tâchent d’entretenir l’obscurité sur des matières telles que l’impôt et le budget savent bien ce qu’ils font. Mais c’est pourquoi nous ne devons avoir ni repos ni trêve que nous n’ayons déjoué leurs calculs.